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Les Envahis : 21, Respire…

Respire, elle est partie.

Respire, elle ne reviendra pas, pas avant un moment.

Respire…


Seul dans son appartement silencieux, il restait debout, immobile au milieu du couloir. Dans son étroite cuisine traînait un plat encore fumant qu’il n’avait pas eu l’occasion d’entamer, mais il avait autre chose en tête. Il se dirigea lentement vers le fond du couloir pour jeter un coup d’œil dans sa chambre et dans sa salle de bains.

Tout était vide.

Le grincement du plancher sous son poids le rassura un peu : le lourd silence qui régnait sur son petit F2 lui pesait et le rendait nerveux plus qu’autre chose. Son appartement n’était pas bien isolé, mais ses voisins du dessous étaient souvent absents et ceux du dessus étaient des retraités très peu bruyants. Alors la nuit comme le jour, tout était toujours silencieux. Il songea qu’il devait bien être l’une des seules personnes à se plaindre de ne pas entendre de bruit dans son logement.

Mais pour lui, c’était différent. Cela faisait des mois qu’il endurait un calvaire au quotidien. Dans le silence, il craignait encore plus de l’entendre arriver. Il se mettait alors à guetter, son cœur ratait un battement au moindre bruit qui lui paraissait suspect. Il était terrifié à l’idée qu’elle réapparaisse.


Il fit le tour de chaque pièce, vérifiant au passage que le loquet était bien mis sur sa porte d’entrée, avant de retourner à la cuisine. Le plat de lasagne préparé par ses soins n’avait pas beaucoup refroidi. Lui qui perdait toujours la notion du temps lorsqu’elle était présente put en déduire qu’il avait dû s’écouler entre cinq et dix minutes entre le moment où elle était venue et celui où elle était repartie.

Calmé, il soupira en jaugeant le tas d’assiettes et de couverts qui s’étaient accumulés dans l’évier. Les lasagnes étaient encore trop chaudes pour être mangées, alors il en profita pour se charger de sa vaisselle en retard, sachant pertinemment qu’il n’aurait jamais le courage de le faire s’il ne se forçait pas maintenant.

Lorsqu’il eut terminé, il prit son assiette avec lui et partit s’installer sur le canapé du salon, qui lui faisait bien plus envie que la petite chaise inconfortable de sa cuisine. Il tenta de se détendre tout en mangeant, et décida d’allumer sa petite télévision pour chasser le silence pesant qui régnait dans son appartement.

Dehors, à travers son double vitrage, il entendait les étudiants s’égosiller devant les bars. Il n’avait pas envie de se joindre à eux. Il n’était pas quelqu’un d’asocial et il avait déjà passé de très bonnes soirées en compagnie des étudiants de sa fac d’informatique, mais il n’avait plus le cœur à cela depuis qu’elle était apparue dans sa vie.


C’était arrivé peu après la rentrée. À ce moment-là, il logeait chez un ami le temps que son futur appartement se libère. Il enchaînait les soirées avec les élèves de sa classe et avec le recul, se rendait compte qu’il avait abusé pendant ces premières semaines : alcool, voire drogue, il était en permanence de sortie et dormait très peu. Lui qui venait d’une petite ville tranquille s’était rapidement habitué au rythme effréné de ses amis citadins et fêtards. Puis, épuisé, il avait fini par lever le pied, avait enfin emménagé dans son appartement et s’était vraiment mis au travail.

Un rythme de vie bien plus sain… jusqu’à ce qu’elle arrive dans sa vie. Au début, il n’entendait que de petits bruits indistincts. Comme des craquements, des coups étouffés… Il n’y faisait même pas attention. Puis il avait commencé à la voir apparaître brièvement dans son champ de vision, une sorte d’ombre furtive qui se dérobait lorsqu’il tentait de la regarder en face.

Au fil du temps, il était devenu difficile de l’ignorer. Quelque chose de flou qui passait rapidement dans le miroir derrière lui. Une forme humaine très grande qui apparaissait le temps d’une fraction de seconde lorsqu’il éteignait la lumière le soir. Alors pris d’une poussée d’adrénaline, il se retournait vivement ou bien rallumait la lumière, mais il n’y avait plus rien. Il s’était mis à craindre cet appartement et à le penser hanté, lui ne croyait pourtant absolument pas à « ces choses-là ».

Ensuite, il avait commencé à la voir partout, plus seulement dans son appartement. Dans la rue, à la fac, dans les magasins…

Et il l’entendit plus distinctement : des pas derrière lui, dans son appartement. Le son reconnaissable entre mille d’une porte qui s’ouvrait ou se fermait en grinçant, mais qui n’avait visiblement pas bougé lorsqu’il revenait sur ses pas. Un bruit sourd, comme si quelque chose de lourd tombait au sol… Mais rien par terre. Et pourtant le bruit venait de son appartement, il n’y avait aucun doute à avoir là-dessus. C’était trop proche de lui pour provenir de chez ses voisins.


