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Les Envahis, 10 : Les fantômes de John

Les doppelgängers, aussi appelés jumeaux maléfiques, sont le double d’une personne. Nul ne connaît la raison de leur existence. La plupart sont discrets et se contentent de brèves apparitions. Dans ce cas, cela ne va jamais bien loin et il se peut que personne ne soupçonne jamais rien. Mais il arrive que les doppelgängers ne s’arrêtent pas là, qu’ils se mettent à imiter les gestes de la personne originale.

Le cas le plus connu est celui de l’institutrice Émilie Sagée: ses élèves l’auraient vue à la fois en face d’elles dans une salle de classe, et dans la cour de leur école par la fenêtre. L’une d’elles se serait même évanouie en assistant à la disparition du double après avoir essayé de le toucher.

Lorsqu’ils sont doués de parole, les doubles peuvent aller jusqu’à manipuler l’entourage de la personne humaine, la monter contre elle ou même essayer de prendre sa place. Le plus souvent, les doubles savent tout de la personne qu’ils imitent et apparaissent chaque jour avec une copie de ses vêtements et accessoires. Il reste un dernier recours pour les différencier de la véritable personne : les tatouages, les piercings, et tout autre modification corporelle. Ces choses sont apparemment inimitables pour eux.


Si on avait fait lire cette page internet à Dean quelques mois plus tôt, il n’aurait pas cru une seconde à l’histoire de cette Émilie Sagée. Mais aujourd’hui et avec toutes les informations qu’il détenait, il doutait. Et si cette légende urbaine était vraie ? Il frissonna. Il se demanda un instant s’il était prêt pour les prochaines recherches. Le groupe avait toujours l’air de vouloir le préserver. De quoi ? Il ne savait pas très bien. Il n’était plus sûr de vouloir savoir.

Il avait le sentiment que les choses empiraient. Il était déjà effrayé par l’ombre qui le suivait alors qu’elle ne lui avait jamais fait le moindre mal, mais après avoir entendu les histoires de Jade, de Chloe et surtout celle d’Andrew, il était littéralement terrifié. Il se mettait à avoir des pensées irrationnelles et il sursautait lorsqu’il entendait le moindre bruit inhabituel, persuadé que quelque chose allait surgir de l’ombre et s’en prendre à lui. Mais il n’avait pas parlé de ses craintes aux autres. Il pensait qu’il passerait pour un idiot s’il le faisait.

Il recula dans son siège et se passa la main dans les cheveux. Avec appréhension, il tapa le second mot dans la barre de recherche, conscient qu’il se faisait du mal et que c’était probablement une mauvaise idée.


Les poltergeists sont des fantômes aussi connus sous le nom d’esprits frappeurs. Le poltergeist hante un lieu, une personne ou une famille, et provoque des accidents plus ou moins importants. Il est très difficile de s’en débarrasser. Il est capable de s’en prendre frontalement aux humains, et ce très violemment. Les modes d’attaque sont variés: jets de pierres, ampoules qui explosent, voire coups directs (certaines personnes se réveillent parfois avec des bleus). La solution la plus simple lorsqu’il hante une maison est simplement de déménager pour la lui laisser, car s’en débarrasser et très difficile.

En revanche, s’il s’en prend à une personne en particulier, mieux vaut faire appel à un exorciste. Les médiums ne sont en général pas assez puissants pour faire disparaître les poltergeists. De plus, la tâche du médium est de privilégier le dialogue, ce qui est presque toujours impossible avec les poltergeists, qui refusent d’écouter quiconque.


Dean interrompit sa lecture au milieu du témoignage terrible d’une famille victimisée par un poltergeist. C’était plus qu’il ne pouvait en supporter. C’était comme pour l’histoire d’Émilie Sagée : autrefois, il aurait pris ce texte pour un banal scénario d’horreur et n’aurait rien ressenti de plus qu’un peu d’adrénaline en le lisant. Tout était différent aujourd’hui.

