Projet : Inktober 2023.
Objectif : publier une nouvelle tous les trois jours, rédigée en une heure maximum, en suivant la liste officielle du challenge Inktober 2023.
Ce texte se rattache à un ou plusieurs de ces thèmes : 19 – Dodu • 20 – Givre • 21 – Chaînes. / Temps : 42mn.
Il n’a pas pris les meilleures décisions.
C’est vrai, cette journée aurait pu attendre. Est-ce que c’était vraiment si important de se rendre dans ce magasin aujourd’hui, à la toute première heure, juste pour la sortie de ce nouveau jeu ? Peut-être pas, avec le recul.
Au début, ça lui paraissait être le plan rêvé. D’habitude, il ne se sentait pas intégré avec ses potes. Ils avaient toujours tout en avance. Les blockbusters qui sortaient au cinéma ? Il pouvait y aller dès le premier jour, ils l’avaient tous vu en avant-première. Une série dont les épisodes sortaient au compte-goutte ? Ils parvenaient à trouver des leaks, comme ils disaient, et avaient toujours tout visionné avant lui. À chaque fois qu’il débarquait pour leur parler d’une « nouveauté », elle n’avait rien de nouveau pour eux. C’était frustrant. Il se sentait toujours déphasé et se faisait sans cesse gâcher les surprises du scénario. Trop tard.
Mais ce jeu… Non, ce jeu était bien protégé. Aucun hack, aucun leak, juste une date de sortie officielle. Ils en parlaient tous depuis des semaines et avaient bien entendu lancé leur précommande des mois plus tôt. Lui, il ne l’avait pas fait. C’était hors de ses moyens au moment où ils l’avaient fait, et il s’était dit… à quoi bon, après tout? Un retard de plus ou de moins…
Et surprise. Les précommandes avaient du retard à cause de la météo. Les routes étaient givrées depuis des jours, et on enchaînait les tempêtes de neige et les averses torrentielles dès que la température remontait un tant soit peu. Ses amis en avaient parlé tout le week-end, frustré, mais lui… il avait vu là une opportunité.
Lundi, à la première heure, il prendrait sa voiture et se rendrait dans la grande ville la plus proche pour aller chercher son propre jeu, le sien, et il l’aurait dans les mains bien avant eux pour la première fois. Pour la première fois, il pourrait se vanter, le streamer pour eux, lui ! Le timing était parfait, puisqu’il venait de toucher une prime au travail et qu’il ne travaillait justement pas ce lundi. Il allait leur montrer que lui, il pouvait être en avance sur eux. C’était la première fois que ça arriverait, peut-être bien la dernière, mais il aurait au moins eu ça.
C’était tout ce à quoi il pensait ce dimanche soir alors que, surexcité, il se tournait et se retournait dans son lit sans pouvoir dormir. Il allait leur montrer.
Mais en effet, peut-être que ça n’avait pas été son idée la plus brillante.
Ce lundi à six heures, alors que le jour n’était même pas levé, il avait pris sa voiture. Oui, il y avait du givre. Mais tout allait bien, il avait pensé à tout. À gratter les rétroviseurs et le pare-brise à l’extérieur, à mettre le chauffage à fond contre son intérieur, à équiper les chaînes autour de ses pneus. Les yeux collés par la fatigue au moment de se réveiller, il avait même pensé à se prendre un petit café dans son thermos. Cela allait le réchauffer et le maintenir en forme devant les stops et aux feux rouges. Combo gagnant. Il était prêt à leur en mettre plein la vue, cette fois. Cette fois, il ne serait pas en retard.
⁂
Tout tremblant, les doigts gelés, il reste immobile. C’est fou ce qu’un tout petit détail peut tout changer. Et plein de petits détails, encore plus.
Peut-être que… peut-être que s’il n’avait pas eu envie de rester bêtement pote avec des gens qui ne lui correspondaient pas, il serait resté ami avec Maïa et sa bande. Ils étaient cool, il s’entendait bien avec eux. Mais voilà, ses « potes » les avaient beaucoup harcelés, au lycée. Pas d’excuse, pas de rédemption, aucun regret pour leurs actes. « Alors c’est eux ou nous, Jo’, mais on cautionnera pas ça ! ». Ça avait été eux, encore une décision stupide.
Peut-être que s’il s’était éloigné d’eux, il n’aurait jamais pris part à cette course à la popularité insensée. Qui aura tel objet en premier, qui fera le score le plus impressionnant sur tel jeu. Il en avait même abandonné le jogging, l’escalade, toutes ces chouettes activités qu’il faisait avec eux. Il ne restait que les sports extrêmes, idiots, les concours de pompes et de tractions en soirées. Ça ne le stimulait pas.
Peut-être que s’il n’avait pas givré, les précommandes de ses pseudo-amis seraient arrivées dans les temps. Alors il ne se serait pas senti pousser des ailes avec cette idée stupide d’aller chercher le jeu avant eux, à une heure et demie de route d’ici. Leur ville n’était pas non plus le bout du monde, mais en ce qui concernait les magasins hi-tech ou les jeux vidéos, c’était une autre histoire.
Peut-être que s’il n’avait pas pensé à ça toute la nuit, il aurait dormi correctement. Et il n’aurait pas été fatigué au point d’ouvrir le bocal de décaféiné au lieu du café normal. Il se serait préparé un thermos bien chargé en caféine pour le réveiller.
Alors peut-être qu’il ne se serait pas endormi au volant. Peut-être qu’il aurait gardé ses réflexes, peut-être qu’il aurait pu l’éviter, ne pas freiner en catastrophe, sentir la voiture tourner, impuissant, avant qu’elle ne finisse sa course dans le fossé.
Et peut-être qu’il ne serait pas là, frigorifié, son téléphone serré de toutes ses forces dans sa main droite, claquant des dents sous la neige, complètement seul sur cette route déserte.
Sans doute qu’il ne serait pas là, sous la neige, à contempler le corps de Maïa sur la fine couche de givre, les yeux grand ouverts, une flaque de sang s’élargissant lentement autour de son corps.
Oui, peut-être que tout cela ne serait pas arrivé. Trop tard.
Il avait encore une décision à prendre à ce moment-là. Allumer son vieux téléphone, appeler les secours, admettre sa faute. Ça, c’était la bonne décision. Mais Joseph n’était pas connu pour prendre les bonnes décisions, non. Sinon, il ne se serait jamais retrouvé dans cette situation.
Laisser son téléphone éteint, rentrer chez lui, ne rien dire à personne. Retourner se coucher, puis se lever quelques heures plus tard, à une heure normale pour quelqu’un qui était sur son jour de repos.
Reprendre le cours de sa vie, comme s’il ne s’était rien passé. Essayer d’oublier.
Tellement triste. A la fois la pression du groupe d’amis, et le choc supplémentaire de se retrouver face à son ancienne pote.
C’est vrai que c’est un très mauvais enchaînement…