Dean se réveilla en sursaut lorsque son père se mit à ronfler. Il soupira en se disant que si celui-ci avait été au volant, sa mère n’aurait pas ronflé et ne l’aurait pas réveillé. Dormir était le seul moyen convenable de passer le temps. Il grimaça en tentant de s’étirer tant son dos lui faisait mal. Toutes ces heures de voiture le rendaient malade, mais ses parents refusaient de faire des pauses de plus de cinq minutes, et encore : c’était uniquement pour changer de conducteur ou passer aux toilettes sur les aires d’autoroute. La famille avait été suffisamment ralentie par les embouteillages et refusait de faire attendre les déménageurs trop longtemps à son futur domicile.
Coincé entre plusieurs cartons, Dean essayait tant bien que mal de se mettre à l’aise. Et alors pour la première fois, il se surprit à penser qu’il avait hâte d’arriver à Stonevalley. Pourtant, il n’avait pas la moindre envie d’y emménager : un village complètement perdu, sans réseau et situé dans la région la plus froide et la plus humide du pays, cela ne le faisait pas rêver. D’autres adolescents auraient pleuré, hurlé, se seraient rebellés et se seraient sentis trahis par leurs parents, révoltés à l’idée d’être séparés de leurs amis et de ne même pas avoir de moyen de les contacter.
Mais Dean était résigné. D’une part, parce qu’il n’avait jamais lié de véritables liens d’amitié dans son ancienne ville. Il n’avait donc personne à appeler et cela ne le dérangeait pas plus que ça de ne pas avoir de réseau. D’autre part, parce qu’il savait très bien que ses parents n’avaient pas le choix : son père était sans emploi depuis presque deux ans et sa mère ne toucherait plus que de maigres revenus avant d’avoir terminé son nouveau roman. Alors que leurs économies fondaient comme neige au soleil et que les factures s’accumulaient, les parents de Dean avaient douloureusement pris la décision de vendre leur appartement et d’acheter la résidence secondaire de la tante de Dean dans le petit village de Stonevalley. Elle avait bien sûr privilégié son frère, comprenant l’urgence de sa situation. Elle avait accepté qu’il prenne le temps dont il avait besoin pour la payer, elle n’était pas passée par une agence et lui avait fait un prix à la hauteur de leurs moyens.
Alors que la voiture était arrêtée à un stop, Marlene, sa mère, se tourna vers lui, les sourcils froncés et la bouche entrouverte. Cette drôle d’expression qu’elle avait lorsqu’elle était inquiète manquait toujours de faire rire l’adolescent, mais il se retint.
« Ça va aller ?
– Oui, oui… De toute façon on est bientôt arrivés, non ?
– Peut-être, mais j’ai du mal à savoir… Le GPS ne capte presque plus.
– Alors oui, on doit être bientôt arrivés. »
Sa mère se mit à rire, ce qui manqua de réveiller son père qui eut un sursaut tout en ronflant. Puis après avoir à nouveau regardé à droite et à gauche, Marlene redémarra doucement, tentant de se repérer grâce aux panneaux.
« Ah, tu vois, on est à Wideshore. C’est un des trois villages autour de Stonevalley. Avec Woodglades et Eganlake. Donc, on est presque arrivés…
– Ça a l’air grand, cette ville ! Et pas mal peuplé !
– Pas tant que ça en fait, c’est un village estival. Il y a encore un peu de monde parce qu’on est à la fin du mois d’août, mais d’ici quelques semaines, ça se sera bien vidé… »
Dean, qui avait un instant espéré qu’il y aurait un minimum d’animation dans le coin, se retint de soupirer. Sa mère n’y pouvait rien, après tout.
Il prit le temps de regarder autour de lui. Wideshore était un village animé – pour le moment du moins. En passant devant la plage, il aperçut de grands bâtiments blancs, probablement des complexes d’appartements de vacances. Les maisons étaient en crépi, blanches pour la plupart. Les rues étaient bondées, les gens allaient et venaient partout, et la mère de Dean progressait lentement à cause des nombreux passages piétons et lignes d’arrêt.
