L’ombre avait pris son apparence.
Il s’était écoulé une semaine depuis ce soir-là, mais Dean ne cessait de cogiter. Durant tout ce temps, il en était presque arrivé à espérer qu’elle revienne pour en voir un peu plus que la dernière fois, et cela même alors qu’elle l’avait terrifié au point d’en faire deux nuits blanches d’affilée. Il était de plus en plus décidé à demander des informations au groupe sur les éventuelles façons de se débarrasser d’une entité, quelle qu’elle soit, et sur Peter.
Seulement, il ne savait pas comment s’y prendre. Il n’avait pas encore parlé de ce soir-là à ses amis. S’il le faisait, ceux-ci risquaient de penser qu’après une crise d’angoisse pareille, il n’était émotionnellement pas prêt à entendre l’histoire du dénommé Peter. Or, Dean se sentait prêt. Ou du moins il pensait l’être. Il en avait assez qu’après tout ce temps passé à leurs côtés, ils gardent encore cela secret.
Le soir-même après les cours, il se mit comme souvent à errer dans Stonevalley à vélo. Puis lorsqu’il aperçut la confiserie de la vieille Craig, il eut une idée et s’arrêta net. Peut-être pouvait-il lui demander, à elle. Après tout, elle semblait très proche du groupe, elle s’y connaissait en paranormal et avait forcément connu ce Peter. D’une pierre deux coups.
Il posa son vélo contre le mur et pénétra dans la petite boutique, encore ouverte pour quelques minutes à cette heure-ci. Alors qu’il s’attendait à être assailli par une odeur de bonbons chimiques et trop sucrés forte à en devenir écœurante, comme dans toutes les confiseries qu’il avait visitées jusqu’ici, il n’en fut rien dans celle de madame Craig. L’odeur du sucre y était bien plus légère et se mélangeait harmonieusement aux parfums de divers fruits.
La vieille dame ne vendait pas que des bonbons : les dizaines de bocaux arc-en-ciel alignés le long des murs contenaient aussi des pâtes de fruits, des caramels et des chocolats. Près du comptoir, il y avait une vitrine réfrigérée qui émettait un doux ronronnement. À l’intérieur se dressaient tout un tas de cupcakes de toutes les couleurs, dont les glaçages étaient ornés de bonbons et de petits fruits rouges. Même Dean qui n’aimait pas spécialement les sucreries se mit presque à saliver devant cet étalage.
Lorsqu’il salua la vieille dame, elle se retourna et lui offrit son plus beau sourire.
« Tiens, Dean ! Justement j’allais fermer, tu veux boire un thé ? Choisis un cupcake, je vois bien qu’ils te font envie. C’est offert par la maison. »
Dean ne voulut même pas protester pour la forme. Il en choisit un qui lui faisait de l’œil, au chocolat saupoudré de vermicelles du même parfum et de bonbons aux fruits rouges. Puis il la suivit dans l’arrière-boutique.
L’odeur était encore plus forte dans cette pièce qui ressemblait à un petit salon, mais n’était pas désagréable pour autant. Elle lui demanda son parfum de thé préféré parmi ceux qu’elle possédait, et énuméra une liste si longue que Dean finit par dire « oui » au hasard et se retrouva quelques minutes plus tard devant une tasse fumante qui dégageait un parfum de framboise.
Puis les plans du jeune homme furent rapidement compromis : il n’eut pas le temps de lui soutirer la moindre information au sujet du groupe ou de Peter. Déjà la vieille dame l’assommait de questions au sujet de sa vie, de ses envies, de ses passions… Dean répondait poliment à tout, attendant patiemment qu’elle ait terminé. Et puis, il devait bien admettre que c’était agréable qu’une personne adulte s’intéresse vraiment à lui, au-delà du lycéen qu’il était.
Il était agréablement surpris par son attitude. Sous ses airs mystérieux et son allure nonchalante, madame Craig était adorable. Elle écoutait et retenait tout ce qu’il lui disait, posait des questions plus intéressantes que « qu’est-ce que tu comptes faire après le lycée ? ». Il comprenait mieux pourquoi ses amis l’appréciaient autant. Mais un point restait à éclaircir, et il profita d’un silence pour demander :
« Mais John, c’est vraiment votre petit-fils ?
– Bien sûr, répondit-elle d’un air surpris, comme si la question de Dean était vraiment étonnante. Pourquoi est-ce que tu me demandes ça ?
