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Les Envahis, 16 : Tellement plus vaste

Elle avait l’impression que cela faisait des heures, des jours que le train avançait péniblement au milieu des landes embrumées.

Un obstacle sur la voie.

Un peu trop de vent.

Une demi-heure de retard supplémentaire pour une raison inconnue.

Quand est-ce que ce calvaire allait prendre fin ? Entre ces sièges si peu confortables, son envie de plus en plus pressante de se rendre aux toilettes et les bruits de mastication des autres voyageurs qu’elle ne pouvait pas résoudre à couvrir avec sa musique, trop angoissée à l’idée de rater son arrêt pour ça… Elle n’en pouvait plus.

Elle s’étira en vain pour la énième fois et jeta un œil à sa gauche. Sa mère était toujours profondément endormie, la bouche entrouverte et la tête posée contre la vitre du train. Juste au-dessus de l’air climatisé, songea-t-elle en se disant que ça ne devait pas être très agréable. Elle reporta ensuite son regard sur sa droite, en direction de son petit frère. Il était visiblement captivé par la lecture d’un livre pour enfants à propos de dragons et de sorciers, les yeux grand ouverts, sa fidèle peluche de vache posée sur ses genoux. Elle l’observa un moment avec un sourire triste.

Quand est-ce qu’on arrive ?

Je peux aller faire pipi ?

On est bientôt arrivés ?

Ces questions d’enfants incessantes pendant les voyages, elle n’y avait pas droit avec lui. Et… étrangement, c’était presque quelque chose qui lui manquait.

Elle ouvrit son application de GPS sur son téléphone pour savoir si elle était bientôt arrivée, quand elle eut la surprise de voir qu’il n’y avait pas de réseau. Enfin, surprise, pas vraiment. Elle savait que ce patelin, dont elle avait fait l’effort de retenir le nom uniquement pour ne pas le manquer quand les hauts-parleurs l’annonceraient, était complètement perdu dans la campagne. Sa mère y avait veillé.

Alors elle en était là. Elle, une parfaite citadine, à emménager dans un village, loin de tout. Et dire qu’elle ne savait même pas à quoi ressemblait sa future maison… Tout ce qu’elle avait comme information, c’est qu’elle était neuve, et que sa mère et son amie l’avaient meublée et équipée comme elles avaient pu lors de leurs dernières visites. Il y avait trois chambres, un jardin mais pas encore de clôture, un étage et une petite terrasse. De toute façon… elle verrait cela bientôt. Enfin, si ce train daignait arriver à destination.

Elle regarda son billet en poussant un soupir entre le désespoir et l’exaspération. L’heure d’arrivée prévue était dépassée depuis plus d’une heure déjà. Enfin, peut-être que l’absence de réseau était une bonne nouvelle… Peut-être que ça signifiait qu’elle était bientôt arrivée ? Comme s’il lisait dans ses pensées, le conducteur fit enfin l’annonce qu’elle attendait :

« Woodglades, trois minutes d’arrêt. »

Elle soupira à nouveau, de soulagement cette fois-ci. Enfin, elle allait descendre de ce maudit train. Elle réveilla sans attendre sa mère et secoua doucement l’épaule de son petit frère, qui comprit le signal et bondit de son siège pour récupérer son petit sac.

Bon, l’épreuve n’était pas terminée pour autant. Il fallait encore récupérer leurs sacs et traverser le village à pied avec tout ce poids en plus, direction la nouvelle maison. Sa mère lui avait en effet appris qu’il n’y avait pas de station de taxis dans le coin hors saison, et que les horaires des bus étaient plutôt chaotiques… Cela dit, même s’il y en avait eu, elle n’était même pas certaine qu’ils desserviraient son futur quartier.

L’air était bien plus frais que prévu en cette fin d’après-midi. L’adolescente se mit à frissonner et referma précipitamment son manteau, priant intérieurement pour que ce ne soit pas comme ça toute l’année.


