J’aimerais apprendre à danser.
C’était la première fois que j’exprimais une demande qui me tenait autant à cœur auprès de mère et père. En réalité, c’était surtout l’avis de père qui comptait. Mère, elle, n’avait jamais son mot à dire. Comme toutes les femmes de notre assemblée.
Jusqu’ici, père avait rejeté toutes mes demandes. Non, je ne pouvais pas sortir de la Famille. Non, je ne devais pas parler aux rares étrangers qui traversaient la ville, généralement des artistes qui vagabondaient d’une contrée à l’autre – et ne restaient jamais longtemps par chez nous. Non, je ne pouvais pas apprendre à faire du vélo, ni courir, ni pratiquer quoi que ce soit de « dangereux ». Non, je ne pouvais pas aller dans une école publique avec d’autres enfants élevés en dehors de la Famille. Je devais rester avec les miens, me taire et attendre que l’on me juge assez âgée pour me marier.
Alors j’appréhendais terriblement sa réponse. Je ne pouvais espérer le soutien de personne. Ni de mes frères aînés, qui se fichaient complètement de moi, ni de ma mère, dont je savais pertinemment qu’elle resterait muette face à ses décisions, ni d’un quelconque autre homme de la Famille. La décision de père était souveraine, c’était ainsi.
Il m’avait simplement dit qu’il lui fallait du temps pour y réfléchir et lorsque c’était comme ça, il était hors de question de relancer la discussion avant qu’il ne vienne le faire lui-même. Je n’avais pas le droit de lui adresser la parole s’il ne me le demandait pas explicitement, je l’avais appris à mes dépens, à la manière forte comme il disait. Et s’il ne revenait pas m’en parler, il fallait prendre ça pour un non. Des fois, je ne méritais même pas une simple phrase, même pour un refus.
Et un beau jour…
« C’est d’accord, Violette. Je pense que la danse est une activité qui te rendra plus souple et plus robuste à la fois, tout en étant une activité féminine. Mais je te préviens, tu n’auras le droit de t’éloigner de la Famille que pour tes cours. Tu devras rentrer aussitôt la séance terminée, sans traîner. Je refuse que tu te mélanges à quiconque, et que tu parles aux autres pour leur dire autre chose que bonjour et au revoir. Compris ? »
L’adolescente que j’étais à l’époque était enchantée. Enfin, j’allais avoir la permission de quitter la Famille, même si ce n’étaient que quelques petites heures par semaine.
La danse m’avait fait renaître. D’une adolescente frêle, pâle et ignorant tout du monde extérieur, j’étais peu à peu devenue une femme plus épanouie, plus sûre d’elle et surtout, plus intelligente.
Si au début, je m’en tenais scrupuleusement aux consignes de père et refusais tout dialogue avec les autres élèves, terrifiée à l’idée de lui désobéir, j’avais plus tard commencé à les observer curieusement. Ils avaient l’air tellement… libre. Ils souriaient, parlaient entre eux, riaient, se faisaient des messes basses d’un air complice, ne se vouvoyaient pas entre eux, tout était d’une simplicité ! Et surtout… aucun d’entre eux n’avait la moindre marque au fer dans le creux du dos, triste signe distinctif que j’appris rapidement à cacher lorsque je me trouvais parmi eux.
Je commençais à comprendre que ce n’était pas normal. Je commençais à comprendre que la Famille n’était pas la vraie vie.
La vraie vie était ailleurs.
Alors je m’investis corps et âme dans la danse, repoussant toujours plus loin mes limites, accro à ce sentiment d’extase qui s’emparait de moi lorsque je tournais sur moi-même, me réceptionnais sur la pointe des pieds, levais mes bras aussi haut que je le pouvais.
Je me mis à parler aux autres élèves et à notre professeure, de temps en temps. Je les laissais me raconter leur quotidien, leurs tracas et leurs joies. Et ce qu’ils vivaient n’avait rien à voir avec la cage dans laquelle j’étais tenue prisonnière, dans la Famille.
Et alors que je nouais des liens avec eux, enfin, je comprenais.
