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Les Envahis, 18 : Liens virtuels

Andrew put rentrer chez lui le lendemain. Ses amis avaient envie de venir le voir, mais ils durent attendre quelques jours pour qu’il se rétablisse. Peu de temps avant la fin des vacances de printemps, ils eurent enfin l’occasion de se rendre chez lui. John, Chloe et Jade préférèrent prévenir Dean :

« Ses parents sont hyper froids, ils risquent de pas être très accueillants. Ils nous aiment pas du tout, même si on sait pas trop pourquoi. Enfin bref, sois discret, dis bonjour et au revoir, et tout devrait bien se passer. »

Et comme ils l’avaient prédit, ils sentirent immédiatement qu’ils n’étaient pas les bienvenus chez les Marks.

« Andrew est très fatigué, ne le dérangez pas longtemps. »

Ce fut la seule phrase que la mère du garçon daigna leur adresser avant de disparaître dans un couloir. Le mari ne se montra même pas. Le groupe monta silencieusement à l’étage et ils retrouvèrent Andrew assis sous sa couette, une bande dessinée entre les mains et un mug qui sentait le chocolat chaud posé sur sa table de chevet. Son visage s’illumina en les voyant entrer, et les invita à s’asseoir comme ils pouvaient.

Ils lui offrirent des chocolats et des bonbons qu’ils avaient soigneusement cachés dans leurs sacs, sachant très bien que les parents d’Andrew, très stricts, ne supporteraient pas qu’il grignote quoi que ce soit entre les repas.

« Je pense que vous vous en doutiez… mais c’est pas un simple accident qui m’a fait ça, raconta-t-il. On faisait des travaux avec mon père, j’étais sur une échelle et je devais juste planter un clou dans un mur pour suspendre un truc… Mon père s’est absenté dix secondes, l’autre s’est pointé et a fait tomber l’échelle. Ma tête a heurté un coin de table et… voilà, vous connaissez la suite. »

Ses amis ne pouvaient que compatir, espérant vainement qu’un jour, l’horrible entité finisse par le laisser tranquille avant de commettre l’irréparable.

« Je viendrai en cours lundi à la rentrée, déclara-t-il. Je me sens mieux, et j’en ai marre de rester ici à rien faire ou à réviser. En tout cas, c’est gentil d’être venus me voir. »

Ils discutèrent quelques minutes, tenant leur ami au courant de leurs découvertes au sujet des Meyer. Puis le groupe quitta les lieux. Ils dirent au revoir à la mère qui était occupée à faire étudier Matthew, le petit frère de leur ami, et ils se dispersèrent pour rentrer chacun chez eux.

Comme prévu, Andrew retourna en cours le lundi suivant et la semaine s’écoula tranquillement. Leur professeur de français leur donna un travail à effectuer en duo, et une fois toutes les personnes qui s’entendaient bien regroupées, il ne restait plus que Rose et lui. Contraints de travailler ensemble et comme la bibliothèque était comble, elle l’invita chez elle à la fin de la journée afin de s’y mettre.

En chemin, Andrew se demanda comment engager la conversation avec cette jeune fille qui semblait si timide. Il l’observa en silence : elle avait en permanence le visage caché derrière ses cheveux et marchait en regardant le sol, comme si elle avait peur de trébucher sur quelque chose, ou plutôt… comme si elle refusait d’affronter le regard des autres. Pourtant, contre toute attente, ce fut elle qui parla en premier :

« C’est toi qui es allé à l’hôpital, c’est ça ?

– Euh, oui, répondit-il d’une voix maladroite, surpris par sa question. Et comment tu le sais ?

– On vit dans des petits villages, tout se sait, pas comme dans la ville où j’habitais avant, déclara-t-elle d’un ton chargé de regrets. Enfin, il paraît que c’est pas la première fois que t’y vas pour des trucs du genre alors, j’espère que c’était pas grave…

– T’en sais des choses ! s’étonna-t-il en riant. C’est vrai, je suis assez maladroit. Je tombe souvent, je me blesse. Mais non, c’est jamais très grave, t’en fais pas. »

Il se tut, songeant que c’était tout à fait le genre de phrases que pourrait dire une personne qui se ferait régulièrement agresser sans oser en parler. Une fois, lorsqu’il avait sorti cette excuse aux médecins à l’hôpital alors qu’il venait pour une fracture du poignet, ils avaient eu l’air suspicieux. Il guetta alors la réaction de Rose, espérant qu’elle ne rebondisse pas là-dessus. Et en effet, son expression changea légèrement, comme si elle doutait de la véracité de sa réponse. Mais elle ne fit aucun commentaire et se contenta de dire d’une petite voix :

« Heureusement alors. »

Il se détendit un peu. Ils continuèrent leur route en discutant d’autre chose, et Andrew était rassuré de la voir parler spontanément, sans gêne : il la croyait encore plus timide et craignait de ne pas pouvoir établir de contact avec elle.