Elle ne ressentit rien de particulier lorsqu’elle découvrit son logement, à part le soulagement d’être enfin arrivée à destination. C’était exactement ce qu’elle imaginait : une maison carrée sur un terrain carré, au milieu d’une multitude d’autres maisons carrées sur leurs terrains carrés. Ça n’avait pas le charme du premier appartement dans lequel elle avait le souvenir d’avoir vécu, dans les vieux quartiers de sa ville. Ses murs de pierres, ses meubles qui sentaient le vieux, ses poutres de bois qui grinçaient la nuit dans un concert familier… Cette maison n’avait rien de tout ça.

« Un énorme coup de chance que vous ayez pu vous trouver ça, avait pourtant inlassablement répété l’amie de sa mère. »

La jeune fille ne le voyait pas comme ça. Mais bien sûr, elle était tout de même soulagée d’avoir enfin pu déménager. Les maigres revenus de sa mère qui ne travaillait qu’en intérim une fois de temps en temps ne leur auraient jamais permis de s’offrir quoi que ce soit… si son grand-père maternel n’était pas mort en leur laissant un héritage considérable. Et même si elle ne portait pas particulièrement cet homme dans son cœur, savoir que c’était grâce à sa mort que sa famille avait enfin pu se trouver un logement lui faisait un drôle d’effet. C’était sûrement pour cela qu’on disait que le malheur des uns faisait le bonheur des autres.

Mais alors qu’elle poussait la porte, elle s’exaspéra encore une fois de passer d’une grande ville fourmillant d’activité à un village dont elle ne soupçonnait même pas l’existence deux mois plus tôt. Définitivement, elle avait du mal à accepter l’idée qu’elle se trouvait à plus de trente minutes en voiture d’un centre commercial digne de ce nom, d’un cinéma ou même d’une simple rue animée, pleine de cafés et de vie…

Toutes les pièces étaient encore encombrées de divers cartons, de toutes ces choses que sa mère et son amie avaient achetées ou trouvées et amenées au fur et à mesure. Le canapé, la table, les chaises, rien ne provenait de leur ancien logement.

« On repart de zéro, songea-t-elle. »

Elle se rassura comme elle pouvait : au moins, ses affaires à elle étaient toujours là, entassées dans son sac de voyage. C’était sa bouée de sauvetage, ce qui la raccrochait à son enfance, à l’époque où elle vivait encore avec son père. À l’époque où tout allait bien.

Sa mère prit à peine le temps de traîner son sac jusqu’à sa chambre et de faire sommairement son lit avant de s’effondrer dedans et de s’endormir aussi sec. Comme souvent, la jeune fille allait devoir s’occuper de son frère avant de pouvoir songer à se reposer elle aussi. Elle ne s’en formalisa même pas. Elle était sûre que cela se passerait ainsi.

Il était dix-neuf heures vingt et bien entendu, il avait faim. Le frigo était encore vide alors elle se contenta de lui préparer une grosse portion de nouilles alphabet, sans oublier d’en laisser une assiette pour sa mère. Pour sa part, considérant qu’elle avait suffisamment mangé pour aujourd’hui, elle se contenta d’une pomme qu’elle coupa en plusieurs quartiers.


Après son repas, son frère partit se brosser les dents et se coucher. Comme sa mère dormait toujours, elle brancha le frigo pour y déposer l’assiette restante et put enfin monter son sac dans sa chambre. Elle fit son lit et se laissa tomber dedans. Enfin un peu de repos.

Seulement, il n’était que vingt heures et elle n’avait pas encore suffisamment sommeil pour s’endormir. Elle se saisit de son téléphone et, elle qui appréhendait de ne pas avoir de réseau dans cet endroit perdu fut surprise de voir deux barres s’afficher. Sans doute était-ce dû à l’altitude… Sa meilleure amie de son ancienne ville lui avait demandé de l’appeler lorsqu’elle serait arrivée. Et… elle devait avouer que dans cette nouvelle maison qu’elle trouvait si peu accueillante, elle se sentait plus seule que jamais. Parler à quelqu’un lui ferait le plus grand bien. Son amie décrocha moins de deux sonneries plus tard.