Il soupira puis reprit ses recherches. Toujours convaincu que c’était une mauvaise idée. Pour celles-ci, il dut ajouter plusieurs mots-clés afin de tomber sur un article intéressant.


Les démons sont similaires aux poltergeists en beaucoup de points. La différence est que les poltergeists étaient autrefois humains, contrairement aux démons qui ont toujours été des entités. Les démons sont cruels, incapables d’éprouver le moindre sentiment et presque impossibles à chasser ou anéantir.

Ils tiennent évidemment leur nom de l’imaginaire catholique, et beaucoup disent que des démons ont été anéantis suite à des exorcismes pratiqués par des prêtres armés d’eau bénite, brandissant des crucifix. Les sceptiques pensent quant à eux que c’est uniquement la force des convictions et le mental implacable de ces personnes qui permet cet exploit et non leur religion, et que cela pourrait réussir d’une autre manière. Quoi qu’il en soit, les démons sont les entités les plus redoutables : adversaires coriaces, presque indestructibles. L’un des cas les plus connus est celui de la famille Enfield et l’histoire de la possession de Janet, réelle ou non, avait beaucoup fait couler d’encre.


Dean s’éloigna de l’écran de son ordinateur, pensif. Les yeux fermés, il voulut poser ses doigts sur ses paupières mais ils se heurtèrent à ses lunettes anti-lumière bleue, qu’il ne portait pas souvent et dont il avait oublié la présence.

Il resta plusieurs minutes devant l’écran de son ordinateur sans rien faire, à réfléchir. Puis lorsque celui-ci se mit en veille et devint noir, il paniqua à l’idée d’apercevoir brièvement quelque chose dans le reflet, qui se tiendrait juste derrière lui… Un croque-mitaine, un esprit vengeur ou un ami imaginaire un peu trop réel, peut-être…

Mais il n’y avait rien. Il tenta de se rassurer à voix haute :

« Mais allez Dean, calme-toi. C’est tout juste digne d’un mauvais film d’horreur, ce cliché. »

Puis il soupira et referma son ordinateur.

« Je me pourris bien trop la vie, pensa-t-il. Ils m’ont à peine parlé de ce qui leur arrivait et voilà que je me fais des films. Comme si ces choses allaient s’en prendre à moi. Comme si c’était possible… »

Il se leva et se dirigea vers son piano, son casque à la main.

« Comme si la créature d’Andrew allait venir jusqu’ici… Comme si le fantôme de Jade allait se détacher d’elle pour me hanter… Comme si Ernest… »

Il éclata de rire.

« Ernest, c’est tellement peu crédible !»

Il se sentait un peu plus détendu lorsqu’il s’assit devant son piano et se mit à jouer au hasard, prêt à trouver l’accord parfait pour clore la mélodie sur laquelle il travaillait depuis quelques jours.

Le mois d’octobre était déjà bien entamé, et tout le monde ne parlait plus que de la fête qui allait avoir lieu dans une dizaine de jours. Il n’y avait plus eu de réunions à la grange depuis un certain temps, mais les cinq amis n’étaient pas en froid pour autant. Ils se retrouvaient régulièrement au lycée, puis il leur était arrivé une ou deux fois de réserver une petite salle de la bibliothèque du lycée pour réviser ou simplement discuter.

Ce samedi, qui marquait le début des vacances d’automne pour les lycéens, la météo s’était fortement dégradée. Il avait plu toute la journée et enfin, une faible éclaircie s’annonçait. Un silence de mort régnait dans le spacieux salon d’ordinaire lumineux et accueillant des Jordan. Tout autour d’une table basse encombrée de diverses boissons et de paquets de gâteaux, quatre adolescents prenaient le goûter, confortablement installés dans de larges canapés. Cependant, l’ambiance était loin d’être détendue : un climat d’inquiétude régnait.

« Il nous en parle pas, et je sais même pas s’il le fera. Mais il a peur, c’est évident.

