Le quartier s’éveille.
Il est encore tôt mais déjà, la foule se fait de plus en plus dense. Il devient difficile de se frayer un chemin à travers la foule, sur les trottoirs comme sur les passages piétons. Et juste à côté de cette marée humaine, les voitures par centaines, le bruit des moteurs, les bus et les tramways qui progressent lentement.
Les boutiques tout autour ouvrent les unes après les autres, les commerçants s’affairent pour préparer leurs panneaux publicitaires ou leurs terrasses après avoir relevé les lourds rideaux de fer.
Et au beau milieu de ce chaos organisé, Naoki se tient là, debout, à observer le monde. Il ne dit rien, ne bouge pas, attend simplement, avec cette lueur de curiosité habituelle dans ses yeux. Il pourrait très bien ne pas être là car personne ne lui prête la moindre attention, personne ne semble même avoir remarqué sa présence.
Les mains dans les poches de son pantalon de pyjama, il observe le monde qui l’entoure, ce monde qui s’agite à n’en plus finir, ce monde qui le terrifie.
Il recule de deux pas sans se soucier des voitures qui arrivent derrière lui, l’air anxieux.
« Comment est-ce qu’ils font, tous ? »
Il tourne brusquement les talons et, sans un bruit, se met à revenir sur ses pas, coupant à travers routes et trottoirs sans regarder devant lui. Il ralentit légèrement le pas en apercevant son domicile, soulagé. Et, comme il est sorti, il rentre silencieusement dans la maison et regagne sa chambre.
Il esquisse un sourire alors qu’il s’avance vers son lit et se penche pour regarder celui qui s’y trouve. Il n’a pas bougé d’un pouce, bien entendu. Il est resté là, comme en pause. N’importe qui dirait qu’il est profondément endormi, si profondément que rien ne pourrait le réveiller, pas même un séisme. Pourtant, il est parfaitement conscient, à moins d’un mètre de là. En train d’observer son propre corps.
Naoki se pose sur le matelas et tout doucement, il se rapproche de ce corps inanimé.
Il le réintègre.
Il sursaute et malgré l’habitude, il laisse échapper une exclamation de surprise lorsque ses sensations physiques lui reviennent. Il cligne plusieurs fois des yeux et remue les doigts, comme pour s’assurer que tout est bien en place.
Et lorsqu’il est rassuré, il se redresse lentement et s’étire. Encore une Sortie réussie. Il presse le bouton gauche de sa montre et constate qu’il est déjà presque huit heures du matin. L’heure de se rendormir. On ne peut pas dire que les Sorties soient très reposantes, alors il ne refusera pas une heure de sommeil ou deux de plus.
⁂
Vers midi, Naoki émerge doucement. Tout est calme autour de lui. Ses parents sont partis au travail des heures plus tôt, le laissant seul ici. Il se distrait quelques minutes sur son téléphone mais, pris d’une envie pressante, il se décide finalement à se lever, allumant son ordinateur avant de quitter la pièce.
Son casque connecté en bluetooth, sa souris sans fil à cent pourcents de batterie, il soupire presque d’aise en s’installant dans son fauteuil. Il ouvre son serveur discord habituel et se connecte sur le salon vocal. Ses amis sont sur le point de lancer un jeu qu’il rejoint immédiatement en rattrapant leur conversation en cours comme il le peut.
Toute la journée durant, Naoki n’a cessé de repenser à sa Sortie du matin, peinant à se concentrer sur quoi que ce soit d’autre. Ce qu’il ressent lorsqu’il se trouve dehors dans ce corps de fortune, ce corps que personne ne peut voir ni percevoir, c’est unique au monde. Il a l’impression d’être à la fois omniscient et pourtant tellement insignifiant, seul dans le monde extérieur grouillant de gens et de voitures, invisible au milieu de ce vacarme, imperceptible dans cette mêlée.
C’est pourquoi il reste seul dans ses pensées, sans rien partager de cette dernière expérience. Il n’en a jamais parlé à personne, de ce don. Cela fait pourtant un an qu’il s’entraîne régulièrement. Au début, il ne faisait que survoler son corps, ou graviter à moins d’un mètre. La première fois, c’était arrivé accidentellement. Et c’était assez impressionnant. Cette vision de son corps inanimé, ce sentiment d’impuissance… Cela lui aurait retourné l’estomac si son autre corps en avait eu un. Au lieu de ça, il n’avait ressenti qu’une détresse profonde et s’était empressé de réintégrer son corps, dont le cœur battait à tout rompre. Malgré tout il avait retenté, bien trop curieux pour laisser la peur le dominer. Il ne pouvait s’empêcher de se demander jusqu’où il serait capable d’aller s’il s’entraînait régulièrement.
Et il n’avait pas tardé à le savoir. Si au début il ne parvenait qu’à rester dans sa chambre et à en faire le tour, il avait fini par réussir à ouvrir les portes. En réalité, il ne les ouvrait pas vraiment. Il réussissait simplement à donner à son corps fantomatique la possibilité de les franchir en se donnant l’illusion qu’il les avait ouvertes. C’était assez difficile, mais cela lui avait permis d’aller de plus en plus loin. D’abord dans le couloir, puis dans le reste de la maison, et même dans les autres pièces qui étaient séparées d’une porte. Et finalement… dehors. Il ne pensait pas réussir à surmonter cela. Pas à cause de la difficulté physique, ou plutôt immatérielle, que cela représentait. Plutôt à cause de sa peur irascible du monde extérieur, un monde qu’il n’arrivait plus à affronter qu’avec ce corps impalpable.
Et pourtant, c’est bien plus simple ainsi. Sous cette forme, personne ne le voit, personne ne peut le déranger et surtout, personne n’attend rien de lui. Aucune pression, aucun compte à rendre à qui que ce soit et la liberté d’aller n’importe où. Que demander de plus ?
Même s’il n’y arrive pas toutes les nuits, loin de là, ces moments de tranquillité lui font le plus grand bien, et il ne les échangerait pour rien au monde. Peut-être, avec de l’entraînement, pourrait-il se mettre à léviter pour parcourir de plus longues distances encore ? Visiter d’autres régions, d’autres pays, ou même… plonger au cœur de l’océan et s’envoler dans l’espace, tout ça sans même bouger de son lit. Gratuitement, à volonté, en se déplaçant à la vitesse qui lui plaira.
Il se met à regarder au plafond, songeur. Ça lui dirait bien… Mais par où est-ce qu’il pourrait comm…
« Naoki ! Viens à table. »
C’est son père qui a crié depuis le rez-de-chaussée. Le jeune homme sursaute et se reprend, puis retire et éteint son casque en soupirant. Encore un repas en famille.
Il descend l’escalier, l’air morne, et franchit la porte de la salle à manger en accordant à peine un regard à ses parents. Il marmonne un bonsoir peu enjoué, ce à quoi ils ne répondent pas. Alors il s’installe à sa place en tailleur et attend que son père se soit servi pour faire de même.
