Lorsque Peter se fit embarquer par la police, Chloe assista à la scène. Elle vit son petit ami qu’elle savait innocent se faire malmener. Et pire, lui qui se laissait faire, complètement abattu. Il lui adressa un dernier regard depuis la banquette arrière, les menottes au poignet. Un regard qui signifiait : « Cette fois-ci il a gagné, Chloe. Et on n’y peut rien. ».
Alors que John était toujours dans le coma, Chloe resta cloîtrée chez elle, en proie à des crises d’angoisse et de larmes interminables. Andrew était devant son ordinateur, occupé à chercher sur Internet des informations sur le code pénal pour savoir ce que son ami risquait. Et ça n’avait rien de rassurant. Peter se faisait assommer de questions pendant sa garde à vue et s’obstinait à nier en bloc ce qui lui était reproché, avec le peu d’énergie qui lui restait. Et alors que tous trois perdaient espoir, Jade eut une idée.
Elle sortit de chez elle en trombe. L’esprit encore embrumé par l’alcool, elle se rendit à Stonevalley en courant aussi vite qu’elle le pouvait, à peine couverte malgré la neige qui tombait à gros flocons.
Elle frappa sans hésiter à la porte de madame Craig, derrière la boutique. Celle-ci s’empressa de lui ouvrir et de l’installer devant sa cheminée.
« Ma petite Jade, j’ai senti qu’il venait de se passer quelque chose de grave. Raconte-moi tout. »
Jade ne se fit pas prier. Au fond d’elle, elle espérait que la vieille Craig pourrait tirer Peter de cette situation qui semblait pourtant inextricable, même si elle n’avait aucune idée de comment.
La vieille dame resta silencieuse un instant, choquée. On n’entendait plus que le crépitement des braises dans la cheminée.
« Je savais que son jumeau était une teigne, mais tout de même. Ça va très loin, tout ça. »
Jade soupira. Au fond d’elle, elle savait que son groupe d’amis ne serait plus jamais le même, mais refusait de l’admettre. Tout comme elle ne voulait pas admettre que depuis un peu moins de deux mois, elle consommait un peu trop d’alcool pour son âge.
« Et qui c’est, le témoin ?
– Le cordonnier du village, monsieur Atkins… Il a vu Peter… le faux Peter, pousser John et prendre la fuite. Donc quand la police est arrivée, il l’a accusé et ils sont allés le chercher chez lui pour le mettre en garde à vue.
– Si je comprends bien… Peter est embarqué comme suspect, pas comme coupable ?
– C’est ça. C’est le seul témoin, il doit donner sa version des faits officielle au plus vite. Il va pas tarder à aller au poste…
– Alors il y a encore quelque chose que je peux faire. Je dois y aller, reste ici si tu veux. Et réchauffe-toi un peu, tiens. Je reviens. »
La jeune fille ne chercha même pas à savoir ce que la vieille Craig avait en tête. Si elle s’absentait, c’était sûrement pour une bonne raison. Alors que celle-ci ouvrait la porte, Jade fit une moue étonnée.
« Vous allez vraiment y aller en chemisier ? Vous allez tomber malade.
– Ma petite Jade, fit-elle en riant, ce n’est pas comme ça que je tomberai malade. Allez, repose-toi. »
Sans rien dire de plus, elle sortit.
Jade s’effondra sur un fauteuil près de la cheminée en soupirant. Elle avait la tête lourde, elle ne voulait plus penser à rien. Engourdie par l’alcool, elle s’endormit sur place.
⁂
Madame Craig marchait d’un pas rapide jusqu’à la boutique du cordonnier, sans prêter attention à la chaire de poule qui recouvrait progressivement ses bras. Elle le trouva devant chez lui, en train de réajuster son manteau. Juste à temps. Il l’aperçut alors qu’elle se dirigeait vers lui avec un regard déterminé.
« Madame Craig, qu’est-ce qui vous amène ici ?
– Vous passeriez bien prendre un thé à la boutique. »
Il voulut refuser, mais ce n’était pas une question. Elle garda son regard planté dans le sien, inflexible. Elle l’avait déjà déstabilisé. Il tenta vainement de se défiler :
« Oui, oui, sûrement demain, j’aurai du temps. Mais là, je dois aller au poste…
– Ils peuvent bien attendre une petite demi-heure, non ? Quarante-huit heures de garde à vue, ça laisse un peu de temps, vous ne croyez pas ?