« Hey. Oui, c’est Rose. On est bien arrivés, on s’est installés et… »

Elle s’interrompit et soupira. Elle avait les larmes au bord des yeux.

« Quelle galère… »

Le printemps était arrivé. C’était le mois de mars, la neige commençait enfin à fondre. Çà et là, quelques bourgeons commençaient timidement à s’épanouir et on entendait à nouveau le chant apaisant des oiseaux. Durant ces quelques mois, le groupe avait continué de se souder. Ils étaient devenus – et redevenus – inséparables.

Dean avait encore eu quelques visions durant l’hiver. Son ombre n’avait rien refait d’aussi spectaculaire que la première fois, comme si se métamorphoser de la sorte lui avait demandé beaucoup d’énergie. De temps en temps, elle se déformait dans son champ de vision, mais n’apparaissait plus frontalement. Il avait l’impression qu’elle tentait d’imiter l’apparence de Jade, de Chloe, et même celle d’Andrew de temps en temps. Et si ses grossières imitations étaient toujours bien trop grandes et semblaient désarticulées, les visages qu’elle reproduisait avaient tous un point commun : ils semblaient en grande souffrance. Cela faisait toujours frissonner l’adolescent d’horreur, et il s’empressait de fermer les yeux ou de détourner le regard.

Mais en repensant à sa première métamorphose, il se demandait si elle avait pris cette forme afin de lui donner une sorte d’indice. Se transformer en un double, alors que Peter en avait un lui aussi… Il ne pouvait s’empêcher de se demander s’il y avait un lien, mais il n’aurait probablement jamais la réponse. Décidément, cette entité, tout comme ces villages hors du monde, regorgeait de mystères.

Les vacances de printemps étaient arrivées. Les parents d’Andrew emmenaient son frère Matthew voir son parrain à quelques kilomètres d’ici pendant deux jours, et comme il angoissait à l’idée de se retrouver seul, il invita la bande chez lui. Cela tombait plutôt bien, car c’était l’anniversaire de Dean au même moment.

Les parents de Chloe furent difficiles à convaincre mais finalement, le groupe se retrouva au complet chez les Marks. Les Envahis organisèrent une petite fête pour célébrer les dix-sept ans de leur ami, comme ils l’avaient fait pour John.


La température le soir n’étant pas désagréable, ils se couvrirent légèrement pour sortir faire un tour dans Woodglades. Alors qu’Andrew les guidait à travers le village, Dean réalisa qu’il ne l’avait jamais vraiment visité. Lorsqu’il en avait fait le tour à la fin du mois d’août, il était épuisé d’avoir déjà beaucoup marché et son père qui passait par là l’avait ramené à Stonevalley. Et il devait admettre que Woodglades était un très joli endroit. Dans le centre, les rues étaient pavées, et on y trouvait beaucoup d’arbres et de parterres de fleurs, qui commençaient tout juste à germer en cette saison.

Mais alors qu’ils passaient devant la place centrale du village, près de la mairie, Andrew s’arrêta avant de se remettre à marcher plus doucement.

« John, tu vois quelque chose ? »

L’intéressé lança un regard vers la fontaine avant de secouer la tête.

« Non. Mais honnêtement, je crois pas que je le verrai un jour.

– De quoi vous parlez ? s’enquit Dean.

– Le fantôme de l’homme qui attend sa fiancée. On dit qu’il s’assied tous les soirs à la même heure à la fontaine, et qu’il disparaît vers une heure du matin.

– Vous vous foutez de moi ? demanda-t-il avec un rictus. »

Ils se tournèrent vers lui et à son grand étonnement, ils semblaient plus que sérieux.

