Le jour de la grande fête annuelle était arrivé et pour une fois, la météo semblait favorable. Il ne pleuvait pas, ne ventait pas et il faisait presque bon malgré les quelques nuages. Dean se demandait ce qu’il s’y passerait, quelles activités seraient proposées, si quelqu’un allait passer de la musique… Il avait hâte de retrouver son petit groupe d’amis pour y aller avec eux.
Environ une heure avant le début de la soirée, il se promena dans le village sans but. Tous les commerçants fermaient boutique plus tôt et il y avait bien plus de monde que d’habitude dans les rues. En écoutant distraitement des conversations au hasard, Dean comprit que c’était parce que de nombreux habitants des autres villages étaient déjà là et flânaient dans Stonevalley tout comme lui. Tout le monde était heureux, on entendait un brouhaha incessant de discussions animées et de rires, et il pouvait ressentir l’effervescence générale.
Il s’arrêta devant la confiserie et pour la première fois, il vit la fameuse vieille dame qui la tenait. Elle était en train de passer le balai sur son perron et jetait la poussière au-dehors avec de grands mouvements tout en chantonnant. Elle semblait très âgée et ses cheveux noués en chignon étaient complètement gris, mais elle avait l’air d’avoir beaucoup d’énergie et c’était la seule personne qui ne portait même pas de veste, restant en petit chemisier. Dean se rappela qu’il s’était promis de la remercier pour son thé et marcha jusqu’à sa hauteur. Mais avant qu’il n’ait le temps de la saluer, elle lui sourit largement et le devança :
« Bonjour, Dean. »
Encore une fois, une personne qu’il venait de rencontrer connaissait déjà son nom… Mais Dean se doutait qu’elle tenait l’information de John et ne broncha pas.
« Bonjour, je voulais vous remercier pour votre thé, il était très bon.
– Ah oui, le thé. Je suis ravie qu’il t’ait plu. Il a des vertus apaisantes, j’espère que ça t’a détendu.
– Oh, oui, oui. Ça a bien fonctionné. »
Dean se souvint de l’état dans lequel il était, ce jour-là, et eut un petit rire :
« Peut-être un peu trop, même. Ma mère m’a demandé ce que j’avais bu en rentrant, elle croyait que j’avais pris de l’alcool. Elle s’est vite rendu compte que ça avait rien à voir, mais bon… J’ai juste dormi un peu et ça allait mieux.
– Ah oui ? C’est bizarre, ce n’est pas censé être aussi fort. Enfin, sauf si tu as bu plusieurs gobelets, j’avais dit à John de te prévenir de ne prendre qu’un seul à la fois. Mais bon au moins, ça ne peut pas faire de mal. »
Dean eut un léger mouvement de recul. Un seul, maximum ? Si John le savait, alors pourquoi lui en avait-il servi deux, et bien remplis en plus de ça ? Est-ce qu’il avait oublié ou… fait cela volontairement ? Il avait du mal à croire qu’il ait pu oublier une information aussi importante. Et au fond de lui, il ne pouvait pas s’empêcher de lui en vouloir un peu. Pourquoi n’avait-il pas respecté la consigne de la vieille dame ? Il allait falloir qu’il s’explique avec lui.
« Enfin, si jamais tu veux m’en reprendre, je peux toujours en refaire. Et tu pourras me demander directement sans avoir à passer par mon petit-fils. »
Dean fit une moue étonnée : John ne lui avait jamais parlé d’un quelconque lien de parenté avec cette dame. Mais avant qu’il ne puisse lui demander des précisions, un sifflement et une explosion retentirent. Il sursauta et se retourna vivement, mais ce n’étaient que des enfants qui jouaient avec des pétards. De plus en plus de gens emplissaient les rues et le brouhaha s’intensifiait.
« Eh bien dis-moi, reprit la vieille dame en soupirant, ça commence à faire beaucoup d’envahisseurs pour un si petit village.