– Vous avez sûrement raison… »
Sans vraiment savoir pourquoi, il accepta, alors que l’attitude de cette dame que tout le monde disait folle le mettait très mal à l’aise. Il la suivit jusque chez elle, impuissant, comme plongé dans un état second.
Ne souhaitant pas réveiller Jade, la vieille dame décida de servir le thé dans la boutique, sur une des petites tables destinées aux clients. Elle prépara un plateau silencieusement, le garnit de quelques biscuits secs et de bonbons. Le but était de faire rester son invité le plus longtemps possible.
L’homme la remercia et commença à touiller avec sa cuillère, sans savoir quoi dire. Mais ce fut elle qui rompit le silence :
« Alors comme ça, c’est vous le témoin de cette sale affaire ?
– Ah ça oui, une sale affaire… On peut le dire. »
Le cordonnier se racla la gorge avant de poursuivre sur sa lancée :
« C’est ce pauvre gamin, John, qui s’est fait pousser par ce Peter du village d’à côté. J’ai toujours su qu’il avait un grain celui-là. Mais on n’a pas idée de s’en prendre au dernier gamin des Calligan ! Pauvre Harold, il a déjà assez souffert comme ça, vous l’imaginez perdre le dernier membre de sa famille ? Et d’une façon aussi cruelle ?
La vieille Craig prit sa tasse entre ses mains et se mit à fixer son interlocuteur. Puis elle soupira :
« Vous avez raison, c’est odieux. Cette famille ne mérite pas ça. Mais… dites-moi, est-ce que vous êtes bien sûr qu’il s’agissait de Peter ? »
– Ah oui, oui, j’ai vu un grand gars tout fin, avec ses mèches brunes sur le front et ses lunettes, assura-t-il en fuyant son regard. Exactement les mêmes que Peter, et le même genre de vêtements. »
Elle renforça son regard et cette fois-ci, il ne put se retenir de river ses yeux dans les siens et fut incapable de s’en détourner. Elle se remit à parler, lentement, détachant chaque syllabe.
« Peut-être que oui… Peut-être que non… Après tout, il pouvait très bien être blond.
– Peut-être bien…
– Il n’avait peut-être même pas de lunettes.
– Vous avez sûrement raison…
– Grand et fin, vous dites ? Je pense plutôt que pour avoir la force de pousser ce petit John comme il l’a fait, il devait être plutôt musclé, non ?
– Oui, oui, musclé, c’est ça… »
Incapable de la contredire, le cordonnier resta les bras ballants, le regard vide. Il ne touchait même plus à sa tasse encore fumante. La vieille dame détourna les yeux et se mit à touiller son thé.
« Je vous dis ça parce qu’il serait dommage que vous vous trompiez dans votre témoignage. Vous êtes le seul témoin, alors vous êtes très important, n’est-ce pas ? »
L’homme se secoua et sembla reprendre ses esprits, comme s’il sortait d’un long rêve, sans être pour autant capable d’en raconter la moindre bribe. Puis machinalement, il attrapa un biscuit sec et se mit à le grignoter, petit bout par petit bout, tout en buvant quelques gorgées de thé de temps en temps. Il ne paraissait plus être maître de son corps. Il agissait ainsi car il lui semblait que c’était ce que les gens faisaient lorsqu’ils prenaient le thé, mais il n’avait plus aucune idée de ce qu’il faisait là ni pourquoi il y était.
« Vous avez raison, je suis un témoin important. Et c’était un garçon blond, plutôt musclé et sans lunettes. Oui, c’est exactement ça. Ce pauvre Peter, il n’y est pour rien, non ? ajouta-t-il comme s’il avait besoin d’en être convaincu.
– Bien sûr que non, confirma-t-elle. Peter est un bon garçon. Ça devait être quelqu’un d’autre. Mais je pense que vous ferez avancer la police dans son enquête, ne vous en faites pas.
– Vous avez raison, répéta-t-il. »
Il reprit sa tasse et finit son thé, le regard dans le vague. Puis il se leva et remit son manteau.
