Durant quatre jours, Dean ne donna aucun signe de vie. Il avait déjà raté deux journées entières de cours, se prétendant malade. Si cette explication parut valable auprès du lycée et de ses parents, elle ne dupa pas ses amis. Ceux-ci se doutaient qu’il n’avait pas supporté d’avoir été épié et suivi par le double de Peter et qu’il avait dû avoir une ou plusieurs crises d’angoisse monumentales. Ils s’imaginaient qu’à l’heure qu’il était, il devait être recroquevillé dans son lit, les yeux grands ouverts, à guetter l’arrivée du jumeau maléfique d’un homme qu’il n’avait même pas connu. Et ils ne savaient pas qu’ils n’exagéraient qu’à peine. Cette fois-ci, même un thermos entier de thé de madame Craig n’aurait pas suffi.
Le mardi suivant, ce fut une Jade sobre et déterminée qui frappa à la porte de la maison des Way, des cahiers plein les mains. Elle demanda à voir Dean auprès de ses parents pour lui donner les cours, brandissant de nombreuses feuilles qu’elle avait photocopiées au lycée pour lui. Elle ne mit pas longtemps à les convaincre et ils la guidèrent jusqu’à l’escalier en lui indiquant la chambre de leur fils. Marlene lui recommanda tout de même d’être prudente et d’éviter de trop l’approcher, au cas où il serait encore contagieux.
« Dean ? appela-t-elle tout en frappant à la porte. Je peux entrer ? »
Elle entendit grommeler un « oui » étouffé et franchit le seuil de sa porte. Elle écarquilla les yeux et poussa une exclamation de surprise.
« T’as une super chambre, toi. Je veux bien la même. »
Dean se redressa tandis qu’elle fermait la porte derrière elle et posait son tas de feuilles sur le bureau du jeune homme.
« Tiens, les cours que t’as manqués.
– Merci. »
Puis, avec un air indécis, elle sortit un petit carnet bleu de la poche de son manteau.
« Et ça… J’en ai pas parlé aux autres, mais je voulais te confier le fameux carnet avec nos expériences. Je sais pas si t’auras toujours envie de le lire avec tout ce qui s’est passé, mais on sait jamais… Au pire, regarde pas les passages sur Peter… »
Dean avisa le carnet et secoua la tête.
« J’en sais rien. Je sais pas si c’est trop le moment… Mais laisse-le et au pire… je regarderai quand je serai prêt…
– D’accord. »
Jade le laissa retomber sur la pile de feuilles puis se mit à jauger Dean du regard, l’air inquiet. L’adolescent avait l’air d’avoir passé des journées entières dans ce lit défait aux draps défraîchis, mais il avait les yeux complètement cernés. Elle eut un pincement au cœur en le voyant ainsi. Elle s’assit sur son fauteuil de bureau et roula avec jusqu’à son lit en se propulsant avec les pieds.
« Bon… je suppose que ça va pas fort, toi. Qu’est-ce que t’as dit à tes parents pour qu’ils te croient malade et contagieux ?
– J’ai simulé une fièvre.
– Comment ça ?
– La tête sous l’eau chaude pendant une minute avant de se recoucher, puis le thermomètre sur le radiateur. Un classique. Du reste… je crois que j’ai déjà l’air bien malade.
– C’est clair. »
Jade s’en voulut d’être aussi franche, mais Dean rigola.
« J’ai l’air pathétique, non ?