– Oui, on dirait que la population a triplé en quelques minutes ! s’étonna Dean. »
La vieille dame se mit à rire et fixa Dean d’un drôle de regard perçant. Puis juste avant de rentrer dans sa boutique, elle répondit d’un ton énigmatique :
« Oh, mais je ne parlais pas d’eux… Profite bien de la fête, Dean. »
Il n’eut pas le temps de réagir, déjà elle claquait la porte et il resta seul avec ses questions.
Le petit groupe se réunit devant l’école du village. C’était l’endroit désigné à Stonevalley pour accueillir la fête, car c’était là qu’il y avait le plus d’espace. On y organisait un tas d’activités, dans la cour de récréation comme dans les salles de classe : chamboule-tout, jeu du poids du panier, pêche aux canards pour les enfants… Il y avait beaucoup de lots et de gadgets divers à gagner, ce qui surprit Dean, qui ne pensait pas qu’il y aurait autant de choses proposées.
Lorsqu’il retrouva ses amis, ceux-ci étaient en train de prendre des photos en faisant des grimaces toujours plus inventives et ils lui firent signe de venir les rejoindre. Ils passèrent quelques minutes à rire bruyamment et à déformer leurs visages avec des filtres automatiques. Après quoi, ils se mirent à parler de tout et de rien, assis sur des bancs publics.
Puis la nuit tomba : la fête pouvait commencer.
⁂
Après avoir participé à certaines activités et raflé quelques boissons fraîches, le groupe s’assit sur les tables d’une des salles de classe, reconvertie en buffet et en piste de danse. Comme Dean s’en doutait, on ne passait que de vieilles chansons qui ne lui parlaient et ne lui plaisaient pas spécialement. Jade le lut sur son visage et le rassura :
« Je vois ta tête… T’inquiète pas, quand on aura tous mangé, ils nous laisseront la place. Ils vont aller dans une autre salle et nous, on mettra de la musique qui bouge un peu plus. »
Dean n’aimait pas spécialement le type de musiques que les gens de son âge avaient tendance à écouter, mais il hocha la tête. Quand on est avec les bonnes personnes, ces choses-là importent moins.
« On verra bien ce que ça donne. »
Il regarda autour de lui. La salle était bondée. Des adultes, des enfants et des adolescents déambulaient de salle en salle en discutant bruyamment. Les quatre villages n’étaient pas très peuplés mais, lorsque presque tout le monde était réuni en un seul endroit, c’était une autre histoire.
Au milieu de cette foule, la vieille dame de la confiserie se promenait tranquillement en observant son environnement. Dean remarqua tout de suite la façon dont les gens la contournaient : il y avait comme un mélange de crainte et de méfiance sur leurs visages. On la regardait de la même manière que les lycéens regardaient John.
Elle salua le petit groupe d’un geste de la main avec un large sourire, puis s’éloigna de sa démarche tranquille. Elle était toujours en chemisier.
« Madame Craig, Madame Craig, fit Chloe en riant. Par tous les temps et à toute heure, en chemise ou en débardeur… »
Le reste du groupe rit avec elle. Ils donnaient l’impression de beaucoup apprécier cette dame, contrairement aux autres habitants. Dean se souvient de cette phrase étrange qu’elle avait prononcée à propos des envahisseurs. Le groupe saurait certainement lui répondre, alors il leur rapporta ses paroles et leur demanda des explications. John devança les autres :
« T’as vu juste, elle parlait de ton ombre. Elle a le même don que moi. Quoique le sien est plus puissant… C’est pour ça qu’elle affectionne autant notre groupe, c’est parce qu’elle sait ce qu’on vit. Et comme ça, nous, on peut lui en parler si on en a besoin. »
Dean comprenait mieux.
« Cette dame, poursuivit Jade, c’est comme une légende dans le village. Les gens la craignent autant qu’ils l’admirent. Jamais mariée, jamais eu d’enfant. Toujours en chemise ou en t-shirt peu importe le temps. En fait, on sait même pas quel âge elle a. Perso, je pense qu’elle est immortelle. »
Le groupe riait de bon cœur.
