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Point de Rupture, 17 : Refaire surface

Le niveau d’huile a tenu bon. Et cette voix, chantonnante, entêtante, l’a aidé à trouver son chemin. Il jette un bref coup d’œil en arrière. Finalement, cette colline était moins haute qu’il ne le pensait.

 – Chapitre XVII

Le pied gauche devant, un mouvement circulaire. Recul, un pas, la tête en arrière, les cheveux suivant le mouvement. Elle n’a même pas envie de les attacher, ils ne la gênent pas. Elle tend les bras, étire ses épaules, se laisse guider. Elle n’ouvre pas les yeux une seconde.

Tout s’enchaîne. Elle entend vaguement la voix de Sarah et suit ses instructions sans y réfléchir, comme si elle connaissait déjà tout par cœur. Pourtant, ce n’est pas le cas. Mais tout est naturel, tout coule de source. Elle est faite pour ça.

Et quand elle s’arrête, haletante, elle réalise qu’elle n’en a même pas eu assez. Une heure et demie, ça ne sera jamais assez. Elle pose ses mains sur ses genoux, penchée en avant, laissant ses cheveux retomber devant ses yeux. Elle entend les pas et les discussions des autres élèves qui s’éloignent, pressés de rentrer chez eux. Elle ferme les yeux un moment.

Lorsqu’elle les rouvre, elle rejette ses cheveux en arrière et soupire de soulagement. C’est intense, mais elle est redevenue suffisamment régulière pour ne plus avoir de courbatures le lendemain. Ça fait tellement de bien.

Sans qu’elle ne lui demande, elle aide Sarah à refermer les fenêtres et éteindre les lumières.

« C’est vraiment une très belle reprise, Lili. J’en reviens pas des progrès que t’as fait en si peu de temps après des mois de pause. »

Elle sourit tandis que son amie ferme la porte à clé.

« Merci. Faut dire que tu m’aides bien…

– Je te connais assez pour savoir ce que t’as besoin de travailler, répond-elle en jouant avec ses clés de voiture. Du reste, tu gères. Allez viens, on est parties. »

Lyla s’écroule sur le siège passager, épuisée mais comblée. Reprendre la danse a été l’une de ses meilleures décisions cette année. Ça et… accepter de parler à ce garçon, à cette table de café.

Encore enroulée dans sa grande serviette, Lyla se laisse retomber en arrière sur son lit et reprend son téléphone. Des messages de Nathan… Elle sourit en ouvrant leur discussion. Il lui a envoyé une photo de son carnet d’aquarelles, ouvert à la page du croquis qu’il avait esquissé au Jardin des Colombes. Il l’a colorisé.

« C’est bon, j’ai décidé de surmonter ça. Et j’aime bien, t’en penses quoi ? »

Elle prend le temps d’examiner les détails avant de lui répondre, enjouée. Lui aussi, il s’améliore. Elle adore sa façon de colorer les fleurs, avec cet effet dégradé appliqué sur chaque pétale. Il a le sens du détail. Mais ça, elle le savait déjà.

« Trop trop beau ! Je suis contente que tu l’aies terminé. Maintenant que Morgan est plus associé à quelque chose d’aussi négatif, ça a dû être plus simple pour toi…

– Oui, c’est sûr que ça aide que ça soit arrangé de ce côté-là »

Il n’envoie plus rien pour l’instant. Lyla bâille un bon coup et décide de se mettre en pyjama en attendant. Au moins, cette semaine sera plus courte que les autres, même si elle va être intense. Quatre jours d’examens pour terminer le jeudi soir. Nathan a posé un jour de congé, elle va en profiter pour passer le week-end chez lui.

Ah, d’ailleurs, il a renvoyé un message :

« Tu viens toujours jeudi prochain hein ? Ce serait cool que tu restes dormir… »

Elle tique un peu. D’ordinaire, il ne précise jamais ça, il part du principe que ça va être le cas – et de même quand c’est lui qui vient. Elle reste interdite devant cette phrase, perplexe. Pourquoi est-ce qu’il le dit explicitement? Pourquoi a-t-il autant envie qu’ils dorment ensemble?

Une boule se forme malgré elle dans sa gorge. Ça y est, il revient encore. Nathan… Non, il ne lui met jamais de pression, pour autant… Elle y pense. Elle pense au fait que ça fait des mois qu’ils sont en couple et que pourtant, quelquefois, elle refuse encore de l’embrasser. Non, il ne sent plus la cigarette depuis qu’il s’est mis à l’électronique mais parfois, c’est comme si E prenait furtivement sa place. Ça ne dure qu’une seconde, mais ça suffit. Nathan comprend et n’insiste pas, toujours souriant. Alors peut-être que ça va, mais… mais ce n’est pas forcément ça le plus grave. Le plus grave, c’est que cela fait des mois et des mois qu’elle le prive de sexe, en sortant avec lui. Il ne tente rien, n’en parle jamais et se contente de la serrer dans ses bras quand ils dorment ensemble, oui. Mais pour combien de temps? Combien de temps va-t-il se contenter de ça?

« Oui, je viens toujours jeudi prochain, pas de souci »

Est-ce que ça n’était pas un peu trop froid? Non, ça devrait aller… Maintenant, Nathan a l’air beaucoup moins hanté par sa peur de l’abandon. Apparemment, la boîte à compliments et à souvenirs l’aide beaucoup. Il lui a dit qu’il se baladait toujours avec un des papiers dans la poche, le bleu qu’il avait tiré sans le lire. Elle se demande si c’est le même papier bleu sur lequel elle avait écrit en tout dernier, longtemps après les autres car elle était à court d’idées. C’est probable, puisqu’elle l’avait reposé en haut de la pile. Elle le saura s’il l’ouvre un jour. En attendant, elle trouve ça plutôt mignon…

Bon. Il va falloir gérer cette angoisse. Elle devrait en parler à son psychologue, ou au moins à des amis… Et à Nathan lui-même, bien sûr, qu’ils n’aient pas réglé tous ces problèmes de communication pour rien. Elle repose son téléphone en s’écroulant sur son lit. Il faut qu’elle réfléchisse à cela plus tard, elle a besoin de repos après toutes ces révisions.