– Pas du tout, le rassura-t-elle d’une voix étonnamment douce. Personne te trouve pathétique. Bordel, Dean, t’as vu le double de Peter sur ta terrasse ! N’importe qui serait dans le même état. »
Il ne répondit pas tout de suite. Il s’assit sur le bord de son lit, l’air anxieux et les cheveux complètement décoiffés. Puis comme Jade s’y attendait, il vida son sac :
« J’arrive pas à m’y faire… À tout ça. Il y a quelques mois encore, je pensais être un lycéen lambda. Un peu introverti, futur artiste – enfin j’espère, et un peu timide… Mais normal, juste un peu réservé. Puis j’arrive ici, on met un nom sur ce que je pensais être des hallucinations, on me présente des gens auxquels il arrive des trucs de dingue, puis il m’en arrive à moi aussi. Et encore, là j’encaissais, j’avais peur, mais… je pensais pas que c’était insurmontable. »
Il fit une pause. Les coudes sur les genoux, il se prit la tête dans les mains et poursuivit :
« Puis… je vois ce type bizarre, dehors, et son regard… C’est impossible à décrire. Je le revois sur ma terrasse, à à peine un mètre de moi, j’ai cru que j’allais avoir une crise cardiaque, bordel ! Et j’apprends que c’est le double d’un mec que j’ai même pas connu, mais qu’est-ce qu’il me veut, à la fin ? Jade, je suis paumé… Je dois être tellement ridicule… »
Elle posa sa main sur son épaule, compatissante. Puis elle lui dit d’un ton presque sarcastique :
« Tu penses vraiment que t’es ridicule, Dean ? Andrew est en train de sombrer dans une espèce d’état d’anxiété permanent, des fois il a des sortes de convulsions, quand il en a on dirait qu’il va mourir. John, il a jamais oublié ses parents et son frère. Et des fois, il voit des choses horribles à cause de son don, il nous en parle même pas, il se contente de se taire et reste dans son coin pendant des jours. Quant à Chloe… elle est toujours sous anti-dépresseurs depuis l’affaire Peter. Elle n’a plus goût à rien et se contente de travailler comme une dingue au lycée pour penser à autre chose. Et moi… »
Elle s’arrêta net, comme si elle essayait de retenir ses larmes, et retira sa main de l’épaule de son ami. Sa voix se brisa lorsqu’elle parvint à terminer sa phrase :
« Et moi, je suis pas foutue de passer une soirée toute seule sans m’enfiler au moins deux verres d’alcool. Alors Dean, si tu penses que ton état est plus ridicule que ça, vraiment… »
Il ne répondit rien, choqué. C’était une tout autre facette de son groupe d’amis qu’il découvrait là. Au bout d’un moment, il releva la tête vers Jade qui semblait avoir retrouvé son calme malgré ses yeux encore rouges.
« Vraiment… Je savais pas que…
– Est-ce que tu te souviens, l’interrompit-elle, quand je t’ai dit que j’avais essayé de me confier à mes parents à propos de mon entité ? Quand je t’ai raconté mon histoire. J’avais pas eu l’occasion de terminer. »
Dean fouilla dans ses souvenirs et finit par acquiescer.
« En fait, c’était prévisible mais… ils m’ont pas crue. Comme les parents d’Andrew ou ceux de Chloe. Mais en plus de ça, ma mère m’a crié dessus pendant cinq minutes. J’avais que onze ans, ça date… Et pourtant, je me souviens encore de son visage… Ça m’a marquée.
– Hein ? Mais pourquoi elle a réagi comme ça ? Je veux dire, même si t’avais inventé des histoires, ça méritait pas de te faire engueuler comme ça !
– Disons qu’à cette époque, je le savais pas encore mais il y avait ce qu’on pourrait appeler un… un passif familial. C’est mon père qui m’en a parlé plus tard. Apparemment, quand ma mère était petite, ma grand-mère maternelle lui bourrait le crâne avec des histoires de fantômes et de démons. Elle a élevé ma mère et mon oncle en leur racontant des choses assez glauques qui se seraient produites dans les villages selon elle et… ils l’ont très mal vécu, ça les a traumatisés. Mon oncle lui, il est carrément parti vivre ailleurs quand il a eu les moyens. Au village, tout le monde disait que ma grand-mère était devenue à moitié folle et avec l’âge, c’est pas allé en s’arrangeant. Alors quand j’ai parlé de tout ça à mes parents, ma mère a eu comme des réminiscences. Elle m’a dit qu’il fallait pas que je finisse comme ma grand-mère et que je devais me sortir tout ça du crâne. J’ai jamais osé leur en reparler depuis.