Je ne parvins pas longtemps à cacher mes changements. Père avait remarqué mon regard plus alerte, mes épaules plus droites, mes gestes plus vifs et assurés. C’était encore plus flagrant lorsque je me tenais près de mère, ou près de n’importe quelle autre fille de la Famille. Je ne pouvais rien cacher à père, mais je crois que… je n’en avais plus envie. Et il n’aima pas cela du tout.
Il ne me confronta pas tout de suite. Il se contentait de m’observer de temps en temps, d’un regard glacial et accusateur. Et cela m’amusait presque, au fond de moi, car il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même : c’était lui qui avait accepté de me laisser danser.
Cela arriva un soir, alors que je revenais de mon cours. Je l’avais senti venir. Il était assis à la table de la cuisine, un verre de vin rouge devant lui. Mère était debout contre la cuisinière, la tête baissée, semblant anxieuse. Il était évident qu’il m’attendait de pied ferme.
« Te voilà, me dit-il simplement. Je dois te parler. »
Mon sac contenant mes affaires de danse encore à la main, je marchai jusqu’à son niveau. Droite. La tête haute, les épaules en arrière.
« Oui ? »
Il prit une gorgée de vin et laissa reposer son verre bruyamment sur la table en bois et se leva pour me faire face, un petit air narquois sur le visage. Il clama fièrement :
« Tout est arrangé. Tu vas épouser Maxence, le fils du notaire, et tu arrêteras la danse pour te consacrer pleinement à ton foyer et à ta future famille. »
Je vis mère ouvrir de grands yeux et se précipiter hors de la pièce en étouffant un sanglot. Je ne fus pas surprise, je savais très bien pourquoi elle réagissait ainsi. Maxence était réputé pour être un homme rustre, violent et sans pitié, en affaire aussi bien qu’avec ses proches.
Le choix de mon père était bien évidemment stratégique : j’étais devenue plus libre, plus indépendante et moins anxieuse. Il fallait me recadrer, me rééduquer et me garder sous la coupe de la Famille, pour toujours.
Je le regardais fixement, droit dans les yeux.
« Je ne veux pas. »
Sa réaction ne se fit pas attendre, le coup partit.
« Tu feras ce que je t’ordonne de faire tant que tu vivras ici, et tu feras ce que Maxence t’ordonnera de faire lorsque tu vivras avec lui. Et jamais plus tu ne danseras. »
Je ne me démontai pas. J’étais en mouvement, et je ne pouvais plus m’arrêter.
J’essuyai le sang qui coulait de mon nez, légèrement sonnée mais toujours aussi décidée.
« Je ne veux pas. Et je ne le ferai pas. »
Sans lui laisser le temps de répliquer, je tournai les talons et ressortis de la maison en courant. Il tenta de me suivre et de m’agripper, mais la danse m’avait rendue plus rapide, plus agile et plus vive que lui. Il ne l’avait pas vu venir.
« Reviens ici ! »
J’ignorai ses appels et continuai de courir.
Place de la fontaine. Vingt-et-une heures. Ils devaient y être.
« Violette ! »
Ils y étaient. J’accélérai à nouveau, mon sac à la main, rempli de mes affaires de danse et… d’argent liquide, de vêtements de rechange et de quelques affaires de toilette. Comme je le disais, je l’avais senti venir.
Je bondis dans la voiture en jetant mon sac à côté de moi sur la banquette arrière. Alors que les deux élèves du cours de danse s’empressaient de quitter la ville pour échapper à mon père en colère, j’éclatai de rire, ignorant mon nez qui saignait toujours.
« Violette, tu te sens bien ? me demanda la passagère d’un air sincèrement inquiet.
– Je n’ai jamais été aussi bien. »
Je souris en regardant à la dérobée la mine furibonde de mon père. J’eus une pensée pour ma mère, songeant qu’enfin, je faisais ce qu’elle n’avait jamais osé faire.
Un jour, je reviendrais la chercher.
En attendant, je continuerais à danser, à voyager. Je ne serais que mouvement.
Se libérer de ses chaînes au moment où, un peu partout dans le monde, les droits des femmes sont piétinés…
c’est vrai que malheureusement c’est le genre de thème qui est toujours d’actualité.