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Les Envahis, 22 : Retrouvailles

Cet après-midi-là, se sentant peu concernée par les révisions, Chloe se préparait tranquillement une limonade qu’elle remonta dans sa chambre. Elle qui avait toujours eu d’étonnantes facilités en cours ne partageait pas l’appréhension de ses amis concernant les examens : elle passait ses soirées sur ses jeux en ligne sans s’inquiéter le moins du monde. Elle n’arrêtait pas de discuter avec Finnley.

« J’y ai réfléchi, je pense qu’il faudrait que tu viennes dans mon village. Évidemment il faut que j’en parle aux autres membres du groupe, mais ce serait vraiment bien de te rencontrer. Tu te sentirais moins seul comme ça, et peut-être que mon ami John pourrait trouver ce que tu as – ou madame Craig. Qu’est-ce que tu dirais de venir pendant les vacances d’été ? »

Elle envoya son message après une brève relecture. Elle espérait qu’il accepterait. Elle savait qu’elle ne pourrait pas l’héberger chez elle, mais pensait qu’il y avait sûrement moyen de le loger chez les Calligan. Harold était plutôt conciliant en général. Mais pour cela, elle devait impérativement en discuter avec ses amis.

Elle leur demanda un rendez-vous dans la lande le samedi après-midi pour une séance expresse de révisions et de papotages. Tous étaient disponibles, ce qui l’arrangeait bien.

Ce que Chloe ignorait, c’était que pendant ce temps, tous ses amis – y compris Dean – avaient repris contact avec Peter. Le dessinateur n’avait pas voulu la forcer, préférant attendre qu’elle vienne lui parler d’elle-même… si toutefois elle en avait envie.

Le jour même, chacun se rendit dans la lande avec quelques boissons, des classeurs, des manuels et des gâteaux fourrés en vrac dans les sacs de cours. Ils arrivèrent à peu près tous en même temps et s’assirent comme ils pouvaient, sur leur banc de prédilection et par terre. Alors que Dean lançait les hostilités en ouvrant un premier paquet de gâteaux, Chloe leur annonça la nouvelle :

« Je voulais vous dire… Je parle à un mec sur Internet. Un mec qui habite loin.

– Peter ? lança Jade sans réfléchir.

– Hein ? Non, je… Non, je parle pas à Peter. »

Chloe s’était légèrement renfrognée en entendant ce nom. Mais elle ne se laissa pas perturber et poursuivit :

« Il s’appelle Finnley. Je crois que je vous en ai déjà parlé, c’est un gars de mes jeux en ligne. Bref, on a beaucoup discuté l’autre jour et en fait… il est aussi Envahi. Mais j’arrive pas à savoir ce qu’il a. Et comme il se sent seul, je lui ai proposé de venir nous voir à Stonevalley. »

Un lourd silence accueillit cette nouvelle. John finit par le rompre :

« Et il vient d’où ?

– Hawsville. »

Jade poussa un sifflement.

« Ha oui, un vrai citadin ! C’est pas à côté. Il est prêt à se taper six heures de route pour venir nous voir dans notre coin paumé ? Il doit vraiment se sentir seul. »

Hawsville était à plus de cinq-cents kilomètres de Stonevalley, et c’était l’une des plus grandes villes du pays.

« Ouais, plutôt… Et il réalisait pas, je crois. Il m’a demandé si on avait un aéroport pas loin et, je cite, où était l’hôtel le plus proche. »

Les autres éclatèrent de rire. Il y avait bien un hôtel à Wideshore, mais il ouvrait seulement en été. Le reste du temps, ce qui s’en rapprochait le plus était la petite auberge d’Eganlake.

« Bah, on ira le chercher à la gare quand même, on n’est pas méchants, ajouta John. Par contre… tu lui as dit pour le réseau ? »

Le groupe rit à nouveau et continua d’en parler quelques minutes. Chacun mit à plat son planning pour les vacances d’été afin de pouvoir proposer à Finnley de choisir ses dates sur les semaines où tous seraient là.

« Bon maintenant, reprit Dean avec sérieux, un vrai sujet. Chloe, j’ai vraiment besoin d’aide en chimie, ça fait trois mois que je galère !