« Non, pas du tout, répondit Jade. Tu te souviens, je t’avais dit qu’à l’époque où nos grands-parents étaient jeunes, le paranormal faisait partie de leur vie ? Que c’était ancré dans la culture des villages, que personne te prenait pour un fou si tu disais avoir vu un fantôme quelque part ? »

Il acquiesça, troublé.

« Ben, cet homme-là, c’était normal de le voir, à une période. Madame Craig nous en a déjà parlé.

– Et… plus maintenant ?

– La disparition de l’aura, lâcha simplement John. »

Dean entrouvrit la bouche, comprenant en une seconde. Bien entendu, l’aura…

« Mais… il y en a des comme ça, autour de chez moi ?

– Ouais, je pense. Partout dans les villages et autour, répondit John. Les disparus en mer, en forêt… »

Dean jeta un coup d’œil à la masse sombre d’arbres qui se dressait non loin, derrière les habitations, et ne put retenir un frisson. Il n’avait jamais pensé à tout ça et pourtant, c’était logique. Les gens pouvaient mourir n’importe où, de n’importe quelle façon. Pour autant, ces pensées ne lui traversaient jamais l’esprit à l’époque où il habitait en ville. Maintenant, il allait voir les jolis paysages du Havre Perdu autrement, et particulièrement la nuit. Que pouvait-il se cacher dans les landes, autour de sa maison ? Il n’aimait pas penser à tout cela, et il ne fut pas mécontent d’emboîter le pas à ses amis lorsqu’ils se remirent à marcher.


Alors qu’ils se dirigeaient vers la maison des Marks en faisant quelques détours pour prolonger leur promenade, les cinq amis aperçurent aux abords du village un pâté de maisons dont les trois-quarts étaient en chantier, à des stades plus ou moins avancés. Les seules qui semblaient à peu près habitables n’étaient pas encore peintes et les jardins n’étaient que des amas de terre retournée, sans gazon.

« Qui a envie d’emménager dans notre coin paumé ? »

Andrew s’interrompit, puis il regarda dans la même direction que Dean et se mit à rire :

« Des tas de gens, on dirait. Il paraît que ce genre de… petites villes de campagne, comme il les appelle, redevient à la mode. Mais il y a à peine trois maisons qui sont vraiment terminées, donc c’est pas pour tout de suite.

– Certains n’ont pas voulu attendre, fit remarquer Jade en pointant une des habitations du doigt. »

Ils s’arrêtèrent pour la regarder. Dans cette maison encore toute grise et dont le jardin était encombré de matériel de chantier divers, la lumière était allumée. Aucune ombre ne passait devant la fenêtre, rien ne bougeait, aucun son ne s’en échappait. Tout était calme. Aucun d’entre eux ne savait qui avait emménagé là. Peut-être une famille, peut-être juste un couple.

« C’est pas l’heure de la crémaillère en tout cas, fit remarquer Chloe. Je me demande pourquoi ils ont emménagé dans un truc à peine fini comme ça, la peinture à l’extérieur est pas terminée et l’herbe a même pas repoussé sur le terrain. »

Dean supposa qu’il s’agissait peut-être d’un déménagement en catastrophe, comme le sien quelques mois plus tôt. Ses amis haussèrent les épaules avant de reprendre leur route. Après tout, cela ne les regardait pas. 


De retour dans le salon des Marks, ils s’installèrent confortablement dans les canapés. Ils se mirent à discuter avec animation, engloutissant des bonbons entre deux phrases.

Alors qu’ils venaient de choisir un film et avaient plongé la pièce dans le noir, concentrés sur ce qui se passait à l’écran, seule Chloe semblait distraite. Son téléphone ne cessait de vibrer et elle souriait tout en pianotant dessus.

« Bon, Chloe, tu regardes le film ? la taquina Jade.

– Oui, une minute… Je réponds à mes amis… lointains.

