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Les Envahis, 24 : Tu es un mystère

Le lendemain matin, les six amis commencèrent par ranger le salon des Wingstone. Ceux-ci devaient rentrer dans la matinée, donc le groupe se rendit chez les Calligan pour faire tranquillement les premières recherches dans la chambre de John. Jade emporta son ordinateur portable. Ils n’allaient pas en avoir trop de deux.

Harold était parti faire quelques courses, aussi les adolescents ne croisèrent personne en entrant dans la demeure. Ils s’installèrent comme ils pouvaient dans la petite chambre, assis contre le mur avec des coussins, sur des chaises et sur le lit.


Les recherches dérivèrent rapidement, et la bande se retrouva à éclater de rire devant des vidéos plus idiotes les unes que les autres au bout d’une heure. Discrètement, Chloe observait son ami d’Internet, qui semblait se détendre et rire sincèrement avec eux. Elle sourit, rassurée : il se sentait bien en leur présence. Alors même si jamais ils ne parvenaient pas à trouver ce qui lui arrivait et même s’ils ne pouvaient pas le guérir, il aurait au moins rencontré de nouveaux amis.

Ils se firent une grande plâtrée de pâtes le midi, se demandant à quoi s’attendre concernant le rendez-vous avec la vieille Craig. Durant le repas, Chloe observa discrètement son nouvel ami. S’il avait la plupart du temps l’air détendu et se mêlait aux conversations avec aisance, elle comprit que ce n’était qu’une façade. Il se retournait nerveusement dès qu’un meuble avait le malheur de craquer un peu trop fort et triturait sans cesse ses couverts, jetant régulièrement des coups d’œil autour de lui ou derrière ses amis. La jeune fille avait de la peine pour lui. Cette entité avait fait de sa vie un enfer.

L’après-midi, la vieille dame les attendait sur le perron, la porte de sa boutique grande ouverte. Un écriteau stipulait qu’elle était exceptionnellement fermée pour cause de « Visite importante ». Le détail n’échappa pas aux adolescents et les fit sourire.

Madame Craig les salua joyeusement et les invita à entrer. Finnley avait l’air intimidé, mais fut très poli. Elle leur demanda leur parfum de thé et leur cupcake préférés, puis leur intima de s’asseoir pendant qu’elle ramenait leur commande. Ils rapprochèrent deux tables pour rester tous les sept et s’installèrent.


La première visite de Finnley fut très similaire à celle de Dean. Elle posa au nouveau venu beaucoup de questions sur sa vie, ses loisirs, ses rêves… Il sembla se détendre au fur et à mesure et parvint même à rire avec elle au bout d’un moment.

Elle ne lui demanda pas de raconter ce qui l’amenait ici. Elle se doutait qu’il se lancerait de lui-même. Et alors qu’il parlait et parlait encore, Chloe observait la vieille dame, scrutant ses réactions. Mais comme d’habitude, celle-ci ne laissait rien paraître. À la fin de son récit, il se lança, plein d’espoir :

« Vous… vous savez ce que je peux avoir ? »

La vieille dame se mit à rassembler les tasses vides en soupirant.

« Non, mon petit. Je sèche. Tu es un mystère. Mais si je peux t’aider, je le ferai. »

Sur ces mots, elle se leva en emportant la vaisselle et disparut dans l’arrière-boutique. Chloe accourut derrière elle :

« Je vais t’aider ! »

Bien entendu, c’était une excuse pour s’isoler avec la vieille dame. Une fois avec elle dans sa petite cuisine, elle s’empressa de lui poser la question qui lui brûlait les lèvres :

« Tu… tu ne sais pas ce qu’il a ? Du tout ? »

Madame Craig soupira de nouveau en posant les tasses dans l’évier.

« Je ne sais pas quoi te dire. Il a une aura très étrange, et sombre. Il faudra que j’en parle avec le petit John. »

Ce n’était pas spécialement rassurant et Chloe ne savait plus quoi penser. Elle était inquiète pour Finnley… mais pour elle et ses amis aussi. Qu’est-ce qu’elle avait bien pu amener au Havre Perdu…?