La situation avait empiré. Lorsqu’elle était là, une ambiance pesante et malsaine s’installait. Il percevait le bruit qu’elle faisait lorsqu’elle arrivait et restait pétrifié, les yeux fermés, priant pour qu’elle s’en aille au plus vite. Il se glaçait lorsqu’il l’entendait respirer à son oreille puis repartir de son pas lourd et traînant. Jamais elle ne l’avait agressé physiquement, mais le jeune homme craignait qu’un jour elle ne le fasse. Car il savait qu’il ne ferait pas le poids si cela devait arriver.

Il lui arrivait de l’apercevoir, debout dans le couloir à le fixer. Alors il courait s’enfermer dans sa chambre pendant des heures sans demander son reste, tout tremblant. Il entendait ses pas puis son souffle rauque à quelques centimètres de lui, à travers le bois. Paniqué, il se prenait la tête entre les mains et priait pour que la chose parte le plus vite possible.

Respire…


Il faisait de plus en plus de crises d’angoisse. Il lui arrivait parfois d’avoir des convulsions violentes tant il paniquait. Et lui qui aimait tant cuisiner commençait même à perdre l’appétit, l’estomac noué en permanence.

Ces derniers mois l’avaient changé. Son visage autrefois rond s’était émacié. Ses cheveux, d’ordinaire courts et bien coiffés, étaient à présent en permanence désordonnés, et il ne faisait que les couper de manière hasardeuse lorsque leur longueur le gênait. Ses yeux noisette, qui semblaient faire son succès auparavant, étaient en permanence cernés. La petite étincelle qui y brillait s’était éteinte, laissant place à un regard désespéré et épuisé en permanence.

Les mêmes questions tournaient en boucle dans sa tête.

Qu’est-ce qu’elle me veut ? Pourquoi moi ? Quand est-ce qu’elle va revenir ? Est-ce qu’un jour, elle me fera du mal ?

Mais il n’avait aucune réponse, et se torturer l’esprit ainsi ne faisait que l’angoisser davantage.

Le pire était qu’il n’avait aucun soutien, de personne. Et cela parce qu’elle avait commencé à s’en prendre indirectement à ses proches, sans les blesser physiquement. Elle apparaissait brièvement derrière eux alors qu’il était en pleine conversation, semblant flotter dans l’air. Elle affichait un rictus moqueur sur son visage étrange puis disparaissait. Au début, ne comprenant pas ce qui se passait, il était terrifié à l’idée que l’un de ses amis se fasse agresser par l’entité alors qu’il serait forcé de regarder, impuissant. Alors qu’ils ne la voyaient même pas.

Mais elle fit tout autre chose : elle les manipula. Au fil des semaines, tout son entourage devint distant et froid envers lui. Ils l’évitaient, lui disaient qu’il avait changé et qu’il était devenu bizarre, asocial. Et tous refusaient de le croire lorsqu’il leur parlait d’elle.

Il se retrouva livré à lui-même. Il avait alors tenté de se débrouiller seul, de faire des recherches sur la créature qui lui pourrissait la vie… mais il ne trouva rien de similaire à ce qu’il vivait. Même un témoignage mal rédigé et peu crédible sur un blog quelconque provenant d’un mythomane en quête d’attention aurait suffi à lui faire retrouver un peu d’espoir, mais rien.

Il tenta de contacter des soi-disant médiums, mais tomba uniquement sur des charlatans qui ne le délestèrent que de son argent. Et outre le fait de se faire arnaquer, il n’aimait pas spécialement se nourrir de pâtes au beurre durant un mois entier.


Il repoussa son assiette vide en soupirant et ferma les yeux. Il murmura pour lui-même :

« Il faut que je me débarrasse de toi… »

Même sa voix, il ne la reconnaissait plus. Son timbre assuré et grave avait disparu pour laisser place à un ton hésitant et brisé. Il avait l’impression d’entendre un étranger parler.

Cette chose lui pourrissait la vie, bien plus que tout ce qu’il avait pu connaître auparavant. Et pourtant, il n’avait pas eu une vie facile. Petit, il avait perdu sa mère, emportée par un cancer. Une fois adolescent, il avait été à son tour malade et avait dû subir une greffe en urgence pour s’en sortir. Puis il avait été renversé par une voiture lorsqu’il n’avait que seize ans. Il avait connu le coma, la rééducation, les béquilles et les exercices pour stimuler la mémoire. Mais aujourd’hui, avec cette chose qui le suivait à la trace, il était plongé dans une détresse bien plus profonde encore, et pour une raison précise : il était seul pour affronter cela, plus isolé que jamais. Et ça, c’était bien pire que tout le reste.