Ils arrivèrent à destination peu de temps après. Son petit frère et sa mère étaient partis faire des courses, et ils pénétrèrent dans une maison vide. Les murs étaient encore blancs, sur les meubles n’étaient posés que des lampes et quelques papiers et çà et là, des cartons traînaient. Dans un coin, il reconnut le matériel nécessaire pour s’occuper d’un chat et il se demanda brièvement où était l’animal.

La maison donnait cette impression étrange de ne pas encore avoir de propriétaire. Elle ne contenait encore aucun souvenir, aucun vécu, elle était presque vide. Andrew n’y était pas spécialement à l’aise et la suivit volontiers lorsqu’elle le fit monter dans sa chambre. Celle-ci n’était pas encore très décorée non plus mais au moins, tout était sorti des cartons, parfois encore posé dessus ou à même le sol. Andrew nota, mis à part le lit et le bureau, la présence d’un grand miroir mural et d’un tableau à feutres dont les anciennes marques avaient été mal effacées. Ils s’assirent à son bureau, sortirent leurs affaires et commencèrent leur travail.

Lorsqu’Andrew revit le groupe à la grange le dimanche suivant, il leur fit un compte rendu. Rose était aussi gentille que timide, un peu maladroite et très fermée. Il avait été difficile de la faire parler d’autre chose que des cours. 

En retournant au rez-de-chaussée, il avait également pu apercevoir la mère et le frère, dont il avait appris le prénom à ce moment. Sans voir la créature de la mère, il avait remarqué son air accablé malgré son envie évidente de cacher ce qu’elle ressentait vraiment. Elle était polie et lui souriait, mais ses yeux cernés se perdaient dans le vague assez régulièrement et se teintaient d’une espèce de crainte, d’angoisse. Une fois la famille réunie, Andrew s’était senti oppressé, pas à sa place. Ce garçon muet qui n’osait pas l’approcher, cette mère absente et cette fille qui semblait au bord de l’implosion… Il avait quitté la maison poliment mais précipitamment, après deux heures de travail. Et sans se retourner.

Le week-end suivant, John décida d’envoyer un mail au dessinateur qui tenait le blog sur les insectes. Il ne savait pas s’il était toujours actif ni s’il y avait la moindre chance qu’il lise son message un jour, mais ça ne coûtait rien de tenter.

« Bonjour, Stanley – si je me souviens bien. J’étais à la recherche de ton blog depuis un moment et un ami a enfin remis la main dessus, je ne savais pas qu’il avait changé de nom. Bref, je le cherchais parce que je voulais savoir ce que faisaient les créatures que je t’envoie en pièces jointes. Je les ai aperçues en train de s’accrocher à trois membres de la même famille dans le village où j’habite – ils viennent de la ville. J’ai donc eu ma réponse entre temps, mais je me disais que ça pourrait être intéressant d’en parler avec toi, si tu es toujours actif.

Cordialement, John. »

Comme prévu, il ajouta en pièces jointes les dessins qu’il avait scannés, puis envoya le message. Il n’avait plus qu’à attendre.


John passa le reste de sa soirée à réviser laborieusement ses examens de fin d’année. Il les sentait plutôt mal, mais son oncle et ses amis l’encourageaient comme ils pouvaient et grâce à eux, il ne pouvait nier qu’il avait progressé.

Et alors qu’il se faisait tard et qu’il commençait à s’endormir sur son bureau, un son de notification le réveilla en sursaut. Il consulta ses mails : le dessinateur lui avait répondu !

« Salut, John ! Merci beaucoup pour ton message. Oui, je suis toujours actif, mais je ne trouve plus grand-chose à poster en ce moment. Je suis toujours content de recevoir des messages, surtout venant de quelqu’un comme toi ! À une époque j’appelais ça être Visionnaire, mais comme j’en connais aucun dans mon entourage, ça faisait un peu prétentieux de me décrire comme ça tout seul… Mais bon, je peux t’appeler comme ça, toi.

C’est vraiment triste pour la famille dont tu me parles… Mais d’ailleurs, les gens guérissent plus facilement (ou moins difficilement) de leur pathologie s’ils sont au courant de l’existence de l’insecte. Je sais pas quelles relations tu entretiens avec eux, peut-être que tu pourrais essayer de leur en parler… Mais bon, je comprendrais que ce soit pas facile d’aborder ça sans passer pour un fou.