« Les quatre villages sont reliés par des lignes de bus, comme ça tu pourras tout visiter quand tu auras envie. Enfin, je suppose qu’il y a très peu de bus hors saison, mais c’est toujours ça… On est à cinq minutes en voiture de chaque village, ça doit pas être si long à pied. »
Lorsqu’elle comprit que son fils resterait muet car il tentait de calmer ses nausées, elle se tut. Environ deux minutes plus tard, le GPS refusa totalement de coopérer et Marlene n’eut d’autre choix que de réveiller son mari afin qu’il l’aide à trouver le chemin.
La voiture dépassa enfin le panneau d’entrée de Stonevalley. Le père de Dean, Adrian, se souvenait étonnamment bien de la route alors qu’il n’avait visité cette maison qu’une seule fois, cinq ans auparavant. Dean jeta un coup d’œil à l’extérieur : comme il l’avait vu sur les photos, le village était entouré de larges vallées, que ses parents appelaient la lande. Certaines parcelles étaient closes par des barrières et de loin, Dean apercevait quelques vaches et moutons en train de paître. Les maisons étaient toutes en pierres, grises et petites pour la plupart. Mais la voiture passa à côté d’un pâté d’habitations blanches et de plus grande taille. Ce détail surprit Dean, qui ne put s’empêcher de le remarquer à voix haute :
« C’est drôle, c’est comme s’il y avait un quartier riche, comme dans les grandes villes.
– C’est presque ça, répondit Adrian. Ma sœur m’avait dit que les habitants les plus aisés avaient fait construire des maisons à la frontière du village. Soit des citadins qui voulaient vivre au calme, soit des gens d’ici qui voulaient une maison plus grande… »
Comme le village n’était pas très vaste, la famille Way ne tarda pas à arriver devant sa nouvelle maison. Celle-ci était située en hauteur et de là, on avait vue sur tout Stonevalley et plus loin encore. Dean était plutôt impressionné. Il n’en avait vu que de vieilles photos et des travaux avaient été réalisés depuis : derrière se trouvait une petite terrasse en bois avec une table et quelques chaises, ainsi qu’un store qu’on pouvait dérouler. Comme les autres, elle n’avait pas de jardin délimité, mais ses parents lui avaient dit que le terrain de sa tante était plutôt vaste. Dean s’imaginait déjà se prélasser sur la terrasse en été, un livre à la main… Pour la première fois, il sourit en pensant à son emménagement.
En s’approchant, la famille constata la présence de la camionnette des déménageurs. Deux hommes y étaient adossés, une tasse à la main et un thermos posé sur le capot. Marlene gara la voiture juste devant la maison pour les accueillir et Dean s’empressa de sortir.
La première chose qui le frappa fut le vent : il ne s’attendait pas à cela en plein été et craignait que ce ne soit comme ça toute l’année. Mais il tenta de ne pas se laisser abattre, songeant qu’au moins, la chaleur n’était pas aussi écrasante ici que dans sa ville natale. Pour une fois qu’il ressentait une once d’enthousiasme à l’idée d’emménager ici, il ne devait pas la laisser s’évanouir pour un coup de vent. Il traîna son gros sac hors de la voiture après avoir salué les deux hommes.
À part sa terrasse, la maison ne présentait aucune différence avec celles qu’il avait vues dans le village. Petite, grise et blanche, elle surplombait les autres et les premiers voisins étaient à environ deux cents mètres.