« Je dois aller au poste de police, madame. Je vous remercie pour le thé. »
Il n’attendit pas qu’elle se lève pour le raccompagner. Il quitta la boutique et s’évanouit dans la nuit. La vieille dame souriait tout en rangeant les tasses, picorant quelques bonbons au passage. Jade, Chloe, Andrew, John, Peter. Elle affectionnait particulièrement ce petit groupe et n’aurait pas supporté de les voir séparés par une affaire aussi terrible. Alors si ce petit pouvoir de persuasion pouvait les aider, ce pouvoir qui était l’une de ces nombreuses choses qui faisaient que les villageois l’évitaient autant que possible… elle n’hésitait pas une seconde à s’en servir.
« Je le crois pas. »
La vieille dame se retourna en entendant la voix de Jade. La jeune fille se tenait dans l’encadrement de la porte, et avait entendu une bonne partie de la discussion.
« Vous êtes redoutable. J’aimerais pas vous avoir comme ennemie. »
Madame Craig se mit à rire.
« Je n’ai pas d’ennemis. Je ne m’entoure que de bonnes âmes. »
Sur ces paroles, elle s’attela à la vaisselle en chantonnant.
Jade rentra chez elle et s’empressa de contacter ses amis pour leur expliquer ce que la vieille dame avait fait pour Peter. Ils furent tous soulagés et Chloe retrouva enfin des couleurs. Elle appela son petit ami et lui laissa de nombreux messages, sans réponse. Elle supposa qu’il était toujours en garde à vue mais que cela prendrait bientôt fin, qu’il allait être innocenté et que tout rentrerait dans l’ordre. John allait se réveiller, les médecins en étaient certains. Alors, ils organiseraient une fête à la grange pour célébrer cette victoire contre le double, et échafauderaient tout un tas de plan pour le contrer à l’avenir. Jamais plus ils ne se laisseraient avoir, et elle et lui pourraient vivre heureux, ensemble.
Mais elle se trompait.
Comme prévu, le cordonnier rapporta ses souvenirs trafiqués à la police et son témoignage fit patauger l’enquête de plus belle. Comme l’avait prédit Chloe, Peter n’était plus inquiété et était libre de rentrer chez lui… ce qu’il ne fit pas. Après avoir reçu les messages de Chloe, il se rendit immédiatement chez la vieille Craig, sa sauveuse. Il la remercia chaleureusement et se permit même de la serrer dans ses bras avant de sortir de chez elle.
« Je vous souhaite le meilleur, madame Craig. Prenez soin de vous, et… prenez soin d’eux, aussi. Ils en ont besoin. Merci pour tout. »
Puis il s’éloigna sous le regard ému de la vieille dame.
Ainsi, elle fut la dernière personne du Havre Perdu à avoir vu le vrai Peter.
Le lendemain matin, inquiets de ne pas avoir de nouvelles de leur ami, Chloe et Andrew se rendirent chez Jade, profitant de l’absence de sa famille. Alors qu’ils venaient de se décider à aller frapper chez lui tous les trois, le téléphone de Chloe vibra. Son cœur rata un battement lorsque le nom de Peter s’afficha à l’écran.
« Salut Chloe. J’imagine que tu te demandes où je suis, et je te dois des explications. En réalité à l’heure où je t’envoie ce message, je suis déjà loin. Je suis à l’aéroport de Hawsville, et mon vol ne va pas tarder à décoller. J’aurais aimé partir avec toi d’ici lorsque tu sortirais du lycée, mais je ne peux plus attendre. Comprends-moi, s’il te plaît. Mon double a voulu tuer John. Ça va beaucoup trop loin pour moi. Il aurait fini par te faire du mal, et j’aurais payé à sa place. On n’aurait pas pu survivre à ça.
Il n’y a rien à faire contre lui, alors je m’en vais vivre dans une grande ville, très loin, en espérant qu’il n’ait pas assez d’énergie pour me suivre. Je ne reviendrai jamais à Eganlake ni à Stonevalley. Je ne sais pas ce que fera mon double, mais si vous le voyez, j’espère que vous saurez qu’il ne s’agit pas de moi.
Ne cherche pas à me retrouver. Je vais changer de continent, changer de numéro, changer de tout. J’ai besoin de m’éloigner de ces souvenirs. J’espère vraiment que John va s’en tirer, et que vous n’aurez plus jamais affaire à quelque chose d’aussi horrible. Vous méritez tellement mieux.