Les jambes croisées sur le repose-pied, la tête en arrière, elle laisse les rayons du soleil chauffer sa peau. C’est agréable, le début du printemps. Et sur le balcon de Rafael, qui est exposé plein ouest, elle en profite bien cet après-midi. Elle est sortie se balader avec lui et, avant de rentrer, ils sont passés chez lui pour prendre un thé et un petit goûter. Rafael a beau être sur son propre balcon, il se retient de fumer tant que Lyla est là. Et mine de rien, elle apprécie ce genre d’attention.

« Je voudrais pas te retenir dans tes révisions…

– C’est bon, j’en ai assez fait cette semaine, j’ai pas arrêté de m’entraîner pour mes oraux. C’est mon dernier moment de répit avant demain, alors j’en profite.

– Ouais, t’as raison. Bon courage avec tout ça.

– Merci. Ensuite, week-end de trois jours, chez Nath… »

Et ça l’enthousiasme moins que cela ne devrait, malheureusement. Son message lui reste en tête.

« Et d’ailleurs, ça va avec lui ? »

Ah tiens, puisqu’il en parle…

« Non, me dis pas que vous avez encore un souci…?

– Non, non. Ça va, c’est juste moi, je… Enfin, on n’a pas encore couché ensemble, lui et moi.

– Ah, et ça t’ennuie ? T’as pas envie à cause de… de l’autre con, là ? »

Ça lui va bien, comme dénomination. Elle hoche la tête.

« C’est un peu ça… Enfin, c’est pas que j’ai pas envie, mais ça me bloque. Et ça m’ennuie…

– Parce que t’as peur qu’il se lasse ? Qu’il finisse par te quitter pour ça ? Faut pas que t’angoisses pour ça… »

Ce n’est pas entièrement ça, mais elle n’ose pas le dire. C’est trop compliqué à avouer.

« Écoute, c’est pas comme si t’étais asexuelle comme Noémie. Là oui, pour moi il vaudrait mieux que vous vous sépariez, plutôt qu’un de vous deux se force ou se frustre à force de vouloir plaire à l’autre. Parce que bah, quoiqu’on en dise, ça reste un sujet important dans une relation, et mieux vaut avoir quelqu’un sur la même longueur d’onde que soi. Tu vois ?

– Ouais…

– Ben voilà, toi tu l’es pas. Mais t’es en train de te remettre d’une agression, meuf, t’y peux rien si t’es bloquée. Et je suis sûr que Nath le sait, ça a vraiment l’air d’être un mec super.

– Oui, il le sait… »

Et non, il ne lui met pas de pression, ne lui pose pas de question, ne tente pas de rapprochement intime lorsqu’ils dorment ensemble. Il sait. Pour autant… Quelque chose qu’elle n’arrive pas à dire la travaille. Encore une fois.

« Écoute, je comprends que t’aies peur, OK ? Que tu te mettes une pression par peur qu’il te quitte. Je pense que beaucoup de gens ressentent ça. Mais c’est pas ta faute. Tu peux pas te forcer, ça viendra quand ça viendra. Et il vaut mieux que ça vienne naturellement, comme ça, ça vous fera le meilleur souvenir possible. »

Elle se frotte nerveusement les mains. Il a raison…

« Ouais, je sais… Et je pense que c’est aussi ce qu’il veut…

– Ouais, parce que c’est un mec super. T’as pas à t’inquiéter pour ça, j’en suis sûr. »

Bien sûr. Normalement, c’est aussi simple que ça. Mais quelque chose la gêne toujours. Elle ne sait pas comment le formuler. Alors à la place, elle dévie légèrement le sujet :

« Toi… t’as un peu connu ça, pas vrai ? »

Il hoche la tête, pas l’air le moins du monde gêné.

« Oui, pas pour les mêmes raisons bien sûr, mais oui. La peur de se dévoiler, d’être nu devant ma copine, de ce qu’elle pourrait penser… C’était assez angoissant.

– J’imagine. Comment t’avais… surpassé ça ? Si c’est pas indiscret ?

– J’ai réussi que quand je me suis senti mieux dans ma peau, après tous les changements… Elle m’avait accepté, elle, mais… ouais, ça le faisait plus entre nous pour d’autres raisons. Je pense que si je devais me retrouver quelqu’un, j’aurais toujours cette appréhension quoiqu’il arrive. Même si j’ai clairement accepté mon corps aujourd’hui. Donc bien sûr, Lili, je sais que c’est pas simple, que ça se fait pas comme ça. Mais Nath et toi c’est du solide maintenant. Je suis sûr que ça va le faire.

– D’accord… T’as raison, oui… »

Elle se remet à regarder le ciel. Il a raison. Mais si seulement tout était aussi simple…

Elle s’étire et bâille. Elle elle va devoir laisser Rafael qui prend bientôt à l’épicerie. Mais alors qu’elle s’apprête à ouvrir la bouche, elle remarque son regard amusé :

« Eh, depuis quand tu portes une bague de riche, toi ? »

Elle est en retard, et Dieu sait qu’elle déteste être en retard. Rien n’est allé comme il fallait, aujourd’hui. Son dernier passage à l’oral de la semaine, son dernier d’une trop longue liste, s’est éternisé. Trop de questions, de points à éclaircir, elle a eu l’impression d’avoir tout raté. Puis le bus, qui s’était embourbé dans des embouteillages à cause d’un accident, de la pluie… Elle était montée en pression au fil du trajet. Elle avait dit dix-huit heures trente à Nathan, elle n’avait plus aucun moyen d’être à l’heure. Parce qu’il fallait qu’elle passe chez elle, déposer ses affaires de cours, prendre des vêtements, prendre sa peluche… Il n’y avait rien qui allait.

Une fois rentrée chez elle, elle avait à peine pris le temps de se débarbouiller et avait préparé ses affaires en quatrième vitesse avant de foncer à l’extérieur. Elle était en retard.


