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Chrono Challenge : Le client est roi

L’oiseau de proie sur sa nuque.

Le nuage orageux sur son épaule droite.

La boussole et ses points cardinaux dans le bas de son dos.

La pensée bleue sur son mollet gauche.

Ils ont tous une signification, tous autant qu’ils sont. Mais lorsqu’on lui pose la moindre question, Reynar élude.

« C’est personnel, se contente-t-il de répondre. »

Puis il change de sujet. Jamais il n’a répondu à qui que ce soit lorsqu’il s’agit de ses nombreux tatouages. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de lui faire cracher le morceau, en particulier lorsqu’il était sévèrement alcoolisé. Mais rien n’y a fait, jamais. Reynar reste toujours muet comme une tombe concernant les dessins qui ornent sa peau.

Cet homme est un cas à part, disent ses amis. Ils n’ont jamais vu une personne se faire tatouer autant de choses différentes, avec chacune un style différent : de l’aquarelle aux couleurs pastels, jusqu’aux formes noires presque abstraites.

Hommage à sa famille ?

Ode à ses rêves dans la vie ?

Simple envie d’être différent ?

Il est très probable qu’un jour, Reynar finisse tout simplement par emporter son secret dans la tombe.

La plupart du temps, tatoueur de profession, il effectue le travail lui-même. Lorsqu’il désire un nouveau dessin dans une zone inaccessible, il demande à son collègue et ami de toujours. Et même si celui-ci tente de le cribler de questions durant la séance, Reynar reste muet comme une tombe, sans jamais perdre son sang-froid.

Reynar est comme ça. À intervalles réguliers, il va vouloir un tatouage, d’un coup d’un seul, comme s’il prenait sa décision sur un coup de tête. Puis il ne va plus s’en faire pendant des mois, parfois pendant une année entière. Mais invariablement, à chaque fois qu’il s’apprête à graver un nouveau symbole sur sa peau, il a le même air sombre et fermé qui inquiète toujours son collègue. Au fil des jours, il parvient à retrouver sa bonne humeur habituelle, son sourire et son air bourrus que tout le monde lui connaît.

Reynar est comme ça. Et personne ne peut expliquer pourquoi.

Ce jour-là, il vient de terminer une coccinelle. Avant-bras, style un peu gothique, rouge très sombre. Tous les clients sont partis, il est seul à la boutique. Consciencieusement, il désinfecte les aiguilles, range son matériel. Tout est silencieux.

Le client était un homme fortuné – comme souvent. Reynar l’a détesté dès qu’il l’a vu, mais il n’avait pas le choix. Comme d’habitude. Le client est roi, comme on dit. Alors il a exécuté son travail, comme une machine, mettant sa morale et son éthique de côté une fois de plus. Combien de fois encore ? Combien de fois encore va-t-il devoir prétendre être un autre ?

Il ferme le salon de tatouage à clé, sourit à l’enseigne. Ce salon, c’est sa petite bouée de sauvetage. C’est le métier qu’il aurait vraiment aimé faire à plein temps, s’il n’y avait pas ses obligations familiales. Ses foutues obligations familiales.

Il n’en a que pour cinq minutes à rentrer chez lui. Il ouvre sa boîte aux lettres, sachant très bien ce qu’il va y trouver. Il retient un soupir en attrapant la grosse enveloppe. Le deuxième acompte. Mais cette fois-ci, quelque chose attire son regard. Une autre lettre ?

Il la saisit puis, une fois chez lui, ouvre d’abord la plus épaisse. Il n’a pas envie de recompter. Il doit y avoir vingt-mille, de toute façon. Même s’il les méprise au plus haut point, il sait qu’il peut faire confiance à ses clients là-dessus. C’était quarante-mille : la moitié avant le boulot, l’autre moitié après.

La coccinelle…


Reynar met l’argent de côté. De l’argent sale… Il déteste s’en servir. Des fois, il est tenté de tout prendre, de tout plaquer et de partir à l’autre bout du monde. Mais ils le retrouveraient. Il n’a aucune chance de leur échapper, il le sait bien. Alors il le garde, bien planqué dans un coin de son appartement. Et il ne s’en sert qu’en cas d’extrême nécessité. Comme pour la deuxième lettre… Il finit par l’ouvrir, fébrile. Le cachet du cabinet médical est parfaitement reproduit. Il parcourt le contenu pour s’assurer que c’est bel et bien ce qu’il a demandé : un papier officiel prouvant qu’il est stérile, basé sur des analyses fictives. Un faux, bien entendu. Mais un faux très convaincant, et c’est tout ce qui compte.

Il y a quelques mois, il a entendu parler de soi-disant médecins qui réalisent des faux certificats en tous genres, généralement pour une modique somme à quatre chiffres. Reynar avait sauté sur l’occasion pour faire réaliser ce certificat. Après tout, son travail de l’ombre lui rapporte suffisamment d’argent pour ne pas avoir à s’inquiéter d’une perte comme celle-ci.

Il sourit devant le bout de papier. Même si elle est fausse, il a maintenant une preuve. Une preuve qui lui donnera enfin l’occasion de sortir de ce cercle infernal. Il ne sera pas obligé d’entraîner un enfant, fille ou garçon, sur ses traces. Il ne sera pas obligé de former un mercenaire pour le compte d’un clan ancestral et perfide.

Un assassin.


Il n’aura plus jamais à s’esquiver gauchement lorsqu’on lui présentera une femme du clan dans l’espoir de le marier avec elle. Il ne sera plus obligé d’éluder la question de sa future descendance. Il n’en aura pas, jamais. Personne ne le forcera à adopter un enfant pour le former à sa suite : seuls les liens du sang ont leur importance. Les autres ne comptent pas. C’est la tradition.

Reynar sourit. Pourtant, il n’est pas plus libre qu’avant. Dans quelque temps, il aura sûrement un nouveau contrat. Une nouvelle personne à assassiner pour le compte d’un quelconque homme riche et méprisable qui refuse de se salir les mains lui-même. Un contrat duquel il ne pourra pas se désister sous peine de subir les représailles du clan.

Mais un jour, il aura enfin droit à sa retraite, et il aura au moins l’assurance qu’aucun être innocent ne sera forcé de prendre la suite, de trancher la gorge de quelqu’un pour un client le jour de ses dix-huit ans, dans un rite sordide de passage à l’âge adulte. Personne ne perdra son innocence par sa faute.

En attendant, il va tenir comme il peut. Se forcer d’accomplir son devoir. Et, pour chaque nouvelle victime, il y aura un nouveau tatouage, peu importe la place que cela prendra sur son corps. Il veut se souvenir de chacun d’eux, à sa façon. S’obliger à regarder ses actes en face, à ne jamais les oublier.

Il jette un œil à la coccinelle, toute fraîche, encore enveloppée sous le petit film plastique qui empêche la plaie de s’infecter durant les premières heures.

Il ne répondra à aucune question la concernant. Ni au clan, ni à ses amis.

Ses tatouages sont son secret, ils racontent son histoire.

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