– Fallait le dire plus tôt, idiot. Montre-moi tes cours. »

Alors que les cinq amis se penchaient sur leurs classeurs et leurs manuels en s’entraidant comme ils le pouvaient, quelqu’un les observait au loin. Quelqu’un qui les regardait rire, plaisanter et se chamailler tristement.

À Woodglades, dans une maison encore pleine de cartons et dénuée de souvenirs, un silence de mort régnait chez une famille qui était passée à table vingt minutes plus tôt. La mère, préoccupée, regardait avec inquiétude sa fille se forcer à avaler une espèce de purée de légumes presque liquide. Ça passait mieux que si c’était solide, disait-elle. Le petit garçon assis en face d’elle allait entamer son dessert. Accaparée par sa sœur, sa mère ne l’avait même pas vu offrir le reste de son assiette de poisson au chat de la famille, pour son plus grand bonheur.

La jeune fille finit par abandonner.

« J’y arrive pas, soupira-t-elle, les larmes aux yeux.

– Je suis tellement désolée… »

Rose regarda sa mère comme si elle avait sorti la plus grosse absurdité qui soit.

« Désolée de quoi ? C’est pas ta faute. Ça a jamais été ta faute.

– Mais si j’avais…

– Si tu avais quoi ? Arrête avec tes si, tu te pourris encore plus la vie! Tu crois que je t’en veux, peut-être? Tu crois que c’est ta faute s’il a pas décroché un mot depuis des mois? Non, t’y es pour rien, alors arrête ça !»

Elle criait presque tandis qu’elle désignait son frère d’un geste. Fasciné par la descente progressive de son flan dans son assiette, celui-ci ne semblait pas l’écouter. Rose tenta de se calmer. Alors qu’elle se voulait rassurante, elle se mettait presque à s’énerver sur sa mère. 

« Désolée, maman, je… je suis juste un peu à bout. On a beaucoup de contrôles la semaine prochaine, ça aide pas.

– Mais ton groupe… Ils t’aidaient pas à réviser, tes copains?

– Hm… C’est arrivé, oui, une ou deux fois. On a réservé des salles à la bibliothèque du lycée pour bosser. Mais pas trop en ce moment. Ils arrêtent pas de se voir sans moi. Je les ai encore vus aujourd’hui, dans la lande.

– Chérie…

– Bah… après tout, ils étaient potes avant que j’arrive.»

Anna Meyer baissa la tête, sans savoir quoi dire. Sa fille ne voudrait pas entendre une excuse de plus. D’un ton adouci, Rose conclut la conversation:

« Bon, je t’aide à débarrasser et je remonte.»

Elle se leva et se secoua. Il ne fallait pas qu’elle se laisse aller à la déprime, aux pensées négatives. Il ne fallait pas les laisser gagner, accaparer son esprit et ne plus laisser place à quoi que ce soit d’autre. C’était déjà ce que faisait sa mère au quotidien malgré elle, et c’était précisément la raison pour laquelle elle ne pouvait pas se permettre de faire la même chose. Leo avait besoin qu’on s’occupe de lui, les tâches ménagères devaient être faites et le frigo ne se remplissait pas tout seul. Il fallait qu’elle assure pour trois.

Elle débarrassa la table en jetant ses habituels restes et tendit son pilulier à sa mère.

« Tu devrais les prendre maintenant, sinon tu vas oublier. Je te connais.

– Mais ton frère…

– Ça va, je m’en occupe.»

Leo venait de terminer son dessert et se remettait debout pour jeter le pot de son flan.

« Je te laisse juste la table à essuyer. Et toi viens, bonhomme.»

Sa mère la remercia les larmes aux yeux, comme si sa fille l’avait débarrassée d’un terrible calvaire. Leo suivit sa grande sœur sans hésiter et monta les escaliers en sautant une marche sur deux, à grands pas.

Il se mit en pyjama et Rose vérifia qu’il se brossait bien les dents. Puis elle alla le border, mais ne comptait pas le laisser dormir tout de suite.

« Allez on révise un peu, comme tous les soirs. Maison, école, écrire, dessiner. »

Leo commençait à bien connaître les mots qu’il devait le plus utiliser en langage des signes. Comme souvent, elle lui en apprit quelques nouveaux qu’elle avait trouvés sur Internet dans des vidéos qu’elle regardait spécialement pour lui. À la fin de leur entraînement quotidien, il lui signa une question qu’elle connaissait bien.