– Eh ben… »
Dean ne réussit pas à articuler autre chose. Mais Jade reprit :
« J’ai jamais connu ma grand-mère… ni mon grand-père d’ailleurs, et mes grands-parents paternels n’étaient pas au courant de tout ça, donc je sais pas ce qu’il en est vraiment. Mais moi je pense pas qu’elle ait tout inventé. Et quelque part ça me frustre, parce que j’aurais vraiment aimé pouvoir lui parler de tout ça. Je suis sûre qu’elle m’aurait crue, peut-être même qu’elle aurait pu m’aider à comprendre quand j’étais plus petite. Tu sais ce que nous a déjà dit John sur l’aura qui pèse sur les villages…
– Qu’elle était plus puissante avant. Avant le tourisme, les constructions, le réseau…
– C’est ça. Eh ben, selon madame Craig, du temps où nos grands-parents étaient jeunes, il se passait beaucoup plus de choses qu’aujourd’hui. C’était pas forcément une personne Envahie, comme toi ou moi. Souvent c’étaient… des phénomènes rattachés à des lieux, à des moments de l’année. Certains ont disparu avec le temps, ou sont devenus presque imperceptibles… Mais à l’époque, les gens y croyaient, c’était vraiment ancré dans la culture des villages. Et ça, bien plus que la religion. »
Cela frappa soudainement Dean qui réalisa que depuis qu’il était arrivé au Havre Perdu, il n’y avait pas vu le moindre lieu de culte. Avaient-ils été détruits, remplacés par d’autres bâtiments ? Y en avait-il seulement déjà eu…? La fête nationale complètement absente de leurs traditions, leur presque autonomie qui les avait longtemps coupés du monde, et maintenant cela… Ces villages ne faisaient décidément rien comme les autres.
Alors que Jade restait silencieuse, Dean essaya de se figurer ce qu’elle venait de lui raconter sur ces phénomènes. Des événements rattachés à des lieux, ou à des instants, une aura bien plus puissante encore et surtout les gens, qui croyaient à tout ça. C’était donc normal autrefois. Cela lui paraissait presque inconcevable.
Il tenta d’en savoir plus, d’un ton hésitant :
« Vos grands-parents, à toi et tout le groupe… ils sont…?
– Malheureusement morts pour la plupart. Pas là, pour d’autres. Ceux d’Andrew c’est simple, ils ont jamais vécu ici. Ceux de Chloe sont partis s’installer ailleurs avec l’argent de la cidrerie. Les paternels à la capitale, les maternels dans un endroit plus chaud en bord de mer. Et John et moi… on a très peu connu les nôtres. Lui, il avait à peine l’âge de s’en souvenir. Enfin voilà, on a assez peu de témoins de cette époque, à part notre bonne vieille amie de la confiserie. »
Elle se tut, les yeux dans le vague. Dean n’ajouta rien, perdu dans ses pensées lui aussi. Puis comme si elle s’en rappelait soudainement, Jade lança :
« Au fait, j’étais aussi venue te dire que demain, c’est l’anniversaire de John. On va faire un apéro et manger à la ferme pour fêter ça. Il faut que tu viennes, je suis sûre que ça te changerait les idées.
– D’accord, accepta Dean, pris au dépourvu. Je viendrai avec quelque chose à manger. »
Elle se mit à tourner lentement sur son siège, pensive.
« Concernant le double… Il te fera rien, tu sais. Il est plus agressif du tout depuis que tout est terminé. Des fois on le voit encore, je sais pas pourquoi. Souvent, c’est quand on vient de parler de lui. J’imagine que c’est impressionnant de voir ça pour la première fois, et pas dans le bon sens du terme. Mais il va pas t’agresser, tu sais. Les lois du monde spirituel sont insaisissables, elles fluctuent et varient sans cesse. Elles ne sont pas les mêmes pour chacun, la vérité de l’un n’est pas la vérité de l’autre. On ne pourra jamais en capter l’essence dans son entièreté, on ne pourra jamais les expliquer avec une rigueur scientifique. Mais s’il y a bien une chose dont je suis absolument certaine, c’est ça. »
Dean la regarda d’un drôle d’air. Elle avait prononcé ces dernières phrases d’un ton assuré, mais cela ne ressemblait pas à sa façon de parler habituelle, et elle donnait l’impression de les avoir apprises par cœur.
« Ça vient de ta…?
– De ma fiction, oui, répondit-elle en riant. Désolée, je trouvais ça stylé dans le contexte. Mais crois-moi, j’en suis sûre. Il ne te fera pas de mal.
– Et vous pouviez pas me le dire plus tôt ?