Le reste de la semaine avec l’ami virtuel de Chloe leur sembla très court. Les adolescents passèrent le plus clair de leur temps dehors, dans leur oasis et dans le no man’s land. Finnley dormait comme prévu chez les Calligan. Il ne croisa pas souvent Harold qui passait beaucoup plus de temps avec ses employés en été, mais il réussit à discuter un peu avec lui. Il avait l’air de se sentir en sécurité dans la chambre d’amis de la ferme. John lui avait dit qu’il ne devait pas hésiter à venir le trouver même en pleine nuit si son entité se manifestait, mais rien ne se produisit. Ils en conclurent que la chose préférait l’attaquer lorsqu’il était seul, comme c’était le cas pour Dean, Jade et Andrew.

Le jour de son départ fut morose. Cette semaine avait été un moment de pure délivrance. Il s’était fait de nouveaux amis, il avait passé de bons moments, s’était promené dans de magnifiques paysages et surtout, il avait eu la paix. Mais tout avait une fin… Il allait devoir retourner en ville, seul, vulnérable. Il étreignit tous les membres du groupe et les remercia pour leur accueil avant de s’engouffrer dans son train. Les cinq amis restèrent sur le quai à attendre son départ, lui adressant des signes à travers la fenêtre. Lorsque le train démarra et s’éloigna doucement vers sa prochaine station, ils se retrouvèrent les bras ballants, déjà abasourdis par la chaleur montante.

« Bon… Maintenant, on fait quoi ? lança Dean.

– Je vais devoir préparer mes affaires, on part bientôt voir de la famille avec mes parents et ma sœur, soupira Jade en secouant la tête.

– Pareil pour moi, ajouta Andrew. Je pars demain. »

Les autres se regardèrent sans savoir quoi dire. Cette année, Dean ne pouvait pas encore partir. Ses parents n’avaient plus aucune dette ni crédit qui traînait, mais ils n’avaient pas pu économiser suffisamment pour s’offrir des vacances. Ceux de Chloe l’emmenaient à l’étranger en août, et John ne comptait pas bouger du village.

« On dirait qu’on va passer du temps tous les trois, lâcha Chloe. »

Puis ils s’éloignèrent silencieusement de la gare.

À la demande de John, ses deux amis restés au village le rejoignirent deux jours plus tard. La chaleur était étouffante, aussi le trio préféra se réfugier dans la grange au lieu de se retrouver sur la plage ou dans la lande. Chloe avait ramené des boissons fraîches de chez elle qu’elle avait transportées dans plusieurs thermos, ce qui n’était pas de refus.

Elle et Dean attendirent que John se décide à parler. Il semblait préoccupé.

« J’ai vu madame Craig hier, et… »

Il s’interrompit, se demandant un instant pourquoi aucun d’entre eux n’appelait la vieille dame par son prénom, alors qu’ils la connaissaient depuis bientôt des années. Puis il reprit son récit comme si de rien n’était :

« Elle me dit qu’elle ne sait pas ce qui arrive à Finn. Elle trouve qu’il a une aura bizarre, comme moi, il a l’air très… tourmenté, elle a dit. Mais on n’a pas plus de précisions. On dirait bien qu’on a affaire à quelque chose de complètement nouveau… Je vais envoyer des messages à Jade et Andrew pour les prévenir. »

La mine déconfite de Chloe ne leur échappèrent pas. Dean intervint :

« Je sais que tu l’as amené ici en pensant que ça l’aiderait à comprendre… Mais dis-toi qu’au moins, il a trouvé des amis, des gens à qui en parler. Je suis bien placé pour savoir que c’est déjà bien. »

Chloe eut un sourire pincé l’espace d’une seconde. Mais si on l’avait ramenée ici… Elle n’osa pas formuler sa pensée à voix haute et se contenta de remercier Dean.

« Tu parles pas beaucoup, mais t’as souvent raison. C’est vrai, c’est déjà bien qu’on ait passé du temps avec lui. Je vais rentrer. J’ai des trucs à faire sur mes jeux. On se voit bientôt, OK ? »

Sur ces mots, elle quitta la grange sans se retourner. Dean s’apprêta à faire de même, lorsque John le retint.

« Dean, je voulais te parler… »

Il sembla hésiter un instant, comme s’il ne savait pas comment tourner sa question.