« Oui, maman va venir te dire bonne nuit, je vais l’appeler. Dors bien mon petit Leo, à demain. »

Il lui fit au revoir de la main et se retourna dans son lit. Comme promis, Rose appela sa mère puis se dirigea vers sa propre chambre. Et elle retrouva son chat là, roulé en boule sur son lit. L’avoir ici chaque soir la réconfortait, après les journées souvent harassantes qu’elle passait. Elle s’endormait près de lui après quelques câlins, bercée par ses ronronnements. Adopter cet animal avait été la meilleure idée que sa mère et Emily aient eue.

Exténuée, elle bâilla et s’étira de tout son long. Elle espéra secrètement que sa mère avait pris les bons médicaments car elle n’avait pas le courage de repasser derrière elle pour vérifier, puis commença à se changer.

Lorsqu’elle se vit face à son miroir, elle baissa les yeux. Pourquoi se voyait-elle toujours aussi grosse alors que sa mère, qui avait l’air sincèrement inquiet, lui affirmait avec effroi qu’elle avait la peau sur les os ?

Mais dis-moi, t’arrêtes jamais de grossir, toi?

Peut-être à cause de ces mots qu’elle avait trop entendus, ces mots qui lui revenaient toujours en tête aux pires moments. Peut-être à cause de tout ce qui s’était passé en ville et qui faisait que, malgré l’envie de revoir leurs proches et de retrouver leur quartier et leur appartement, elle, son frère et sa mère n’y retourneraient jamais. Sûrement, même.

Rose soupira en s’asseyant sur son lit. Elle se sentait mal dans ce village, pas à sa place. Elle avait beau avoir sympathisé avec le petit groupe d’amis d’Andrew, elle n’était pas certaine qu’ils la considèrent véritablement comme une des leurs. Et moins elle se sentait incluse, moins elle se sentait à l’aise à l’idée d’aborder le sujet des multiples blessures du garçon avec lui. Elle se trouvait dans une impasse.

Elle était épuisée, mais elle avait encore quelque chose à faire avant de se coucher. Si elle ne se lançait pas, elle allait encore y penser à s’en empêcher de dormir. En effet, ces dernières semaines, alors qu’elle se sentait si seule, une idée improbable avait germé dans sa tête. Une idée qu’elle avait tenté d’ignorer mais qui revenait en force. Ce jour-là, elle avait honteusement fouillé dans les affaires de sa mère et avait fini par trouver le numéro qu’elle cherchait, sur une vieille facture de leur tout premier appartement. Elle l’avait écrit sur un petit papier qu’elle ne cessait de triturer nerveusement.

Elle rassembla tout son courage et prit une grande inspiration. Il était temps. Fébrile, elle composa le numéro et attendit. Une, deux, trois sonneries… Alors qu’elle allait abandonner, se sentant tout à coup idiote d’avoir eu cette idée qu’elle trouvait maintenant insensée, une voix résonna dans le téléphone, lointaine:

« Allô ? »

Le cœur de Rose se mit à battre la chamade. Elle ne pouvait plus reculer.

« Allô… papa ? »

Une semaine après, Finnley leur avait donné ses dates : il allait venir les voir une semaine et demie en juillet et avait plus que hâte d’y être. La chose qui le hantait ne l’avait pas lâché, bien sûr, mais il se sentait déjà mieux à la simple idée de pouvoir enfin en parler à des gens qui le croiraient. Il se surprenait même à espérer qu’ils auraient une solution pour faire disparaître l’entité, mais rien n’était moins sûr. De ce que lui avait dit Chloe, son ex-petit ami Peter s’était débarrassé de son doppelgänger en déménageant dans une grande ville où il savait qu’il n’aurait pas la force de se manifester. Mais Finnley lui, vivait déjà dans une grande ville, et cela ne l’empêchait pas d’être harcelé en permanence pour autant. Il ne savait pas vraiment quoi en penser. Il ne s’était jamais intéressé au paranormal de toute sa vie, il était en terrain inconnu. Mais il pensait à John, l’ami de Chloe. Il semblait très bien s’y connaître à ce sujet… Il ne pouvait pas attendre juillet. Il fallait qu’il le contacte.