– T’en es sûr ? s’enquit Jade. John, si c’est le cas… on pourra jamais lui raconter pour Peter… »

En entendant ces mots, Chloe se raidit. Mais elle garda le silence et laissa John répondre.

« Oui, j’en suis sûr. Dean… il est plus sensible que ce qu’il laisse paraître. Il a l’air d’encaisser vu comme ça, mais je pense que tout ce qu’on lui a raconté l’a marqué. Mon histoire… c’est peut-être pas la pire, mais j’appréhende. Je suis prêt à lui en parler, mais je veux être sûr qu’il soit prêt à l’entendre. »

Tous acquiescèrent. Dean avait besoin de temps, c’était certain. Andrew prit ensuite la parole :

« Jade, c’est pas pour te blâmer, mais tu sais… T’as mentionné les trois pires entités qu’on connaisse la dernière fois qu’on était à la grange et… je suis sûr qu’il a fait ses propres recherches. J’en suis certain, il a pas pu oublier comme ça. »

Jade eut un léger sursaut, et les deux autres membres du groupe n’étaient pas moins surpris. Tous avaient complètement oublié ce détail.

« Tu crois que c’est possible ?

– Ben… j’ai l’impression qu’il est aussi curieux que terrorisé. Il a pas pu s’en empêcher, j’en suis sûr.

– Le pire, c’est que t’as sûrement raison… Je suis désolée, j’aurais pas dû faire ça. »

Seule Chloe restait silencieuse, car elle ne connaissait pas encore bien Dean et avait peur de dire des choses erronées à son sujet. Cela ne l’empêchait pas de prendre part à l’inquiétude générale. Aucun d’entre eux ne semblait se moquer de lui, personne n’avait dit de lui qu’il s’inquiétait pour rien, qu’il était un froussard ou quoi que ce soit. Tous savaient très bien que chaque personne avait un ressenti différent face au paranormal et aux témoignages des membres du groupe. Il n’y avait pas de bonne ou de mauvaise manière de réagir.

John soupira :

« J’espère que tu lui as pas donné l’adresse de ton blog, Jade.

– Non, t’inquiète pas. Je pense qu’il pourrait le trouver facilement avec les bons mots clés, mais il a pas essayé. J’en suis sûre, parce qu’il voulait attendre que vous racontiez vos histoires de vous-mêmes avant de le lire. Heureusement… sinon, qui sait dans quel état il serait.

– Ouais, qui sait…, répéta Andrew. »

Cette dernière remarque mit fin à la discussion. Tous terminèrent leur verre en silence sous les derniers rayons du soleil d’octobre. L’ambiance était plus morose que jamais.

La semaine suivante, les lycéens commencèrent à profiter de leurs vacances, reportant le plus possible leurs devoirs et tout ce qui pourrait leur faire penser au lycée. La fête devait avoir lieu le vendredi suivant, et on voyait des affiches et des tracts partout dans les commerces et dans le lycée. Cela faisait sourire Dean, qui se doutait bien que les habitants du Havre Perdu étaient tous au courant de la date et du lieu et n’avaient pas le moins du monde besoin d’affiches. Cela faisait sans doute partie de l’euphorie générale.

Durant les quelques jours qui s’étaient écoulés, il avait tenté de calmer ses angoisses. Il se forçait tant bien que mal à ignorer l’ombre qui le hantait dans son champ de vision… même si celle-ci semblait se rapprocher. Même s’il avait l’impression qu’elle se déformait, par moments. Il se contentait de fermer les yeux quelques secondes en priant pour qu’au moment où il les rouvrirait, la chose aurait disparu. Ce qui fonctionnait assez bien la plupart du temps. Pour le reste, il mettait cela sur le compte de ses fameuses hallucinations.

Ce mardi soir, John lui avait demandé de passer à la grange. Dean craignait que le froid n’y soit insoutenable mais s’y rendit tout de même, trop curieux de savoir ce que le groupe avait à dire.