Et j’ai juste changé le nom de mon blog parce que c’était mon vrai nom et que ça me gênait un peu. Désolé si t’as eu du mal à le retrouver à cause de ça ! Enfin bref, si t’as envie qu’on en parle, ça pourrait être sympa de se faire une visio. C’est plus simple que par message.

À bientôt, John le Visionnaire ! Amicalement, Stan. »

John se voyait mal discuter calmement de sa libellule avec Rose et de sa mante religieuse avec le petit Leo autour d’un thé, mais peut-être que Stanley avait raison. Il remit la conversation avec le dessinateur à plus tard, exténué, et se promit de lui répondre dès le lendemain. Puis il relut une dernière fois son message avant de refermer son ordinateur : le Visionnaire… Alors, c’était comme cela que Stan appelait les gens comme lui et madame Craig.

« Les Visionnaires repèrent les Envahis, pensa-t-il au moment où il éteignait la lumière. »

Jade et Chloe s’étaient réunies chez cette dernière après une journée au lycée des plus éprouvantes. Elles avaient chacune passé de gros examens censés les préparer à ceux qui les attendaient en fin d’année, et Jade était moyennement sûre de sa réussite. Elles avaient opté pour une soirée juste entre elles pour discuter de choses et d’autres et se détendre devant un film.

Allongées côte à côte sur le lit deux places de Chloe, elles avaient mis une série sur son ordinateur mais n’étaient qu’à moitié concentrées dessus.

« Au fait, mes parents sont OK pour que tu restes dormir, lança Chloe, mais faudra que tu repartes tôt demain. Ils veulent que je continue à réviser.

– Eh ben, tu te reposes jamais toi.

– Si, ce soir je me repose. Et c’est déjà ça.

– Pour moi aussi, c’est du repos, tu sais de… »

Jade s’interrompit, et Chloe termina sa phrase à sa place :

« Passer une soirée sobre.

– Voilà. »

Le téléphone de Chloe se remit à vibrer, ce qui amusa Jade qui en profita pour changer de sujet :

« Encore lui ?

– Gagné. »

Lui, c’était un des garçons du groupe de discussion de Chloe sur ses jeux en ligne. C’était la personne avec laquelle elle discutait le plus parmi eux.

« Finnley, c’est ça ?

– Oui, enfin on l’appelle tous Finn.

– Finn pour les intimes, c’est ça ? Eh ben, ça devient sérieux ! la taquina Jade.

– Arrête tes conneries, répondit son amie en riant. Il y a rien du tout, de toute façon il vit super loin d’ici. Mais c’est vrai qu’il est sympa, on discute beaucoup. Il quitte juste très brusquement la conversation assez souvent, c’est bizarre. Mais c’est pas très grave. On s’entend bien quand même. »

Les deux amies n’en parlèrent pas plus. Épuisées, elles s’endormirent un quart d’heure plus tard.

Le lendemain, John alluma sa webcam et lança un appel vidéo avec le fameux Stanley. Il appréhendait légèrement malgré lui. Après tout, ils ne s’étaient jamais parlé, et il ne savait pas du tout à quoi il ressemblait. Il déglutit lorsque son interlocuteur accepta l’appel et se recoiffa nerveusement.

Stan se trouvait dans son bureau, et John s’aperçut qu’il faisait nuit chez lui, alors qu’il était tout juste midi à Stonevalley. Un continent les séparait.

« Salut, John, tu m’entends bien ?

– Impeccable, oui. Moi je suis pas sûr d’avoir une bonne connexion par contre.

– Ça le fait, t’inquiète pas. Je te vois et je t’entends bien.

– Parfait alors. »

John se tortilla sur sa chaise, sans savoir comment continuer la conversation. Il en profita pour détailler son interlocuteur : il avait les cheveux longs, attachés, et portait des lunettes similaires à celles de Peter. Il trouvait son regard pétillant et vif à la fois, et il ignorait que c’était exactement ce que Dean avait pensé de lui la première fois qu’ils s’étaient rencontrés.

« Alors, tu me disais qu’il y avait des personnes qui avaient des insectes dans ton village ? »

John ne put s’empêcher de rire nerveusement :

« S’il n’y avait que ça… Tout mon groupe d’amis est Envahi. C’est quelque chose.

– Ils ont tous des créatures ? s’étonna Stanley.

– Oh, non. À part un, ils ne viennent pas de la ville. Ils ont des choses un peu particulières. Si tu as le temps, et envie surtout, je peux te raconter.

