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Les Envahis, 25 : À l’avenir

Dans la maison des Meyer, un silence de mort régnait. Leo était parti se coucher et dans la cuisine, Anna faisait face à sa fille, silencieuse. Il lui fallut quelques secondes pour digérer ce que celle-ci venait de lui annoncer. Puis le chat de la jeune fille sauta sur la table et fit tomber la salière, et le bruit sembla enfin sortir Anna de sa torpeur, alors que Rose criait sur l’animal avec autorité :

« Dhaxan, descends ! Pas de bêtises ! »

Effrayé, celui-ci s’empressa d’obéir et trottina vers le couloir. Rose se leva pour réparer ses dégâts et enfin, sa mère réagit.

« Tu as fait quoi ? »

L’adolescente soupira en s’adossant au plan de travail :

« T’as bien entendu… J’ai repris contact avec mon père. »

Voyant que sa mère ne réagissait toujours pas, elle se mit à tourner en rond et commença à se justifier elle-même, anticipant sa réaction.

« Tu sais, je dis peut-être rien, mais il me manque. Il est parti quand j’étais toute petite et j’ai pas beaucoup de souvenirs, mais… j’ai envie de savoir ce qu’il est devenu. Peut-être que quelque part… ça m’aidera à aller mieux, non ? J’en sais rien, mais il fallait que j’essaye. »

Sa mère sembla enfin se réveiller :

« Mais après tout ce qu’il a fait, je comprends pas !

– Je sais, maman, je sais… Mais… est-ce que tout est vrai ?

– Pourquoi est-ce que tu dis ça ? »

Anna était plus surprise qu’en colère. Rose regarda en l’air et soupira :

« Tu sais, la plupart des trucs qu’on m’a dit sur lui, ça venait de… de qui tu sais, et je peux pas m’empêcher de me dire qu’il a inventé des choses, ou exagéré l’histoire… Tu penses pas que ce soit possible ?

– Peut-être… »

Sa mère paraissait complètement éteinte, mais elle ne protesta pas. Prenant son courage à deux mains, Rose poursuivit son argumentaire :

« Et puis… je sais qu’il t’a fait beaucoup de mal en partant comme ça mais à moi… il m’a rien fait. Il a même essayé de rester dans ma vie avant… avant tout le reste. »

Anna resta silencieuse, et Rose ne parvint pas à savoir si elle l’avait blessée ou non. En marchant sur des œufs, elle se justifia comme elle pouvait :

« Et ça fait longtemps, tout ça… Je sais que ça peut paraître égoïste mais… c’est la vérité. »

Elle se tut, en pleine réflexion. Son père était parti pour une autre femme il y avait des années de cela, alors que Rose était encore toute petite. Et l’adolescente comprenait entièrement que sa mère ait gardé de la rancœur envers lui. Arthur était parti loin de sa famille brusquement. Même s’il emmenait toujours sa fille en week-end ou en vacances et qu’il payait la pension alimentaire avec une ponctualité exemplaire, ça n’était plus la même chose. Anna s’était retrouvée seule à élever sa fille.

Jusqu’à ce que le beau-père débarque.

Il s’était si bien occupé de Rose, de cette petite fille à qui son père manquait tous les jours ! Et plus tard, lui et Anna avaient donné un petit frère à Rose, qui fut ravi de l’accueillir au sein de sa famille recomposée. Tout se déroulait merveilleusement bien avec lui. Oublié, ce père biologique ingrat. Il n’était plus qu’un nom qu’on prononçait une fois l’an. Elle recevait une lettre à Noël, une à son anniversaire et basta. Puis un jour, plus rien. Son beau-père avait demandé l’arrêt de la pension alimentaire, clamant haut et fort qu’il pouvait s’occuper de sa famille tout seul. Puis il avait interdit à Rose de lui répondre et au fil du temps, Arthur avait cessé de prendre des nouvelles de sa fille, sûrement persuadé que celle-ci ne voulait plus de lui dans sa vie.

Pourtant, les choses avaient changé. La petite fille avait grandi, elle avait compris que le monde n’était ni tout noir ni tout blanc. Son père avait pris une décision difficile et en avait assumé les conséquences. Il avait préféré mettre fin à ce mariage qui ne fonctionnait plus et malgré son déménagement, il avait continué à s’occuper de sa fille. Son beau-père, quant à lui, avait imposé à tout le monde son point de vue sur cet homme. Mais il était loin, à présent. Alors Rose s’émancipait peu à peu de ce qu’il pouvait penser. Arthur était son père, et elle voulait le retrouver.