Dean hésita longuement avant d’appuyer sur le bouton envoyer. Il avait pris ses dessins en photo sous le meilleur angle possible, cela ne rendait pas trop mal, mais… Peter était tellement doué ! Il avait l’impression d’être le pire dessinateur possible à côté du bédéiste de renom.

Et s’il annulait l’envoi ? C’était sûrement encore possible… Non, trop tard. Le message était parti. Dean espérait que le dessinateur ne serait pas trop dur. Il le connaissait à peine, après tout. C’était lui qui était venu lui parler, désireux d’en apprendre un peu plus sur ce garçon qui avait, si on pouvait dire, pris sa place dans la bande. Celui qui avait ressoudé ce groupe sans le vouloir. De fil en aiguille, Dean avait placé dans la conversation qu’il dessinait et Peter avait tenu à voir ses œuvres. L’adolescent avait donc fait une sélection des croquis qu’il trouvait les moins ratés et les avait pris en photo, appréhendant tout de même sa réaction.

Il se mit à stresser d’autant plus : cela faisait maintenant deux minutes que Peter était en train d’écrire. S’il lui rédigeait un si long message, c’était forcément parce que rien n’allait, il était nul et…

« Très très bon, tu respectes très bien les proportions. Et la perspective sur les paysages est plutôt réussie, j’imagine que tu dessines directement ce que tu vois. Je reconnais bien Stonevalley en tout cas ! Puisque tu ne mets pas de couleur, pense à estomper un peu plus pour les nuages et les effets de brume. Ça rendrait encore mieux. Et pense bien à tout ramener vers ton point de fuite, c’est pas toujours le cas sur tes dessins. Sinon, rien à redire. Si jamais tu te mets aux portraits ou aux animaux, montre-moi!»

Dean n’en revenait pas. Il l’avait complimenté! Il nota ses conseils sur un pense-bête, le sourire jusqu’aux oreilles.

« Je vais pas tarder à me déconnecter, mais je suis ravi d’avoir pu discuter avec toi. J’ai parlé un peu aux autres membres du groupe… à part Chloe, bien sûr… Et à part avec John, c’était…compliqué.»

Compliqué ? Dean était plutôt surpris. Lorsqu’il en avait discuté avec Andrew et Jade, ces deux-là n’avaient pas l’air d’en vouloir particulièrement à Peter. Il demanda au dessinateur ce qu’il entendait par là.

« Disons que la situation de Jade et d’Andrew a l’air d’empirer. Quand je suis parti, Jade buvait un peu d’alcool, mais pas tant que ça. Là de ce qu’elle me dit, ça a dérivé en addiction alors qu’elle est même pas majeure… Et pour Andrew, on s’est parlé en visio, et il a l’air tellement éteint… Ces deux-là, je peux que leur souhaiter de partir comme moi, en espérant que ça les suive pas. En attendant, prends soin d’eux, OK ?»

Dean eut un pincement au cœur. La plupart du temps, il se voilait la face sur l’état mental et physique de ses amis. Il se disait que de toute façon, il ne pouvait rien y faire. Mais il savait très bien ce qu’il en était, il savait que c’était grave. Lui avait la « chance» de n’avoir qu’une ombre, car même si les métamorphoses de celle-ci l’avaient profondément marqué, elle ne l’avait jamais physiquement atteint. Andrew et Jade ne connaissaient pas de répit.

« Promis.

– Merci. Il faut vraiment que je te laisse, je suis crevé et complètement décalé. Bonne soirée, je crois qu’il est dix-neuf heures chez toi.

– C’est ça, à plus tard!»

Dean se déconnecta. Il avisa son bureau encombré de ses dessins et de ses cours en vrac. Il était temps qu’il se mette sérieusement à ses révisions.

Le petit groupe ne se réunissait plus beaucoup ces derniers temps. On était le dernier week-end de juin et les examens allaient commencer dès le lundi matin. Seule dans sa chambre, Chloe s’ennuyait, passant son temps sur Internet sans but. Et au bout d’un moment, elle se décida à écrire un message à Peter. C’était sûrement le bon moment. Au fil des jours, elle avait senti sa colère s’apaiser et sa rancœur s’estomper. Elle admettait que les raisons qui l’avaient poussé à partir étaient plus que valables et qu’elle ne pouvait pas lui en vouloir plus longtemps pour cela. Il avait une nouvelle petite amie, c’était dans l’ordre des choses. Chloe comprenait qu’il ne pouvait pas passer sa vie à la regretter et à vivre dans son souvenir. Elle avait encore un peu de mal à l’accepter, mais elle le comprenait.