Elle y va à pied. Il y a moins de trams que prévu à cause de la météo et de l’accident et, en soupirant, elle s’était décidée à marcher. Il fait nuit mais il n’est pas tard, ce sont juste l’heure d’hiver et les nuages qui font ça. Elle a prévenu Nathan de son retard et, nerveuse, elle parcourt la ville sous la pluie tout en surveillant ses messages. Il n’a pas répondu. Ça ne lui ressemble pas.

Elle soupire d’agacement, anxieuse, tout en consultant ses notifications pour la énième fois. Elle guette à la fois les réponses de Nathan et les mails de son école, comme les notes de leurs premiers oraux ne devraient pas tarder à tomber. Pourvu que…

« Eh, toi ! »

Son sang se fige dans ses veines. Oui, ça peut arriver. D’habitude, elle ignore, elle serre son téléphone très fort dans sa main et presse le pas. Mais pas aujourd’hui, parce que cette voix, elle la connaît. Cette voix, elle aurait voulu ne plus jamais l’entendre.

Elle n’a pas besoin de se retourner mais le fait quand même. Courage.

« Putain, c’est bien toi ! »

Elle ferme les yeux un court instant, comme parcourue d’une décharge électrique. Putain, c’est bien lui. Elle ne peut détacher ses yeux de son visage. De sa bouche qui se tord dans une grimace écœurante. Il ressemble à ça. Son rictus immonde, son visage carré tremblant de colère, ses sourcils froncés. Qu’avait-elle bien pu lui trouver, à l’époque ? Pourquoi s’était-elle approchée de lui ? Il est hideux.

Elle serre le poing. Cette fois, ça sort tout seul, sans qu’il ait le temps de poursuivre.

« J’ai rien à te dire ! »

Elle lui tourne le dos et presse le pas. Elle devrait bientôt être chez Nathan, loin de lui.

« Eh, tu crois aller où comme ça ? »

Non, non et non. Elle a vu son visage, c’est bien assez. Toute cette colère… Exactement comme ce soir-là.

Arrête de faire ta princesse.

Elle a une boule dans la gorge, envie de hurler. Il n’y a personne dans la rue autour, bien sûr, pourquoi faut-il toujours qu’il n’y ait personne dans ces moments-là ?

Il a accéléré lui aussi mais pour l’instant, il se contente de marcher derrière elle. S’il lui saisit le bras, elle… mouvement de recul, prépare-toi à t’arquer, la tête en arrière si jamais il frappe, garde ta main droite en arrière, prête à serrer le poing. T’es souple, t’es forte, tu le laisseras pas…

Il a accéléré. Il s’est planté devant elle, exactement comme…

Et donc là tu vas te casser et rentrer tranquillement chez toi alors que tu m’as chauffé comme pas possible ?

Non. Plus jamais il ne gagnera.

« Je t’ai pas chauffé ! »

Elle a presque hurlé et il a un mouvement de recul, désarçonné. Tu le laisseras pas faire !

« Qu’est-ce que tu me dis, toi ? »

Elle tremble mais reste assurée, les bras croisés, son téléphone serré à s’en faire blanchir les phalanges. Ne cède pas.

« Je t’ai jamais chauffé, ce soir-là, c’est toi qui as aucun respect ! Tu m’as… tu m’as forcée, alors que j’étais bourrée, que je pouvais pas me défendre, mais je t’ai jamais dit oui !  C’est toi qui as un problème, c’est toi qui es incapable de demander son consentement à une femme ! C’est pas moi qui t’ai allumé, c’est toi le connard dans cette histoire !

– C’est moi le connard ?

– Oui, t’es un énorme connard avec une mentalité de violeur, voilà ce que t’es ! Tout ce qui s’est passé dans la soirée, ça justifie en rien ce que tu m’as fait !

– Ah ouais, de violeur ? Va te faire foutre ! Tu m’as défoncé l’œil ce soir-là !

– Ah ouais ? Ben j’aurais dû te le crever ! »

Elle s’éloigne, la tête haute. Il reste là, sans savoir quoi dire, à la regarder partir. Fumant de rage tandis qu’elle se sent libérée. Triomphante.

« Eh, toi ! »

Retour au présent.

« T’es mignonne ! Vas-y, c’est quoi ton numéro ?»

Elle se retourne pour le fixer, fébrile. Tout le petit film qu’elle s’était fait dans sa tête ne colle plus, vole en éclats. Il ne ressemble pas à Ethan, même sa voix n’y ressemble pas. Alors pourquoi est-ce qu’elle a cru que c’était lui?

Elle ouvre la bouche pour répondre puis secoue la tête. Et puis quoi encore? Elle se détourne de lui pour recommencer à marcher. Elle n’a pas envie.

« Eh, attends!»

Il la suit alors qu’elle presse le pas.

« Reviens!»

Pourvu qu’il ne la touche pas…

Comment aurait-elle réagi, celle qu’elle était encore un an plus tôt? Elle l’aurait rembarré froidement, aurait trouvé la réplique parfaite. Une pique bien placée, cinglante. Mais ça ne marche pas en vrai. Pourquoi ça ne marche pas? Ou plutôt… ça ne marche plus?

Tu veux pas l’avouer, hein? Qu’au fond, c’est toujours la peur qui reprend le dessus.

Elle souffle, à la fois effrayée et agacée. Les rues sont toujours vides, quand c’est comme ça. Ou pleines de gens qui ne réagissent pas.

« Nan mais prends au moins le mien, vas-y, ça te coûte rien !»

Pourquoi est-ce qu’il insiste comme ça? Elle accélère encore un peu et tourne nerveusement la tête vers lui. Il est en train de tendre le bras. Je rêve ou il va me toucher? Non, jamais. Plus jamais.

Elle n’est plus si loin de chez Nathan, mais trop loin pour crier victoire. C’est presque comme ce soir-là. Elle a si peur, quand elle le sent dans son dos. C’est comme un instinct animal. Il faut qu’elle le sème.

« Eh ! Mais reviens, attends, tu me rappelles quelqu’un, je suis sûr qu’on se connaît!»

Bon sang, mais il va tenter toutes les disquettes possibles, comme ça? Pourquoi est-ce qu’il ne comprend pas que l’ignorer, tourner le dos, presser le pas, ça veut dire non? Est-ce qu’il a si peu d’empathie pour ne pas comprendre ce qu’elle peut ressentir, là tout de suite? Non, les mecs comme ça n’en ont pas.