« Je comprends, chérie, je comprends… »

Rose se détendit et sourit à sa mère. Elle prit un moment pour l’observer. Ses cheveux en bataille, ses cernes, son air épuisé. À une autre époque, elle aurait tout fait pour elle et Leo…

« Je pensais le rencontrer, ajouta-t-elle d’une voix adoucie. »

Anna ne répondit pas.

« Je lui ai proposé de venir passer une semaine à l’hôtel de Wideshore avant qu’il ferme pour des mois, s’il avait les moyens. Comme ça je le verrai. Il a dit OK… début septembre environ. Il prend ses congés en dehors des vacances scolaires. »

Elle regretta ces derniers mots. Évidemment qu’il prenait ses congés hors saison, puisqu’il n’avait pas d’enfant à charge. Elle se tut, laissant sa mère digérer l’information. Puis elle osa poser la question qui la taraudait :

« Je… On parle depuis un petit moment, en fait. Tu… tu voudras le revoir ? »

Sa mère sembla presque blessée par la question.

« J’en sais rien, Rose, ça fait beaucoup là. On… on verra le moment venu. Ça fait tellement longtemps… Tu lui as raconté beaucoup de choses ? »

Rose se doutait de ce que sa mère entendait par là : est-ce qu’elle lui avait raconté ce qui s’était passé après, ce qui avait fait que leurs merveilleuses années avec Leo et son père s’étaient abruptement terminées ?

« Non, pas vraiment. Les grandes lignes, si on peut dire.

– D’accord. On en reparlera demain, je vais me coucher. »

Les grandes lignes.

Rose étreignit sa mère en lui souhaitant bonne nuit et monta dans sa chambre, pensive. Elle appréhendait de revoir son père, dont elle avait oublié jusqu’à la couleur des yeux, elle appréhendait la réaction de sa mère lorsqu’elle le rencontrerait, elle appréhendait… beaucoup de choses. Debout dans le couloir, elle jeta un regard vers la chambre de son demi-frère. Et comme souvent, elle se mit à prier en son for intérieur pour qu’un jour, il retrouve la parole. Était-ce seulement possible ?

« Quand on assiste à un truc pareil, est-ce qu’on s’en remet jamais vraiment ? se dit-elle en poussant la porte de sa chambre. »

Son chat la suivit à l’intérieur et se rua sur elle alors qu’elle s’effondrait dans son lit.

« Eh ben mon petit, je crois qu’on a tiré le gros lot. Dépression, mutisme… et moi… »

Elle ferma les yeux en caressant le dos de l’animal, qui ronronnait. Sa situation n’était pas brillante: père absent, mère dépressive, frère muet, village inconnu dans lequel elle peinait à se faire des amis, sans oublier sa propre santé mentale qui était loin de s’améliorer… Pourtant, une part d’elle ne perdait pas espoir. Les choses s’arrangeraient, elle en était certaine. Et un pressentiment la poussait à croire que la bande de cet Andrew y serait pour quelque chose.

Le mois d’août se poursuivit, chaud et ponctué de quelques orages. Dean enchaînait les sorties à la plage et dans la lande avec les Envahis qui n’étaient pas partis en vacances. Il passait le plus clair de son temps à discuter et à dessiner avec John. Celui-ci avait beaucoup de conversation et plus le temps passait, plus ils se trouvaient de points communs et de terrains d’entente. Même si Dean adorait passer du temps avec Andrew, Jade et Chloe, il se sentait encore mieux avec lui. Une complicité de plus en plus importante les liait. Avec John, il se sentait lui-même.

Il ne vit pas l’été passer. Entre les sorties, les soirées avec ses amis et le dessin, ses journées étaient bien remplies. L’anniversaire de son déménagement passa sans même qu’il ne s’en rende compte. Il avait l’impression d’avoir toujours vécu à Stonevalley, d’avoir toujours été ami avec son groupe. Il s’était bien mieux adapté qu’il ne l’avait prévu.