– Mais… au sens strict du terme, je veux dire, vous avez des liens du sang ? Jade disait que vous n’aviez pas eu d’enfant, alors… »
Elle se mit à rire doucement puis répondit calmement :
« Tu ne devrais pas accorder autant d’importance à ça, Dean. Aux liens du sang, je veux dire. Certes, ils peuvent être très puissants, mais ils le sont parfois nettement moins que ceux que l’on forge avec le cœur, au cours de la vie. Tu ne crois pas ? »
Hochant la tête, le jeune homme resta silencieux tout en mangeant les dernières miettes de son cupcake qu’il regrettait d’avoir déjà fini. La vieille dame soulevait quelque chose d’intéressant. John et elle ne partageaient pas le même ADN et elle ne l’avait pas élevé, mais qu’est-ce qui l’empêchait de le considérer comme son petit-fils et de parler de lui comme tel ? Il comprenait mieux. Après tout, il n’était pas rare que de meilleurs amis se considèrent comme des frères ou des sœurs.
« Et les autres… Jade, Chloe et Andrew, vous les considérez comme vos petits-enfants aussi ?
– Oh, bien sûr. Ils sont adorables eux aussi. C’est vraiment affreux, tout ce qui leur arrive. »
Ça y était. Le moment idéal pour embrayer sur les sujets qui l’intéressaient.
« Vous saviez qu’il existait des entités pareilles, avant de les rencontrer ?
– Eh bien, concernant Jade, oui, étant donné que la sienne est l’esprit d’une personne décédée qui n’a rien trouvé de mieux à faire que de s’accrocher à une pauvre enfant. Malheureusement, ce genre de choses arrivent plus souvent qu’on ne le croit. Et même si ce n’est pas impossible de s’en débarrasser, ça reste très difficile. Concernant Chloe et Andrew, c’est différent.
– Comment ça ?
– Eh bien, leurs entités sont le fruit de leur imagination. Elles sont apparues à cause de deux sentiments très forts : la solitude pour Chloe, et pour Andrew, la peur. Ces deux sensations se sont comme… cristallisées dans l’aura, qui les a matérialisées.
– Vous voulez dire que c’est eux qui ont… créé leurs entités ?
– Exactement. Mais ça ne les rend pas moins difficiles à faire disparaître. »
Dean en resta bouche bée. Une telle chose était donc possible ?
« C’est vraiment incroyable… Vous aviez déjà vu ça ? »
Le regard de la vieille dame s’illumina, et elle sourit malicieusement.
« Oh, oui. Il n’y a pas grand-chose que je n’aie pas vu, dans ce village. »
À son regard, Dean comprit qu’elle ne lui dirait rien de plus à ce sujet. Et en effet, elle se tut pour recommencer à siroter son thé. Mais c’était l’occasion parfaite pour enchaîner sur sa première question :
« Quand vous dites… faire disparaître. Ce serait possible ? Il y a des méthodes pour ça ?
– Tu demandes pour ton ombre, c’est ça ? Eh bien, j’imagine que oui. John m’a dit que les petits Andrew et Jade avaient essayé bien des choses mais… ça n’a jamais fonctionné, ce qui les tourmente est toujours là. Je ne suis pas très au courant de ces choses-là, ni de ce qu’ils ont essayé ou pas encore essayé de faire. C’est à eux que tu devrais poser la question, si tu veux mon avis.
– Ouais… Je comptais le faire, mais j’ai pensé que vous sauriez peut-être. C’est pas grave. »
La vieille dame secoua tristement la tête et reprit sa tasse entre ses mains. Comme elle n’ajoutait rien, Dean embraya sur l’autre question qui lui brûlait les lèvres :
« Et sinon, vous l’avez connu… Peter Denver ? »
Il scruta son visage pour guetter la moindre de ses réactions, mais elle ne cilla pas. Si la question de Dean avait provoqué quelque chose en elle, elle ne laissa rien paraître.
« Le sixième ? Enfin, sauf si on considère que c’est toi, le sixième. Oui, je l’ai connu. Il est venu ici plusieurs fois. J’imagine que tu as vu son nom sur la poutre de la grange des Calligan.
– Vous avez déjà visité la grange ? s’étonna Dean, se maudissant immédiatement d’avoir changé de sujet.