« Est-ce que tu vas bien, en ce moment ? J’ai l’impression que t’es un peu… fuyant ? Je sais pas comment dire. Comme si t’avais du mal à me regarder en face. Ça fait un moment que j’ai remarqué ça et je me demandais si… si j’avais fait quelque chose. »

On y était. Le cœur de Dean s’emballa alors que la vision de la chose métamorphosée en John lui revenait dans les moindres détails. Il essaya de chasser cette pensée et choisit ses mots pour lui répondre :

« Tu te souviens… quand je t’ai dit que l’ombre essayait de se métamorphoser ? En moi-même, puis elle avait tenté d’imiter Jade, Chloe, et plus rarement Andrew… avant de réussir à se figer sur Rose, le jour où j’ai trouvé le blog.

– Oui, tu m’en avais parlé. Je sais pas du tout quoi en penser. J’ai lu que ça pouvait arriver, mais je sais pas du tout pourquoi certains shadow people agissent comme ça. On dirait juste qu’ils prennent du plaisir à trouver les points faibles de leur victime et à la faire souffrir, c’est… »

Il s’interrompit et soupira.

« Désolé, je sais pas pourquoi je te dis tout ça, je voulais pas t’empêcher de te confier. Alors, elle a recommencé, c’est ça ? »

La gorge nouée, Dean se contenta de hocher la tête.

« Et elle a pris quelle…? »

Son visage s’illumina.

« Oh. Oh, OK, je vois. »

Un silence gêné s’installa. Puis John reprit la parole, d’un ton peu assuré :

« J’ai pas vraiment de conseil à te donner contre ça. Mais… hésite pas à m’en parler. Je suis aussi là pour ça. »

Il lui adressa un sourire à la fois triste et complice, et Dean hocha la tête, l’air absent. Il avait envie de lui raconter cette vision dans les moindres détails, et de lui dire à quel point cela l’avait atteint. Mais alors qu’il cherchait ses mots, le téléphone de John se mit à sonner. La conversation ne dura qu’une dizaine de secondes.

« Je vais devoir y aller, mon oncle a besoin de moi. Ça va aller, toi ?

– Oui, oui… T’en fais pas. »

Déçu que la conversation tourne court, il essaya tout de même de ne rien laisser paraître. Déjà, John reprenait son carnet et son sac à dos et s’apprêtait à quitter la grange. Mais avant de franchir le seuil de la porte, il se retourna :

« Au fait… »

Dean releva vivement la tête, bégayant malgré lui :

« O-oui ?

– Si je me souviens bien… Rose revient bientôt. Quand Chloe part, en fait, début août. Il faudrait la revoir, savoir comment elle va… J’ai peur qu’elle se sente exclue.

– Ah, euh, oui. D’accord. Je crois que Jade sera revenue à ce moment, on pourra se voir ensemble.

– Ouais, parfait. Allez, à plus tard. »

Dean le salua machinalement et se mit en route à son tour. Il se sentait complètement vide d’énergie et légèrement dépité. Il était rare qu’il ait vraiment besoin et surtout, envie de se confier à quelqu’un. Et pour une fois qu’il avait une occasion parfaite, celle-ci était tombée à l’eau.

Alors qu’il progressait en restant à l’ombre des arbres, il était bien décidé à passer la journée dans sa chambre, stores fermés et fenêtres ouvertes, à dessiner.

C’est en grande partie ce qu’il fit. Mais au bout d’un moment, il prit une pause, et il eut le malheur de s’allonger sur son lit. Il s’endormit presque instantanément, plongeant dans une de ces siestes interminables que l’on regrette d’avoir faites.

Il émergea au moins deux heures plus tard, l’esprit encore embrouillé. Il regarda sa montre : il allait être l’heure de manger, sa mère devait avoir besoin d’aide. De plus, l’aider en cuisine était toujours l’occasion de grignoter ce qui traînait sur la table.

Comme il l’avait anticipé, il trouva sa mère en train de faire frire des légumes à la poêle, et la salua en bâillant.

« Tu devrais pas dormir à cette heure, tu décales ton rythme.

– C’est l’écrivaine qui reste debout jusqu’à six heures du matin qui me dit ça ? rétorqua Dean en riant. »

Marlene se mit à rire à son tour.