Elle passa un certain temps à rédiger son message, à le relire et le relire encore. Elle hésita à l’envoyer d’abord à Jade pour avoir son approbation, mais elle se souvint que son amie était chez Dean, à réviser leurs cours d’anglais. Elle n’allait pas la déranger pour ça. Alors elle appuya sur entrée directement, sans plus tergiverser.

Peter était connecté. Il ne tarda pas à voir son message et à commencer à écrire. Alors qu’il rédigeait sa réponse, Chloe sentit une boule se former dans son ventre. Qu’allait-il bien pouvoir lui dire ?

« Salut Chloe, je suis vraiment heureux que tu aies décidé de venir me parler. Je comprends que tu m’en aies autant voulu, évidemment… Je sais que j’aurais pas dû couper contact avec tout le monde. Sur le moment, je pensais que c’était la seule solution pour passer à autre chose, mais ça a jamais fonctionné. Je ne vous ai jamais oubliés… je ne t’ai jamais oubliée. J’ai plus ou moins refait ma vie, mais ça reste dur. J’ai toujours peur de le voir surgir, toujours peur qu’il s’en prenne à vous. En plus, John m’a dit que vous l’aviez vu. Je sais pas quoi en penser.»

Chloe resta interdite devant ce message. Peter était loin d’eux depuis si longtemps, et pourtant… il ne cessait de s’en faire pour eux, de penser à eux. À elle. Ça ne devait pas être facile. Ce qu’il avait vécu l’avait marqué à vie.

« J’ai quelque chose pour toi, au fait. J’ai jamais eu l’occasion de te le donner. Tu te souviens de cette photo surprise que John avait prise, dans la salle des fêtes de Stonevalley? Tu t’étais lissé les cheveux (je t’avais pas reconnue quand t’étais entrée dans la pièce). »

Chloe replongea dans ses souvenirs. La photo surprise… C’était le soir du nouvel an. Peter était intégré au groupe depuis peu, et les quatre amis lui avaient proposé de passer le nouvel an avec eux dans la salle des fêtes d’Eganlake. Le double n’avait pas encore complètement détruit la réputation de Peter au sein des villages, et la soirée s’était très bien passée.

Ce soir-là, elle s’était fait belle. Elle portait une petite robe bleue et pour voir ce que cela donnait, elle s’était lissé les cheveux avec le fer de la sœur de Jade. Elle se souvenait encore de la tête de Peter lorsqu’il avait fini par la reconnaître… À la fête, John s’amusait à prendre ses amis en photo sur le vif sans prévenir, en espérant que chacun fasse une tête bizarre, ait les yeux à demi-fermés ou la bouche entrouverte. Cela fonctionnait à merveille. Mais contre toute attente, Chloe rayonnait sur sa photo surprise : elle avait un sourire étincelant et des yeux brillants. Cela les avait longtemps fait rire, et Andrew avait parlé de la faire placarder en grand format sur la porte de la grange. Après avoir fait le tour de toutes les blagues et de tous les montages possibles à ce sujet, le groupe avait arrêté d’en parler et l’histoire des photos surprises était tombée dans l’oubli.

Peter ravivait de vieux souvenirs… Chloe sentit une vague de nostalgie l’envahir. Elle souriait, mais elle se sentait sur le point de se mettre à pleurer.

« Je m’en souviens, oui… Pourquoi tu m’en parles?»

Quelques secondes plus tard, Peter lui envoya une pièce jointe en guise de réponse. Elle l’ouvrit sans hésiter, et un portrait d’elle tiré de cette photo apparut. Elle reconnut immédiatement le style de Peter. C’était une aquarelle qu’il avait scannée. Le dessin était très réussi, les couleurs étaient vives et magnifiques. Elle sourit en constatant que le visage qu’il avait peint ne ressemblait pas du tout au sien, et cela acheva de la dérider. Elle eut un coup de cœur immédiat pour le portrait, qu’elle sauvegarda dans ses fichiers. Lorsqu’elle répondit à Peter, elle souriait largement:

« Merci, il est magnifique !