– Non. Je vous la laisse pour vos réunions, je n’ai rien à y faire. Mais ils m’ont tout expliqué, je connais le principe. Qu’est-ce que tu veux savoir sur Peter ? »
Avant qu’il n’ait le temps de poser la moindre question, elle le coupa d’un air nostalgique :
« D’ailleurs lui, je l’aimais vraiment bien. Un garçon adorable, on en voit rarement des comme ça. Si tu entends qui que ce soit dire le contraire, n’en crois pas un mot, tu m’entends ? Pas un mot. »
Sa voix était plus ferme tout à coup, ce qui surprit l’adolescent. Le cas Peter avait l’air d’être un sujet sensible. Puis elle reprit de sa voix tranquille, comme si de rien n’était :
« Il vivait à Eganlake. Ses parents sont partis il y a quelques mois et maintenant, il ne reste plus aucun Denver par ici. C’est bien dommage, cette famille était dans le coin depuis bien longtemps, et très appréciée… Ils tenaient le cinéma à une époque, une famille d’artistes et de rêveurs. Et lui d’ailleurs, il vend des bandes dessinées. Il ne vit que de ça. »
Dean fit immédiatement le lien avec l’état de Chloe le soir de la fête, lorsqu’elle s’était mise à parler des artistes et avait failli fondre en larmes. Il était certain que c’était lié, et se mit à craindre le pire concernant ce jeune homme qu’il ne connaissait même pas.
La vieille Craig soupira tout en reposant sa tasse désormais vide. Dean en profita pour enfin poser la question qui le taraudait le plus. Même s’il avait peur de la réponse.
« Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
– Ce n’est pas à moi de te parler de ça. Mais tu vois, ce que je peux te dire, c’est que l’ami imaginaire de Chloe, l’esprit de Jade, ou même l’horrible croque-mitaine d’Andrew… Tout ça, ce n’est pas grand-chose à côté de ce que Peter a connu. Je peux te l’assurer. »
Dean tressaillit. Si l’entité était encore pire que ces choses horribles dont lui avaient parlé ses amis, leurs témoignages glaçants et leurs expériences traumatisantes… Il repensa soudainement à sa recherche sur Internet à propos des trois pires entités. Et si…?
« Tu sais, reprit-elle, on t’a peut-être dit que j’ai quelques pouvoirs, même si je n’aime pas beaucoup ce mot. Enfin bref, il m’arrive de guérir des gens du village de leurs problèmes de santé. D’autres fois, je guéris leurs âmes. De temps en temps j’arrive à apaiser ces pauvres Jade et Chloe. Je m’égare, mais ce que je veux dire, c’est que j’en ai vu des choses dans ma vie, et je suis difficilement impressionnable. Mais quand je vous vois, tes amis et toi, endurer toutes ces choses terribles à votre âge… ça me met très mal. Alors pour Peter… »
Elle semblait sincèrement peinée et l’adolescent n’ajouta rien. Il ne comptait pas la questionner davantage : elle ne souhaitait rien dire, c’était son choix. Il allait se débrouiller avec ses amis pour connaître la vérité.
« Pourquoi est-ce que tu tiens autant à savoir ce qui s’est passé ? »
Dean n’hésita pas une seconde à lui confier ce qui lui était arrivé l’autre soir. Après quoi, il lui fit part de son envie d’en apprendre davantage sur les entités, et d’enfin comprendre ce qui était arrivé à l’ancien membre du groupe.
« Je vois. J’avais cru comprendre que tu avais une entité vouée à évoluer, pour tout te dire. Elle avait juste besoin de l’énergie de Stonevalley, énergie qu’elle n’avait pas quand tu vivais à Leedsburgh. Je ne peux pas te dire si elle va continuer sur cette voie, mais ne reste pas focalisé sur cela, d’accord ? Elles sont bien trop contentes de l’attention qu’on leur porte et de la peur que l’on ressent lorsqu’elles se manifestent. Le mieux à faire… c’est de l’ignorer autant que tu le peux. »
Ils discutèrent encore pendant quelques minutes, puis en constatant qu’il allait bientôt être dix-neuf heures, Dean abrégea la discussion. Il la remercia chaleureusement pour son accueil, sortit de la boutique et enfourcha son vélo.
⁂
Mais alors qu’il arrivait près de chez lui, il vit quelqu’un qui restait là, debout, à fixer sa maison. Intrigué, il mit le pied à terre et alla à la rencontre de ce qui semblait être un jeune homme.