Alors qu’ils se mettent à manger dans un silence plus que pesant, il sent le regard lourd de reproches de son père posé sur lui. Sa mère n’est pas en reste, mais il tente d’ignorer l’ambiance écrasante et de continuer à manger comme si de rien n’était, la tête basse. Mais finalement, la voix grave de son père brise le silence :
« Naoki… »
Il se fige, appréhende la suite.
« Est-ce que tu as cherché du travail aujourd’hui ? »
Il n’ose pas affronter son regard mais repose ses baguettes sur le côté de son bol, la gorge nouée.
« Tu sais, mon amie qui tient l’épicerie peut te prendre à l’essai, ajoute sa mère. »
L’épicerie. Trop de contacts.
La touche d’espoir dans sa voix lui fait presque mal au cœur. Il se contente de secouer la tête, sans se redresser. Bien entendu, son père soupire d’exaspération :
« Naoki, ça va bientôt faire deux ans que ça dure, tu ne peux pas rester comme ça éternellement ! »
Il entend sa mère soupirer à son tour, avec une pointe de lassitude en plus.
« Qu’est-ce qu’il te faut pour au moins sortir un peu de la maison ? C’est malsain, tu ne peux pas tout le temps rester ici à juste… jouer à tes jeux, manger, dormir ! Ça ne te rend pas malade à force ? »
Il cesse de manger un moment, perdu dans ses pensées. Il ne peut pas lui dire qu’il sort régulièrement, mais… sous une autre forme. La seule forme sous laquelle il n’a pas peur d’affronter le monde extérieur. Elle ne le croirait pas et… ce n’est pas du tout le moment approprié pour aborder le sujet.
Sans réponse de sa part, ses parents finissent par abandonner la discussion, encore une fois. Naoki termine son bol en silence et sans demander son reste, il débarrasse ce qu’il a utilisé et remonte rapidement à l’étage. Il ne commence à se détendre que lorsque la porte de sa chambre est bien fermée derrière lui. En sécurité.
Il avise la pile de vêtements sales à côté de son lit et se note mentalement de penser à faire une autre lessive demain, lorsque ses parents seront au travail. Il pourrait en profiter pour nettoyer un peu sa chambre au passage. Puisqu’il s’agit du lieu où il passe le plus clair de son temps… autant essayer de le maintenir dans un état de propreté convenable.
Alors qu’il se demande ce qu’il va faire de sa soirée, immobile près de son lit, Naoki se met à bâiller. Cet état de fatigue… c’est le moment idéal pour tenter une Sortie. Sans plus y réfléchir, il retire son pull, son pantalon et ses chaussettes, et s’installe sous sa fine couverture. Même si ce n’est pas encore la saison où vivre sans climatiseur relève de l’impossible, cette épaisseur lui suffit largement pour dormir. Et pour tenter une Sortie… mieux vaut être dans de bonnes conditions. Ni trop chaud, ni trop froid, ni de douleur où que ce soit. Il faut être parfaitement détendu, bien dans son élément.
Il ferme les yeux et commence, comme à chaque fois, par prendre de longues inspirations. Puis il se concentre sur ce qu’il ressent. L’odeur de ses draps lavés la veille, l’air légèrement chaud sur sa peau, la douceur de sa couette, la rigidité de son matelas… Il faut laisser tout ça derrière.
Il essaie de se détacher de ces sensations. Il tend l’oreille pour percevoir le moindre son. Le tic-tac de sa montre posée sur sa table de nuit, le léger ronronnement de sa tour d’ordinateur qu’il n’a pas éteinte et au loin, derrière sa fenêtre, le vrombissement des rares voitures qui circulent à cette heure. Il faut aller dehors…
Au fil des minutes, alors qu’il sent son corps s’endormir de plus en plus, il tente de maintenir son esprit éveillé. Et à l’instant précis où il sent ses forces physiques le lâcher, il se redresse vivement.
Ça y est. Il est assis sur son lit, mais son corps ne l’a pas suivi.
Il se retourne pour vérifier que cela a bien fonctionné, mais il n’en a pas vraiment besoin. Il le ressent. Ce qu’il perçoit sous cette forme n’a rien à voir avec les sensations de son corps physique. C’est plus… large. Il a le sentiment de pouvoir tout voir, tout entendre, tout appréhender autour de lui, à une vitesse qui l’étonne lui-même. Il n’est pas omniscient pour autant, mais il se sent bien plus performant dans ce corps astral.
Il quitte son lit et se regarde dormir une dernière fois. Ce corps… qui continue de fonctionner alors qu’il ne l’habite plus. Sa respiration lente et régulière le fascine. Son air détendu, ses yeux fermés et ses bras reposés contre le matelas. N’importe qui dirait qu’il n’est qu’endormi, mais ce n’est qu’une illusion. Si un de ses parents entrait dans la pièce et tentait de le secouer pour le réveiller, il n’y parviendrait pas. C’est comme s’il était dans le coma.
Sur ces pensées, il quitte sa chambre sans se retourner.
Moins d’une minute plus tard, Naoki se retrouve dans la rue. À cette heure, les salarymen doivent être au bar avec leurs collègues. C’est toujours amusant à aller observer, ces beuveries qui n’en finissent pas, ces paris stupides qu’ils se lancent, ces chansons qu’ils chantent invariablement faux et absurdement fort… Peut-être qu’il pourrait se rendre dans le quartier…?
Il se fige net, son regard soudain attiré par le ciel. Un nuage s’est lentement éloigné, révélant une pleine lune d’une beauté rare. Un sourire presque béat sur le visage, Naoki prend quelques minutes pour observer le ciel, rêveur. La ville dans laquelle il réside, même si ce n’est pas la plus grande du pays, est bien trop touchée par la pollution lumineuse pour qu’il puisse y admirer les étoiles. La lune, en revanche… Il adore ce spectacle. Et maintenant qu’il y pense, il serait bien plus intéressant de se rendre au port et de se trouver un endroit en hauteur pour avoir un beau panorama.
Tout en marchant avec légèreté, il se fait la promesse de s’éloigner un peu plus, la prochaine fois. Il faut absolument qu’il trouve un endroit où regarder les étoiles, un soir où il n’y aura pas de nuages.
Une heure et demie plus tard, Naoki quitte le palais des congrès. Il a choisi cet immeuble précisément car ses grandes baies vitrées en hauteur lui offraient la meilleure vue possible sur le port. Il est plutôt fier de lui, en réalité. Au rez-de-chaussée de l’immeuble, il a réussi à simuler l’arrivée d’un ascenseur afin d’accéder plus vite à l’étage qui l’intéressait. S’il continue à progresser comme ça… il pourra se rendre de plus en plus loin sans trop de problème. Il pourrait même essayer de monter dans un métro ou un train pour changer d’arrondissement, puis de ville…
Tout en rêvassant, Naoki se dirige machinalement vers le quartier le plus animé de Nishi. Du moins, le plus animé à cette heure-ci, un soir de semaine. Le quartier des beuveries. S’il n’y voit rien d’intéressant, il rentrera chez lui, mais il y a des chances que cela le divertisse un peu.