– Encore ? »

Pour toute réponse, elle hocha la tête. Et en voyant le regard interrogateur de ses autres amis, elle s’expliqua :

« Je me suis fait des potes sur un jeu en ligne. Et comme on discutait pas mal, on a créé un salon privé juste pour nous. On s’amuse bien, ils sont cool et… OK, OK, j’arrête de parler pendant le film, conclut-elle en riant. »

Tandis qu’elle parlait, son téléphone avait vibré une bonne dizaine de fois. Elle le mit en silencieux mais ne put s’empêcher de leur répondre de temps en temps. Cela amusait Jade : c’était un passe-temps comme un autre, après tout. Et mine de rien, discuter avec ces inconnus lui redonnait le sourire. Depuis quelque temps, elle se permettait enfin d’aller mieux, et son amie était heureuse de la voir ainsi.

Tandis que les vacances touchaient à leur fin, tout le monde aux villages ne parlait plus que de la famille qui venait d’emménager à Woodglades, dans la maison où la bande avait vu de la lumière le soir de l’anniversaire de Dean. Ils s’appelaient les Meyer et ne semblaient pas faire beaucoup d’efforts pour s’intégrer ou sociabiliser. On racontait que la mère passait ses journées enfermée chez elle, et que la fille sortait de temps en temps se promener avec son petit frère, saluant timidement les personnes qu’elle croisait dans la rue. Visiblement, aucun d’entre eux n’avait envie de discuter avec qui que ce soit.

Le petit groupe était lui aussi en train d’en parler, assis dans la lande pour ce qui était à la base une séance de révisions. Ils avaient ouvert quelques paquets de bonbons qui restaient là, éventrés et disposés tout autour d’eux. La fille Meyer avait l’air d’avoir leur âge et il était probable qu’elle serait inscrite dans la classe de l’un d’entre eux.

« Quand même, ça doit pas être simple d’arriver en cours d’année comme ça, commenta Jade. Quand t’arrives dans ta classe, tous les groupes de potes sont déjà formés. »

Andrew renchérit :

« Et encore, les élèves sont plutôt accueillants par ici. Sauf avec les gens comme nous, mais c’est une autre histoire.. »

Sur ces mots, les amis furent obligés de se séparer car la pluie commençait à tomber.

La jeune Meyer s’appelait Rose et fut inscrite d’office dans la classe d’Andrew.

Lorsqu’elle entra dans la salle et que tout le monde se tourna vers elle, elle sembla sur le point de défaillir. Se souvenant que Dean lui avait raconté à quel point ces regards insistants l’avaient mis mal à l’aise, Andrew détourna les yeux et se mit à fixer son cahier.

La jeune fille se présenta en bafouillant puis alla s’installer là où il restait de la place, seule à une table de deux. Andrew profita de ce moment pour la détailler.

Elle avait le visage presque entièrement masqué par ses longs cheveux, mais il crut apercevoir des yeux noisette pendant un instant. Elle portait un pull à col roulé et un pantalon en jean qui semblait un peu trop large pour elle. Elle sortit ses affaires et déposa devant elle une trousse recouverte d’écritures et de dessins. Sans doute avait-elle été dédicacée par ses amis, là où elle habitait avant.

En se retournant vers sa feuille, Andrew ne put s’empêcher de se sentir un peu triste pour elle. Quitter sa ville natale, ses amis, peut-être même une partie de sa famille, ça ne devait pas être simple, et encore moins en cours d’année… Il songea qu’à l’occasion, il pourrait tenter de faire connaissance et de discuter avec elle en espérant que cela l’aide à se sentir moins seule. Puis il fut tiré de sa rêverie par le professeur qui commençait son cours.

Une réunion était prévue à la grange le vendredi suivant, mais John avait prévenu ses amis qu’il serait en retard et avait laissé la porte de la grange ouverte. Dean, étant celui qui habitait le plus près, fut le premier arrivé.

