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Les Envahis : 20, Pressentiments

Une épaisse chape de brouillard recouvrait la lande depuis près d’une semaine. Il était impossible d’y voir au-delà de quelques mètres, et c’était à peine si la lumière du soleil parvenait à filtrer à travers cet écran blanc. Seul, perdu au milieu de ce décor irréaliste dans un silence de plomb, un jeune homme était prostré.

Ça peut pas être vrai, ça peut pas être vrai…

Cette phrase tournait en boucle dans sa tête. Recroquevillé et la tête dans les genoux, il n’avait plus aucune notion du temps. Peut-être était-il là depuis une heure, peut-être deux… Au milieu de cette mare de sang qui n’était pas le sien.

Dans cette mare gisait le corps livide d’une jeune fille. Ses longs cheveux blonds et bouclés étaient complètement imbibés de sang, mais il n’y avait pas de doute : c’étaient bien ceux de Chloe Jordan. Il n’osait plus relever la tête et affronter son regard vide, sans vie. Il voulait fuir loin d’ici, mais il en était incapable.

Lorsqu’il avait repris connaissance ici même, une éternité plus tôt, il avait immédiatement paniqué en apercevant le corps de la jeune fille. Fébrile, il s’était jeté sur elle et avait crié désespérément son nom, la secouant vainement. Et lorsqu’il avait compris qu’il n’y avait plus rien à faire, il s’était écarté d’elle en suffoquant.

Puis il s’était rendu compte qu’il serrait dans son poing un objet, si fort qu’il s’en faisait blanchir les phalanges. En desserrant difficilement les doigts, il avait eu un choc : il tenait un couteau ensanglanté. Il avait alors hurlé en le lâchant et s’était pris la tête entre les mains, tout tremblant. Il n’avait plus bougé depuis.

Ça peut pas être vrai, j’ai pas pu faire ça, j’ai pas pu faire ça…


Lorsque ses tremblements s’espacèrent enfin, il tenta de reprendre le contrôle de sa respiration. Il se leva, l’esprit complètement embrouillé. Son cœur battait à tout rompre et il avait la nausée. Il avait envie de hurler, de pleurer, mais il se contentait de tenir là, immobile, silencieux.

Je l’aime tellement, j’ai pas pu lui faire ça…

Il se passa la main sur le front, ce qui ne fit qu’étaler le sang de la jeune fille sur son visage.

Non, c’est mon double. C’est lui qui a fait ça, et il a tout fait pour m’incriminer. Ça peut pas être moi.

Il tentait de se rassurer mais en réalité, il ne savait même pas s’il s’agissait de l’œuvre de son double… ou de la sienne. Puis, son double… existait-il vraiment ? Ou était-ce juste un alibi invraisemblable qu’il avait mis au point ? Il tituba quelques instants, incapable de formuler une pensée cohérente, quand un cri glaçant le ramena à la réalité :

« PETER ! »

Surpris, il se retourna vivement. Le groupe lui faisait face : Jade, presque pliée en deux sous le choc, les mains sur la bouche. John, pétrifié, les yeux grand ouverts. Et Andrew qui venait de hurler, lui faisant face.

« Mais qu’est-ce que t’as foutu putain ? Peter ! »

Peter ne l’entendit qu’à peine. Il ouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit.

Il suffoqua, s’effondra à genoux. Il ne voyait plus rien, tout était flou et il avait la gorge serrée. Désespéré, il ferma les yeux.


Et enfin, il parvint à se réveiller, le cœur battant à tout rompre, en nage. Il soupira longuement, une main sur le front, les yeux rivés sur le plafond.

Il faisait régulièrement ce genre de cauchemar. Parfois il était seul et progressait dans le brouillard. Il croyait apercevoir Chloe et alors qu’il lui courait après, quelqu’un lui saisissait le poignet et le regardait droit dans les yeux. Son double.

Dans d’autres rêves, l’entité venait pour le tuer. Dans d’autres encore, il était le double. Plus rarement, son doppelgänger n’avait jamais existé et il avait tout inventé afin de justifier ses crimes.