La veille de la rentrée, les Envahis – dont Rose – firent une dernière sortie à la plage de Wideshore, dans leur oasis. Ils transportèrent quelques gâteaux, une petite bouteille de cidre doux et du matériel de dessin pour Dean et John. Une fois assis sur leur rocher en hauteur, ils trinquèrent. Ils discutèrent de leurs vacances, de leurs projets. Seule Jade restait en retrait, l’air sombre. Cela n’échappa pas à Chloe, qui la questionna.

« Demain, c’est la rentrée. C’est notre dernière année au lycée. »

Un silence accueillit cette remarque.

« Nos profs vont nous demander de remplir des fiches de vœux sur Internet, poursuivit-elle, de faire des choix. On va nous demander ce qu’on veut faire de notre avenir… »

Andrew et Rose n’étaient pas encore concernés, mais se tendirent aussi. Peut-être par peur de voir s’éloigner leurs amis une fois l’année passée, ou par appréhension. Au-delà du fait qu’ils allaient peut-être tous être séparés après le lycée, une question taraudait les adolescents : qu’est-ce qu’ils allaient faire de leur vie ?

Chloe avait un avenir tout tracé. Elle s’en sortait bien en sciences et allait se lancer dans des études de médecine pour se spécialiser en psychiatrie ou en pédopsychiatrie. Jade avait envie de trouver un métier qui lui permettrait d’écrire au quotidien mais ne savait pas encore vers quoi se tourner. Dean et John, eux, n’avait pas la moindre idée de ce qu’ils comptaient faire. Si John ne semblait pas s’inquiéter plus que ça, Dean commençait sérieusement à stresser. La remarque de Jade le percuta de plein fouet. Pour tenter de penser à autre chose, il se mit à dessiner alors que ses amis discutaient de leurs projets. Il se promit d’y réfléchir… plus tard. Ses parents le lui rappelleraient bien assez tôt, de toute façon.

Une petite voix timide brisa maladroitement le silence :

« J’aimerais beaucoup faire de la danse mon métier, un jour. »

Tout le monde regarda Rose, étonné. Celle-ci rougit et se cacha derrière ses cheveux, mais Chloe la détendit :

« Ce serait super, vivre de sa passion c’est la meilleure chose qui soit, l’encouragea-t-elle avec enthousiasme.

– Ouais, ma mère pourrait te le confirmer, ajouta Dean. 

Rose sourit, rassurée, et dégagea quelques mèches de cheveux.

« Et vous ? »

À nouveau, Dean se détacha de la conversation d’un haussement d’épaules. Chacun résuma tant bien que mal ses projets, ses envies, et Chloe fut sans surprise la plus confiante à ce sujet.


Les adolescents se séparèrent aux coups de dix-neufs heures, se souhaitant une bonne soirée. Personne n’osa le dire, mais ils avaient tous une petite boule au ventre à l’idée d’affronter cette nouvelle année scolaire, qui serait la dernière pour beaucoup d’entre eux.

Jade se réveilla au son incessant de notifications sur son téléphone. Sa première pensée fut :

« J’ai échangé mon portable avec celui de Chloe sans faire exprès ou quoi ? »

Elle ouvrit péniblement les yeux en se rappelant qu’elle n’avait pas du tout la même sonnerie que Chloe, et déverrouilla l’appareil à la troisième tentative, l’esprit embrumé. Ce n’était pas Chloe ni Dean qui la harcelait de message, ni aucun autre Envahi. C’étaient des inconnus qui mitraillaient son blog de commentaires de toutes sortes, c’était pourquoi elle recevait autant de mails.

« Mais qu’est-ce que… »

Pourquoi ces personnes qu’elle ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam semblaient toutes s’être prise d’affection pour son petit blog perdu dans les méandres du web ? Elle attrapa ses lunettes et navigua dans sa rafale de notifications, abasourdie. Au milieu d’elles, il y avait un message… de Peter ? Elle cliqua dessus.

« Désolé ! »

Il n’y avait que ce mot, avec une petite émoticône qui souriait et un lien sur lequel elle cliqua. C’était un post publié par le dessinateur sur sa page professionnelle. Sans plus chercher à comprendre, elle le lut :

« Bien le bonjour ! J’ai reçu un message privé d’une de mes fans qui disait avoir trouvé un blog sur une histoire qui plagiait ma BD. Je vous rassure tout de suite, ce n’est autre que mon amie Jade. On a commencé à inventer cette histoire en même temps, moi en dessinant et elle en écrivant, avant qu’elles prennent des directions différentes. Et elle écrit super bien, alors je vous file le lien si vous voulez lui laisser plein de messages d’encouragements !