Alors qu’il s’apprêtait à s’asseoir sur la chaise la plus proche, quelque chose attira son attention. Le carnet à dessins de John était posé sur une des tables. Il ne l’avait jamais feuilleté, il n’avait même jamais osé y toucher. Il avait déjà pu apercevoir quelques-unes de ses œuvres mais il n’avait jamais eu l’occasion de les détailler. Poussé par la curiosité et malgré son sentiment de culpabilité, il s’en approcha doucement et l’ouvrit.


Son style lui plaisait beaucoup. Le plus souvent, c’étaient des paysages typiques du Havre Perdu, en noir et blanc. Il ajoutait de temps en temps une touche de couleur lorsqu’il voulait mettre l’accent sur un détail précis. Sur certains dessins, on voyait de drôles de personnages un peu effacés avec des yeux étranges. Dean devina sans peine qu’il s’agissait de ses visions. Il avait presque l’impression en regardant les dessins que le regard de ces créatures le transperçait, et il tourna rapidement les pages.

Il tomba alors sur des portraits des membres du groupe.

John avait dessiné d’abord Andrew de face, jusqu’au buste. Derrière le garçon se tenait l’ombre d’une immense créature dépourvue de couleur. Elle avait des sortes de griffes et de crocs tranchants, et surplombait le garçon d’au moins un mètre. Il avait bien réussi à retranscrire l’expression d’effroi dans les yeux du garçon.

Venait ensuite Jade. Les yeux perdus dans le vague, elle se tenait le bras. À sa gauche flottait un être humain dont il était impossible de déterminer le sexe, et John avait estompé le crayon afin de lui donner une allure fantomatique.

Puis Chloe. C’était la seule qui souriait à l’étrange forme humanoïde qui se tenait à sa droite et lui tendait la main, qu’elle semblait sur le point d’attraper. Là aussi le crayon était estompé, mais les yeux d’un gris froid de la créature apparaissaient très clairement.

Sur la page suivante se trouvait Peter. Debout face à un miroir, il semblait inquiet et avait les yeux baissés. Son reflet, lui, le regardait d’un air méprisant et arborait un sourire moqueur.

La vieille Craig était aussi dessinée. On la voyait assise, à siroter un thé en compagnie d’un être fantomatique lui aussi. Sans doute John avait-il voulu représenter sa défunte sœur dont elle leur parlait de temps en temps.

Le garçon avait visiblement gardé des pages vides au cas où il devrait faire d’autres portraits, car celui de Dean était juste à la suite. Comme les autres, il était plutôt réaliste, quoique mieux dessiné : John avait progressé entre temps. L’ombre se tenait dans un coin de la page, et de toutes les entités, c’était celle dont la forme était la moins distincte. Deux petites notes figuraient tout en bas :

« NB : Je n’ai aperçu l’entité de Dean qu’une ou deux fois, de manière furtive. Impossible de dire à quoi ça ressemble précisément.

NB 2 : Apparemment, elle change de forme maintenant. Ça complique les choses. »

Dean s’attardait un peu sur le dessin lorsque quelqu’un surgit dans son dos.

« Il dessine bien, hein ? »

Il sursauta et laissa échapper un cri.

« Du calme, fit Jade en éclatant de rire, c’est que moi. »

Dean referma précipitamment le carnet et le jeta presque sur la table.

« Tu m’as fait peur ! »

Jade reprit le carnet et se mit à le parcourir rapidement à son tour.

« Il t’en voudra pas, tu sais. S’il le laisse ici, c’est que ça le dérange pas qu’on le feuillette.

– T’es sûre ? »

Dean se sentait toujours coupable, comme s’il avait enfreint une règle tacite en feuilletant ce carnet qui lui semblait intime. Mais ces dessins qu’il avait vus… Il admirait de plus en plus le talent de John.

« Oui, je suis sûre. Il a plusieurs carnets et celui-là, on peut le feuilleter. L’autre, il le sort quasiment jamais de son sac devant nous. »

Il releva la tête, surpris. Il n’avait jamais soupçonné l’existence d’un deuxième carnet, mais cela le rassurait. Jade avait sûrement raison. Celle-ci le tenait toujours dans les mains et elle se mit à tourner les pages rapidement.