« Je suis pas intéressée!»

Il y a un tram qui arrive. C’est peut-être sa chance, si elle court, si elle parvient à monter dedans… Il faut qu’elle tente. Mais il la suit. Et s’il montait lui aussi, qu’est-ce qu’elle ferait? Crier à l’aide? Appeler le conducteur? La police? La police, juste pour ça? Mais qui la prendrait au sérieux?

« Eh, ça va, reviens on peut bien discuter ?»

Je mérite même pas une conversation avec toi?

Elle frissonne de dégoût. Il ne va toujours pas comprendre? Elle regarde son téléphone. Verrouillé. Pour le déverrouiller en courant, ça va être complexe, alors appeler Nathan, un exploit…

Elle accélère. Le tram s’est arrêté. Elle est trop loin, elle va le rater. Elle se retourne brièvement. Elle a presque atteint le quai et il est toujours derrière elle. La peur la reprend, comme un étau, une envie de vomir, son cœur qui tambourine à toute force dans sa poitrine. Son corps est tendu à bloc, comme ce soir-là.

« Laisse-m… »

Elle se tourne encore et manque de percuter quelqu’un qui est sorti du tram. Un homme.

« P-pardon… »

Attends. Est-ce qu’elle devrait lui demander de…?

« Hey Lyla, un problème avec ce mec? Eh, pourquoi tu la suis, toi?»

Elle sursaute presque en reculant. Cette voix, cette veste… Elle relève les yeux, mais elle l’a reconnu avant de voir son visage. Elle est sauvée.

Il rit nerveusement.

« Ça va, c’est rien…

– Ça avait pas l’air d’être rien, quand je vous voyais depuis le tram. Elle avait plutôt l’air de s’enfuir. Lyla, tu le connais?»

Il baisse les yeux vers elle, l’air inquiet, mais elle ne parvient pas à répondre autrement qu’en secouant la tête. Elle veut juste qu’il parte.

« Mais c’est bon, c’est rien !

– C’est rien ? Alors vas-y, poursuit-il en élevant la voix, explique à tous ces gens autour que c’était rien! Que tu poursuivais une femme dans la rue pour rien, et que si elle a l’air aussi terrifié, c’est pour rien. On a hâte de t’entendre, pas vrai?»

Elle regarde tout autour. Quelques personnes descendues du tram, qui leur tournaient le dos jusqu’ici, ont désormais le regard rivé sur eux. Une jeune femme a même sorti son téléphone et le pointe vers le garçon, l’air furieux. Celui-ci semble enfin le remarquer et, pris en faute, se met à reculer.

« C’est bon c’est rien, je voulais juste te parler…

– Et je t’ai dit que je voulais pas!»

Enfin, elle a réussi à dire quelque chose. Sa voix est déformée par la colère et il recule encore, l’air surpris.

« Oui, puis elle est déjà prise. Alors fous-lui la paix.»

Sa voix s’est faite plus ferme. Et enfin, il capitule.

« Ah, d’accord… OK… »

Attends, c’est ça qui le fait partir?

Il lance un dernier regard circulaire, presque craintif, avant de faire demi-tour. Pas une seule excuse, bien sûr. Lyla le suit des yeux jusqu’à ce qu’il ait tourné au coin de la rue, comme pour s’assurer qu’il ne reviendra pas sur ses pas, fulminant de rage. Et quand il disparaît, elle sent la tension redescendre d’un cran dans son corps. Enfin.

Elle soupire de soulagement et laisse couler quelques larmes, tremblante. Les passants se désintéressent progressivement d’eux et elle se tourne vers son sauveur. Elle se sent sur le point de fondre en larmes.

« Roman… »

Il ne dit rien mais tend un bras vers elle pour lui toucher doucement l’épaule.

« Ça va aller ? »

Elle hoche la tête, peu convaincue.

« T’allais chez Nath, pas vrai ? Moi j’allais chez Set’, Nath était invité aussi mais il a dit qu’il pouvait pas venir parce que tu serais chez lui. Je comptais continuer en tram quand j’ai vu ce mec qui te suivait… Je vais t’amener jusque là-bas, OK?»

Elle recommence à marcher. Roman la suit sans rien ajouter mais garde les yeux rivés sur elle, inquiet.

« Il sortait d’où ce mec ? Il te suivait depuis longtemps? Il… il t’a touchée?»

Elle ne dit rien. Elle n’arrive pas à parler. Mais elle secoue encore la tête pour le rassurer. Non, il ne l’a pas touchée. Et heureusement.

« Excuse-moi, j’ai pas à te demander ça… Viens, on y va. »

Elle ne sait pas quoi dire. Ils remontent lentement l’avenue vers les rives et elle reste muette, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux vers le sol, serrant les dents pour retenir ses larmes. Et Roman ne dit plus rien non plus, l’accompagnant silencieusement vers sa destination. Elle ne sait pas s’il attend quelque chose d’elle.

Et une fois dans la rue de Nathan, à une centaine de mètres de son immeuble, elle se fige. Il met quelques secondes à s’en rendre compte et à se retourner. Elle vient de réaliser…

« J’ai oublié Sinicat. »

Il reste interloqué, perdu.

« Quoi ?

– Ramène-moi chez moi, s’il te plaît, je peux pas… je peux pas dormir sans.»

Sa voix s’étrangle. Elle ne peut pas dormir chez Nathan.

« Lyla, je… »

Décontenancé, il s’avance vers elle.

« Lyla, on y est presque, t’es sûre que…

– Je peux pas dormir chez Nath sans ma peluche, faut que je fasse demi-tour… Et puis de toute façon ça m’arrangeait pas ce soir, et ça tombait mal, je veux pas… je veux juste pas aller chez lui!»

Elle manque de fondre en larmes sur ces mots, il faut qu’elle se taise. C’est insoutenable.

« Quoi ? Mais pourquoi ? »

Bonne question.

Parce que t’es une gamine qui peut pas dormir sans son doudou? Parce que t’es incapable d’aller de l’avant, parce que t’as trop peur de ce qu’un seul mec t’a fait et t’as plus confiance en personne, même pas en Nathan alors que c’est le mec le plus adorable du monde? T’as vu comment t’es?