– Eh, John te l’a dit le soir où tu l’as vu à la grange. Et puis, t’avais qu’à regarder ton téléphone, on t’a envoyé plein de messages pour te le redire. Mais comme tu sortais toujours pas de chez toi et que tu répondais pas, on s’est dit que tu nous croyais pas et que tu t’angoissais quand même. »
Dean attrapa son téléphone qui traînait non loin de son lit, et constata en l’allumant que l’écran était recouvert de notifications.
« Ah… J’avais vraiment pas vu… Je devais l’avoir mis en silencieux. Enfin, de toute façon t’as sûrement raison sur ce point. J’aurais probablement angoissé quand même.
– Faut croire. Mais comment tu t’es occupé pendant tout ce temps, dans ton lit, sans sortir, sans téléphone ? T’as bouquiné ?
– Pour tout te dire, j’ai passé le plus clair de mon temps à angoisser et à me déplacer pour me nourrir ou me laver.
– Eh ben…
– Je te le fais pas dire. »
Il soupira. Jade se leva mais alors qu’elle s’apprêtait à partir, elle se retourna.
« Au fait, Chloe tient à te raconter, pour Peter. Elle a dit que quand tu répondrais, elle demanderait à te voir. Si t’étais moins angoissé, évidemment. En attendant, je vais rassurer tout le monde et leur dire que tu viens demain soir.
– Merci. Pour les cours aussi, c’est sympa.
– De rien. À la prochaine, Dean. Prends soin de toi. Toi, t’as encore une chance de t’en tirer. »
Il ne put ajouter quoi que ce soit. Déjà, elle fermait la porte et il l’entendait dévaler les escaliers.
⁂
Le lendemain, Dean eut un mal fou à convaincre ses parents qu’il allait suffisamment mieux pour aller en cours pour la matinée et pour se rendre à une petite soirée d’anniversaire. Ils acceptèrent à condition que Marlene l’emmène et le ramène en voiture, pour le lycée comme pour la soirée. Ce n’était pas franchement un inconvénient, cela lui faisait moins de distance à parcourir à vélo.
La matinée de cours se déroula tranquillement. Dean avait lu les notes données par son amie, et même si le contour des feuilles était constellé de dessins et de tentatives plus ou moins réussies de calligraphie, il avait pu la relire facilement. Son travail était coloré, propre, et elle traçait des petites flèches ou faisait des gros points pour organiser ses paragraphes.
Du moins, la plupart du temps. D’autres feuilles étaient barbouillées d’une écriture hésitante, moins appliquée voire presque illisible par endroits. Elles étaient vides de dessins, de flèches ou de schémas, et complètement dénuées de couleurs. Dean qui se demandait pourquoi il y avait une telle différence entre les deux, se dit qu’elle avait dû piquer les notes d’un élève moins sérieux qu’elle, avant de déduire tristement que ces feuilles avaient bel et bien été écrites par Jade… lorsqu’elle n’était pas sobre. En soupirant, il se demanda s’il y avait un quelconque moyen de l’aider. John et les autres avaient l’air tout aussi impuissant que lui face à cette situation. Puis Chloe et Andrew avaient déjà tellement à gérer de leur côté…
Le soir venu, il arriva à dix-neuf heures à la ferme, un paquet de chips et une pizza achetés à Woodglades dans les bras. Il fut chaleureusement accueilli par Harold qui lui fit prendre place dans la cuisine à côté de la cheminée. Tous ses amis étaient déjà installés à la table, une montagne de nourriture étalée devant eux. Dean se sentit idiot de ne pas avoir prévu de cadeau pour son ami puisqu’il n’était même pas au courant de la date de son anniversaire, mais cela lui donna l’occasion d’échanger ces informations avec eux une fois pour toutes.
Cette soirée en petit comité se déroula sans encombre. Pour la première fois depuis longtemps, Dean passa un bon moment. Loin de ses angoisses, loin du doppelgänger, loin de tout.
Lorsqu’il rentra chez lui après avoir bien mangé et plaisanté avec eux jusqu’à plus de minuit, il se sentait complètement détendu. Ses parents étaient rassurés : il était guéri. Et depuis ce jour, ils cessèrent définitivement de s’inquiéter à propos de cette bande d’amis pas comme les autres.
⁂
Trois jours plus tard, alors que le mois de décembre commençait tout juste, Chloe invita Dean à venir chez elle après les cours pour lui raconter l’histoire de Peter. Cette fois-ci, il était prêt.