Ce n’était plus vraiment la saison de faire du vélo, mais il n’avait pas le choix, les horaires des bus reliant les quatre villages étaient plutôt chaotiques hors saison. Il grimaça lorsqu’il s’assit sur la selle glacée, et encore plus lorsqu’il sentit le vent mordant lui fouetter le visage alors qu’il descendait la pente qui menait à la ferme des Calligan. Tout en posant son vélo contre le mur de la grange, il nota dans un coin de sa tête qu’il devait impérativement s’acheter une écharpe.

Il frappa trois coups avant d’entrer et, à sa grande surprise, ne trouva que John à l’intérieur. Celui-ci était debout à côté d’un petit chauffage portatif qui fonctionnait au gaz, et tenait un thermos à la main.

Il sourit largement à Dean en l’apercevant, tandis que celui-ci s’empressait de fermer la porte derrière lui.

« Hey Dean… T’es venu vite. Je te proposerais bien de t’asseoir, mais même les chaises sont gelées. Et dire qu’on n’est qu’en octobre !

– Tu l’as dit… Eh ben, on n’a qu’à rester debout. Pourquoi tu m’as fait venir ? »

Dean fut étonné par la vitesse à laquelle John retrouva son sérieux. Toute trace d’amusement avait disparu de son visage.

« Je voulais savoir comment t’allais…

– C’est pas pour te vexer John, mais avec le temps qu’il fait, t’aurais pu te contenter d’un texto. »

Sa remarque fit brièvement sourire son interlocuteur, qui reprit d’un air grave :

« Je pouvais pas m’en contenter, non. Parce que ça a l’air important. Je pense que t’as peur, mais que t’oses pas en parler. Tu peux te confier, tu sais. On réagit pas tous de la même façon, c’est comme ça. »

Dean se braqua. Il s’apprêta à répliquer à John qu’il avait tort, qu’il n’avait pas peur de quoi que ce soit ni besoin de parler. Puis il se résigna et avoua :

« T’as raison, j’ai un peu angoissé. Je croyais voir les entités de Jade, Andrew et Chloe partout. Enfin je croyais que j’allais les voir, mais j’ai rien vu. Juste… mon ombre, comme je l’appelle…

– Et… c’est dur à supporter ? Au quotidien ?

– Ouais, en ce moment… un peu. »

Dean n’osa pas aborder les légers changements qu’il observait chez l’entité. Ces moments où il avait l’impression qu’elle se déformait. Parce que s’il le disait… cela deviendrait plus réel.

« Bon, sinon… J’ai ramené du thé de madame Craig, celle qui travaille à la confiserie. Elle le fait elle-même avec des plantes qu’elle cultive, et elle ajoute des arômes de fruits et de bonbons.

– Ça a l’air pas mal…

– Ouais, mais c’est pas… juste du thé. Je l’ai ramené pour toi parce que… elle m’a dit qu’il était fait pour calmer les angoisses.

– C’est un genre… de calmant ? demanda Dean d’un ton méfiant.

– C’est à base de plantes, donc on peut pas vraiment dire ça… Mais c’est comme tu veux. »

Dean jaugea le thermos du regard un moment avant de hausser les épaules.

« OK, pourquoi pas. Je veux bien essayer, ça peut pas me faire de mal.

– Non, elle prendrait pas de risque…

– Ouais, j’imagine. Puis ça va me réchauffer un peu, c’est pas de refus, avec ce temps. »

John versa un peu de liquide brûlant dans un gobelet qu’il tendit à Dean. Celui-ci se plaça juste en face du chauffage portatif et souffla sur son thé avant d’en prendre une gorgée.

« Wow… »

Il resta un instant figé, le regard dans le vide. John se rapprocha de lui dans son dos.

« Qu’est-ce que t’as ?

– Rien. Je m’attendais pas à ce que ce soit aussi bon, c’est tout. Elle le fait très bien. »

John ne lui avait pas menti : le thé de cette dame était excellent. Dean but quelques gorgées supplémentaires et se sentit instantanément détendu. Il était parfaitement sucré, ni trop ni pas assez, et avait un goût presque envoûtant. Il ne connaissait pas la dame de la confiserie mais il se promit de la remercier s’il la croisait.