Des mois et des mois après sa fuite sur cet autre continent, Peter n’était toujours pas débarrassé de son traumatisme, et cela se ressentait fortement dans ses bandes dessinées autobiographiques.


Alors qu’il n’était que quatre heures trente du matin, il décida de se lever en faisant attention à ne pas réveiller Ashley, sa petite amie. Il se savait incapable de se rendormir après un tel cauchemar. Il partit donc dessiner la suite des aventures de son personnage, celui qu’il considérait comme son avatar dans son univers. Ce personnage qui se battait lui aussi contre un double qui faisait tout pour détruire sa vie, et qui était capable de se rendre intangible et de disparaître lorsqu’il se sentait menacé. Il le suivait partout, même s’il changeait de pays et de continent.

L’ennemi était coriace. Tant et si bien que Peter recevait régulièrement des lettres ou des mails de fans qui le suppliaient de révéler si oui ou non, le personnage allait s’en sortir et vaincre cette menace.

En dehors du fait qu’il était hors de question pour le jeune dessinateur de divulguer la moindre information concernant la fin de sa série… il n’en savait rien.

Son personnage allait-il s’en sortir ? Allait-il réussir à protéger sa petite amie et à vaincre son jumeau maléfique ? Peter ne parvenait pas à le déterminer. Étrange allégorie de sa propre vie.

Il était tout de même soulagé que l’entité soit incapable de se manifester dans cette grande ville. C’était son seul abri.


Il voulut se mettre à dessiner quand il repensa à sa conversation avec Stanley, son ami qui avait par hasard pris contact avec John. Peter avait ainsi appris l’existence de Dean et de Rose, les deux nouveaux membres du groupe.

Depuis un moment, sa décision était prise : il allait leur parler. S’il avait voyagé jusqu’ici afin d’oublier ses mésaventures et de commencer une nouvelle vie, cela ne lui réussissait visiblement pas. Il passait son temps à ressasser les événements, à faire des cauchemars atroces à ce sujet et à torturer sans fin son pauvre personnage. Le tout sans parvenir à oublier Chloe, dont il rêvait au moins deux fois par semaine et ce alors qu’il était en couple avec Ashley depuis un moment déjà. Cela avait assez duré. Il était las de se mentir à lui-même, de prétendre que tout allait bien et qu’il était passé au-dessus de cela.

Il se saisit de son ordinateur portable, ferma son logiciel de retouche de dessin puis se rendit sur son réseau social préféré, celui qui lui servait à espionner son ancien groupe d’amis. Puisque c’était John qui l’avait retrouvé, Peter décida de lui écrire. Il se lança.

Les Envahis n’avaient pas pour habitude de se réunir le dimanche. Du moins, pas à la grange. Pourtant ce matin-là, Andrew, Jade et Chloe reçurent un message de John qui les suppliait de s’y rendre au plus vite. Dean fut également convié, dans un autre message qu’il reçut une dizaine de minutes plus tard.

La gorge serrée et la boule au ventre, il attendait ses amis. Il n’était que neuf heures du matin et heureusement pour lui, ils étaient tous réveillés.

Dean arriva le premier et alors que John allait le saluer, il fut frappé par ses cernes et son teint inhabituellement pâle. Plus étonnant encore, il fuyait son regard. Mais avant qu’il n’ait le temps de lui poser la moindre question, une voix se fit entendre à l’entrée de la grange :

« Bon, salut, j’espère que c’est important. J’étais partie pour une grasse mat’ quand j’ai reçu ton message. »

C’était Jade qui, suivie de près par Chloe, pénétrait à son tour dans le bâtiment. Andrew arriva le dernier, visiblement mal réveillé, et s’assit lourdement en face de John en bâillant. Les autres suivirent le mouvement et bientôt, celui-ci se retrouva seul à rester debout. Il déglutit, anxieux. À présent, cela ressemblait encore plus à une réunion de crise.