– Ça m’intéresse toujours, si c’est pas trop délicat pour toi. »

John lui parla alors du cas de Jade, puis de Dean, de Chloe et termina par Andrew. Concernant les deux derniers, il pensait que Stanley allait le prendre pour un fou et lui rire au nez, mais celui-ci se contenta de hocher la tête, l’air sincèrement intéressé. John lui parla également de la vieille Craig et de son don, mais il omit volontairement de lui raconter l’histoire de Peter, n’ayant pas envie d’assommer son interlocuteur avec ce récit sordide.

« Il s’en passe des choses par chez vous. Enfin, elle a l’air marrante la vieille dame dont tu me parles. Vous avez le même don, ou il est différent ?

– Oh, un peu différent. Elle a beaucoup plus de capacités que moi. Par exemple, elle peut guérir les gens des fois, ou les manipuler… Heureusement elle se sert assez peu du deuxième…

– Oh, ouais, j’imagine. Mais je parlais surtout du don de… Visionnaire.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Eh ben, reprit-il après une pause, disons qu’il y en a plusieurs types. D’après ce que tu me dis, tu arrives à repérer les gens Envahis, comme tu les appelles. Moi, j’arrive à te dire si une personne est Envahie, et ce qu’elle a précisément. J’ai aucune idée de comment ça marche, mais je le sais. Enfin, quand c’est une créature de pathologie, c’est plus difficile. Je perçois des sentiments confus et j’en déduis des choses. Mais c’est tout. J’ai complété mon blog au fur et à mesure, surtout grâce à mon cursus en psychologie. »

John ne put lui cacher qu’il était impressionné. Son don était vraiment développé… Il s’apprêta à lui répondre que la vieille Craig avait elle aussi un don perfectionné, puisqu’elle parvenait à distinguer le jeune Peter de son double, mais il se rappela au dernier moment qu’il n’avait pas raconté les sales coups du doppelgänger à Stanley et n’ajouta rien.

« Enfin, ici, il y a assez peu de personnes qui ont autre chose que des créatures, reprit ce dernier. Je suis dans une grande ville. Les villes génèrent du stress, le stress génère des troubles, etc, etc. Des fois, je tombe sur des enfants qui ont déjà une pathologie, comme celui de ton village. Mais il y a assez peu de gens atteints d’autres choses. Enfin, à part mon voisin. »

Stanley se tut brusquement et prit son visage entre ses mains.

« Ton voisin ? s’enquit John, dont la curiosité était soudainement attisée.

– Oui, enfin, voisin… On vit pas dans le même immeuble, plutôt dans le même quartier. Je le croise de temps en temps à la boulangerie, dans le bus, tout ça… Bref. J’ai réussi à lui parler, je lui ai fait comprendre que je savais ce qui lui arrivait et qu’il pouvait me faire confiance. D’ailleurs entre nous, il m’a fait confiance tellement vite que je me suis demandé s’il avait pas déjà rencontré un mec comme moi dans le passé. Enfin bref, on a pris un apéro ensemble et il s’est un peu confié à moi. On est même devenus potes. Et franchement, il a vécu des trucs de malade. »

Il détacha chaque syllabe de sa dernière phrase. John, d’autant plus intrigué, s’impatientait. Stanley semblait tourner autour du pot.

« Oh, je ne suis pas sûr qu’il serait content que j’en parle à quelqu’un d’autre, mais bon… Tu m’as l’air d’être quelqu’un de confiance… »

John hocha la tête, pressé d’entendre la suite, avant de se dire que cela faisait un peu prétentieux. Mais Stanley n’y fit pas attention et poursuivit :

« Bah, je peux très bien te dire sans rentrer dans les détails. Il avait un truc, je pensais même pas que ça existait. Mais quand je l’ai vu et que j’ai su, ça m’a fait un choc. Je sais plus comment ça s’appelle, un truc en allemand… »

Il s’interrompit un instant, puis reprit :

« Enfin, on appelle aussi ça un double maléfique.

– Un… doppelgänger ?

– Oui, c’est ça ! Merci. »

Le cœur de John se mit à battre la chamade. Se pouvait-il que…?

« Le gars venait d’un village de campagne et il a déménagé pour que son double n’ait plus assez d’énergie pour venir l’emm… l’embêter. »

C’était trop pour être une coïncidence.

« Maintenant, il gagne sa vie en dessinant des bandes dessinées sur son histoire. Il est vachement connu en plus, tu sais. »

John posa ses coudes sur son bureau en soupirant.

« Ouais, je sais…. »

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