« Si on est autant des parias au lycée, c’est aussi parce qu’on va souvent chez elle. Elle nous fait du thé, on discute, on mange des gâteaux… Ce serait cool qu’on se refasse ça, histoire que t’en profites aussi. »
L’idée plaisait à Dean. Mais il ne put s’empêcher de se tourner vers John et de marmonner :
« Du thé… »
Il sembla que seul John l’entendit et à son regard, Dean comprit qu’il savait pourquoi il disait cela. Il baissa la tête et se détourna, l’air honteux. Dean songea alors avec regret que son expression s’était faite plus dure et accusatrice qu’il ne l’aurait voulu. Il n’avait pas l’intention de le blesser ou de le faire culpabiliser, mais il fallait définitivement qu’ils s’expliquent à ce sujet. Les interactions sociales… c’était vraiment trop compliqué pour lui.
Heureusement, les deux filles et Andrew ne semblaient pas avoir remarqué quoi que ce soit, et les conversations reprirent.
⁂
Après le repas, comme l’avait dit Jade, les adultes quittèrent progressivement la salle de classe et bientôt, il ne resta plus que les adolescents et quelques jeunes adultes. Dean s’étonna :
« On dirait qu’il y a des étudiants, mais… si je me trompe pas, il y a pas de fac, de prépa ou quoi que ce soit ici, non ?
– C’est normal, répondit Chloe. La plupart étudient à Newdale, ou encore plus loin. Mais le 28 octobre, il y en a pas mal qui reviennent pour la fête. T’as dû voir très peu de gens de leur âge, j’imagine. Ceux qui restent ici… ils font pas d’études. Il y en a qui reprennent le commerce de leurs parents. Et certains vivent par leurs propres moyens. Comme… les artistes. »
La jeune fille semblait soudainement très perturbée. Elle avait l’air peiné et ne prononça plus un mot. Elle tremblait même légèrement. Puis elle se leva sans prévenir.
« Je vais prendre l’air. »
Jade la suivit sans mot dire, laissant les trois garçons en plan, assis sur les tables. Dean envoya un regard interrogateur à John et Andrew, mais les deux garçons l’évitèrent et ne répondirent pas à sa question muette. N’insistant pas, l’adolescent garda le silence et se mit à fixer le fond de son gobelet en le remuant machinalement.
Puis Andrew s’absenta en disant devoir aller aux toilettes, et Dean se retrouva seul avec John. Il se redressa nerveusement en réalisant que c’était le moment idéal pour aborder le sujet du thé. Il se tourna un peu brusquement vers lui, et son cœur rata un battement lorsqu’il s’aperçut qu’il le fixait déjà droit dans les yeux, l’air hésitant.
« Je suis désolé de… »
Ils avaient parlé en même temps. Ils s’interrompirent et eurent alors un rire gêné. Après un bref silence, Dean reprit :
« Vas-y, toi d’abord. »
John se racla la gorge et s’agita sur son siège de fortune avant de reprendre :
« Je suis désolé pour l’autre jour. J’imagine qu’elle t’a dit que… j’avais un peu trop dosé l’autre fois, quand je t’ai fait boire ce thé. C’est pour ça que tu m’as regardé comme ça tout à l’heure ? »
Dean acquiesça, circonspect. À voir sa tête, ce n’était définitivement pas un oubli ou une inattention de sa part.
« Désolé. J’aurais pas dû faire ça. Je savais ce qu’elle m’avait dit mais… c’est juste que ces derniers temps tu te confiais pas à moi, enfin à nous, et… t’étais dans un tel état que j’ai pensé que ce serait jamais assez. Je sais pas pourquoi… j’ai cru qu’elle m’avait pas pris au sérieux quand je lui ai parlé de ton état, qu’elle mesurait pas vraiment… Alors j’ai pensé qu’elle avait dû te préparer un truc pas très fort. Puis quand t’avais fini le premier, ça avait pas l’air d’avoir changé grand-chose alors… je t’en ai donné un autre. Je suis vraiment désolé.