Il se retrouva dans la grande maison des Jordan à dix-sept heures précises, et elle lui assura que ses parents seraient absents, toujours au travail à cette heure-ci.
« Ils font quoi comme métier, tes parents ?
– Ils fabriquent le cidre du village. C’est pour ça qu’on en a plein à la grange, c’est facile pour moi de leur en piquer quelques-unes sans qu’ils le voient. »
Dean se souvint de ce que lui avait dit Jade : les grands-parents de Chloe avaient déménagé grâce à l’argent de la cidrerie. Comme beaucoup de métiers ici, c’était donc une affaire familiale.
« Ah, le précieux nectar… Et c’est aussi pour ça que t’as une maison aussi grande, j’imagine. »
La jeune fille pouffa de rire.
« T’as percé le secret de l’économie du village ! Allez, je te sers à boire ? »
Dix minutes après, les deux amis étaient installés dans la spacieuse chambre de Chloe avec des sodas. Lui, sur son grand lit deux places, le dos contre le mur. Elle à son bureau, devant un ordinateur portable qui ronronnait paisiblement en affichant un écran de veille animé qui fascinait l’adolescent. Il ne put s’empêcher d’éprouver une pointe de jalousie, lui qui rêvait de s’offrir ce modèle un jour.
Dean décida d’aller droit au but :
« Pourquoi est-ce que tu tenais à me raconter ça toi-même ?
– Je me doutais que tu demanderais… En fait c’est parce que de tout le groupe, c’est moi qui ai le mieux connu Peter. J’étais… très proche de lui. »
Un silence lourd de sens s’installa. Dean commençait enfin à comprendre pourquoi elle semblait plus atteinte que les autres. Pourquoi elle consommait des anti-dépresseurs.
« Tu veux dire que…?
– Oui. J’étais en couple avec Peter… et avec son double. »
⁂
L’année d’avant, la fête des quatre villages s’était déroulée à Eganlake, dans la grande salle des fêtes. John, Jade, Chloe et Andrew se connaissaient déjà depuis quelques mois, à ce moment. Et ce fameux soir, un cinquième membre s’ajouta au groupe.
Peter Denver.
Ils tombèrent sur lui par hasard, alors que la fête battait son plein. Adossé contre un mur, seul et l’air absent, il regardait la foule avec un sourire éteint. Lorsqu’il l’aperçut, John eut immédiatement l’intuition qu’il pourrait se joindre à eux. Il se mit à l’observer plus attentivement, cette fois-ci en mettant son don à profit, et sans grande surprise, il aperçut la fameuse aura qui flottait tout autour de lui.
Peter fut très étonné d’être abordé par la petite bande. Il n’avait pas, ou plutôt, il n’avait plus l’habitude que des gens lui parlent et s’intéressent à lui, mais il fut agréablement surpris lorsqu’il comprit la raison de leur venue. Enfin, il avait trouvé des gens qui le croiraient.
Le vendredi suivant, il se rendit à la grange des Calligan sous invitation de John, et les autres membres du groupe l’accueillirent à bras ouverts. Avant de commencer à parler, il leur raconta un peu sa vie. Il avait eu ses examens de fin de lycée quelques mois plus tôt mais n’avait encore que dix-sept ans, car il avait sauté une classe étant petit. Puis il avait délibérément choisi de ne pas poursuivre ses études et de ne pas chercher de travail. En effet, ses dessins commençaient à se vendre et la bande dessinée qu’il publiait sur ses réseaux sociaux rencontrait beaucoup de succès. Sentant qu’il avait moyen d’en faire son métier, il avait lâché tout le reste.
Et il avait bien fait. Il ne fut pas édité, mais grâce au bouche à oreille, il commença à recevoir de plus en plus de commandes. Sa carrière commençait enfin à décoller. Il y avait quelque chose dans son style très doux et aux couleurs pastel apaisantes qui attirait l’œil, qui plaisait.
Tout allait pour le mieux… Puis son sourire s’effaça à cet instant de son récit. Un beau jour, quelque chose était arrivé dans sa vie, sans prévenir, au printemps de cette année. Quelque chose qui avait insidieusement commencé à détruire sa vie.
Un doppelgänger.