Adossé au bar, Naoki observe un groupe de collègues, toujours dans leur tenue de travail, enchaîner des shots à n’en plus finir. Avec un sourire en coin, il se demande s’il en suivra un à la fin de leur fête, juste pour voir s’il arrive à rentrer chez lui ou s’il s’échouera lamentablement sur le trottoir ou dans une rame de métro, dans l’indifférence la plus totale des passants tout autour.
Mais lorsque l’un d’entre eux passe juste à côté de lui, Naoki jette un rapide coup d’œil à la montre qu’il porte. Une heure, déjà ? Le temps paraît toujours si court, lorsqu’il est dans ce corps… Il lève les yeux au ciel, indécis. Est-ce qu’il reste encore un peu ? Son corps a beau être endormi, son esprit ne l’est pas. Et ce n’est pas si reposant de le laisser dormir sans le réintégrer. Il a déjà essayé de passer la nuit dehors, et il avait eu l’impression qu’il manquait quelque chose de vital à son corps. Il avait dû retourner dormir quelques heures, étrangement épuisé. Une fatigue qu’il ne ressentait pas le moins du monde, pendant sa Sortie.
Oui, il serait sûrement plus sage de rentrer. S’il veut se lever suffisamment tôt pour avoir le temps de faire une lessive et qu’elle ait pu sécher avant le retour de ses parents… Il vaut mieux faire demi-tour et se laisser dormir vraiment.
Naoki s’éloigne doucement du groupe tout en se figurant mentalement son trajet. La rue est bruyante et bondée mais bizarrement, ce monde de la nuit l’angoisse moins que celui qu’il visite la journée, lors de ses autres Sorties. Peut-être parce que la nuit n’est pas un instant soumis à la productivité, parce que personne n’attend rien de lui durant ces quelques heures. La pression s’envole pour laisser place à un havre de paix, ou… de soirées plutôt arrosées.
Alors qu’il sourit en entendant quelques personnes plus qu’éméchées hurler derrière lui, l’attention du jeune homme est soudainement attirée par la ruelle à sa droite. Quelque chose le dérange. Quelque chose qu’il n’avait encore jamais ressenti durant ses Sorties. Il se sent… observé. Mais qui pourrait bien le voir ? Qui ou quoi ?
Malgré ce sentiment qui le met très mal à l’aise, il ne peut s’empêcher de s’arrêter pour découvrir ce dont il s’agit. La ruelle est presque vide, à l’exception d’une femme qui se tient là, appuyée contre le mur. Alors même qu’il n’a pas de corps physique, Naoki se sent comme parcouru d’un frisson désagréable. Elle le voit.
Le regard de cette femme est rivé sur lui. Il en est certain. Ses yeux ne lui passent pas au travers, comme ceux de toutes les personnes qu’il croise d’habitude. Non, elle sait qu’il est là.
Son corps astral lui semble comme paralysé. Il reste là, à la regarder dans les yeux, pétrifié. Elle ne dit rien, n’esquisse pas le moindre geste et pourtant… Il est terrifié. Cela fait une éternité qu’il n’a pas interagi avec la moindre personne à l’extérieur et surtout, c’est la dernière chose à laquelle il s’attendait lors d’une Sortie. Il n’est pas prêt pour ça.
Soudainement, alors que le visage de l’inconnue affiche une moue curieuse et qu’elle commence à décroiser les bras, Naoki se sent comme parcouru d’une décharge.
Sans demander son reste, il s’enfuit.
Moins de dix minutes plus tard, Naoki a réintégré son corps physique et se relève dans un sursaut nerveux. Et même s’il sait pertinemment qu’il n’ouvre pas vraiment les portes lors de ses Sorties, il ne peut se retenir d’aller vérifier qu’elles sont toutes fermées, en particulier la porte d’entrée. Une fois légèrement rassuré, il remonte dans sa chambre et s’assoit sur son fauteuil de bureau, plongé dans ses pensées.
Cette femme l’a vu. Il ne peut pas se tromper. Mais qui était-ce ? Une simple passante capable de voir des choses imperceptibles pour le commun des mortels ? Ou bien… peut-être qu’elle est comme lui ? Peut-être qu’elle était aussi de Sortie ? Il ne l’a jamais croisée auparavant, il en est certain. Mais peut-être vient-elle d’un autre arrondissement, où il ne se rend jamais faute de temps, ou même… d’une autre ville ? Ça expliquerait pourquoi il ne l’a jamais vue ici, alors qu’il sort aussi souvent dans ce quartier. Si elle est entraînée, peut-être qu’elle parvient à se déplacer à la vitesse qu’elle souhaite, aller aussi loin qu’elle le veut ? Si c’est le cas, ce n’est sûrement pas la première ville qu’elle visite, peut-être même pas… le premier pays.
Penser à tout cela lui donne le tournis. Il pourrait se rendre bien plus loin, lui aussi. Si seulement il s’entraînait encore, mais… Mais il se sent paralysé. Parce qu’à présent, il a peur de la recroiser. Elle semblait sur le point de venir lui parler, or il n’en avait pas la moindre envie. Parler à quelqu’un, en particulier à une personne qu’il ne connaît pas, est la chose la plus angoissante qui soit à ses yeux. Ces Sorties, c’est tout ce qui le rattache au monde extérieur. La seule façon qu’il a de mettre un pied hors de la maison de ses parents sans ressentir immédiatement le besoin de faire demi-tour ou que cela ne se termine en crise de nerfs. Alors, l’idée de retomber sur cette inconnue…
Il soupire en appuyant sur une touche de son ordinateur pour le sortir de sa veille. Il n’est pas encore deux heures, il peut espérer qu’un de ses amis de discord soit encore en ligne pour discuter, pour jouer à n’importe quel jeu. Il doit se vider la tête, il doit oublier ce qui vient de se passer. Ne pas penser au fait qu’il est maintenant terrifié à l’idée de Ressortir.
⁂
Ce soir, l’ambiance au repas de famille est plus que lourde. Le petit frère de Naoki, Daisuke, est à la maison. Et comme à son habitude, il ne cesse de parler de ses projets, de son travail auquel il se consacre corps et âme, de ses recherches pour un plus grand appartement, de…
« Et toi, Naoki, t’en es où ? »
Cette question, évidemment. Au ton que son petit frère a employé, Naoki sait qu’elle n’a rien d’innocent. Nerveux, il se contente de secouer la tête, prenant le fait qu’il ait la bouche pleine comme excuse pour ne pas répondre correctement.