« Oui, c’est important… Merci d’être venus aussi vite. »

Un court silence s’installa, puis il prit son courage à deux mains :

« Les gars… Je dois vous lire ça.. »

Il leur montra un bout de papier d’une main légèrement tremblante. Jade plissa les yeux, comme si elle voulait déchiffrer la feuille de loin. Incapable de lire le moindre mot et trop fatiguée pour s’y essayer plus longtemps, elle finit par demander :

« C’est quoi ? »

Les mains de John se mirent à trembler un peu plus fort. Il se sentait comme un élève timide obligé de tenir un exposé devant sa classe, angoissé, sa feuille de notes entre les mains et les yeux rivés dessus pour ne pas affronter le regard de ses camarades. Et comme n’importe quels élèves à la première heure de la matinée, le groupe des Envahis ne cessait de bâiller à s’en décrocher la mâchoire. John se lança :

« Un message de Peter que j’ai imprimé. »

Il entendit un petit cri de stupeur et la mâchoire d’un de ses amis craquer bruyamment. Plus personne ne semblait fatigué, d’un seul coup. Le mouvement de recul et le regard attristé de Chloe ne lui échappèrent pas et il en eut un pincement au cœur.

« Il se trouve que le dessinateur du blog du monde d’Oizys le connaît personnellement. Alors ils nous a remis en contact. C’est Peter qui m’a écrit en premier. Ça c’est son message, répéta-t-il. »

Ses amis le regardaient, décontenancés, sans mot dire. Puis il se racla la gorge et se mit à lire :

« Salut, John. Je me permets de t’écrire parce que visiblement, tu es entré en contact avec mon ami Stan. Déjà, sache que vous me manquez tous énormément. J’avais décidé de couper tout contact avec vous pour essayer de passer à autre chose, mais ça ne marche pas. J’en fais encore des cauchemars, j’ai sans cesse de mauvais pressentiments et je tenais surtout à m’assurer que tout le monde allait bien. Donne-moi des nouvelles et transmets mon message aux autres, s’il te plaît. S’ils sont d’accord, j’aimerais reprendre contact avec tout le monde.

J’espère que tu me répondras. Que vous me pardonnerez de vous avoir laissés sans nouvelles, et d’être parti comme je l’ai fait. Je crois que j’en avais vraiment besoin, mais je suis sincèrement désolé.

Bon courage à vous tous, les Envahis. »

Le petit groupe resta silencieux un moment. Dean, même s’il ne connaissait pas personnellement Peter, était perturbé. Mais il fut le premier capable de prendre la parole :

« Qu’est-ce que tu crois qu’il veut dire, par des mauvais pressentiments ?

– Je ne sais pas exactement, répondit John, mais j’ai vu son double il y a quelques jours. Il me fixait d’un air moqueur.

– J’ai vu la même chose. »

Le groupe sursauta. Ce n’était pas tant la révélation de Chloe qui les surprit, mais sa voix. Elle était livide et elle semblait faire de son mieux pour rester calme, mais sur le point d’exploser intérieurement. Alors que Jade allait poser une main sur son épaule, elle se leva brusquement et lança d’un ton sec :

« Et c’est maintenant qu’il s’excuse de ne même pas m’avoir laissé la moindre adresse, le moindre numéro ? Je parie qu’il est heureux, maintenant, il a plus son double sur le dos. Super pour lui. Il s’inquiète pour nous ? C’est pas lui qui vit avec toutes nos merdes ! Lui, il s’est barré lâchement, c’est tout ! Et en coupant tout contact, évidemment.

– Chloe, il a vécu des choses horribles, t’es bien placée pour le savoir…, tenta John.

– Ah oui ? Tu pourrais dire la même chose, t’as fini à l’hôpital à cause de son double. Et est-ce que tu t’es barré, toi ? Jamais. T’es toujours resté. C’est juste un lâche. Je parie qu’il est en couple et que tout va bien pour lui, hein ? »

John n’osa pas lui répondre, de peur de la voir s’effondrer. Elle eut un sursaut, et sembla ravaler un sanglot.