« T’as gagné pour cette fois. Et dis, mets le couvert, s’il te plaît. »

Dean s’exécuta sans hésiter, puis demanda si son père était rentré.

« Il est à la douche, répondit-elle. »

L’adolescent hocha la tête. C’était une semaine assez chaude pour un village comme Stonevalley. Ça n’arrivait qu’une ou deux fois par été, maximum. Son père revenait de la ferme en nage chaque soir, et il ne parlait à personne tant qu’il n’avait pas pris une douche et mis ses vêtements du jour sous scellé, comme il disait.

Une fois le couvert mis, Dean s’assit à sa place, pensif. Sans se retourner et tout en remuant les légumes dans la poêle, sa mère l’interrogea :

« Dis-moi, Dean… Ça va bientôt faire un an qu’on habite ici. Comment tu te sens, au village ? »

L’adolescent se tendit. La voix de sa mère était étrange, presque inaudible.

« Je… Quoi, t’as dit quoi ? »

Sa mère lâcha sa cuillère et le flacon d’épices, et mit ses bras le long du corps.

« Est-ce que tu te plais… au village ? »

L’adolescent eut une sueur froide. Cette voix distordue, étrange et aussi imperceptible qu’un écho… Il déglutit, essayant de ne pas céder à la panique :

« Oui, oui, ça va… »

Elle se retourna. Mais ce n’était pas elle. C’était cette ombre et ses deux yeux perçants, lumineux, qui le fixaient.

« C’est bien. Je suis contente. »

Elle s’avança lentement vers lui, sa bouche se tordit dans un sourire torve. Dean voulut courir, s’enfuir d’ici, mais il n’en fit rien. Incapable de bouger, il regardait sa mère avec le visage de cette chose, qui s’approchait de lui.

Il entendit du bruit à sa droite, son père sortait de la salle de bains. Dean tourna la tête vers lui dans un effort surhumain, et fut terrorisé par ce qu’il vit : son père aussi s’était transformé en cette horreur. Il lui parla de la même voix caverneuse, distordue.

« Tu sais Dean, je suis content que tu te plaises à Stonevalley. »

Il avait prononcé le nom du village avec un large sourire. Dean voulut hurler mais aucun son ne sortait de sa gorge. Il regardait, impuissant, ces choses s’approcher de lui.

« Allez, Dean. On va manger. »

Il ferma les yeux, et se rendit compte qu’il tremblait violemment. Qu’est-ce qui lui arrivait ?


« Allez, Dean. On va manger. Lève-toi ! »

Il ouvrit les yeux, la tête encore complètement dans son cauchemar. Il repoussa les couvertures, l’air hagard. Sa mère se tenait dans l’encadrement de la porte.

« Tu devrais pas dormir à cette heure, tu décales ton rythme. »

Dean n’eut pas la force de répliquer. Il se contenta d’un :

« J’arrive. Je vais t’aider.

– OK, à tout de suite ! »

Sa mère redescendit les marches tandis que l’adolescent tentait de remettre de l’ordre dans ses idées. Il se leva lentement, titubant sur le plancher.

« C’est qu’un cauchemar, Dean, secoue-toi bon sang, marmonna-t-il pour lui-même. »

Il descendit lourdement les marches et trouva son père debout dans la cuisine, des assiettes à la main. Il avait les cheveux encore trempés de sa douche et l’air épuisé. Dean le salua et s’empressa d’aller l’aider. Son père répondit et lança :

« J’ai croisé John dans la ferme, il est vraiment gentil. Il m’a parlé de toi, de vos autres amis… T’as vraiment l’air bien, avec eux. »

Dean tenta un sourire, encore tendu. Il essaya de répondre le plus naturellement possible :

« Oh, ouais ils sont cool. En plus, on s’entraide bien avec les cours. »

Et alors qu’il faisait demi-tour pour prendre des verres, il entendit son père dire dans son dos :

« Tu sais Dean, je suis content que tu te plaises à Stonevalley. »

L’adolescent adressa un deuxième sourire crispé à son père, mais resta muet. Il n’était pas si sûr de s’y plaire. Il faisait avec.

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