« Tu sais, je pourrais te faire embaucher là où je travaille. Ils ont toujours besoin de quelqu’un à l’accueil… »
Naoki interrompt net son geste, déjà plus qu’agacé. Comment ose-t-il lui proposer ça ? À l’accueil ? Lui qui sait à quel point il déteste parler avec qui que ce soit ? Et au-delà de ça… il ne lui a jamais demandé de se mêler de ses affaires. Jamais.
« Non, merci, répond-il sèchement. »
Son frère lève les yeux au ciel.
« Quoi, tu vas encore rester combien de temps chez papa et maman sans rien faire ? Il faut que tu te prennes en main, c’est pas possible. »
Naoki fuit son regard, exaspéré. Évidemment, son père est tout à fait d’accord avec ces propos, et ne se prive pas pour les appuyer :
« Ton frère a raison. Il faut que tu te bouges, on ne peut pas continuer comme ça. Tu n’as qu’à accepter le poste à l’épicerie, ou aller dans l’entreprise de ton frère. Tu n’as pas envie de te prendre un appartement ? De t’émanciper pour de bon ? »
Le jeune homme termine sa part d’une traite et repose brusquement le bol sur la table, agacé.
Qu’est-ce qu’ils croient ? Évidemment qu’il aimerait être loin d’ici. Il aimerait vaincre sa peur panique irrationnelle de l’extérieur, sociabiliser à nouveau, se trouver un travail, être indépendant. Rester ici, subir ces remarques tous les jours, est-ce qu’ils pensent vraiment que ça lui plaît ?
Se motiver, trouver un travail, un appartement, partir. Si c’était aussi simple, il l’aurait déjà fait depuis bien longtemps. Il ne serait pas ici, à avoir des crises d’angoisse à l’idée même de commencer la moindre démarche pour chercher un emploi. À se paralyser net, les larmes aux yeux, dès qu’il pose simplement sa main sur la poignée de la porte d’entrée.
Il se lève presque d’un bond pour débarrasser, sans leur accorder un regard de plus. Et tout en masquant ses légers tremblements, il s’efforce de les ignorer alors qu’ils le somment de revenir à table, furieux. Il remonte quatre à quatre l’escalier vers le premier étage et se réfugie dans sa chambre.
Il claque la porte derrière lui et reste appuyé contre le battant, le souffle court. Il attend quelques minutes que les battements de son cœur se calment et se dirige vers son bureau, encore légèrement tremblant.
Mais alors qu’il s’assoit à son fauteuil et s’apprête à relancer une partie de n’importe quel jeu en ligne, il se ravise. Il ne sent pas d’attaque pour ça. Il est épuisé. Cette nuit, il a eu une longue insomnie. Alors malgré la tension qui s’est accumulée dans son corps au cours du repas, il commence presque à somnoler.
Serait-ce le bon moment pour…? Une Sortie… Cela fait maintenant un mois qu’il est sorti la dernière fois. Depuis qu’il a vu cette femme, il n’a pas osé retenter l’expérience. Il se sent stupide, maintenant. Terrifié à l’idée même d’avoir une simple interaction sociale… À quoi bon avoir peur ? Si ça se trouve, il a mal compris ce qu’il a vu. Peut-être qu’elle ne le voyait pas vraiment.
Et… même si c’était le cas ? Si elle l’avait vraiment vu, et alors ? La ville est vaste. Il a très peu de chances de la recroiser. Et si ça devait arriver… Ça irait. Il pourrait très bien l’ignorer, s’en aller dans l’autre sens… Et si elle lui parlait, si elle en était capable… Eh bien, ça ne lui est encore jamais arrivé mais… Il pourrait se contenter de la saluer et passer son chemin. Ce serait… très étrange, mais pas insurmontable. Pas sous cette forme. De toute façon, tout plutôt que de rester ici à ressasser ce dîner qui l’a mis sur les nerfs.
Il retourne près de son lit et retire ses chaussettes et son pantalon avant de s’y allonger de tout son long, sur le dos. Avant de tenter quoi que ce soit, il faut qu’il se détende sérieusement. Il prend de longues inspirations et lorsque qu’il estime que son rythme cardiaque a repris un rythme normal, il recommence sa méthode habituelle.
Se concentrer sur ses sensations physiques, les bruits ambiants, les odeurs, la texture de son matelas et de sa fine couverture… Les laisser derrière soi.
Il contemple son corps, impressionné. Il y arrive de mieux en mieux, décidément. Au début, lorsqu’il ne faisait que s’entraîner, il n’était pas rare qu’il s’endorme et n’émerge que bien des heures plus tard, frustré d’avoir raté une occasion de Sortir. Maintenant, cela ne lui arrive plus. Il a énormément progressé, et il n’a pas perdu malgré ces quelques semaines d’arrêt.
En descendant les marches dans son corps astral, il entend la conversation de ses parents et de son frère, de loin. Il s’efforce de les ignorer pour retourner vers la porte d’entrée. Il n’a pas la moindre envie de savoir s’ils parlent de lui, et encore moins ce qu’ils peuvent être en train de dire si c’est bien le cas.
Une fois hors de sa maison, il se met à marcher au hasard. Il n’a aucune destination précise en tête, ce soir. Il veut simplement penser à autre chose.
Inconsciemment, ses pas le mènent vers le jardin botanique. C’est un lieu particulièrement paisible de nuit, et qui n’est pas très loin de chez lui. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il s’y rendait régulièrement lors de ses premières Sorties. Cela ne peut pas lui faire de mal d’y retourner un petit peu…
Il fait lentement le tour du parc, plongé dans ses pensées. Cet endroit… ses parents l’y emmenaient souvent avec son frère, quand ils étaient petits. Puis en grandissant, lui et sa famille avaient progressivement cessé de s’y promener. Il fallait qu’il se consacre à ses cours, à son avenir…
Il s’arrête quelques instants. Pourquoi est-ce que tout est devenu aussi compliqué…?
« Salut ? »
Il sursaute et fait volte-face. C’est elle. C’est la femme qu’il avait vue la dernière fois. Elle se tient à quelques mètres de lui, les mains dans le dos, l’air intrigué. Et lui ne répond rien, comme paralysé. Pourquoi faut-il qu’il la recroise déjà ? Il n’est pas prêt… Lui qui pensait que ce ne serait pas si difficile de lui adresser un simple mot…
« Je suis désolée si je t’ai fait peur. Je viens souvent dans ce parc et… je t’ai vu de loin. C’est bien toi, le garçon de l’autre fois ? Dans ce quartier, près des bars… »
Naoki se contente de hocher la tête, toujours incapable de parler.
« Eh bien, enchantée. Moi c’est Mayumi. Et toi ? »
Alors que Naoki ouvre enfin la bouche, il réalise quelque chose. Il n’a encore jamais parlé, sous cette forme. Il ne sait même pas s’il en est capable.
« N-Naoki. »
Elle hoche la tête en souriant et s’incline légèrement. Il l’imite, encore sous le choc. Elle l’a entendu. Et sa voix lui a paru presque normale.