– Hm… Ouais, je vois. »
Dean ne réagit pas tout de suite. Il n’avait pas réalisé que son état avait préoccupé ses amis, et particulièrement John, à ce point-là. Il était vrai qu’il n’avait jamais été du genre à se confier sur ce qu’il ressentait, que ce soit à ses parents ou à quelqu’un d’autre, et il comprenait que cela ait pu les inquiéter. Mais d’un autre côté, ça ne justifiait pas tout. Il aurait préféré être prévenu à l’avance que prendre un deuxième gobelet n’était pas indiqué. Il soupira et lui répondit calmement :
« OK, ouais, je comprends… Au moins… c’était pas dangereux comme mélange, ça a pas eu de conséquences alors… c’est pas très grave.
– Si, pour moi ça l’est ! répliqua vivement John. C’était vraiment idiot de ma part, surtout qu’après tu devais reprendre le vélo et que ça aurait pu être dangereux. Donc… je m’excuse, sincèrement.
– On vit dans un village paumé, j’ai croisé personne en rentrant. C’était pas risqué, t’inquiète. Excuses acceptées. »
John sembla sonder son regard, l’air inquiet.
« Vraiment…?
– Mais oui, t’en fais pas. Par contre, tu me dois un alibi la prochaine fois que ma mère pensera que j’ai pris une cuite.
– Euh, OK, mais… t’es sûr que tu m’en veux pas ? »
Dean détourna la tête, soudainement gêné. Pourquoi insistait-il autant, et pourquoi le fixait-il de cette façon ? Est-ce qu’il ne le croyait pas ?
« D’accord, répondit-il d’un air soulagé, ça me rassure… Mais… mais du coup, pourquoi est-ce que t’étais en train de me dire que t’étais désolé, toi aussi ?
– Parce que je t’ai mal regardé tout à l’heure, quand on a parlé de madame Craig et de thé, s’expliqua Dean en se tournant à nouveau vers lui. Et je voulais pas que tu te sentes mal, te faire culpabiliser ou quoi que ce soit. Donc, je suis désolé pour ça. »
John le regarda un moment sans rien dire, l’air étonné.
« Tu t’excuses vraiment pour ça ? »
Dean le considéra d’un air confus. Il ne savait vraiment pas quoi penser de cette question, de son regard, de son attitude entière avec lui. Décidément, il ne comprenait rien aux relations sociales et cette fois encore, il n’avait aucune idée de la façon dont il devait réagir.
Heureusement à cet instant précis, Andrew revint des toilettes, mettant fin à cet échange qu’il commençait à trouver bizarre. Leur jeune ami les regarda d’un air perplexe avant de retrouver sa place.
« Bon, ça va vous deux ? Je viens de voir Jade et Chloe, reprit-il sans vraiment attendre de réponse. Je crois qu’elles arrivent. »
Et en effet, les deux filles revinrent dans la pièce à cet instant précis, Jade frictionnant amicalement l’épaule de Chloe qui souriait faiblement, l’air absent. La vieille musique s’arrêta et une minute après, un DJ prit place et choisit un premier morceau. Dean se redressa vivement, oubliant toute la tension de ces dernières minutes :
« Eh, j’adore ce groupe ! Ils sont à peine connus, comment ça se fait qu’ils passent ça ?
– Au cas où tu l’avais pas encore compris, répondit Andrew d’un ton un peu moqueur, on est hors du monde dans nos villages. Le DJ connaît tout un tas de petits groupes indépendants, ils vont mettre ce genre de trucs toute la soirée. »
Dean était ravi par cette nouvelle. Il n’aimait pas spécialement chanter ni danser, mais il battait joyeusement la mesure tandis que Jade essayait d’entraîner tout le monde sur la piste de danse.
La soirée se déroulait à merveille. Jade avait réussi à convaincre Andrew et Chloe de danser avec elle. Seuls Dean et John, qui avait peur pour sa jambe, restaient sur le côté et chantaient les refrains à tue-tête en applaudissant leurs amis.
Et presque trois heures plus tard, ils étaient toujours là.
⁂
Malheureusement, la fête se termina sur une mauvaise note. Vers une heure du matin, alors que tout le monde quittait la salle pour rentrer chez soi, Jade ne suivit pas ses amis et se dirigea seule vers une autre pièce. John l’agrippa brutalement par la manche et la ramena vers eux.
« Je sais très bien ce que tu vas faire, et c’est hors de question ! »
Jade se dégagea de son emprise en grognant.