Elle baisse encore un peu plus la tête. Pourquoi est-ce qu’elle parlerait de tout ça avec Roman? C’est un ami de Nathan. Alors si elle a trop honte pour s’avouer tout ça à elle-même, pourquoi est-ce qu’elle en parlerait avec lui?

« C’est pas juste une histoire de peluche, hein?»

Sa voix est tellement douce qu’elle pourrait en pleurer pour de bon. Elle ne dit rien, alors il poursuit.

« Tu sais, quand vous vous êtes remis ensemble Nath et toi, il a dit… il a dit que t’avais un trauma. Il est pas rentré dans les détails, il a juste dit que c’était grave mais que tu voyais un psy pour ça. C’est à cause de… de ce trauma, que tu veux pas y aller ? »

Un trauma. Un des mots forts auxquels elle avait dû se confronter ces derniers mois. Agression, traumatisme, violeur.

Roman s’assied sur un banc et l’invite à le rejoindre, attentif à ses moindres gestes. Elle s’écroule plus qu’elle ne s’assoit. Elle se sent vidée de ses forces, de toute son énergie. Et une chose est sûre, elle ne veut pas dormir chez Nathan. Pas après ça, pas après son texto, sa demande…

« Un mec m’a agressée dans la rue.»

D’une voix blanche qu’elle ne reconnaît pas elle-même, elle lui résume cette fin de soirée en fixant le trottoir. Un traumatisme, raconté en si peu de mots, avec si peu d’émotions. Pas de larmes, pas d’interruption, juste son regard qui se vide un peu plus à chaque instant et ses mains qui tremblent, son corps entier. Roman l’écoute et serre le poing, les yeux tournés vers le même endroit.

Et quand elle a terminé, il lâche en soupirant:

« Putain, il aurait mérité que tu lui crèves l’œil.»

Elle a un rire nerveux.

Son sourire s’efface rapidement. Elle a froid, elle voudrait rentrer chez elle.

« Je comprends que t’aies peur après ça, c’est pas facile de…

– De tout. C’est pas facile de tout. C’était pas facile de me décider à reprendre la danse parce que je peux plus supporter de regarder mon corps, de porter certains vêtements, de me déplacer, parce que j’ai en permanence peur de tomber sur lui, ou sur un autre mec du genre! Alors que pour une fois j’avais pas trop peur parce qu’il était encore tôt, parce que c’était pas loin, tu parles!»

Roman baisse la tête. Elle se lâche.

« Alors non, il m’a pas touchée, et non, il avait pas l’air aussi horrible qu’Ethan, juste… juste trop con pour comprendre que je voulais pas lui parler, mais même ! C’est insupportable, il s’est tiré que quand il a su que j’étais en couple! Parce que mon consentement à moi ça compte pas, hein? Mais être sur le territoire d’un autre mec, ça c’est un problème! J’en ai marre des mecs comme lui, bordel! Je passe ma vie à avoir peur de sortir, et il vient en rajouter une couche!»

Elle ne regarde même pas Roman.

« Mais tu vois, c’est précisément ça qui me saoule ! J’en ai marre de ça! Ça fait des semaines que je ressasse ce qu’il a fait, des semaines que je me dis que si un jour je le recroisais, je lui dirais ses quatre vérités, qu’il pourrait juste me regarder sans rien dire, impressionné… Que dalle! C’était même pas lui, juste un abruti random, et j’ai rien réussi à dire. J’ai juste eu peur. J’ai eu peur, comme d’hab’, j’ai pas su me défendre, et bien sûr, il a fallu qu’un homme vienne me sauver! J’en ai tellement marre que ça fonctionne comme ça!»

Roman s’agite à côté d’elle et soupire tristement.

« Je comprends… C’est terrible de se dire qu’on vit toujours à une époque où il faut surveiller nos amies filles, les raccompagner… Des fois ça m’arrive de pas me sentir en sécurité quand je marche tout seul dans certains quartiers de Cahen, la nuit. Et je me dis… vous ressentez ça tout le temps, tous les jours. Et pour combien de temps encore?

– C’est ça. Et ça fait chier.

– C’est sûr. Mais écoute, faut que je te dise… C’est pas ta faute si t’as pas su te défendre seule. Tu sais, dans le cas des agressions physiques, même les personnes qui prennent des cours de self-defense y arrivent pas forcément. Parfois, entre la théorie et la pratique, il y a un monde… Tu peux tout préparer, tout anticiper, sur mais le moment venu… plus rien. Parce qu’il y a la surprise de le voir, ton traumatisme qui remonte. Alors je comprends que ça te mette en rage, mais tu peux pas t’en vouloir.»

Elle ne dit rien, toujours tremblante. Elle sait qu’il a raison, mais c’est comme il dit. Ça la met en rage. Un court silence s’installe, tous deux regardant droit devant eux, jusqu’à ce que Lyla sente son téléphone vibrer dans sa poche. Nathan.

« OK, désolé, j’avais pas vu les messages. Pas grave pour ton retard, t’inquiète. J’ai trop hâte que tu sois là!»

Elle reste muette en contemplant l’écran, sans répondre. Trop hâte qu’elle soit là, qu’elle reste dormir. Il envoie ensuite un cœur. Et comme si c’était l’élément de trop, elle se remet à trembler, les larmes qui montent aux yeux. Crise d’angoisse. Elle voit Roman se tourner vers elle dans son champ de vision, mais elle ne le regarde pas.

« Eh, Lyla, ça va pas ?

– Je peux pas aller chez Nath… Ce mec, ce qu’il a fait, ça a laissé une marque et… je sais que je devrais pas penser ça, mais j’en ai marre de… de parfois encore le rejeter quand il veut m’embrasser, j’en ai marre de pas réussir à me détendre complètement avec lui, j’en ai marre de le priver de sexe ! Mais je peux pas, je peux pas accepter parce que c’est encore trop dur! Et lui il dit jamais rien, il me met pas de pression mais je peux pas m’empêcher de me dire que c’est qu’une question de temps avant qu’il en ait marre, avant qu’il craque, qu’il me quitte ou qu’il… »

Allez, il faut bien que quelqu’un l’entende. Tant pis si c’est un de ses amis.