« Comment… comment tu fais pour me voir ?
– J’imagine que c’est parce que je fais la même chose que toi. Tu voyages hors de ton corps toi aussi, c’est ça ? »
C’est donc ça. C’est étrange. Il n’avait encore jamais envisagé cette possibilité avant l’autre fois. Et encore moins imaginé que les personnes comme lui seraient capables de se voir les uns les autres, de discuter de cette façon.
Il l’observe quelques instants. À peu près aussi grande que lui, elle est vêtue d’un simple pyjama blanc et a les pieds nus, tout comme lui. Elle a les cheveux négligemment relâchés sur ses épaules, et semble légèrement plus âgée que lui.
« Je suis contente de retomber sur toi. Ça m’a beaucoup intriguée de te croiser, la dernière fois. Faut dire que c’est la première fois que je vois quelqu’un d’autre, alors…
– Je… J’avais jamais croisé personne non plus.
– Eh bien, ça se voit à ta tête. Je t’ai vraiment fait peur, hein ? Désolée. Enfin, ça te dit qu’on s’assoie quelque part ? On pourrait discuter un peu. »
Il hésite un instant. À la fois… il tient à sa solitude, mais d’un autre côté… le plus dur est fait. Il a échangé quelques phrases avec elle, et… tout se passe bien. Elle semble plutôt gentille, à l’écoute et très calme. Puis… ce n’est que pour cette fois. Rien ne dit qu’il la recroisera à chaque Sortie, et rien ne l’obligera à lui parler non plus si c’est le cas.
Il finit donc par hocher la tête et la suivre à travers le parc, jusqu’à s’asseoir à côté d’elle. Naoki prend un moment pour admirer la vue. Elle a bien choisi son banc, juste en face d’une grande fontaine, entouré de milliers de fleurs. Cet endroit est tellement paisible, la nuit… et normalement inaccessible. Cela fait partie de leurs privilèges. Remarquant son sourire, elle se penche vers lui et lui demande :
« Alors… C’est pas la meilleure chose ? De pouvoir aller et venir dans des endroits complètement déserts, à n’importe quelle heure ? Sans jamais avoir trop chaud ou trop froid, sans avoir faim ou soif… être juste libre de se balader comme on veut ? »
Naoki acquiesce doucement. C’est exactement ce pourquoi il aime tant Sortir. Elle reprend, curieuse :
« Dis-moi… pourquoi est-ce que tu fais ça, toi ? Je veux dire… n’importe qui aimerait pouvoir le faire, j’imagine. Mais… t’as peut-être de bonnes raisons d’avoir envie de t’évader comme ça. »
Il rompt le contact visuel, l’air dépité. Est-ce qu’il peut vraiment parler de tout ça avec une parfaite inconnue ? Mais à la fois… à qui est-ce qu’il en parlera, sinon ? Ce ne sont certainement pas ses parents ni son frère qui feraient preuve d’empathie. Quant à ses amis en ligne… il n’a que de brefs contacts avec eux. Des jeux, des blagues, quelques échanges de banalités et de vidéos drôles. Jamais rien de profond. Peut-être qu’il a besoin de ça.
« Eh bien… J’ai un peu… craqué. Il y a à peu près deux ans… J’ai toujours travaillé à fond. J’essayais d’avoir les meilleures notes en tout, depuis le lycée et à l’université.
– Dans quel domaine ?
– Je faisais des études d’ingénieur…
– Ah oui, pas facile… Vas-y, je voulais pas t’interrompre. »
Naoki secoue doucement la tête. Ça ne le gêne pas, au contraire. Ça rend la conversation un peu plus animée, et pour la première fois depuis longtemps, il a l’impression d’être vraiment écouté.
« Et je sais pas, un jour j’ai… J’étais à un examen, j’avais révisé à fond, pendant des heures et des heures, et devant la feuille… C’était le trou noir. Je me rappelais plus de rien. J’ai commencé à angoisser comme jamais, je voyais le temps qui s’écoulait mais toujours rien qui venait. J’arrivais pas à écrire quoi que ce soit. Alors je suis juste parti de la salle et j’ai déchiré la feuille.
– Ah ouais, comme ça ? Et après ? T’as pas pu le repasser plus tard ? »
Il soupire et reprend :
« J’ai complètement laissé tomber à partir de là. Ça m’a rendu malade pendant des semaines. Je dormais plus, j’arrivais plus à manger… Alors j’ai abandonné les cours, et puis un jour j’ai juste… arrêté de sortir. Complètement.
– Attends… ça fait… presque deux ans que t’es pas sorti de chez toi ? »
Il confirme d’une petite voix. Il n’arrive pas à savoir si elle le méprise, ou si elle est simplement choquée par sa réponse.
« Waw, d’accord. Mais du coup… tu travailles pas ? Mais de quoi tu vis ? Oh, attends… t’es chez tes parents, c’est ça ? »
Il confirme à nouveau, déprimé.
« Ah, ouais, d’accord… Ça doit pas être simple comme situation.
– Évidemment… Ils passent leur temps à me demander quand je vais me bouger, trouver un travail, un appartement, ou juste recommencer à sortir mais… si c’était aussi simple…
– Tu l’aurais déjà fait, complète-t-elle avec un sourire empathique.
– C’est ça. Je crois qu’ils réalisent pas… ils ont passé leur temps à me mettre une pression énorme sur les épaules, pendant des années, et quand j’ai fini par craquer… ils ont été incapables de comprendre. Puis aussi… j’ai un petit frère et lui, il s’en sort très bien. Il a un travail, son propre appartement, il a l’air bien dans ce qu’il fait et forcément, ils font que de me comparer avec lui. Mais regarde Daisuke, il est plus jeune que toi, et il a déjà fait tout ça, alors que toi t’es toujours chez nous, à rien faire ! Regarde, il a de l’ambition, des projets, tout le contraire de toi ! Et lui il se prive pas pour en rajouter une couche à chaque fois qu’il vient à la maison. À me proposer des jobs qui me correspondent pas du tout dans sa foutue entreprise, toujours à étaler sa réussite devant moi pour me rabaisser… »
Naoki s’emporte définitivement, passant en revue toutes les fois où il s’est senti oppressé, humilié par cette famille qui ne cesse de l’enfoncer sans essayer de le comprendre.
Il lui raconte tout. Cette situation qui le brise chaque jour un peu plus, son envie de s’en sortir, annihilée à chaque fois par son manque de volonté, par ses crises d’angoisse. Il voudrait partir, il le voudrait tellement, s’il n’y avait pas… tout le reste. Devoir chercher un travail lorsque la simple idée d’adresser la parole à un inconnu lui donne la nausée, alors qu’il ne croit pas en lui, alors qu’il a l’impression de ne rien savoir faire et d’être un poids partout où il va. Puis… déménager. Devoir démarcher pour trouver un appartement, verser des sommes qu’il n’a pas, déplacer toutes ses affaires… Est-ce que ses parents lui accorderaient la moindre aide dans tout ça, ou est-ce que c’est trop tard pour leur en demander…?