Ses parents sortirent, les saluèrent à leur tour et s’excusèrent immédiatement pour leur retard. Heureusement, les déménageurs étaient arrivés peu de temps avant eux et ne les avaient attendus que quelques minutes. Problème de GPS, apparemment…
Le père de Dean sortit son jeu de clés pour ouvrir la porte de la maison. S’ensuivit un long défilé de cartons. Pourtant, le futur domicile des Way était déjà meublé et les parents de Dean avaient revendu les tables, les lits et un bureau avant de déménager. Mais Marlene possédait l’équivalent de trois ou quatre bibliothèques murales de romans, qui remplissaient à eux seuls au moins dix cartons. Ils transportaient également des tas d’objets de décorations, des vêtements… Finalement, faire appel à des déménageurs avait été la seule solution pour eux malgré le coût : trop d’allers-retours auraient été nécessaires sans cela, et il aurait été impossible de transporter le piano numérique de Dean.
Comme ses parents ne le sollicitaient pas, celui-ci s’éclipsa pour faire le tour de la maison à pied. La terrasse était entourée de barrières en bois, et lui qui avait le vertige était rassuré par leur présence. Il prit le temps d’admirer le paysage. D’ici, il parvenait à voir les grands bâtiments de Wideshore, le village dans lequel il venait de passer avec ses parents. Une grande baie vitrée lui donnait vue sur le salon et sur la cuisine. Le tout était petit mais semblait confortable.
Les déménageurs et ses parents entassaient les cartons dans le salon, un à un, tandis que Dean se demandait où étaient les deux chambres et la salle de bains. Il revint à son point de départ, décida de bonne grâce de se charger d’un carton moins lourd que les autres, puis regretta immédiatement et se précipita dans la maison pour s’en délester.
Il le posa en haut d’une pile de cartons de livres, dans le salon. Ses parents étaient à côté, dans la cuisine. Sur une chaise, ils avaient posé et ouvert celui qui contenait la vaisselle, et ils se servaient de grands verres d’eau du robinet qu’ils avalaient d’une traite. Dean, qui avait la bouche pâteuse après toutes ces heures de voiture, fit de même avant d’aller visiter le reste.
Il se rendit dans le couloir en face de la porte d’entrée. Lorsque l’on pénétrait dans la maison, le salon et la cuisine étaient directement à gauche. En face se trouvait un escalier en colimaçon, et à droite, trois portes. L’une d’elle menait à une première chambre, l’autre à la salle de bains et la dernière aux toilettes. Dean visita brièvement chaque pièce sans s’attarder, puis se rendit à l’étage. Sans surprise, il était mansardé et faisait la même taille que toutes les pièces du rez-de-chaussée réunies. Les poutres n’avaient pas été peintes et contrastaient avec le plafond blanc. Il n’y avait que deux portes, et Dean en ouvrit une au hasard. Il fut surpris de constater que la pièce était très petite : elle devait tout au plus mesurer un quart de la surface de l’étage. Il se dit que c’était la pièce que sa mère choisirait comme bureau et referma la porte sans entrer.
Il ne put s’empêcher de pousser un sifflement en entrant dans la dernière, qui était forcément la deuxième chambre. Bien plus grande que l’autre, elle était pourvue d’un velux sur le mur côté gauche et d’une immense fenêtre sur le mur situé en face de la porte. Dean fit le tour de cette chambre, enchanté. Un lit à deux places était disposé dans un coin en face de la grande fenêtre. Il y avait également un bureau en bois massif juste devant le velux, ainsi qu’une commode et une grande étagère. Dean prit une grande inspiration. Malgré la chaleur qui régnait dans la pièce, il était sous le charme. Il se doutait que ses parents prendraient cette chambre : ils avaient besoin de place pour ranger les livres de sa mère, qui de plus, serait ravie d’être à deux mètres de son bureau pour travailler. Un peu déçu, il descendit les retrouver au rez-de-chaussée.
Les déménageurs étaient sur le départ. Ils s’empressèrent de filer après avoir débarrassé le dernier carton et avalé un peu d’eau. La famille Way s’était installée à la table de la cuisine et grignotait quelques gâteaux, des verres de jus de fruits posés sur la table. Étant donné que la maison était déjà meublée, rien ne pressait. Ils pensaient déballer tranquillement quelques cartons dans l’après-midi.