« Qu’il finisse par prendre ce qu’il veut de force. »

Elle ferme les yeux. Roman n’a pas réagi, et elle se justifie à toute vitesse:

« Je sais ce que tu vas dire, que c’est ton ami et que tu peux pas imaginer qu’il ferait ça, et moi non plus dans le fond, je… je sais que Nathan est pas comme ça mais ce mec… ce mec m’a mis ça dans la tête et c’est foutu, je… je suis cassée, maintenant. J’ai rencontré un mec adorable, qui prend soin de moi et moi, j’arrête pas de me demander s’il pourrait me…»

Ses mots résonnent dans la rue vide tandis que Roman reste à ses côtés, silencieux. Cette fois, tout sort. Ce n’est pas comme avec Rafael, quand elle ne pouvait s’empêcher de garder un filtre. Cet inconnu a tout fait ressortir.

Elle soupire et essuie ses larmes en reniflant. Qu’est-ce qu’elle aurait aimé rencontrer Nathan avant, bien avant toute cette histoire. Avant même d’être en couple avec D. Elle aurait eu pleinement confiance en lui, se serait laissée aller dans cette relation. Lui, peut-être pas, mais ça aurait été mieux que rien… pas vrai?

Mais elle ne peut pas changer tout ça.

« Tu sais, que tu parles de mon ami ou pas, ça change rien… C’est normal que t’aies peur. Alors oui je suis biaisé, évidemment. Je le connais et je le pense incapable de faire ça, mais je suis pas à ta place. Je peux pas te blâmer pour ça.

– Merci… Mais tu sais, c’est bizarre en plus parce que d’habitude, il me dit rien de spécial quand je vais chez lui ou qu’il vient chez moi. Et là, il a dit un truc… comme quoi il fallait que je reste dormir, et je… je sais pas, ça m’a fait peur. Il le précise pas d’habitude, tu vois?

– Oh, ça… Oui, je sais pourquoi. Et si ça peut te rassurer, ça a aucun rapport avec le sexe. Vraiment, tu peux me faire confiance.»

Elle le regarde enfin, surprise. Comment est-ce qu’il pourrait savoir ça?

« T’es sûr ?

– Ouais. Tu sauras si tu vas chez lui. Même si c’est pas ce soir, je veux dire.»

Même si ça n’est pas ce soir… Elle réfléchit. Qu’est-ce qui est pire, finalement ? Rentrer chez elle, se morfondre dans sa solitude et ressasser encore et encore cette rencontre? Penser à E toute la soirée au risque d’en cauchemarder? Ou aller chez Nathan malgré ses peurs?

Elle prend un moment pour peser le pour et le contre. Et finalement, elle a besoin de Nathan. Elle a envie de se réfugier dans ses bras, et elle pense qu’elle peut faire confiance à Roman quand il dit que son message n’avait aucun rapport avec le sexe. Alors, être seule… ça, c’est le pire.

« Je crois que je vais quand même y aller… J’ai pas envie de te faire faire l’aller-retour jusqu’à chez moi…

– Ça me dérange pas, tu sais.

– Ouais, merci, mais même, je… Je sais pas, c’est comme si en rentrant chez moi, je lui laissais une… une victoire sur moi. À cet enfoiré…

– Je vois ce que tu veux dire. Mais tu vas à ton rythme, tu sais. Pour moi il y a pas de… défaite, ou de victoire, faut que tu t’écoutes avant tout. En tout cas, je sais que Nathan t’en voudrait pas d’annuler.»

Elle médite ses paroles puis hausse les épaules.

« Peut-être… Mais je veux y aller quand même, je suis sûre de moi. Tant pis pour la peluche…»

Roman hoche la tête et se lève, mais elle le retient:

« Attends… Laisse-moi devant son immeuble, OK? Je préfère pas qu’il me voie arriver avec toi, qu’il se doute qu’il s’est passé quelque chose. Je lui raconterai… plus tard.

– D’accord, ça marche.

– Et… est-ce qu’on peut juste attendre encore un peu?»

Il sourit et se rassoit.

« Bien sûr. »

C’est très en retard que Lyla frappe enfin à la porte de Nathan. Comme prévu, elle et Roman ont encore un peu attendu, puis elle a envoyé un message à son petit ami avant de se remettre en route. Roman est reparti de son côté et elle a pris une grande inspiration avant de traverser le couloir du nouvel immeuble de Nathan. Il lui a répondu qu’elle pouvait rentrer directement alors c’est ce qu’elle fait. L’entrée est plongée dans le silence. Une fois à l’intérieur, elle tourne machinalement la clé dans la serrure avant de retirer ses chaussures. Enfin, elle est en sécurité.

« Lili, t’es arrivée ? »

Elle accroche sa veste dans le placard de l’entrée et s’efforce de paraître normale et de sourire tandis qu’elle entend Nathan approcher dans le couloir. Il a l’air ravi de la voir, lui.

« Hey ! Ça va ? Tu t’es pas trop pris la pluie? J’ai lu qu’il y avait un accident dans le centre, c’est pour ça que t’as été retardée ?

– Ouais, ça a ralenti mon bus… »

Elle lui parlera de tout ça plus tard. Précipitamment, elle ajoute:

« Je suis partie de chez moi tellement vite que j’ai oublié Sinicat…

– Oh, mince… Pourtant c’est pas grave si t’es en retard, tu sais? Je peux t’attendre, surtout qu’on va passer trois jours ensemble!»

Et c’est bien ce qui l’angoisse.

« Je sais, mais c’est pas dans mes habitudes…

– Bon, j’espère que ça va aller… Eh… attends, reste là. J’ai quelque chose à te montrer. Tu m’attends?

– Euh, OK. »

Elle se fige sur place, curieuse, tandis qu’il file au salon. Et, au bout de quelques secondes, elle entend à nouveau sa voix.

« En espérant que ça remplace un peu ta peluche… Je te présente ma nouvelle coloc.»