« Ça a l’air difficile… Désolée, je sais pas trop quoi te dire. »
Il se tourne vers la jeune femme, épuisé d’avoir tant parlé. Comme quoi… ça lui demande beaucoup d’énergie.
« C’est pas grave… On peut parler d’autre chose, mais… ça m’a fait du bien de dire tout ça à quelqu’un. Merci. »
Elle sourit brièvement pour toute réponse.
« Et toi, pourquoi est-ce que tu sors comme ça ? Tu… tu fuis quelque chose toi aussi ? »
Mayumi se lève sans prévenir et secoue la tête.
« Euh écoute, je te dirai une autre fois… Je suis désolée, il est tard. Il faut que j’y aille. Je travaille demain, malheureusement.
– Oh, je comprends, c’est vrai que… c’est pas très reposant, les nuits dehors comme ça, hein ? Mais… on pourra se revoir quand même, tu crois ?
– Oui, pourquoi pas. Je viens souvent dans ce parc, ou au port… T’inquiète pas, on finira sûrement par se recroiser, mais là je dois vraiment rentrer. Passe une bonne nuit, Naoki.
– Euh oui, toi aussi ! »
Déjà, elle s’est éloignée de quelques pas. Naoki reste un moment sur le banc à la regarder partir, sans réagir. Cette fin de conversation était un peu brusque mais, après tout, cela faisait un long moment qu’ils parlaient. Si elle travaille le lendemain, elle a eu raison d’abréger leur disscussion pour regagner son corps et le laisser se reposer vraiment pour le reste de la nuit.
Il se lève à son tour, tout en repensant à cette conversation. Lui… il a tout le temps qu’il veut devant lui.
⁂
Une semaine et demie s’est écoulée depuis qu’il a rencontré Mayumi. Le petit frère de Naoki est reparti à son appartement, et lui commence enfin à respirer. Il est Ressorti deux fois, sans la revoir pour le moment. Ce n’est pas très étonnant. Avec ses horaires complètement décalés, il lui arrive de Sortir à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Mais il ne s’inquiète pas. Ils finiront sûrement par se recroiser, que ce soit au port ou au parc, comme la dernière fois. Ce n’est peut-être pas plus mal comme ça. Ne pas savoir, ne pas se mettre de pression…
En y réfléchissant, cette rencontre lui a fait beaucoup de bien. C’était la première fois qu’il parvenait à parler avec quelqu’un à l’extérieur, sans claviers interposés. Évidemment, il avait eu peur au début, mais cela avait fini par se débloquer. Et c’était libérateur de lui avoir confié tout ça. Elle n’avait pas eu l’air de le juger, elle était empathique… Cela le changeait de ses parents ou de son frère.
Ce soir, il a envie de retourner faire une balade. Il ne s’est rien passé de particulier avec sa famille depuis ce repas chaotique, mais il ressent toujours le besoin de s’évader.
Il retourne à sa méthode habituelle. Il s’allonge, se détend et quelques minutes plus tard, il est à nouveau Dehors. De plus en plus simple. Il se demande ce qu’il pourrait faire, cette fois. Mais après avoir réussi à appeler un ascenseur l’autre fois, il se sent capable d’aller plus loin. Prendre un métro, un train…? Jusqu’où aurait-il le temps d’aller avant le matin ?
Il sort de sa maison et se met à errer dans la rue, hésitant. Il commence à avoir fait le tour de sa ville, du moins de cet arrondissement. Oui, il pourrait tenter de s’éloigner vraiment, ce soir…
Alors qu’il se dirige vers la rame de métro la plus proche, son regard est attiré par un mouvement au loin. Il se retourne pour observer la silhouette et se détend alors qu’il la reconnaît. C’est elle, c’est… Mayumi ? Il n’y a aucun doute. Même si elle est loin, il reconnaît sa démarche. Et peu de gens se promènent en pyjama dans la rue, à vrai dire. Il s’avance vers elle et tente de l’apostropher :
« Salut…? »
Il la voit s’arrêter le temps d’une seconde et lui adresser un bref regard avant de se remettre à marcher plus rapidement. Avant que Naoki n’ait le temps de comprendre ce qu’il se passe, elle a déjà tourné au coin de la rue.
D’abord surpris, il prend quelques secondes pour réfléchir, avant de se décider à la suivre. C’est quand même étrange. La dernière fois, ils avaient bien parlé, elle ne semblait pas mal à l’aise avec lui… Il presse le pas autant que cette forme le lui permet pour tenter de la rattraper. Mais alors qu’il arrive à peine au coin de la rue, elle est déjà… tout au bout de la suivante ? Elle s’entraîne probablement bien plus souvent que lui à se déplacer durant ses Sorties, pour être aussi rapide. Il tente toujours de la suivre tout en l’appelant, définitivement perdu. Il est persuadé qu’elle l’a entendu, alors pourquoi l’ignore-t-elle ainsi ?
Il continue ainsi sur quelques rues, confus. Est-ce qu’il ne devrait pas tout simplement abandonner, à ce stade ? Peut-être qu’elle a passé une mauvaise journée, peut-être qu’elle a envie d’être seule… Alors qu’il s’apprête à ralentir, convaincu qu’il vaut mieux en rester là, il se fige soudainement. Cet endroit… C’est son quartier. Pourquoi se balade-t-elle dans ce coin ? Ce n’est sûrement rien mais…
Non, ce n’est pas rien.
Il se remet à marcher, plus vite encore. Peu importe ce qu’il se passe, il faut qu’il la suive. Une petite voix dans sa tête lui souffle que quelque chose ne tourne pas rond. En arrivant au coin d’une rue qu’il connaît bien, il l’aperçoit à nouveau. Elle va bien dans cette direction, et cette petite voix dans sa tête refuse de se taire. Il doit en avoir le cœur net.
Il tourne au coin de sa rue, marchant de plus en plus vite. C’est étrange comme il a presque l’impression de ressentir la même chose que lorsqu’il est épuisé avec son corps physique. Le cœur qui bat trop vite, l’essoufflement, la perte de vitesse progressive… Et ce pressentiment qui n’arrange rien…
Il s’approche de sa maison, fébrile. La porte… il était persuadé de l’avoir fermé en sortant tout à l’heure. Ce n’est peut-être qu’illusoire mais d’habitude, tout ce qu’il déplace ou touche reste au même endroit, dans le même état. Au moins pour le reste de la sortie. Il la franchit sans y toucher, nerveux. Il n’a pas envie de monter ces foutues marches. Il a peur de ce qu’il pourrait y avoir là-haut et à la fois… il sait qu’il doit y aller.