Je suis désolé de te faire ça, Chloe, parce que je t’aime. Mais je dois te protéger avant tout. Ça me fait mal, mais je n’y peux rien. On n’y peut rien.
Je ne t’oublierai jamais, tu sais. Prends soin de toi. »
La jeune fille ne put retenir ses larmes. Elle n’eut pas la force de relire le message à voix haute pour ses amis et se contenta de leur tendre son téléphone avant de s’enfuir en courant.
Elle courut, courut sans s’arrêter, parcourant la lande de long en large sans refouler ses larmes. Puis ses genoux se dérobèrent, elle s’effondra et se mit à hurler de détresse, si loin du village que personne ne pouvait l’entendre. Elle se prit la tête entre les mains et éclata en sanglots, et tout son corps était secoué de spasmes.
Il se mit à pleuvoir, une pluie battante et glaciale qui la fit trembler davantage. Épuisée, elle se releva et se mit à marcher en sens inverse. Elle vacillait et se sentait à bout de force, mais elle savait qu’elle devait se trouver un abri au plus vite.
Comme si le sort s’acharnait sur elle, le premier bâtiment qu’elle aperçut fut la grange des Calligan.
« Quelle ironie, marmonna-t-elle pour elle-même. »
Elle n’avait d’autre choix que de s’y abriter si elle ne voulait pas tomber en hypothermie. Elle se saisit d’une pierre pour casser le cadenas heureusement peu solide, entra et ferma la porte derrière elle. Une fois à l’intérieur, elle se remit à pleurer, toute tremblante. Ce lieu faisait remonter trop de souvenirs à la surface, des souvenirs d’une histoire d’amour qu’elle allait devoir conjuguer au passé.
La détresse fit place à la colère lorsqu’elle aperçut le nom de Peter sur la poutre. Sans réfléchir, elle s’empara d’un stylo noir posé sur une table et le raya rageusement. Le groupe était détruit.
C’était la fin d’une ère.
⁂
Dean resta silencieux un moment. Il n’avait jamais été si amoureux, mais il n’avait eu aucun mal à ressentir la détresse de son amie en écoutant son témoignage.
« Et après ça, est-ce que… le groupe a éclaté ?
– Oui. On a complètement arrêté de se voir quand John s’est rétabli. Plus de réunions, plus de révisions ensemble dans la lande. Plus personne n’en avait envie.
– Dire que je vous pensais soudés quand je suis arrivé…
– Et pourtant non… On s’évitait les uns les autres pour ne plus y penser. Je me suis remise à parler tout le temps avec Ernest, même quand il y avait du monde autour de moi. Tout le monde pensait que c’était la dépression ou les médicaments qui me grillaient le cerveau. John s’est isolé dans son monde, avec ses dessins et ses visions. Jade était dans son coin, elle a arrêté sa fiction et en était réduite à traîner avec sa sœur – c’est te dire, elles s’entendent pas du tout, elle a dû t’en parler. Andrew nous a lâchés et est parti se faire d’autres amis, d’ailleurs entre nous je ne pense pas que ça ait vraiment fonctionné, vu notre réputation… Bref, c’est quand t’es arrivé et que John a compris que t’étais comme nous qu’il s’est dit qu’il était temps que ça cesse. Il voulait à nouveau nous réunir, pour nous rapprocher comme avant et pour t’aider, évidemment. Mais comme t’as pu le remarquer, j’ai été la plus difficile à convaincre. »
L’adolescent était abasourdi. Jamais il n’avait imaginé cela. Pourtant, tout prenait un sens : l’étrange discussion qu’il avait surprise entre John et Andrew au lycée en septembre, l’attitude méfiante de Chloe à son égard, son absence aux premiers rendez-vous…
« Mon arrivée a donc changé beaucoup de choses…
– Tu n’imagines pas à quel point.