« Je vais regarder s’il a ajouté des trucs… »

Et en effet, sur les dernières pages du carnet figuraient des dessins que Jade n’avait jamais vus auparavant. Le premier était une sorte de mante religieuse aux pattes crochues dont John n’avait dessiné que les contours. Puis sur la suivante, une grosse libellule bleutée pourvue de larges ailes. Le dernier était une araignée à huit yeux dotée de pattes démesurément longues, crochues elles aussi. John avait rajouté un début de toile en estompant le crayon. Il n’y avait pas la moindre note, juste ces drôles d’insectes aux proportions anormales. Les dessins avaient quelque chose d’à la fois beau et effrayant.

« Eh ben… Je me demande pourquoi il a dessiné ça, conclut-elle en fermant le carnet. C’est un peu flippant comme bestioles. »

Et comme elle se retournait, elle vit John qui entrait dans la grange, suivi de près par Andrew.

« On dirait qu’on ne va pas tarder à le savoir, souffla Dean. »

Les adolescents se saluèrent et Chloe ne tarda pas à arriver à son tour. Une fois la bande entièrement réunie, John commença, comme Dean l’avait deviné, à leur parler de ses dessins :

« Je pense qu’il est temps de vous parler de quelque chose que j’ai trouvé il y a un moment… Vous savez que l’aura de nos villages permet aux entités d’avoir de l’énergie. Dit comme ça, on peut penser que les citadins n’ont pas de problèmes… Ce qui est complètement faux. Il y a des entités en ville aussi, même si elles se manifestent moins, sauf si elles sont assez puissantes pour tirer l’énergie directement de leurs victimes. Mais en dehors de ça… on y trouve aussi ce que j’ai appelé des ruches. »

Il leur tendit son carnet ouvert sur les fameuses pages et Chloe s’en saisit la première avant de le faire passer aux autres.

« Ces insectes que j’ai dessinés font partie des ruches. Il y en a des dizaines, peut-être plus… Je peux pas vous dire combien précisément, comme ils vivent surtout dans les villes j’en vois rarement. Mais en gros, ils s’accrochent aux gens. J’en avais déjà vu, et j’avais demandé à madame Craig ce qu’elle savait là-dessus. Mais comme elle sort quasiment jamais du village, elle avait pas plus d’infos. J’ai dû aller sur Internet. »

Il fit une pause dans son récit, et personne ne brisa le silence.

« Après beaucoup, beaucoup de recherches qui n’ont rien donné, je suis tombé sur un blog qui recensait un nombre juste énorme d’insectes du même genre. J’ai compris que… ça représentait des pathologies ou des troubles mentaux. Chaque insecte. Ils s’accrochent à une personne et ils la lâchent plus. Généralement, la personne a des prédispositions… mais il y a aucune règle fixe, comme pour nous. Certains ont des pathologies sans avoir d’insecte. Et certains insectes vont en dehors des villes pour trouver des cibles, des fois… Enfin, voilà. Leur façon de procéder est un peu compliquée. J’essaierai de vous expliquer au cas par cas si j’arrive à retrouver le blog. »

Dean prit un moment pour digérer l’information, confus. D’abord son ombre, puis tout ce qui assaillait ses amis jour et nuit, ensuite les… fantômes errants du Havre Perdu, puis cette histoire d’insectes…? Le monde du paranormal l’effrayait autant qu’il le fascinait. C’était tellement vaste, vaste à lui en donner le tournis.

L’annonce de John avait laissé tout le monde perplexe. Finalement, Chloe brisa le silence qui s’était abattu dans la grange :

« Mais pourquoi t’as dessiné ceux-là précisément ? Et pourquoi maintenant ? »

Il hésita un court instant avant de répondre :

« Parce que je les ai vus s’accrocher à la famille qui vient d’emménager à Woodlgades. On a de nouveaux Envahis… Sauf que ceux-là ne se doutent de rien. »

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