« Ça va John, lâche-moi ! T’es pas mon père !
– Jade, ne recommence pas…, tenta Chloe.
– Foutez-moi la paix ! cria-t-elle rageusement. Tu sais pas ce que c’est, toi non plus ! Ton Ernest t’emmerde pas autant ! »
Dean était pétrifié. Il ne s’attendait pas à une telle réaction et la violence dans la voix de Jade lui faisait presque peur. Puis elle se tourna vers Andrew et se radoucit un tout petit peu.
« Toi à la limite, tu peux savoir. Et je sais même pas comment tu tiens ! Tu peux me le dire ? Comment tu fais, hein ?
– Pour moi, ça changerait rien de faire comme toi, répondit Andrew d’une voix très calme. Il partirait pas pour autant. Je sais pas quoi te dire, Jade. Je sais pas ce que je ferais à ta place. »
La jeune fille resta un instant silencieuse. Sa rage l’avait presque quittée, et elle était à présent au bord des larmes. Dean ne comprenait rien à ce qui se passait mais il ne prononça pas un mot, toujours paralysé. Les gens qui les contournaient pour sortir les regardaient d’un drôle d’air.
Jade baissa les yeux et serra les dents, tentant visiblement de toutes ses forces de s’empêcher de pleurer.
« Vous comprenez pas, vous comprenez pas… Ici c’est gratuit au moins. Et y a plus personne dans la salle des adultes, je… »
Elle laissa échapper quelques larmes et Chloe reprit, tout doucement :
« Tu sais très bien que l’alcool, ça marche que temporairement. Tu sais que demain, tu regretteras. Jade, j’ai aucune idée de ce que tu peux traverser, mais vraiment, retiens-toi. Au moins ce soir. »
Dean comprenait enfin. Alors, ce problème semblait sérieux… Alors que plus personne ne parlait, la vieille Craig s’arrêta à leur hauteur, ignorant royalement la foule et les regards braqués sur elle et le groupe.
« Alors, ma petite Jade, encore ton problème de liqueur ? »
Jade la regarda une seconde d’un air abattu puis hocha simplement la tête.
« Allez, viens avec moi, je te ramènerai à Eganlake en voiture après. »
Jade soupira mais se résigna après avoir réajusté ses lunettes embuées :
« C’est pas comme si mes parents allaient s’en rendre compte. Bonne nuit les gars. »
Sans attendre de réponse de leur part, elle suivit la vieille dame alors qu’elle l’entraînait dehors. En voyant le regard interrogateur de Dean, John s’empressa de lui expliquer :
« Madame Craig… elle a des dons, tu sais. Elle s’en est beaucoup servie pour guérir tout un tas de personnes. Physiquement, mais aussi dans leur tête. Et des fois, elle arrive à apaiser Jade. Avec elle, y a que ça qui marche. Mais t’en fais pas elle ira mieux demain, elle fait une crise d’angoisse surtout parce qu’elle a peur d’être seule dans sa chambre après des heures passées avec nous… »
Après ces explications, les parents de Dean surgirent de la foule et ordonnèrent à leur fils de les suivre à la maison car il se faisait très tard. Le reste du groupe s’adressa de brefs au revoir tandis que l’adolescent s’éloignait. Puis Andrew rentra avec son père, John avec son oncle et Chloe avec ses parents. Les parents de Jade et Olivia n’étaient plus là depuis un moment et ne se posèrent par conséquent pas la moindre question sur son absence, comme elle l’avait prédit.
Ainsi se termina la fête annuelle du Havre Perdu.
Allongé dans son lit, Dean ressassait sans cesse les moments les plus marquants de la soirée. Il s’était bien amusé mais… il y avait eu la crise de Chloe, puis celle de Jade. S’il avait compris que la fille de sa classe avait un sérieux problème avec l’alcool, il se demandait ce qui pouvait bien torturer son autre amie. Pourquoi est-ce qu’au milieu d’une phrase complètement banale, elle s’était sentie si mal au point de quitter la pièce ? Son « Ernest » jouait-il sur son humeur ? Ou y avait-il autre chose, de plus grave encore ?