Puis il se laissa machinalement tomber sur la chaise qui était derrière lui sans se soucier de sa température. John s’adossa alors à une poutre en face de lui et, les bras croisés, il l’observa en silence quelques secondes. Dean n’y prêta même pas attention, trop occupé à fixer le chauffage d’un regard vide.

« Je t’ai aussi fait venir parce que je suis prêt à te parler. »

Dean sortit de sa torpeur et le regarda d’un air perdu.

« Me parler de quoi ?

– De ce qui m’est arrivé. »

Les Calligan était une famille très appréciée de Stonevalley. Ils travaillaient dur chaque jour à la ferme et étaient toujours généreux sur les paniers garnis qu’ils vendaient à leurs visiteurs. Malgré l’énorme charge de travail qu’ils devaient accomplir chaque jour, les Calligan faisaient de leur mieux pour élever leurs deux enfants : Anthony, l’aîné, et Jonathan.

Anthony s’intéressait beaucoup au travail de ses parents et les aidait comme il pouvait depuis son plus jeune âge. Il était prévu qu’il reprenne la ferme une fois adulte. Jonathan était moins investi. Rêveur, artiste, il n’aimait pas spécialement les travaux manuels et aidait seulement lorsqu’il sentait que c’était nécessaire. Ces deux frères étaient comme le jour et la nuit, mais étaient inséparables et une forte complicité les liait.

Malheureusement, Anthony tomba gravement malade lorsqu’il eut quatorze ans. Il avait besoin de soins et d’examens qu’on ne pouvait lui administrer dans le village, et plusieurs fois par mois, ses parents devaient le conduire dans une grande ville assez éloignée de Stonevalley, plus grande et plus loin encore que Newdale. John, très inquiet, insistait pour monter en voiture avec eux à chaque fois malgré la longueur du trajet. Il avait alors onze ans.

Les examens et les mauvaises nouvelles s’enchaînèrent. À chaque fois que les Calligan recevaient du courrier, ils craignaient de reconnaître sur une enveloppe le logo du laboratoire médical qui leur envoyait les résultats. Et à chaque fois qu’ils devaient se rendre dans cette ville lointaine pour rencontrer un nouveau spécialiste, ils revenaient un peu plus désespérés et anxieux.


Un jour d’hiver, un des médecins les reçut avec beaucoup de retard. Il faisait déjà nuit lorsque les Calligan purent enfin rentrer chez eux, épuisés par ce long après-midi. Le père des garçons se dévoua pour conduire et ils se mirent en route.

Alors qu’ils atteignaient les abords de Stonevalley, tout était tranquille. La voiture surplombait la lande et au loin, on voyait la mer qui s’étendait, paisible et silencieuse. John était fasciné par ce panorama, mais revint soudainement à la réalité. La voiture allait entamer la partie de la route qu’il détestait le plus, celle qui grimpait au-dessus des falaises, était toute sinueuse et n’avait même pas de glissière. Il trouvait que tout le monde conduisait n’importe comment dans ce coin, et la fois où quelqu’un qui roulait bien trop vite et trop au milieu avait arraché le rétroviseur de leur voiture le hantait toujours. Le bruit avait fait sursauter et hurler le petit garçon, qui gardait depuis un souvenir traumatisant de cette route.

Sa famille entière le savait et lorsque sa mère était au volant, son père le rassurait et inversement. Assis sur la banquette arrière du côté droit, le garçon regarda les membres de sa famille un à un, cherchant leur soutien du regard. Malheureusement pour lui, son frère s’était endormi, sa mère aussi et… son père ?

« Pap… »

Il n’eut pas le temps de terminer. La voiture avait déjà quitté la route et décrivait une longue courbe dans les airs. John eut à peine le temps de hurler, le reste de la famille eut à peine le temps d’ouvrir les yeux et de réaliser ce qui était en train d’arriver.