– Content qu’il te plaise… J’ai réussi à bien faire ton visage ?

– Tu poses vraiment la question ? Bien sûr que non ! Mais… je me suis reconnue.

– Je l’ai toujours dit, les bons cheveux et les bons yeux, ça suffit pour reconnaître quelqu’un.»

Chloe se mit à rire. Il n’avait pas tort. Finalement, cette discussion avec son ex-petit ami l’amusait bien plus que prévu. Jusqu’au moment où Peter aborda un autre sujet:

« Au fait… John m’a parlé d’un certain Finnley, que tu as rencontré sur Internet et qui vient vous voir au village cet été…»

Chloe haussa un sourcil. Pourquoi lui parlait-il de Finnley?

Y avait-il une chance qu’il soit jaloux…?

Peter envoya rapidement la suite :

« John lui a parlé brièvement. C’est grave Chloe. Ce mec ne sait même pas ce qu’il a, et… Qu’est-ce que ça vous fera, à vous? Tu y as pensé? Un doppelgänger, c’est déjà une sacrée saloperie. Mais ça? Honnêtement ça m’a l’air bien pire. Je lui ai pas parlé, mais John me disait qu’il arrivait même plus à vivre correctement. »

Elle s’ébroua. Ça n’avait rien à voir avec de la jalousie, et la jeune fille était plus que surprise. Elle n’était pas du tout au courant que John et Finnley avaient discuté. Lequel des deux avait pris contact avec l’autre? John, trop curieux, qui aurait eu envie de poser des questions à leur futur visiteur? Ou Finnley, qui, désespéré, se serait adressé à la personne la mieux renseignée sur le paranormal de Stonevalley? Elle devrait tirer cela au clair. En attendant, elle promit à Peter qu’elle ferait attention à elle. Et il ne tarda pas à répondre:

« Même en faisant attention… Je suis pas rassuré. J’ai quitté ce continent pour que mon doppelgänger vous foute la paix. J’ai de la chance qu’il ait pas pu me suivre et qu’il vous ait laissé tranquilles. Mais lui, son truc, sa créature, peu importe… Et si une fois que vous l’avez rencontré, elle décidait de s’accrocher à vous? Si elle était encore plus puissante avec l’énergie des villages? Je comprends qu’il ait besoin de se confier, de vous rencontrer, mais pensez à vous. Restez sur vos gardes.»

Ce message la laissa pensive. Peter avait sûrement raison… Elle n’avait pas réfléchi avant de proposer à Finnley de venir, elle l’avait aidé à trouver ses billets de train et cherchait des pistes pour son hébergement sans arrière-pensée, comme si elle accueillait un simple ami en visite chez elle. Sauf qu’en plus d’un ami, elle invitait une entité potentiellement dangereuse et nocive. Elle tenta de le rassurer, puis revint sur un point de son message :

« À propos de ton double… John et moi on l’a aperçu, il avait un drôle de sourire moqueur… Il nous a foutu la paix jusque-là, mais j’avoue que ça m’a fait un peu peur.

– John m’avait parlé de sa vision, mais je savais pas que tu l’avais vu aussi… Ça me rassure pas. Je fais de plus en plus de cauchemars, je sais pas quoi en penser. D’ailleurs, je te l’ai jamais dit, mais j’ai déjà essayé de le tuer. Mais il pouvait se rendre intangible quand ça l’arrangeait, malheureusement. Donc si jamais il venait à revenir… Je sais même pas ce que vous pourriez faire.»

Chloe fut interloquée. Il lui annonçait cela d’une façon tellement légère. Elle songea qu’on pouvait très bien remplacer ses propos par «D’ailleurs j’ai voulu aller acheter du pain, malheureusement la boulangerie était fermée», et que cela sonnerait pareil.

« Très bien. Je ne sais pas ce qu’il cherche, mais crois-moi, on sera prudents. Je vais te laisser, Peter. Je dois aller voir John.

– OK. Bon courage pour tes exams, je suis sûr que tu vas assurer.

– Merci beaucoup.»

Chloe se déconnecta. Elle ne savait plus quoi penser de tout ce qui était en train de se passer.

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