Dean ne l’avait jamais vu avant, ce qui à Stonevalley était plutôt étonnant. Il le détailla tout en s’approchant de lui. C’était un garçon assez grand et fin. Il avait l’air d’avoir à peine vingt ans et une fine barbe lui couvrait les joues. Il n’était pas vêtu chaudement pour la saison, mais n’avait pas l’air d’avoir froid pour autant. Pourtant, avec ce vent mordant et cette fine pluie glaçante qui commençait à tomber, Dean qui peinait à se réchauffer avec son gros manteau se demanda comment il faisait pour tenir le coup.
Définitivement intrigué, il se décida à lui parler. Il arriva à sa droite et essaya d’attirer son attention.
« Bonjour… Tu… Vous cherchez quelque chose ? »
Le jeune homme détourna les yeux de la maison des Way et se mit à fixer Dean sans mot dire, derrière ses larges lunettes carrées. Si le regard perçant de John l’avait mis mal à l’aise la première fois qu’il l’avait rencontré devant la grange, les yeux gris et froids de cet inconnu lui glacèrent le sang. Il ne dégageait pas la moindre sympathie et n’esquissa pas l’ombre d’un sourire.
Il a le regard de quelqu’un capable de tuer. Ou qui l’a déjà fait.
Ce fut la seule pensée que Dean parvint à formuler dans son esprit, paralysé. Et sans lui répondre ni le quitter des yeux, l’homme tourna les talons et s’éloigna de la maison. Dean le regarda partir, encore effrayé par ce regard sans vie qui s’était rivé dans le sien. Il s’empressa de rentrer chez lui et pour la première fois, referma la porte à clé. Lorsqu’il se colla à la baie vitrée pour regarder au-dehors, il n’y avait plus la moindre trace de ce sombre individu.
« Qu’est-ce que tu regardes ? »
Dean se tourna vers sa mère qui était en train de mettre le couvert. Son père, lui, était aux fourneaux et ne prêta pas attention à son fils.
« Il y avait un type bizarre devant la maison, il m’a presque fait flipper.
– Ah ? Bizarre… T’inquiète pas, il pourra pas rentrer de toute façon. Viens m’aider au lieu de t’en faire pour ça. »
Dean obéit à sa mère, mais il ne se sentait pas tranquille pour autant.
Il ne comprenait pas qui pouvait être ce jeune homme ni ce qu’il lui voulait. Il ne comprenait pas comment il n’avait jamais pu le croiser avant. Il ne comprenait pas pourquoi il l’avait regardé de cette façon ni pourquoi il ne lui avait pas répondu.
Décidément, Stonevalley était vraiment un endroit singulier. Et terrifiant sur les bords.
⁂
Durant les jours qui suivirent, les cinq amis ne se virent que très peu et ne se réunirent pas à la grange. En partie à cause du mauvais temps qui les forçait à rester chez eux, mais aussi parce que le lycée leur avait donné beaucoup de travail. Ils avaient de quoi occuper leur week-end.
Dean n’avait pas revu l’étrange jeune homme qui rôdait l’autre jour devant sa maison. Il l’avait décrit à ses parents, mais cela ne leur rappela rien. Au fil des jours, il se força à oublier l’incident.
Mais c’est alors que vers la mi-novembre, il se produisit quelque chose d’autre.
Ce samedi, il avait passé la soirée à composer de la musique et à bouquiner dans son lit. Il eut une petite faim vers une heure du matin et se décida à descendre à la cuisine pour piquer une pomme et faire taire son estomac.
Craignant que l’ombre ne surgisse et se mette à se métamorphoser comme la dernière fois, il se déplaça cette fois-ci armé de son téléphone portable et de sa lumière éblouissante. La pomme dans une main et son téléphone dans l’autre, il s’empressa de s’éloigner du séjour. Puis il s’arrêta net. Quelque chose n’allait pas. Il se sentait observé.
Il leva son téléphone à bout de bras en direction de la baie vitrée, et son sang ne fit qu’un tour dans ses veines.
Il y avait quelqu’un sur la terrasse.
Debout derrière la vitre, parfaitement immobile. Cet inconnu qui le fixait de ses yeux vides et dépourvus de toute forme d’émotions, dépourvus d’âme. L’homme qu’il avait aperçu l’autre fois, devant la maison.
