Projet : Inktober 2023.
Objectif : publier une nouvelle tous les trois jours, rédigée en une heure maximum, en suivant la liste officielle du challenge Inktober 2023.
Ce texte se rattache à un ou plusieurs de ces thèmes : 10 – Fortune • 11 – Errer • 12 – Épicé. / Temps : 44mn.
Elle passe ses doigts le long des tranches. Elle erre. Le bruit de ses talons résonne dans la bibliothèque, bientôt vide à cette heure-ci. Elle erre dans les rayons, elle n’a pas l’air d’avoir de but précis. Elle est simplement là, à tourner la tête à droite à gauche, flegmatique. La lumière dans la salle adjacente est déjà éteinte, il ne reste plus que de petits spots lumineux au plafond. Une manière douce de demander aux gens de quitter les lieux. Mais pas à elle.
Soit elle n’a pas compris, soit elle n’en a que faire. Elle reste là, à errer, l’air de regarder les livres sans les voir. Elle le fascine. Les bras croisés sur le comptoir, il ne peut détacher ses yeux d’elle. De sa démarche, lente et presque féline. De ses boucles blondes qui dépassent de sa capuche, de son bracelet à breloques, qui tintent au rythme de ses pas. Son sac en bandoulière en cuir qui semble plein à craquer, comme celui de tous les étudiants qui passent par ici. Cela doit lui scier l’épaule, pense-t-il douloureusement. Ces professeurs qui demandent à leurs élèves de se promener en permanence avec huit kilos de livres ne savent vraiment pas ce qu’ils leur font endurer.
Elle se rapproche du comptoir… Il s’empresse de détourner les yeux. Ce serait gênant, si elle s’apercevait qu’il la fixait ainsi. Il vaut mieux qu’elle ne se doute de rien.
« Bonsoir ! Désolé, on a mis longtemps à choisir… Tiens, Théo, tu donnes tes livres au monsieur ? »
Il s’efforce de sourire à l’homme. Bien sûr, c’est le moment où les dernières personnes présentes dans le bâtiment vont faire scanner leurs livres, tamponner les fiches, emprunter quelques ouvrages et partir. La file se forme déjà, alertée par la baisse de luminosité. D’ici une vingtaine de minutes, tout le monde sera parti. Et elle est là.
Elle est là, en décalage par rapport à la file, tout proche de son bureau, comme si elle n’attendait pas pour emprunter, mais pour lui demander un conseil ou une indication quelconque. Il la regarde un moment et lui adresse un sourire désolé avant de reporter son attention sur la personne suivante. Il ne peut rien faire pour le moment, il doit terminer avec les lecteurs. Le patron n’est peut-être pas là pour le lui reprocher s’il venait à fermer en retard, mais il a envie de mettre cette journée derrière lui. Parce que la soirée qui l’attend… elle va pimenter son quotidien.
La jeune fille finit par lui adresser un sourire elle aussi, compréhensive, puis hausse les épaules et, comme si de rien n’était, comme si la bibliothèque n’allait pas fermer, elle reprend son errance là où elle l’avait laissée. Elle le fascine. Il le savait, elle est parfaite.
Il l’observe tandis qu’elle boit son café à petites gorgées, les yeux rivés sur les livres les plus en hauteur dans les rayonnages. Elle a bien raison. La caféine en fin de journée, il n’y a rien de mieux pour se remettre de toutes ces heures de travail, pas vrai ? Il sourit, il en voit enfin le bout. Plus que deux ou trois personnes et il pourra fermer.
D’ici quinze minutes, tout le monde sera parti d’ici. Et d’ici dix minutes… D’ici dix minutes, le mélange qu’il a distillé dans son gobelet fera effet. Elle a détourné le regard au mauvais moment, il ne lui a fallu que quelques secondes pour verser le contenu du sachet. Personne n’a bronché, personne n’a rien remarqué. Il s’est amélioré avec le temps. Autrefois, il lançait des diversions grotesques à coup de présentoir tombé et de livres éparpillés au sol, d’eau renversée par terre.
« Seriez-vous assez aimable pour aller me chercher le rouleau d’essuie-tout sur mon bureau, s’il vous plaît ? Oh merci, vous me sauvez… »
Très chevaleresque. Cela fonctionnait toujours. Et tandis que l’établissement fermait, elles restaient là, sur leur chaise, sans comprendre pourquoi leurs jambes étaient devenues aussi lourdes, pourquoi elles n’arrivaient plus à les porter. Comme c’était dommage.
Elles s’endormaient. Se réveillaient ailleurs, dans un lieu qu’elles ne connaissaient pas. Ensuite… ensuite, c’était toujours la même chose, les mêmes cris, les mêmes supplications, les mêmes promesses.