Lorsqu’il l’annonça, un silence de plomb s’abattit sur la grange. Personne ne s’attendait à ça.
Il leur expliqua que son double prenait régulièrement sa place lorsqu’il s’absentait. Il avait fait en sorte de ruiner toutes ses relations sociales, se montrant insultant, arrogant et presque violent envers ses parents et ses amis. Au bout d’à peine quelques mois, ceux-ci ne le supportaient plus car évidemment, personne ne le croyait lorsqu’il affirmait qu’il n’y était pour rien. Ses amis lui avaient tourné le dos et ses parents essayaient de le pousser vers la porte. Son salaire ne le permettait pas encore, mais Peter espérait secrètement pouvoir partir d’Eganlake et s’installer dans une grande ville. Il se sentait incompris et terriblement seul. Jusqu’à sa rencontre avec le groupe.
Et même s’ils n’avaient aucune idée de ce dans quoi ils s’embarquaient, les Envahis le laissèrent intégrer la bande. Ils lui firent écrire son nom sur la poutre peinte en blanc, partagèrent un verre de cidre avec lui et l’invitèrent à revenir la semaine suivante.
⁂
« Et il est revenu ?
– Non. Il avait passé la journée à dessiner et avait oublié l’heure. Mais son double est venu… et on n’a rien remarqué. Les doubles savent tout de la personne qu’ils imitent, ils apprennent même les nouvelles informations, alors il connaissait déjà nos prénoms. Il s’est fait passer pour lui pendant une heure, et on a commencé à lui raconter nos histoires sans même s’en douter. Puis le soir, il nous a envoyé un texto pour s’excuser de ne pas être venu… Tu imagines le choc.
– Je comprends… Mais quand il était en face de vous, vous pouviez pas juste lui demander si c’était bien lui ?
– Si seulement… C’était plus compliqué que ça. Quand son double était là, c’était comme s’il endormait notre méfiance, et personne ne pensait à lui poser la moindre question. Mais quand le vrai Peter était là, on le savait. C’était un peu… comme un rêve. Quand tu rêves, tu sais pas que tu rêves, ou rarement. Mais, quand t’es réveillé, tu sais que tu rêves pas. Ça marchait comme ça. Il n’y avait que madame Craig qui savait les différencier. Une fois, il a essayé de venir la voir, sûrement pour la manipuler, mais elle lui a dit qu’elle préférait son jumeau et lui a demandé de partir. Comme si elle, elle savait qu’elle rêvait. »
Dean comprenait mieux pourquoi John disait que le don de la vieille dame était plus puissant que le sien.
« Enfin, Peter et moi, on s’est vite rapprochés. Au bout de deux mois, à la fin de l’année dernière, on sortait déjà ensemble. On espérait naïvement que son double nous foutrait la paix… Et il le faisait, au début. »
Elle fit une pause, comme si elle essayait de remettre en ordre les événements les plus marquants.
« Le premier truc vraiment important, ça s’est passé le jour de son anniversaire, début janvier. Peter devait venir me chercher chez mes parents et m’emmener en ville pour qu’on aille au resto. J’étais stressée, mes parents ne l’avaient jamais vu et j’espérais qu’il ferait bonne impression… Mais évidemment…
– Évidemment, c’est son double qui est venu.
– Eh oui… Il est arrivé très en avance pour être sûr qu’on ne croise pas le vrai. Alors que mes parents étaient adorables, il s’est montré grossier envers eux et moi, et insultant. J’étais furieuse, je l’ai entraîné vers ma chambre et je lui ai demandé des comptes… et il m’a frappée en plein visage. Lui qui était toujours gentil… j’étais sous le choc, je pleurais. »
Dean frissonna. Ça devait vraiment être horrible de vivre ça, surtout venant d’une personne en qui elle avait toute confiance.
« Et… tes parents ont tout entendu, c’est ça ?
– T’as tout compris… Ils l’ont chassé, et ils voulaient plus entendre parler de lui. Ils m’ont interdit de le revoir et ont répandu la nouvelle dans tout le village. Et encore, j’ai eu de la chance qu’ils déposent pas de plainte… Sa réputation était détruite partout, à Eganlake et autour. Il n’y avait que nous et la vieille Craig qui le croyaient encore. Nous, on savait qui il était vraiment, c’était un mec d’une gentillesse sans limites, attentionné… »
Elle soupira et se prit la tête dans les mains.