Il gravit lentement les marches, oppressé par l’étrange silence qui règne dans la maison. Il marque à nouveau un arrêt en apercevant la porte de sa chambre. Celle-ci, il était persuadé de l’avoir laissé ouverte. Il franchit les quelques mètres qui le séparent de la pièce, de plus en plus angoissé, si faible qu’il a presque l’impression qu’il pourrait défaillir. Il tente de se raccrocher à sa poignée, vacillant. Il a peur de l’ouvrir, tellement peur.
Il ferme les yeux et inspire un grand coup, dans une vaine tentative de se donner du courage, et ouvre d’un geste brusque.
Sa chambre est exactement telle qu’il l’avait laissée. Ses meubles, bien en place. Ses posters et sa collection de mangas, intacts. Son ordinateur est toujours éteint, le casque posé à côté du clavier. Mais ce n’est pas ça que Naoki regarde. Sur son lit négligemment fait, son corps… Son corps a bougé.
Assis sur le rebord du lit, il se voit se passer la main dans les cheveux et étouffer un bâillement, comme si tout était parfaitement normal. Mais ce n’est pas lui qui provoque ces mouvements. S’il n’est pas dans son corps, comment peut-il…? Il a déjà compris, mais il doit en avoir le cœur net.
« Naoki » relève la tête et ouvre les yeux avant de se relever. Alors que le jeune homme voit avec effroi son propre corps exécuter quelques mouvements simples, il tente de le regarder dans les yeux. Ce regard…
Mayumi.
Sous le choc, Naoki recule de quelque pas. Son corps astral se cogne contre le mur derrière lui. Il reste figé un long moment, à observer cette inconnue qui est en train de s’approprier son corps. Il a comme la tête qui tourne, la vision qui se brouille, les jambes flageolantes. Est-ce que c’est vraiment en train d’arriver ? Est-ce que c’est vraiment possible de faire ça ? Et pourquoi est-ce qu’elle fait ça ? Pourquoi à lui ?
Alors qu’il la voit s’étirer, prononcer son prénom à voix haute, se l’approprier comme si de rien n’était, s’asseoir sur la chaise de son bureau comme si elle lui avait toujours appartenu, Naoki est au bord du malaise. Comment a-t-elle pu lui faire ça ?
Il voudrait ouvrir la bouche pour hurler, mais le son se retrouve comme bloqué dans sa gorge.
Et le pire… c’est qu’elle ne l’entendrait même pas.
⁂
Naoki pose un dernier livre dans le carton et le referme comme il peut avant de le soupeser. Ça devrait le faire. Il l’emporte avec lui et descend jusqu’au rez-de-chaussée pour le poser à côté des autres.
« J’espère que c’est le dernier, s’inquiète son père. Tu sais, on n’a pas tant de place que ça dans le coffre…
– Ça ira… Au pire, je prends seulement le plus important et je ferai un aller-retour plus tard.
– D’accord, on pourra faire ça… »
Naoki ne répond pas et remonte les marches en trottinant. Arrivé dans sa chambre, il la parcourt du regard. Plus rien ne manque, on dirait…
Il vérifie rapidement les étagères, puis son armoire, avant d’ouvrir chaque tiroir du bureau. Non, il a vraiment pris le plus important. Tout ce qui reste… ces mangas, ces vieux vêtements… Disons que ça ne correspond plus vraiment à ses goûts. Il est prêt pour le départ.
« Naoki-kun, tu devrais vérifier si tu n’as rien laissé dans la salle de bains, lance sa mère depuis le couloir.
– T’as raison, j’y vais. »
Il s’y dirige sans attendre et une fois à l’intérieur, referme la porte derrière lui. Son regard se pose sur le miroir à gauche de l’entrée, et il prend quelques instants pour se contempler.
Cette nouvelle apparence… il s’y est rapidement fait. Il n’a eu qu’à couper ces cheveux un peu trop longs et à les coiffer correctement, à raser cette barbe négligée et à se mettre à porter des vêtements convenables. Franchement, il aurait pu tomber bien plus mal. Il a un joli visage, un corps en bonne forme… à condition de se nourrir correctement et de reprendre un peu d’activité physique à partir de maintenant, du moins.
Il sourit pour lui-même tout en se regardant dans les yeux. Avec ce corps… il a l’impression qu’il peut tout faire, tout accomplir. Poursuivre ses rêves qu’elle avait laissés derrière elle. Ses ambitions qu’elle avait laissées de côté pour se trouver un mari, fonder une famille… Tout ça pour se retrouver seule. Veuve, avec ces deux enfants à charge, constamment au bord du gouffre, soumise à ce travail insensé et épuisant qui lui détruisait le dos et la santé chaque jour un peu plus.
Ruinée financièrement, physiquement, psychologiquement.
Ces Promenades étaient sa seule échappatoire. Depuis qu’elle avait vu ce téléfilm stupide dans lequel un garçon était capable de sortir de son corps, l’idée lui avait trotté dans la tête. Elle s’était d’abord renseignée sur Internet, comme pour s’assurer que c’était bel et bien une idée stupide et irréalisable. Puis elle s’était dit qu’après tout… les histoires, même les plus incroyables, viennent toujours de quelque part. Elle avait lu des pages et des pages sur le sujet, à la recherche d’une quelconque méthode pour réaliser cet incroyable projet. Nuit après nuit, elle avait tenté et retenté, se persuadant comme elle le pouvait que c’était bel et bien possible.
Et en effet, elle avait fini par réussir à force d’acharnement. Au début terrifiée à l’idée de trop s’éloigner de son corps, elle avait commencé à tester ses limites, à se rendre de plus en plus loin. Jusqu’au soir où…
Naoki.
Sans pouvoir retenir une moue méprisante, elle repense à sa rencontre avec lui. Au départ, elle était simplement curieuse. Jusqu’alors, elle n’avait jamais rencontré qui que ce soit lors de ses Promenades. Et alors qu’il s’était enfui en l’apercevant, elle l’avait pris en filature jusque chez lui et à chacune de ses Promenades suivantes, elle s’était postée près de sa maison, à attendre qu’il finisse par ressortir. C’est pourquoi le soir où il était allé au parc, elle l’avait d’abord suivi discrètement, avant de sortir au moment adéquat pour l’aborder sans lui faire peur.
Cela pouvait paraître bizarre, oui. Peut-être même un peu dérangeant. Mais elle avait sincèrement envie de lui parler et d’apprendre à le connaître. Même si c’était une drôle de façon de se rencontrer et même s’il avait l’air d’avoir sept ou huit ans de moins qu’elle, elle s’était dit que peut-être, elle aurait pu s’en faire un ami. Son premier ami de Promenade.
Ça… c’était jusqu’à ce qu’il se mette à se lamenter sur sa vie. Elle l’avait écouté pleurnicher, sentant presque son sang bouillir dans ses veines alors même qu’elle n’était pas dans son corps physique. Ce garçon avait une vie si simple, tout pour réussir. Pas d’enfants à charge, des parents qui lui payaient tout, des études brillantes derrière lui et pourtant… il n’en faisait strictement rien ? Il restait là, chez son papa et sa maman, sans travailler, sans chercher de logement, sans jamais sortir de chez lui et… il osait se plaindre ?