« J’ai de l’argent, plein d’argent ! Tout ce que vous voudrez, et je dirai rien à personne ! »
Elles avaient toutes tellement d’argent, à les entendre. Une vraie fortune.
Il tend le dernier livre à la mère de famille qui se trouve là, avec ses deux enfants.
« Dites, monsieur, vous pouvez aller voir la jeune fille à la table, là-bas ? J’ai l’impression qu’elle se sent pas très bien… »
Il sourit d’un air pincé. Il n’aime pas quand les cibles se font remarquer. Ça n’avait jamais tourné en sa défaveur, mais ce n’est pas bon signe pour autant.
« Bien sûr. Ne vous en faites pas, je vais m’en charger. Passez une bonne soirée. Et très bon choix de lecture, pour votre fils. Vous me direz ce qu’il en a pensé ? S’il aime bien, j’ai plein d’autres auteurs du même genre à lui conseiller… Par exemple…
– Oh, oui, oui… Mais une autre fois, hein ? Désolée, je dois vraiment rentrer… Bonne soirée ! »
Cela ne manque jamais de les éloigner. Il a beau être un employé modèle, aimable et respecté, personne n’aime être retenu pendant vingt minutes pour parler d’auteurs obscurs et presque inconnus au bataillon lorsqu’on ne désire qu’une chose : rentrer chez soi et se détendre après une journée de travail. Elle s’éloigne dans la rue, son fils lui tenant la main. Ça y est, les derniers lecteurs sont partis sans se retourner. La voyant là, assise sur sa chaise, la tête penchée en avant, l’air de chercher quelque chose dans son sac avec des gestes lents et désordonnés, il s’éloigne d’une démarche assurée vers la porte d’entrée. Il verrouille, met les rideaux.
Puis il reprend son sourire habituel, avec une pointe de sarcasme.
« On va fermer, mademoiselle… »
Elle relève la tête vers lui au prix de ce qui semble être un immense effort.
« Quoi…?
– Je disais qu’on allait fermer. À moins que vous ne veuillez rester là toute la nuit… »
Ce n’est pas ici qu’elle restera, mais ce petit jeu l’amuse toujours. Il faut bien pimenter son quotidien.
« Oh, euh… oui… »
Elle n’en a plus pour longtemps, mais elle résiste étrangement bien, comme si elle avait compris que ce qui lui arrivait n’avait rien de normal. Il doit la tester, voir si elle est capable de rester cohérente.
« Vous vouliez me demander quelque chose, tout à l’heure ? »
Elle cligne plusieurs fois des yeux, perdue, et se racle difficilement la gorge.
« Je… Oui. Je voulais… Edgar… Allan Poe… »
Sa voix est faible, inconstante. Son sourire s’étend, presque carnassier. Elle veut du roman noir ? Elle va être servie…
« Vous n’avez pas l’air d’aller bien. Je vais aller vous chercher un verre d’eau.
– Mer… merci… »
Sa tête retombe en avant, ses mains sont à deux doigts de lâcher son sac, de le laisser s’écrouler au sol. Il se retourne et s’élance vers la réserve. Il en a de la chance, ce soir. Il n’a plus qu’à aller chercher son matériel. Et un verre d’eau, pourquoi pas… Il a la bouche pâteuse, après toutes ces heures de travail.
⁂
Il s’est retourné.
Sans un bruit, elle saisit le gros objet noir, dans son sac. Il n’a pas le temps de la voir venir. Le taser le foudroie. Il laisse échapper un grognement pathétique et s’effondre sur le sol dans un bruit mat. Le silence revient dans les rayonnages.
Elle retire sa capuche et soupire de rage avant de lui envoyer un grand coup de pied dans les côtes. Il gémit de douleur mais n’a même pas la force de la repousser, de se débattre. D’ici une dizaine de minutes, le mélange qu’il a versé dans son gobelet fera effet. Il aura suffi d’une seconde, quand il était occupé avec cet homme, pour qu’elle l’échange avec le sien. Elle aussi, elle sait profiter d’une diversion.
Elle le toise un moment, hargneuse. Elle n’est pas la première et elle le sait. Elle sait bien ce qu’il a fait à toutes ces femmes, en pensant qu’il ne serait jamais repéré, jamais attrapé, jamais puni. La roue a tourné.
Elle le tase encore un coup, mais il est déjà inconscient. Tant mieux. Elle reprend son sac et le pose sur la table. Qu’est-ce qu’il est lourd… Juste assez pour pimenter la soirée. Elle se dirige vers l’entrée de l’établissement d’un pas tranquille, éteint les dernières lumières.
« Désolé, nous sommes fermés. »
Oh la douce vengeance…
J’allais quand même pas donner l’avantage à ce type 😉