Il s’endormit tout en se posant des dizaines de questions qui restèrent sans réponse.
⁂
Le lendemain matin, Dean se leva à onze heures et s’attabla devant son petit déjeuner, l’esprit encore embrumé. Ses parents étaient eux aussi dans la pièce, et son père leva les yeux de son journal avant de lancer un coup d’œil entendu à sa femme.
« Dean, on voudrait te parler. »
L’adolescent leva les yeux de son bol de céréales, encore engourdi mais curieux de savoir ce que ses parents lui voulaient.
« Ton amie… euh, Jade, je crois, elle va bien ?
– Mieux, oui, elle a fait une crise d’angoisse c’est tout, mentit le jeune homme.
– Ça lui arrive souvent ? s’enquit Marlene, l’air inquiet.
– Des fois. Elle est toujours contente quand on est en groupe, mais quand elle sait qu’elle va se retrouver seule, elle angoisse. C’est pour ça. C’est pas très grave. »
Dean s’étonna lui-même de sa soudaine capacité à inventer des mensonges plausibles au fur et à mesure. Sa réponse sembla convenir à ses parents.
« La pauvre, ça doit pas être facile…, murmura sa mère.
– Et elle est partie avec cette vieille dame… Dean, j’espère que tu sais qu’elle a une drôle de réputation. »
Dean retint un soupir exaspéré. Son père n’avait pas perdu le nord.
« Je m’en doute, mais moi je la trouve gentille.
– Tu sais, les gens disent qu’elle est très bizarre… Déjà, elle ne porte jamais de manteau ni de veste, même quand il neige !
– Elle est juste pas frileuse…
– Peut-être, à la limite… Mais on raconte aussi qu’elle parle tout le temps toute seule… et parfois elle s’adresse à sa sœur qui est morte depuis des années ! Elle est peut-être très gentille, mais c’est bizarre quand même, non ? »
Dean ignorait complètement cela, mais il se fit la réflexion que si cette dame avait bien le même don que John, cela signifiait que ses conversations avec sa sœur décédée n’étaient probablement pas imaginaires. Il se rappela soudainement qu’il avait oublié de demander à son ami s’il avait vraiment un lien de parenté avec elle. Puis il revint à la réalité et à nouveau, il improvisa un mensonge :
« Papa… c’est une vieille dame. C’est ni la première ni la dernière à parler toute seule. »
Son père se mit à rire.
« C’est vrai, c’est vrai… Je m’inquiète pour pas grand-chose. Excuse-moi. »
Son père quitta la pièce peu de temps après pour le laisser déjeuner en paix. Mais sa mère resta là un instant, à le jauger du regard.
« Ton père a raison. T’es… bizarre, ces derniers temps. Tu sais que j’ai rien dit à ton père pour la dernière fois mais, même si c’était pas de l’alcool, tu me feras pas croire que t’avais rien pris de louche. »
Dean ne sut pas quoi répondre.
« J’espère que tu nous le dirais, s’il se passait quelque chose. Tu sais que tu peux, hein ?»
Il hocha la tête et se mit à triturer sa cuillère, toujours muet.
« D’accord. Fais attention à toi, Dean. »
Elle quitta la pièce sans rien ajouter, mais Dean ne se sentit pas tranquille pour autant. Est-ce qu’ils allaient le surveiller de près ? Pour une fois qu’il se faisait des amis, et en plus, ceux-ci le croyaient par rapport à l’ombre… il espérait que ses parents ne seraient pas un obstacle.
⁂
La deuxième semaine de vacances fut moins agitée pour Dean. Lui et son groupe ne se réunirent qu’une fois, car il pleuvait tous les jours sans discontinuer et les adolescents n’avaient pas le courage de sortir de chez eux. Le lycéen commençait presque à se lasser de composer de la musique et de bouquiner dans son coin. Il lui tardait de revoir enfin sa bande d’amis, et même de retourner en cours.