« Évidemment, j’aurais dû m’en douter… »

Elle tourna autour de sa chaise, au bord de l’implosion. Tout le monde restait muet, sans savoir si elle allait se mettre à pleurer ou à hurler de rage. Mais elle se contenta de lâcher froidement :

« Reprenez contact avec lui si vous voulez. Pour ma part, il peut aller se faire voir. »

Elle sortit de la grange sans un mot de plus, ne laissant pas à ses amis l’occasion de répliquer ou de prendre la défense de son ex-petit ami. Elle réprima ses larmes et marcha le plus vite possible, sans se retourner.

Une fois arrivée chez elle, elle évita soigneusement ses parents. Elle s’enferma dans sa chambre pour enfin laisser éclater la tristesse qu’elle masquait sous une colère froide.

Deux heures s’étaient écoulées. Elle avait ignoré les messages de ses amis qui étaient désolés pour elle, mais qui sans le dire, espéraient sans doute qu’elle parviendrait à lui pardonner et à reprendre contact avec lui. Du moins, c’était ce qu’elle pensait. Et elle ne voulait pas entendre parler de pardon, pas encore.

Elle essuya ses larmes puis alluma son ordinateur. Elle avait besoin de se vider la tête. Elle se connecta sur son habituel jeu en ligne et regarda la liste des personnes connectées parmi ses amis. Finnley, son confident habituel, était présent. Elle engagea immédiatement la conversation. Lorsqu’il lui demanda naturellement si elle allait bien, elle craqua :

« Non, encore cette histoire d’ex.

– Tu veux en parler, cette fois ? »

Chloe eut un sourire cynique. 

« Oui allez, tiens. »

Pourquoi pas, après tout. Elle allait lui en parler, et elle se moquait bien qu’il la croie ou non. Alors elle lui raconta tout, absolument tout. L’apparition de son ami imaginaire dans sa vie, le pouvoir de John, les malédictions de ses amis Andrew et Jade, leur entente atypique avec la vieille Craig, l’arrivée de Peter et de son double, la tentative de meurtre, son départ, l’éclatement du groupe, puis l’arrivée de Dean. Elle termina avec la venue de cette famille meurtrie aux créatures étranges. Il n’y avait plus un Envahi du Havre Perdu dont l’existence échappait à Finnley.


Paragraphe après paragraphe, la jeune fille se lâchait, triturant une de ses mèches blondes lorsqu’elle réfléchissait à la tournure de phrase à employer. Après chaque message s’affichait le symbole qui montrait que son interlocuteur avait lu, sans qu’il ne réponde rien. Chloe s’y attendait, mais s’en fichait royalement. Elle avait envie de se défouler, peu importait ce qu’il en penserait.

Lorsqu’elle eut complètement terminé, elle se laissa tomber contre le dossier de son siège, épuisée d’avoir tant écrit. Elle avait l’impression d’avoir mis toute son âme dans ces messages, et trouvait cela réconfortant de s’être confiée à quelqu’un qui ne faisait pas partie de son groupe habituel. Et ce, que son interlocuteur la croie ou non.

Avec un sourire amusé, elle constata qu’il était en train d’écrire une réponse. Elle s’attendait à se faire traiter de folle, dans le meilleur des cas. Mais Finn ne répondit qu’un mot, un seul :

« Merci. »

Merci ? Ça, c’était bien la dernière chose à laquelle elle s’attendait. Interloquée, elle envoya :

« Merci de quoi ? »

L’attente de sa réponse lui parut interminable. Qu’est-ce qu’il voulait dire par merci ? Alors qu’elle était en train d’y réfléchir, perplexe, un nouveau message s’afficha :

« De m’avoir appris que je n’étais pas seul. Moi aussi j’ai un problème, et j’arrive plus à y faire face… Moi aussi, je suis un Envahi. »

À des centaines de kilomètres de là, un jeune garçon pleurait presque d’émotion derrière son clavier. Cette fille avec laquelle il parlait depuis un moment, avec qui il était devenu ami, venait de se confier à lui. Et ce qu’elle lui avait raconté était à la fois terrifiant et extraordinaire.

Enfin, il se sentait moins seul.

Il n’avait encore jamais parlé de ce qui lui arrivait à qui que ce soit, mais il allait pouvoir le faire aujourd’hui.

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