Un tas de questions se bousculèrent en quelques secondes dans son esprit, mais tout ce qui sortit de sa bouche fut un hoquet de frayeur. Ses forces le quittèrent et il lâcha son téléphone qui s’écrasa au sol dans un fracas de plastique et perdit sa batterie, s’éteignant sur le coup. Effrayé, il se rua sur l’interrupteur le plus proche et l’actionna.
L’homme n’était déjà plus là.
Dean se baissa pour ramasser les différentes parties de son téléphone, tout tremblant. Il avait forcément halluciné, ce n’était pas possible autrement. On ne pouvait accéder à cette terrasse que par l’intérieur de la maison, qui était fermée à clé, ou alors en tentant une escalade périlleuse. Mais qui aurait intérêt à faire ça en pleine nuit ? Et comment avait-il pu disparaître aussi vite ?
Il avait halluciné.
⁂
Le dernier vendredi de novembre, John proposa au groupe de se réunir à la grange en leur promettant d’amener son chauffage portatif et un thermos plein de thé de madame Craig.
Les cinq amis s’y rendirent après les cours alors qu’une brume épaisse recouvrait le village. Tous portaient un manteau, un bonnet et une écharpe, mais cela ne les empêchait pas de grelotter. Une fois à l’intérieur, ils se mirent en cercle autour du chauffage, des gobelets de thé aux fruits rouges et au miel brûlants à la main. Une fois réchauffés et assis sur des chaises, ils commencèrent à discuter.
S’il ne s’était rien produit de particulier avec les entités de ses amis, Dean leur rapporta le comportement étrange de l’ombre.
« Et t’as une idée de pourquoi elle a pris ton apparence ? Enfin, plus ou moins. »
Dean secoua la tête et soupira.
« J’en sais rien. Ça me prend la tête. Je trouve ça trop bizarre mais… mais il faut que je vous demande un truc. »
Il vit ses amis se redresser légèrement du coin de l’œil et releva la tête pour lâcher, d’un ton direct et sans hésitation :
« Comment on s’en débarrasse ? »
Sa question fit planer un léger silence. Puis Chloe demanda la première :
« Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Les entités. Comment on s’en débarrasse ? »
Andrew soupira :
« Dean, tu te doutes bien que si on le savait, on n’en serait pas là…
– Je sais, mais… vous avez bien tenté des choses, non ? Et si ça a pas marché pour vous, ça pourrait peut-être le faire pour moi. »
Alors que tout le monde restait silencieux une fois de plus, Jade haussa les épaules.
« OK. Je te filerai mon carnet bleu. C’est un carnet dans lequel j’ai noté tout ce qu’on a tenté, avec Andrew. Je l’ai pas sur moi parce que je m’en suis pas servi depuis un moment, donc rappelle-le-moi si j’oublie. »
Dean la remercia en balbutiant, surpris. Il ne s’attendait pas à ce que ça soit aussi simple. Mais alors qu’il allait enchaîner sur son autre question, John secoua la tête :
« Jade, si je me trompe pas… Dans ce carnet, il y a aussi tout ce qu’on a tenté par rapport à… »
Il jeta un bref coup d’œil à Chloe puis termina sa phrase :
« À Peter. »
Le jeune homme tiqua alors que le visage de Chloe se fermait. Jade porta une main à sa bouche, l’air horrifié, puis se tourna vers Dean :
« C’est vrai, désolée, j’avais complètement oublié. Dean, je te le donnerai plus tard, ou… »
Mais Dean en avait assez.
« Eh ben, tant pis. Vous avez qu’à me dire ce que vous savez sur lui. »
Tout le monde se figea. Dean ne leur laissa pas le temps de réagir. Il se leva nerveusement et commença à faire les cent pas tout en récitant l’argumentaire qu’il avait préparé ces derniers jours :
« Je sais ce que vous allez me dire, que je ne suis pas prêt, ou je ne sais quoi, mais… j’ai besoin de savoir ! Ça fait des mois qu’on se connaît et vous me cachez toujours ça, alors qu’à chaque fois que je viens et que je vois son nom écrit sur la poutre et rayé au stylo, je fais que d’y penser et de me torturer l’esprit… J’aimerais juste comprendre ! »
Comme personne ne lui répondait, il laissa ses épaules retomber et ferma les yeux un bref instant en soupirant. Alors c’était toujours trop tôt, hein ? D’un air las, il ouvrit la porte puis s’adossa contre le cadre pour regarder à l’extérieur. La brume recouvrait tout le village, impossible de voir au-delà de vingt mètres.