Il avait tenté d’expliquer le problème à ses proches avant que la créature ne les éloigne de lui. Mais avec ses dizaines d’heures de sommeil en retard et les crises d’angoisse qui l’assaillaient en permanence, il était devenu incapable de communiquer. Il balbutiait ou parlait à toute vitesse, et son regard terrifié et perdu n’arrangeait pas les choses.

« C’est pas qu’on veut pas te croire, mais t’es devenu agressif, des fois tu nous cries presque dessus quand tu nous en parles. On dirait que tu veux nous faire fuir… »

Voilà ce qu’il avait pu entendre. De plus… il n’avait pas la moindre preuve. C’était sûrement ça, le plus rageant. Il avait pourtant tenté de filmer les phénomènes pour ses amis et pour les médiums qu’il avait contactés… mais rien n’apparaissait jamais sur les vidéos. Il avait beau entendre et voir des choses, jamais elles n’étaient visibles ou audibles lorsqu’il regardait les fichiers plus tard. Mais peut-être que ce n’était pas plus mal, qu’elle ait fait fuir son entourage. Cela leur éviterait de se faire harceler par l’entité.


Tout cela lui avait fait réaliser qu’il s’était fait une fausse idée du paranormal. Il s’était imaginé que, comme dans de nombreux films stupides, un médium à grosses lunettes et en plein début de calvitie étudierait ces phénomènes terrifiants qu’il avait filmés en pleine nuit. Qu’on y verrait cette forme humanoïde hideuse déplacer les objets, fermer ou ouvrir les portes et se mouvoir dans tout l’appartement en faisant grincer le plancher. Alors le médium refermerait l’ordinateur d’un air grave, et annoncerait sombrement : « C’est très sérieux, ce que nous avons là. Mais je vais vous aider, c’est mon devoir, je ne vous laisserai pas comme ça. ». Puis il se saisirait d’étranges appareils hauts de gamme pour entrer en contact avec l’entité et lui ordonner de sortir de sa vie, le laissant enfin en paix. Inventer ces scénarios peu crédibles le faisait rire et le rassurait.

Mais il avait vite déchanté. Vidéos inexploitables, médiums injoignables ou escrocs avec une belle plaque dorée… Il était seul.


Il n’y eut pas d’autre incident ce soir-là, alors il passa son temps à traîner sur divers sites internet en sirotant son thé. Mais malgré les apparences, il restait aux aguets, loin d’être détendu. Autrefois, il avait l’habitude de se caler confortablement dans son canapé et de brancher son casque pour lancer un bon film en stéréo. Ce n’était plus possible aujourd’hui : il avait trop peur de ne pas l’entendre ou la voir arriver. La nuit venue, il avait du mal à fermer les yeux, se sentant obligé de fixer sa porte au cas où elle s’ouvrirait. C’était arrivé tant de fois…

Il se força à aller se coucher, non sans appréhension. Et comme d’habitude, il dormit très mal, constamment tendu et ankylosé à force de rester dans la même position, la tête tournée vers la porte.

« C’est pas une vie, pensait-il. C’est vraiment pas une vie. »

Mais il n’y avait rien à faire contre ça. Il avait tout tenté.

Peu avant midi le lendemain, il se connecta sur un site qu’il fréquentait régulièrement. Une habituée, une certaine Chloe, était en ligne. Il sourit en voyant le petit voyant vert qui l’indiquait. Cette fille était adorable et était devenue une très bonne amie virtuelle en peu de temps. Il ne l’avait jamais vue en chair et en os, mais c’était peut-être mieux comme ça. Mieux valait qu’elle ne se fasse pas manipuler par la chose à son tour.

Comme souvent, ce fut elle qui engagea la conversation. Et elle annonça immédiatement la couleur : elle n’allait pas bien du tout. Pensant qu’elle allait simplement lui confier une peine de cœur, il se contenta de l’inviter à lui en parler si elle en avait envie. Ce qu’elle fit, pour une fois.

Alors qu’il s’attendait à une histoire classique de couple ayant mal tourné, il écarquilla les yeux devant les messages de son amie. Puis lorsqu’elle acheva son récit, il n’hésita pas une seconde. Il devait saisir cette chance unique de se confier. Il avait enfin trouvé une personne qui comprendrait et qui le croirait.

Ne sachant pas dans quel état d’esprit elle se trouvait et de peur qu’elle ne se déconnecte immédiatement, il s’empressa de la remercier pour capter son attention et la faire rester encore un peu. Cela fonctionna. Puis il hésita un instant, sans savoir par où commencer. Et si elle ne le croyait pas ? Et si elle le prenait pour un fou ? Et si elle ne lui répondait plus jamais après cela ?

Respire, il y a pas de raison. Elle est comme toi.

Il reprit le mot qu’elle avait employé, Envahi. Puis il se lança.

Allez, Finn, un peu de courage.

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