Marlene posa enfin à son fils la question qui lui brûlait les lèvres, même si elle appréhendait la réponse :
« Alors, Dean, t’en penses quoi…? »
Celui-ci leva les yeux, réfléchit quelques secondes puis déclara d’un ton neutre :
« Ça va… En fait, c’est moins petit que ce que je pensais. Et la maison est cool. Surtout la chambre là-haut.
– En fait, on pensait te la laisser, répondit son père. On se doutait qu’elle te plairait. Il faudra juste que maman puisse mettre certains livres dans tes étagères, mais tu peux avoir tout le reste. »
Le jeune homme resta interloqué.
« Wow ! Merci beaucoup, je pensais que vous la voudriez… Vous êtes sûrs ? »
Ses parents lui assurèrent qu’il pouvait la garder, puis se mirent à parler boulot, factures et intégration dans le village tandis qu’il s’imaginait déjà la future décoration de sa chambre, rêveur.
Dean passa le reste de la journée à monter ses propres cartons et son piano, et à ranger quelques affaires dans son armoire et sur ses étagères. Le soir venu, ses parents et lui mangèrent des plats réchauffés au micro-ondes. Les plats étaient infects : de basse qualité, trop salés, trop cuits sur les côtés et froids au milieu. Mais aucun d’entre eux ne fit la moindre remarque ou n’essaya de réchauffer le sien correctement, chacun étant trop épuisé pour cela.
Dean décida de se coucher bien plus tôt que d’habitude. Il n’avait rien de spécial à faire : il n’avait pas très envie de jouer du piano et ne pouvait pas surfer sur Internet puisque ses parents n’avaient pas encore installé la box. Le soleil d’été n’était donc qu’à peine couché lorsqu’il termina de se brosser les dents. Il souhaita une bonne soirée à ses parents puis monta dans sa chambre, prêt à y passer sa première nuit. La première nuit, c’était toujours celle où il dormait le moins bien.
Il faisait encore un peu chaud dans la pièce, mais cela restait supportable. Dean fit le lit avec les draps et housses posés dessus, ferma les stores de ses grandes fenêtres et s’allongea enfin. Il avait branché sa lampe de chevet qu’il laissa allumée quelques minutes, allongé sur le dos. Il fit le point sur sa journée et se rendit compte qu’il ne savait même pas quoi penser de son emménagement.
Il pensait que tous ces changements le chambouleraient bien plus que cela, mais il se surprenait lui-même à rester aussi calme et à tout encaisser sans broncher. Finalement, il aimait bien le village : son ambiance, ses paysages et par-dessus tout, cette chambre spacieuse dans laquelle il était sûr de trouver l’inspiration à l’avenir. Il ferma les yeux quelques instants, ravi d’y trouver du positif.
Au bout d’un moment, il se redressa pour éteindre sa lampe. Mais alors qu’il venait d’appuyer sur le bouton et juste avant que la chambre ne soit plongée dans le noir, il aperçut une ombre qui se déplaçait furtivement à l’autre bout de la pièce. Il sursauta et ralluma aussitôt.
La pièce était vide. Son rythme cardiaque s’était brusquement accéléré. Il tenta de contrôler sa respiration, les yeux fermés. Comme pour essayer de se rassurer, il s’obligea à penser :
« Calme-toi, c’est juste une hallucination. »
Mais une autre voix dans sa tête lui murmurait, entêtée :
« Comme à chaque fois… »
Il rejeta aussitôt cette réflexion. Les yeux toujours fermés, il éteignit la lumière et s’efforçant de ne plus y penser, s’allongea sur son côté préféré et s’installa confortablement sous la couverture. Alors que son rythme cardiaque revenait lentement à la normale, il tenta de passer à autre chose, imaginant sa future vie au sein du village. Épuisé, il s’endormit bien plus vite que d’habitude.