Et il y eut l’impact. Un énorme fracas de branches cassées net, de verre qui se brise, de tôle qui se broie.

Puis le silence revint.

Un mois plus tard, John reprit péniblement connaissance à l’hôpital. On lui apprit que sa jambe droite, celle qui était du côté de la portière lors de l’accident, était paralysée. Puis on tenta de le rassurer en lui affirmant qu’avec beaucoup de rééducation, il pourrait recommencer à marcher. Que tout au plus il boiterait légèrement, mais peut-être à vie. Encore groggy, John semblait encaisser les informations comme si elles ne le concernaient pas.

Mais après un silence pesant, le docteur dut lui annoncer qu’il était le seul survivant.


Son oncle vint lui rendre visite chaque jour pendant sa rééducation. Parfois, il le serrait dans ses bras et ils pleuraient à chaudes larmes ensemble. Harold lui jura qu’il veillerait sur lui et l’élèverait comme son propre fils, lui qui n’avait jamais eu d’enfant. À sa sortie de l’hôpital, il le prit sous son aile et s’installa avec lui à la ferme, prêt à tous les sacrifices pour reprendre le flambeau et faire honneur à son frère.

Dès que John fut capable de tenir sur ses jambes avec ses béquilles, il commença à se rendre au cimetière régulièrement pour déposer des fleurs sur les tombes de ses proches, comme il n’avait pas pu assister aux trois enterrements. Son oncle et lui se soutenaient mutuellement du mieux qu’ils pouvaient. Ils passèrent de nombreuses soirées à se remémorer de bons souvenirs au coin du feu, plus proches que jamais.

John rata son année scolaire à cause de ses absences. Mais heureusement, après des mois de rééducation et comme les médecins l’avaient anticipé, John marchait sans béquilles. Il boitait, mais c’était par chance la seule séquelle qu’il avait gardée de cet accident qui avait coûté la vie aux trois personnes qu’il aimait le plus au monde.

Du moins… presque la seule. Car depuis qu’il avait frôlé la mort, John avait acquis sa capacité extraordinaire. Celle de voir des fantômes.

Si au début il crut qu’il hallucinait, il dut se rendre à l’évidence.

Il avait développé un don.

Il en voyait partout : des enfants, des adultes, des plus vieux encore… Certains ne semblaient même pas se rendre compte de sa présence mais d’autres au contraire, le fixaient et essayaient même de communiquer avec lui, le plus souvent de manière décousue et incompréhensible.

Ce don s’accompagna de la possibilité de reconnaître les personnes qui comme lui, voyaient des choses hors du commun. Seulement, comme Dean l’avait compris, John avait mis plus de temps à réaliser l’existence de cette facette de son don, et encore plus de temps à l’utiliser correctement.

Jamais il n’en parla à son oncle ni au psychologue qui le suivait. Il garda cela pour lui jusqu’à sa dernière année de collège, jusqu’à sa rencontre avec les Envahis.

Dean porta machinalement son gobelet de thé à ses lèvres avant de s’apercevoir qu’il était vide. Le récit l’avait littéralement captivé et il en avait oublié tout le reste. Voyant son air légèrement déçu, John le lui remplit avant de s’adosser à nouveau à la poutre.

« Si t’as des questions, tu peux, reprit celui-ci. J’ai peut-être oublié des choses. C’est rare que je raconte l’histoire en entier d’un coup.

– J’en ai trois, commença-t-il lentement. Hum, c’est un détail mais… il est où, le cimetière ? Je l’ai jamais vu…

– Un peu plus loin, sur un territoire qui appartient à Eganlake. Il est commun aux quatre villages. On passe pas vraiment devant quand on visite, alors c’est normal que tu l’aies pas vu.

– OK, et ensuite… Est-ce qu’il t’arrive de voir le fantôme, ou l’esprit… Enfin, celui qui hante Jade ? Et les… entités de Chloe et Andrew ?