– Pour tout t’avouer, lui confia-t-il, j’avais peur de ce que t’allais me raconter. J’ai cru que Peter était mort, tué par son double…
– Oh, non, heureusement. En fait, je crois que le double disparaîtrait si Peter mourait. Alors, quand on le voit, c’est presque rassurant… On se dit qu’il est encore en vie, quelque part… En tout cas, il est pas dans une ville où il fait aussi froid qu’ici, vu les vêtements que porte le faux… »
Alors ça aussi, ça prenait un sens… Ces tenues qu’il portait, et que Dean ne trouvait pas du tout adaptées à la météo. Chloe prit un air mélancolique, et Dean crut qu’elle allait se mettre à pleurer. Mais il n’en fut rien, et elle reprit :
« Enfin, je comprends pas bien pourquoi il reste par ici, mais on s’en fout, il nous fait pas de mal. Et ça veut aussi dire qu’il est pas allé lui pourrir la vie dans sa nouvelle ville, ce qui est pas plus mal. »
L’adolescent hocha la tête. Peter s’en était tiré, finalement. Cette histoire ne finissait peut-être pas si mal, comme elle disait.
« Dean ? »
La jeune fille le tira de sa rêverie.
« Oui ? »
Elle lui adressa un sourire sincère, apaisée.
« Merci d’être là. »
⁂
À des milliers de kilomètres du froid mordant et de la brume épaisse du Havre Perdu, l’heure de pointe arrivait à son terme dans les rues de Deltown. Les derniers bus scolaires quittaient la gare routière, et les travailleurs stressés et énervés au volant de leur voiture pouvaient enfin passer la deuxième. Peu à peu, le calme revenait. Le camion des éboueurs bloquait encore une artère importante de la capitale, mais cela n’allait pas tarder à se décoincer.
Du haut d’un balcon du cinquième étage d’un immense immeuble, un jeune homme sirotait son café tout en observant la scène. Il tourna la tête vers le thermomètre accroché au mur. Quinze degrés. On tenait bien dehors sans manteau, comme souvent. Il fixa le fond de son mug, qui était vide. Même s’il faisait exprès de le boire lentement, la pause café avait forcément une fin.
« Allez, c’est l’heure de bosser, murmura-t-il. »
Il rentra dans son F3 en se frottant les mains pour se réchauffer et se rendit dans la deuxième chambre, celle qu’il avait reconvertie en atelier. Un appartement de cette taille dans cette ville coûtait affreusement cher, mais son travail se vendait très bien.
Alors qu’à peine quelques mois plus tôt il avait encore un peu de mal à joindre les deux bouts et que son départ précipité de chez ses parents l’avait mis dans l’embarras, ses soucis d’argent étaient à présent loin derrière lui. Mon autre moi avait été un chef-d’œuvre très rapidement propulsé en tête des ventes.
Cette bande dessinée racontait l’histoire d’un jeune homme comme les autres dont la vie était soudainement chamboulée par l’apparition de son doppelgänger. Le lecteur suivait les péripéties de ce garçon qui tentait tant bien que mal de déjouer les mauvais tours de son jumeau maléfique, aidé de quelques amis. La fin était tragique et tout le monde se mit à réclamer le deuxième tome, priant pour que le personnage principal s’en sorte. L’auteur n’avait pas prévu d’en illustrer un autre, mais céda face à la pression de son public et de son éditeur. Puis il s’était pris au jeu : ce n’était pas si mal de réinventer cette histoire, finalement.
Il s’installa à son ordinateur, et fut comme souvent distrait par le son des notifications. Des lecteurs commentaient ses publications sur ses réseaux sociaux, et même s’il ne pouvait pas répondre à chacun, il essayait d’en lire un maximum et prenait soin de laisser des « merci ! » automatiques sur les commentaires qui le touchaient le plus.
Mais ce jour-là, en se rendant sur sa page d’auteur qui portait son pseudonyme comme nom, il eut un pincement au cœur. Il était tenté.
Il ne l’avait pas fait depuis au moins un mois mais cette fois-ci, il céda à nouveau.
Fébrile, il tapa un premier nom dans la barre de recherche.
« Jade Wingstone »
Le profil de la jeune fille apparut immédiatement dans les suggestions. Sa photo mettait ses cheveux d’un roux flamboyant en valeur, la rendant immédiatement reconnaissable. Il descendit le long de la page mais ne vit pas la moindre information récente.
Deuxième nom.
« Andrew Marks Holme »
Le jeune garçon avait bien grandi depuis la dernière fois. Il avait l’air d’avoir gagné en maturité. Il souriait toujours malgré tout ce qu’il endurait à cause de la chose qui pourrissait son quotidien. Peter peinait parfois à le reconnaître selon les photos, mais personne d’autre n’avait le même nom sur le réseau social. En effet, Andrew avait tenu à ajouter le nom de jeune fille de sa mère sur son profil. Mais rien de nouveau par ici. Peter quitta la page.