« Je sais pas si on te l’a dit, mais son double utilisait l’énergie des quatre villages, comme beaucoup d’entités. Il pouvait se téléporter sur de courtes distances, mais seulement dans le coin. Sinon, il pouvait que marcher. Ça nous laissait au moins la garantie que quand on allait à Newdale en voiture, il était incapable de nous suivre. »
Elle fit tourner son fauteuil plusieurs fois. Alors qu’elle faisait une nouvelle pause dans son récit, Dean remarqua un détail qui l’amusait : peu importait la situation, peu importait ce qu’elle était en train de faire, Chloe ne pouvait s’empêcher de bouger les mains ou les pieds.
« Malheureusement, reprit-elle, mes parents ont compris que je le voyais toujours. Depuis, ça s’est dégradé entre nous. Déjà que ça allait pas fort puisqu’ils me couvaient comme pas possible… Là, ils me voyaient carrément comme une fille faible, complètement sous l’emprise d’un homme violent. Moi, j’étais désespérée de pas pouvoir leur dire la vérité, de pas pouvoir leur montrer qui était vraiment Peter. Ils se sont contentées de me remettre de force chez le psy. »
Elle se mit à regarder dehors en tapotant le bureau de ses doigts.
« J’imagine que c’est pas encore fini…? »
Elle eut un rire nerveux.
« Non, ça aurait été trop beau. L’autre s’est calmé quelque temps, il apparaissait assez rarement et ne faisait pas grand-chose. On aurait dû se douter qu’il préparait un truc… Bref. Pendant les vacances de février, Peter – le vrai –, m’a emmenée en voiture à Newdale pour qu’on aille au ciné. Sur la route, j’ai reçu un appel de John, qui m’a dit que Peter était venu le trouver à la grange et qu’il me cherchait… J’ai immédiatement compris. Malheureusement, ça captait assez mal. John avait dû grimper sur la butte derrière la grange pour trouver du réseau. Tu sais, elle est en pente douce d’un côté, mais de l’autre… c’est la chute libre. »
Elle frissonna en prononçant ces mots, puis elle s’empara un stylo à quatre couleurs dont elle se mit à changer la mine régulièrement.
« Enfin, j’ai eu du mal à me faire entendre… Je criais… Barre-toi, je suis avec le vrai Peter, c’est pas le bon que tu vois ! Et comme le double savait que j’étais pas là, je me doutais que sa cible, c’était John… Je lui ai crié de s’éloigner, de rentrer chez lui… mais trop tard. Quand il a compris qu’il était démasqué, le double a surgi et il l’a poussé du haut de la butte. Cinq mètres pour atterrir sur de la terre dure et quelques cailloux… »
Dean ne put s’empêcher de grimacer.
« Bon tu t’en doutes, il s’en est tiré. Il a eu une commotion cérébrale, des fractures et il a passé quelques jours dans le coma. Je te le dis d’un ton léger, mais en vrai à ce moment, on a eu tellement peur qu’il s’en tire pas… Enfin, Peter était dévasté. Il m’a ramenée à Stonevalley et il était distant, ça se voyait qu’il souffrait.
– Je… je sais pas quoi dire, je m’attendais pas à… Enfin… ça s’est fini comment cette histoire ?
– Tu vas comprendre… »
Elle s’étira et attrapa une balle anti-stress qu’elle écrasa dans sa main gauche. Dean avait l’impression qu’elle se tenait occupée aussi pour s’empêcher de pleurer.
« Petit résumé. Peter et moi étions en ville, mais personne d’autre n’était au courant. Et puis, ma version des faits était faussée, je cite, par une confiance aveugle en un homme qui me frappait. Merci mes parents et mon psy. Donc tout le monde pouvait penser que Peter me forçait à prétendre qu’on était en ville. En plus, quelqu’un qui était à une dizaine de mètres de la scène à ce moment-là a vu ce qui s’était passé. Quelqu’un qui ne faisait pas partie de notre groupe, qui ignorait tout de la situation. Harold réclamait justice, et on ne peut pas lui en vouloir. Donc… »
Dean parvint à la conclusion qu’elle attendait :
« Donc Peter, le vrai, a été suspecté de tentative de meurtre. »