Merci à ceux qui le feront, et merci à la personne qui m’a signalé ça, je sais que j’ai une super communauté qui veille sur moi. Bye ! »

Jade écarquilla les yeux, complètement réveillée. Peter venait de la défendre et de lui faire de la pub publiquement, c’était inespéré. Cette rentrée ne pouvait pas mieux commencer. Elle se sentait capable de tout ce matin et se voyait déjà, comme la mère de Dean, gagner sa vie de ses écrits. Vivre de son imagination et de sa passion, rien ne semblait plus beau et motivant à ses yeux.

Ce fut sur ces pensées qu’elle quitta son lit et se prépara pour sa rentrée, pleine d’entrain.

Les Envahis attendirent impatiemment la pause pour se réunir dans l’arrière-cour de leur lycée. Jade et Dean avaient passé la matinée côte à côte, mais tous les autres étaient séparés. Rose s’était dirigée vers la filière économique, et Andrew en scientifique sous la pression de ses parents. Il aurait choisi la même qu’elle s’il avait pu, mais c’était trop tard.

Lorsqu’ils se retrouvèrent enfin tous les six, ils s’assirent sous un arbre. Il bruinait, rien de vraiment gênant. Et ils tenaient à être dehors, loin du brouhaha des couloirs. Tous semblaient moroses, même s’ils étaient contents de se retrouver, et seule Jade rayonnait. Elle s’empressa de leur raconter le coup de pub que Peter lui avait gentiment fait et le nombre de commentaires encourageants qu’elle recevait depuis quelques heures. Elle en avait lu la plupart, et même ceux qui soulevaient des points négatifs le faisaient de manière construite et respectueuse. Presque tous, du moins, mais elle était tellement euphorique qu’elle occultait ceux qui restaient. Ses amis étaient contents de la voir comme ça, cela la changeait de son état habituel. Il n’y avait plus qu’à espérer que ça dure.

Dean, de son côté, était plutôt anxieux. Leur professeur principal leur avait immédiatement parlé de l’importance de choisir sa voie pour l’année prochaine, et cela l’avait replongé dans l’inquiétude. Il ne voulait pas y penser. Pas encore. Il tentait de faire bonne figure devant ses amis mais n’en menait pas large. Dans un coin d’une feuille, il avait noté toutes sortes de choix de carrière, et rayait ceux qui ne lui convenaient pas du tout : médecine, banque, agriculture… À la fin, il ne lui restait plus grand chose, du moins, rien de facilement réalisable. Il doutait qu’une grande carrière de musicien puisse s’improviser du jour au lendemain, surtout qu’il ne jouait plus beaucoup au piano depuis quelque temps. Quant au dessin, il ne se pensait pas assez doué pour l’envisager. Il soupira à nouveau alors qu’il recommençait à griffonner sur cette même feuille. Il allait falloir qu’il se décide.

À des centaines de kilomètres de là, un étudiant venait de rater sa rentrée. Après une terrible nuit d’insomnie, il n’avait même pas eu la force d’ouvrir les yeux et de se lever une fois le matin venu. Personne ne se demanda où il était passé ou du moins, pas au point de venir le lui demander par message. Il fallait dire qu’il avait réussi l’exploit d’éloigner tout le monde de lui en l’espace de quelques mois…

En se levant vers quatorze heures, il poussa un soupir de découragement. Il avait l’impression d’avoir entièrement perdu sa journée. Mais s’il était trop tard pour aller à la réunion de rentrée, il pouvait toujours se connecter sur le site de la fac pour consulter son futur emploi du temps afin de savoir ce qui l’attendrait le lendemain.

Son ordinateur s’alluma rapidement et l’écran d’accueil apparut.

« Bonjour, Finn. »

Il tapa son mot de passe et soupira de nouveau alors qu’il ouvrait une fenêtre de navigation. Comme à chaque fois, il priait pour qu’un message de John apparaisse. Un message qui lui dirait que lui, ou n’importe quel autre membre de son groupe, ou même cette vieille dame de la confiserie, avait enfin identifié la source de ses problèmes. Et surtout, qu’il existait des solutions pour l’aider à se libérer de cette monstrueuse entité qui le vidait de toute son énergie.

Mais cela arriverait-il seulement un jour…?

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