Troisième nom.
« J. Calligan »
Il avait encore changé de nom sur le réseau, visiblement, et ses cheveux plus courts qu’avant lui donnèrent du fil à retordre. Mais il avait cette lueur caractéristique dans les yeux empreinte de sagesse, de maturité et de tristesse à la fois, et il le reconnut à cela. Il n’avait pas changé. Comme il ne pouvait rien voir sur son profil, il se résigna à recliquer sur la barre de recherche.
Quatrième nom. Le plus difficile à écrire :
« Chloe Jordan »
Il aurait bien aimé se dire qu’il la reconnaîtrait toujours entre mille blondes aux longs cheveux bouclés et aux yeux verts, mais ce n’était pas le cas. Pour lui, elle ressemblait à beaucoup de gens, mais c’était son caractère qui la rendait unique. Sa force, sa détermination, sa maturité…
Il ne vit rien de nouveau. Elle n’avait jamais retiré le « Denver » entre parenthèses à côté de son nom, et comme à chaque fois qu’il levait les yeux vers ce petit détail, il se sentit terriblement triste.
Je ne t’oublierai jamais, tu sais. Prends soin de toi.
Peter soupira en contemplant la page internet. Il avait encore craqué. Il ne pouvait s’empêcher de prendre de leurs nouvelles à distance, et ce malgré le peu d’informations auxquelles il avait accès. Parfois une nouvelle photo, une courte publication…
Il avait parfois du mal à les identifier car il était ce que l’on appelle un prosopagnosique, c’est-à-dire qu’il avait beaucoup de mal à reconnaître les visages des gens. Il n’avait pas reconnu son propre double, la première fois qu’il l’avait vu, pour la simple raison qu’il ne s’était pas encore coiffé comme lui. Lorsqu’il avait réalisé, plus tard, en face de qui il se trouvait, il en avait frissonné de terreur.
Malgré tout, ce léger handicap avait contribué à son succès. Son incapacité à dessiner deux fois le même visage à un personnage amusait le public et lui avait donné un style à part. Parmi les personnes qui lui passaient des commandes, nombreux étaient ceux qui envoyaient leur portrait ou ceux de leurs proches, curieux de voir à quoi ressemblerait leurs visages dessinés à la Denver.
C’était donc en partie grâce à cette particularité que le jeune homme avait définitivement pu s’éloigner d’Eganlake. Et même si ses parents et la bande lui manquaient terriblement, il ne regrettait pas d’avoir pris cette décision. De temps en temps, il se demandait si quelqu’un l’avait remplacé dans le groupe, et priait pour qu’il n’y ait jamais de deuxième doppelgänger au Havre Perdu.
Mais il en faisait encore des cauchemars. Même si cette bande dessinée avait été cathartique pour lui et lui avait permis de se libérer d’un poids, le traumatisme subsistait. John avait failli mourir. Et il ne préférait pas penser à ce qui aurait pu arriver à Chloe s’il était resté ne serait-ce qu’une semaine de plus au village. S’éloigner avait été la bonne décision.
Il se mit à repenser à tous les bons moments passés au sein du groupe, nostalgique. Il mourait d’envie de reprendre contact avec eux mais se retenait de le faire, convaincu que c’était une mauvaise idée. Jamais il n’avait oublié Chloe, mais il avait dû tourner la page, tout du moins faire semblant. Il fallait avancer, ne pas rester bloqué dans le passé. Son départ précipité pour Deltown avait marqué la fin d’une ère et il n’avait d’autre choix que l’accepter.
Perdu dans ses pensées, Peter sursauta en entendant la porte d’entrée s’ouvrir et referma son ordinateur précipitamment, comme pris en faute.
« Chéri, je suis rentrée.
– O-OK, je suis à l’atelier. »
Il entendit le bruit de pas s’éloigner vers le salon, puis s’ébroua.
« Allez, au boulot. »
Il ouvrit son ordinateur pour mettre sa playlist de travail préférée, mais la photo de Chloe s’afficha à nouveau sur son écran. Peter eut un pincement au cœur alors qu’il fermait la fenêtre.
Mais il fallait passer à autre chose.
Je ne t’oublierai jamais, tu sais.