La veille de la rentrée, il se produisit quelque chose d’inhabituel. Il était tard, et Dean se doutait que ses parents étaient déjà partis dormir depuis un moment, même sa mère qui d’ordinaire écrivait la nuit. Il s’était déplacé silencieusement dans sa maison obscure pour se rendre à la salle de bains, éclairé uniquement par les rayons de lune qui pénétraient par les fenêtres. Après plus de deux mois passés ici, il connaissait l’agencement des pièces par cœur et ne craignait plus de se heurter au moindre meuble, même s’il n’y voyait pas clair.
Il était dans le salon et retournait vers sa chambre lorsqu’il aperçut une forme dans le canapé, comme si quelqu’un y était assis. Il plissa les yeux : cela ressemblait à sa mère, mais quelque chose clochait. Elle semblait… plus grande, et était parfaitement immobile. C’était vraiment étrange. Peu assuré, Dean murmura :
« Maman, qu’est-ce que tu fais là…? »
Pas de réponse. Son cœur se mit à battre plus vite alors qu’il cherchait l’interrupteur à tâtons, sans détourner son regard de la forme. Et lorsqu’il alluma la lumière, il se figea.
Assise dans le canapé à sa gauche, ce n’était pas sa mère.
C’était l’ombre, qui avait vaguement imité la silhouette de Marlene. Elle le fixait de ses deux petits yeux blancs et brillants, qu’il apercevait pour la première fois et qui le paralysèrent sur place.
Et comme dans un cauchemar, il la vit se tordre, se déformer, tout en gardant ses yeux perçants rivés sur lui, qui restait là, tétanisé comme dans un cauchemar. Et lorsque ses longs membres noirs cessèrent de bouger, il comprit ce que l’ombre tentait de représenter.
C’était lui.
C’était Dean. Un Dean bien plus grand, plus maigre et aux membres désarticulés. Un Dean sans aucune expression et au regard vide.
L’ombre s’évanouit soudainement, comme si cette transformation lui avait demandé toute son énergie. Dean, sous le choc, dut s’appuyer contre le mur pour ne pas tomber en arrière. Il se sentait sur le point de défaillir. Son cœur cognait plus vite et plus fort que jamais dans sa poitrine. Il ne put retenir quelques larmes de peur, tremblant comme une feuille.
Sans plus attendre, il courut vers sa chambre dont il claqua la porte un peu brusquement. Il s’écroula dans son lit et mit une bonne dizaine de minutes à calmer ses tremblements. Il resta un long moment à fixer le plafond, le souffle court et le cœur battant la chamade.
Ce soir-là il dormit très peu, et la lumière allumée.
⁂
Le lendemain, il se réveilla en sursaut en entendant un bruit dans le couloir, mais ce n’était que sa mère qui regagnait son bureau pour écrire. Il soupira en se passant la main dans les cheveux. Il se sentait encore sous tension et cette fois-ci, même trois gobelets du thé de madame Craig n’y changeraient rien.
Il s’assit sur son lit, le dos contre son oreiller, les yeux fermés. Pour la première fois, il avait vu les yeux de cette ombre. Et il l’avait vue… se métamorphoser. Avec un frisson d’horreur, il repensa à cette chose qui avait essayé de prendre son apparence. Dean n’avait pas la moindre idée de ce que pouvait bien signifier cette apparition, et se douta qu’il n’était pas près d’avoir la moindre réponse à ce sujet.
Mais… étrangement, cet événement avait attisé sa curiosité. Le monde du paranormal le terrifiait de plus en plus, pour autant… il avait besoin de renseignements. Peut-être qu’il pourrait transformer ses connaissances en forces, après tout.
Ses amis lui avaient raconté leurs histoires, et il leur avait posé des questions. En revanche, il ne leur avait pas demandé s’il existait des solutions contre les entités – autre que celle que Jade employait, bien entendu. Peut-être y avait-il un moyen de les ralentir, les empêcher d’agir, voire… les supprimer. Dean en eut presque un frisson d’excitation. Après tout, si elles étaient apparues, elles pouvaient bien disparaître, non ?
Il se leva et se mit à faire les cent pas dans sa chambre. Oui, il devait leur poser la question. Mais… il avait aussi besoin d’une autre information. Une information capitale, qui lui manquait depuis le début.
« Je dois leur demander ce qui est arrivé à Peter, prononça-t-il à voix haute. »