– Alors pour Jade… très rarement, parce qu’il agit surtout quand elle est seule. Le reste du temps, je vois seulement son aura à elle. Mais des rares fois où je l’ai vu… ça m’a marqué. C’est pas un poltergeist tu sais, mais pas loin. Pour Andrew, c’est la même chose. Et j’ai pas du tout envie de retomber sur cette horreur. Et enfin, pour Chloe… non. Je crois qu’elle est la seule à pouvoir la voir vraiment, mais on ressent sa présence. Les seules fois où je l’ai vue, si on peut dire, c’était sur les dessins qu’elle en a faits. Une entité un peu informe, toute grise avec des yeux noirs. Très bizarre.

– Ça veut dire que dans sa tête… son ami imaginaire ressemblait à ça ? Avant qu’il prenne vie, je veux dire ?»

John fit la moue et haussa les épaules.

« J’en sais rien… Peut-être que non, mais que l’aura des villages pouvait pas le modeler à l’image qu’elle s’en faisait. Je sais pas du tout. »

Dean hocha la tête. Et tout en prenant une nouvelle gorgée de thé, il se rendit compte que cette question en entraînait une autre.

« Et… mon ombre ?

– Je l’ai vue aussi. Une ou deux fois seulement, mais oui. »

Dean ne trouva rien à répondre. John l’avait vue. C’était encore plus réel… Sentant presque un début d’angoisse remonter, il ingurgita une plus grande gorgée, se brûlant presque au passage.

« C’était pas ça ta dernière question, pas vrai ?»

Dean marqua un silence avant de s’éclaircir la gorge. John avait raison, mais… il avait peur que cela ne soit un sujet trop sensible. Puis il se lança, en parlant toujours aussi lentement :

« Est-ce que t’as déjà vu les… les fantômes de ta famille ?»

John baissa la tête, et Dean craignit d’avoir ravivé ses blessures. Mais il lui répondit calmement :

« Mes parents, jamais… Mais une fois… j’ai rêvé d’eux. J’ai rêvé de la vie que j’avais avant l’accident, avec toute ma famille. Je me suis réveillé en larmes et là… j’ai vu mon frère. Il était assis sur le bord de mon lit et me regardait en souriant. Un sourire très doux. Il a posé sa main sur mon épaule, c’était glacé mais bizarrement, ça m’a apaisé. Puis il a disparu. Et depuis, plus jamais… Mais je crois que son apparition m’a aidé à guérir. Depuis ce jour-là, je… je n’ai plus jamais pleuré leur mort. »

Dean était ému. Il se leva difficilement, comme dans un état second. Il se remit à parler lentement :

« Merci de m’avoir parlé. Ton histoire est vraiment… incroyable.»

Il tituba et manqua de se cogner contre une poutre.

« Heu… ça va aller ?

– Ouais, ouais. Je me suis levé trop vite, ça doit être ça. »

John baissa la tête et avisa le thermos. Pendant une demi-seconde, Dean crut lire de la culpabilité dans ses yeux, mais John se reprit.

« Ça va aller pour rentrer chez toi à vélo ?

– Oui. T’inquiète, t’inquiète. À bientôt. On se voit à la fête.

– C’est vrai. Alors prends soin de toi… Et hésite pas, si tu veux venir parler. »

Dean s’éloigna avec le sourire, encore engourdi, puis sortit de la grange et enfourcha son vélo. Son thermos à la main, John le regarda s’éloigner péniblement. Il pédalait comme s’il venait de se réveiller et n’était pas encore tout à fait en forme. La montée allait être rude.

Arrivé en haut de la première côte, Dean fit une pause sur le bas-côté. Il se sentait vraiment bizarre, à la fois détendu mais aussi très faible. Il soupira et s’ébroua.

Il avait besoin de digérer tout ça. L’histoire de John, ses propres angoisses. Et définitivement, en rentrant chez lui… il lui faudrait une longue sieste réparatrice.

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