Dean entendit quelqu’un se rapprocher dans son dos et devina à son pas irrégulier qu’il s’agissait de John. Il ne s’était pas trompé : celui-ci se tenait juste à sa droite.
« Je sais que c’est frustrant… Et on va tout te raconter. Mais c’est une histoire complexe, il faut que tu comprennes que c’est pas facile à entendre et que…
– Mais ! Qu’est-ce qu’il fait encore là, lui ? »
Dean venait d’interrompre John, désignant un jeune homme qui marchait lentement dans la brume, vers la grange.
C’était encore lui. C’était l’homme qu’il avait aperçu devant chez lui, et qu’il avait cru revoir sur son balcon. Il ne portait pas les mêmes vêtements que les deux dernières fois, mais c’était toujours trop froid pour la saison.
Et John le regarda à son tour, devenant soudainement blême.
« Dean… tu l’avais déjà vu ? murmura-t-il, les yeux écarquillés.
– Oui, oui, il est venu rôder autour de chez moi ou je ne sais quoi… Il est flippant. J’ai même cru le voir en pleine nuit sur ma terrasse, mais j’ai dû halluciner parce qu’il a disparu moins de trois secondes après, ce qui est juste impossible quand tu vois ma terrasse. Pourquoi, tu sais qui c’est ? »
John attira Dean dans la grange en le tirant par le bras et ferma brusquement la porte.
« Eh, mais qu’est-ce que tu fais ?
– Il vaut mieux s’éloigner de lui, c’est tout. Faut pas lui prêter attention et faut pas s’en approcher. Il est dangereux.
– Dangereux…? »
En entendant ce mot et le ton alarmiste de son ami, Dean repensa au regard de l’inconnu.
Le regard de quelqu’un capable de tuer. Ou qui l’a déjà fait.
« Dean, reprit John plus calmement, il faut que tu comprennes que… Enfin, c’est pas normal que tu l’aies vu. Tu ne l’as jamais connu… Je croyais que ça marchait pas comme ça…
– Mais de quoi tu parles ? Comment ça, je devrais pas le voir parce que je l’ai jamais connu ? Explique-toi, j’y comprends rien ! »
Dean devenait nerveux. La façon dont John parlait de ce type ne lui disait rien qui vaille. Et cette vision de ses yeux froids, plantés dans les siens, qui ne voulait pas lui sortir de l’esprit…
« Calme-toi, je pense pas qu’il te fera du mal. Ni à toi, ni à aucun d’entre nous. C’est juste qu’il faut éviter de… de tenter le diable, comme on dit.
– Mais tu vas me dire qui c’est, à la fin ? »
Dean avait vraiment élevé la voix cette fois-ci, à bout de patience. Ses amis gardèrent le silence et échangèrent un regard entendu, comme si tous avaient compris en une seconde de qui il était question. Seule Chloe restait en retrait, l’air absent, les bras croisés sous sa poitrine. Puis au bout de ce qui lui sembla être une éternité, John lui répondit enfin :
« C’est… Peter. »
Dean resta abasourdi, la bouche entrouverte.
« Mais, je croyais que… je croyais que Peter n’était plus là ? »
John se balançait d’un pied sur l’autre, hésitant.
« En effet, il est plus là, et depuis un moment… Mais… comment te dire… En fait celui que tu vois là dehors, c’est… C’est… »
John s’interrompit à nouveau, et Dean crut qu’il n’allait jamais terminer cette maudite phrase. Mais au bout de quelques secondes qui lui parurent incroyablement longues, il le regarda dans les yeux et avoua enfin :
« C’est son doppelgänger. Son double. Il a tout fait pour le détruire et se débarrasser de lui et aujourd’hui… il n’y a plus que lui… Il a réussi son coup. »
Se débarrasser de lui.
La réponse de John jeta un froid.
Dean, les bras ballants et les yeux écarquillés, ne pouvait plus que ressasser ces questions : comment allait-il pouvoir dormir après ça ? L’entité s’était déjà matérialisée devant chez lui, puis sur sa propre terrasse. Jusqu’où serait-elle capable d’aller ?
John était-il sûr de lui lorsqu’il affirmait qu’elle ne lui ferait pas de mal ?
Et qu’entendait-il par « se débarrasser de lui » et « il a réussi son coup » ?
Où était passé le vrai Peter Denver…?