Elle n’avait pas réussi à faire semblant bien longtemps et, furieuse, elle avait coupé court à la discussion et était rentrée chez elle. Mais alors qu’elle y repensait encore une fois son corps physique réintégré, des jours et des jours durant, un plan avait commencé à germer dans sa tête. Elle n’avait pas la moindre idée de s’il était réalisable ou non, mais elle devait essayer. Alors elle l’avait guetté à nouveau, inlassablement postée devant chez lui toutes les nuits où elle en avait l’occasion. Et ça avait fini par payer. Elle regarde à nouveau son reflet dans le miroir.
Naoki…
Le jeune homme vérifie rapidement les étagères et les placards avant de revenir sur ses pas. Rien à prendre par ici. Et alors qu’il repasse devant le miroir pour sortir de la pièce, il adresse un dernier regard à son reflet, un petit sourire en coin.
Bonne chance dans ma vie.
Il redescend les escaliers et remet ses chaussures pour charger les affaires dans la voiture, aidé de son père. Sa mère s’empare elle aussi d’un carton, le regard inquiet :
« Tu es vraiment sûr que tu veux emménager aujourd’hui ? »
Il pose son paquet dans le coffre et se retourne vers elle, sans la regarder dans les yeux pour autant :
« Oui, oui, ça va aller.
– Tu es sûr ?
– Pourquoi tu me demandes ça ? Ça fait quasiment deux ans que je restais là à rien faire… Tu devrais être contente que je me décide à partir, non ?
– Oui, bien sûr, je suis contente que tu te reprennes en main mais… c’est juste que c’est tellement soudain. Ce nouveau travail, cet appartement… J’espère juste que tu n’es pas en train de te surestimer, et que tu vas tenir le coup. »
Naoki hoche la tête, l’air confiant.
« T’inquiète pas, je sais ce que je fais.
– Je l’espère… Tu peux nous appeler si jamais ça va pas, tu le sais, hein ?
– Oui, bien sûr. Je vous donnerai des nouvelles. »
Sa mère hoche doucement la tête, visiblement peu rassurée. Son père interrompt cet instant en revenant jeter un coup d’œil à l’intérieur. Constatant qu’il n’y a plus rien à charger, il soupire de soulagement et retourne s’installer au volant.
« Juste le temps de régler le GPS sur ta nouvelle adresse et on est parti. Tu es prêt ?
– Normalement oui… Je vais faire un dernier tour de la maison, mais ça devrait être bon. »
Naoki retourne à l’intérieur et retire ses chaussures, sans remarquer sa mère sur ses talons. Celle-ci le considère d’un air légèrement inquiet, sans s’éloigner de l’entrée de la maison.
Le jeune homme revient sur ses pas moins de deux minutes plus tard et remet ses chaussures. Mais alors qu’il s’apprête à ouvrir la bouche pour lui dire au revoir, elle l’arrête d’un geste. Il regarde dehors d’un air pressé, appréhendant ce qu’elle va lui dire. Elle semble bizarre.
« Naoki… »
Elle s’approche de lui et le scrute, comme si elle cherchait à comprendre quelque chose. Son fils reste immobile, la tête basse et le regard fuyant. Il n’a qu’une hâte : partir d’ici. Mais sa mère insiste, l’air toujours plus inquiet :
« Naoki, regarde-moi… »
Il retient un soupir, fébrile, et ose lever les yeux vers elle. Son regard se plante alors dans le sien, de longues secondes durant. Puis son expression change. Elle semble choquée et à la fois… peu surprise. C’est étrange. C’est comme si quelque chose qu’elle avait déjà deviné s’était finalement avéré.
« Naoki… Ce n’est pas vraiment toi, n’est-ce pas ? »
Il la fixe encore quelques instants. Elle sait. Rien ne sert de nier, elle a compris. Il ne sait pas exactement quand ni comment elle a compris, mais il n’y a aucun doute possible. Sans rien dire, il ferme les yeux et secoue doucement la tête. Sa mère a un mouvement de recul et porte sa main à son cœur, le souffle court.
« Je le savais… »
Le jeune homme reste parfaitement immobile, le cœur cognant plus fort dans sa poitrine. Puis il ose à nouveau lui faire face et serre les poings pour empêcher le moindre signe nerveux de transparaître.
Elle déglutit, cligne plusieurs fois des yeux et se met à s’agiter, comme si elle essayait de se redonner une contenance.
« Allez, il faut que tu partes. Ton père t’attend. »
Naoki sursaute presque, surpris. À présent, c’est elle qui fuit son regard. Déboussolé, le jeune homme s’agrippe à la lanière de son sac à dos, sans savoir comment réagir.
« Tu… t’es sûre que… »
Sa mère secoue la tête et lui tourne le dos.
« Il faut que tu y ailles. »
Il ouvre la bouche mais aucun son n’en sort. Elle refuse de le regarder en face.
Il secoue la tête et s’éclaircit la gorge, perturbé :
« OK, je… je t’appelle quand je suis bien installé. »
Elle ne répond pas mais alors qu’il s’apprête à tourner les talons pour se diriger vers la voiture de son père, elle pivote à nouveau vers lui. Elle cache vivement ses mains dans son dos, mais il a bien eu le temps de voir qu’elles tremblaient. Il reste figé là un instant à l’observer, impuissant. Elle sait. Elle sait qu’il n’est pas son fils, alors qu’est-ce qu’il pourrait bien dire ou faire pour y changer quoi que ce soit ?
Elle a les yeux embués de larmes et alors que Naoki parvient à croiser son regard le temps d’une seconde, il… elle sent presque son cœur se serrer. Et soudainement, elle comprend pourquoi sa mère refuse de regarder ce qui était autrefois son fils dans les yeux. Parce qu’au-delà de ce mélange d’incompréhension, de tristesse et de culpabilité se trouve un autre sentiment, qu’elle tente de masquer à tout prix. Une pointe de soulagement.
OK
Beaucoup trop cool !!!
Merci bebouuuu
Roh punaise, l’ambiance de cette nouvelle est tellement forte.
Le temps que tu prends à développer les sentiments et le contexte est très juste je trouve. Puis ça ajoute aussi un côté très angoissant à l’histoire… à l’image de la problématique du protagoniste. Mon petit cœur a eu du mal à s’en remettre ahaha.
Je te remercie d’être passée et d’avoir pris le temps d’écrire un commentaire ! C’est gentil, j’avais peur que ce ne soit pas assez développé donc merciii
Il est violent celui là.
En vrai, ça mériterait presque d’être plus long avec encore plus de build up pour les twists de fin. X)
Hehe, merci ! J’y ai pensé mais à la fois je commençais à trouver ça trop long !