Il est de retour dans le couloir, et dans ses bras, agitant la tête de tous les côtés, une magnifique chatte tricolore à poils longs se tient là. Blanche, noire et crème. Et cette petite tâche noire juste à coté de son museau… Lyla s’approche, sans voix.

— Elle est trop belle, hein?

Il lui ôte les mots de la bouche.

— Je suis allé l’adopter dans un refuge en début de semaine avec Roman. Voilà, je me suis dit que ça te ferait la surprise quand tu viendrais. Alors comme c’est que le début je pourrais encore la ramener si ça se passait mal, mais pour l’instant tout va bien. Vas-y, tu peux tendre la main. T’inquiète pas, elle est adorable. Eh, dis bonjour à ma copine, toi.

Lyla s’exécute et l’animal la renifle avant de lui donner un bref coup de tête. Elle sourit en la caressant doucement. Le premier contact est bon.

Sa copine… Elle a beau être en couple avec Nathan depuis un moment, ça fait toujours son petit effet quand il dit ça. Elle retrouve instantanément le sourire, ravie. C’est la meilleure nouvelle qui soit. Puis Nathan la repose au sol et tous deux partent au salon. En effet, la pièce a changé: arbre à chat, litière dans un coin, petit coussin spécial sur le canapé… Il a tout prévu.

« Est-ce que tu veux boire quelque chose, avant que je replonge en admiration totale devant elle et que je réponde plus de rien ? D’ailleurs désolé, c’est pour ça que j’ai mis longtemps à te répondre… Je suis devenu trop gaga.»

Elle rit légèrement tout en s’asseyant sur le canapé.

« C’est pas grave. Et une limonade, ça ira.

– OK, j’arrive. »


Quelques minutes plus tard, ils sont réunis au salon tous les trois. Nathan s’est assis sur le tapis et touche à peine à sa boisson. La petite calico est montée sur ses genoux, et lui, ravi, lui fait quelques grattouilles sous le menton tandis que Lyla les regarde tous les deux d’un air attendri.

« Tu m’as pas dit comment elle s’appelait…

– Stormy ! Parce qu’elle a un peu les couleurs du Dark’n’stormy, tu trouves pas?»

Lyla rit avant de l’observer : blanche, crème et noire… il n’a pas tort. Elle regarde Nathan lui faire des baisers sur la tête en fermant les yeux, ses mains frottant son cou. Il l’adore déjà. Lyla le rejoint sur le tapis, assise contre le canapé, pour la caresser aussi.

« Quand elle sera habituée à l’appartement, je la laisserai sortir dans la cour avec son harnais. Elle a l’air très intrigué par l’extérieur, elle me court souvent après quand j’ouvre la porte d’entrée. Ça devrait satisfaire sa curiosité.

– C’est une bonne idée.

– T’es gentille avec Lyla, hein ? Parce que tu vas beaucoup la voir.»

Stormy lui redonne un petit coup de tête sur les doigts. On dirait qu’elle l’aime bien.

« Voilà… C’est pour ça que j’avais envie que tu restes dormir, pour voir si ça se passait bien. Elle s’est habituée à s’étaler sur la deuxième place de mon lit, je peux rien lui refuser… Donc je voulais voir comment elle s’adapterait avec toi en plus.»

Alors Roman avait raison. Et l’entendre le dire l’aide à se détendre pour de bon.

« Elle te réveille pas trop la nuit?»

Nathan pouffe de rire à son tour.

« Alors… non, parce que ces derniers jours je prenais les somnifères que ma psychiatre m’a prescrits. Du coup… je sais qu’elle fait des conneries vu ce que je retrouve par terre le matin… Une vraie terreur, hein ? Mais tout va bien, rien de cassé. De toute façon je lui laisse tout ce dont elle a besoin au salon et je garde ma porte ouverte. Je pense qu’elle va s’arrêter toute seule quand elle va comprendre que ça me fait pas bouger du lit.

– Sûrement… »

Elle prend un moment pour observer son petit ami tandis qu’il la câline. C’est vrai qu’il a moins de cernes qu’avant. Il a l’air d’aller mieux. Elle… ce n’est pas encore ça. La danse, ça va, le travail, ça va, ses amis aussi… Mais E. E, ça ne va pas, et il va falloir qu’elle lui en parle ce soir.

« Tu veux la prendre un peu ? Il faut qu’elle s’habitue à toi en douceur. T’inquiète, elle est adorable, vraiment.

Elle sourit et accepte. Il dépose délicatement Stormy sur les genoux de sa petite amie et les regarde attentivement, l’air heureux.

« Alors sinon, comment tu vas? Contente d’être en week-end? Ça a été comment, tes exams?»

Tout en caressant doucement la tête de la calico, elle lui résume tout cela, soupirant lorsqu’elle lui parle des examens qu’elle a moins réussis. Nathan l’écoute avec attention, hochant la tête de temps en temps. Une fois qu’elle a fini, elle regarde l’animal, qui semble détendu. Elle a l’air de se plaire sur ses genoux. Nathan lui grattouille le dos, souriant.

« Tu sais, je fais presque toujours des paysages, mais j’ai bien envie de la peindre… Bon ça, c’est si elle arrive à rester en place plus de deux minutes. Tiens, elle bouge pile quand je dis ça. Mais oui, viens me voir…

– C’est une bonne idée… »

Elle adore quand Nathan parle de Stormy. Ici, assis en chaussettes sur son tapis avec le félin sur les genoux, il est parfaitement dans son élément. Un petit sourire flottant sur ses lèvres, il a les yeux plissés et respire lentement, détendu. Il ne la fixe pas si différemment, quand elle y pense. Mais elle n’est jamais très à l’aise pour regarder les gens dans les yeux très longtemps, même son propre petit ami, alors elle s’en rend un peu moins compte. Là, c’est flagrant.

« Pourquoi tu me fixes comme ça?»

Il semble plus amusé que mal à l’aise. Elle se rapproche et pose la tête sur son épaule, la main enfouie dans le doux pelage de Stormy. Elle aura cette discussion plus tard.

« Pour rien… je suis contente d’être venue.»

C’est au moment de dormir qu’elle a senti qu’il fallait qu’elle parle. Lorsque Nathan a défait la couette, l’air toujours aussi enthousiaste, lorsqu’elle a fouillé dans son sac pour prendre son short de pyjama et constaté avec un pincement au cœur qu’elle avait bel et bien oublié sa peluche. Elle s’est sentie flancher et elle a compris qu’elle ne pourrait pas dormir à ses côtés comme si de rien n’était.

Alors elle s’est assise sur le bord du lit en le regardant d’un air grave et a lancé sans réfléchir cette phrase terrible, celle que personne n’a envie d’entendre.

Il faut qu’on parle.

Nathan a immédiatement paniqué, les yeux écarquillés, et l’a rejointe sans réfléchir.

« Ce qu’il y a sur les papiers, c’est toujours vrai ?»

Cette façon de lui poser la question l’avait touchée et, mise en confiance par la présence de Stormy qui venait de débarquer sur la couette, elle a tout déballé. Sa mauvaise rencontre, son sentiment d’impuissance, puis l’intervention de Roman.

« T’étais encore trop sous le choc pour m’en parler tout à l’heure, c’est ça?»

L’air éteint, Nathan se rapproche d’elle sur le matelas. Elle acquiesce en s’essuyant les yeux, épuisée.

« Mais quel gros con, ce mec! Putain… heureusement que t’as croisé Roman. Il faut que je pense à le remercier. J’aurais dû… j’aurais dû venir te chercher chez toi, je suis désolé, je suis trop con là, à être complètement absorbé…

– Tu pouvais pas savoir… En fait, je voulais te dire que… ça a réveillé d’autres choses en moi.»

Elle prend une grande inspiration. Il faut qu’elle lui parle de tout le reste. Alors elle se lance. Sa peur de le priver, le fait qu’elle aimerait surmonter ce blocage, qu’elle se demande constamment comment il le vit, s’il n’est pas las de l’attendre… Et par-dessus tout, la culpabilité qu’elle ressent par rapport à tout ça. Il l’écoute attentivement mais, plus elle parle, plus sa gorge se noue, plus son expression à lui devient triste.

« Je veux pas… je veux pas que tu te sentes privé, que ça te frustre, je suis… désolée pour tout ça…»

Sa voix se brise et elle fait une pause, les yeux humides.

« Et des fois, à cause de tout ça j’ai encore… peur de toi. Pas seulement quand tu veux m’embrasser, mais quand on dort ensemble, j’ai peur que…»

Elle ne finit pas sa phrase mais il a très bien compris. Et elle voit un éclair de tristesse passer dans ses yeux avant qu’il ne soupire, tout en caressant la tête de Stormy.

« OK, Lili… »

Doucement, il se penche pour saisir le plaid au bout de son lit et le déplier sur les épaules de sa petite amie.

« Ça va aller ? »

Elle acquiesce, tendue. Qu’est-ce qu’il en pense?

« Merci de m’avoir parlé de ça… »

Il ne fait toujours pas de commentaire mais elle le connaît. Il va se lancer.

« Déjà, est-ce que tu voudrais que je fasse un aller-retour chez toi pour aller chercher ta peluche? Ça te rassurerait?»

Il ferait ça ?

« Quoi ? Non, non, c’est gentil mais… je vais pas te faire faire ça… Ça va aller, il y a Stormy et tout, c’est juste que…

– C’est juste que t’as un peu peur, quand tu dors avec moi.»

Sa voix est plus calme, plus posée que d’habitude. Il n’a pas l’air le moins du monde en colère, ni même vexé.

« Je comprends. Mais tu sais… je sais pas si ça changera grand-chose de te le dire, mais j’ai aucune intention de te faire quoi que ce soit sans ton consentement.

– Si, ça change quelque chose…»

Merci

« Bon, alors tant mieux… Et sinon… bah, non, je t’en veux pas, évidemment. Et t’as pas à t’en vouloir non plus. T’es en pleine guérison, tu peux pas faire autrement.»

Il semble encore chercher ses mots avant de poursuivre:

« Alors… Oui, ça serait normal que le sexe me manque, que j’en aie envie… Et c’est arrivé, je vais pas te mentir, surtout au début de notre relation. Mais je tentais rien parce que j’avais peur que tu me rejettes, ou… peur de pas être assez bon si on le faisait, enfin… les classiques manques de confiance en moi. Puis après, tu m’as raconté ce que t’as fait l’autre… l’autre connard, là, et depuis ça, j’y ai plus vraiment pensé. Je me suis surtout inquiété pour toi, à partir de là.

– Ah oui…?

– Oui… Puis, tu te rappelles quand je t’ai dit qu’à une époque, j’enchaînais un peu les… aventures, pour être poli?

– Ouais…?

– Ben, depuis que j’ai arrêté de faire ça quand je me suis mis en couple avec Camille, ma libido a vraiment…»

Il mime une chute avec sa main et se met à rire.

« Bon, disons qu’elle est un peu morte, quoi. Je sais pas pourquoi. C’est peut-être un des symptômes de la dépression que j’ai traversée, du moins en partie, mais ça m’intéresse beaucoup moins qu’avant. Pas plus du tout, mais clairement moins.»

Elle sent comme un poids se retirer de ses épaules. C’était aussi simple que ça?

« Alors bon… On va prendre notre temps, OK? Y a rien qui presse. Je me doutais déjà que ce serait pas pour tout de suite, tu vois, mais… tu fais bien de me le dire clairement. Entre nous, je préfère qu’on aborde notre première fois sereinement, même si c’est dans longtemps, plutôt que tu te forces et que tu le sentes pas vraiment bien. Et en attendant… câlins à volonté. Ça te va, comme programme?

– Ça me va très bien! »

Elle rit avec lui, comblée. Nathan, lui, se remet à gratter la tête de Stormy. Elle sourit et se détend en s’appuyant contre le mur. C’est exactement ce qu’elle avait besoin d’entendre.

« Hey Lili, tu sais…

– Qu’est-ce qu’il y a ? »

Il sourit, les joues un peu rouges, et la fixe droit dans les yeux :

« T’es la première personne avec qui je me sente pas privé de quoi que ce soit. »

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