Le deuxième samedi de septembre, Rose reçut un message d’Andrew qui lui proposait de rejoindre le reste de la bande à la plage pour profiter d’un des derniers jours de chaleur. Elle déclina l’invitation, même si elle devait se rendre à Wideshore. Elle avait autre chose en tête.
Elle n’avait rien avalé de la journée mais se sentait sur le point de vomir. La boule au ventre, elle n’arrêtait pas de triturer nerveusement un petit bracelet de perles blanches, cadeau d’adieu de sa meilleure amie avant son départ. Car aujourd’hui était une journée particulière.
Aujourd’hui, elle devait rencontrer son père.
Le revoir, le redécouvrir, lui reparler pour de vrai, pour la première fois depuis une éternité.
Sa mère dormait, son frère était à une petite fête d’anniversaire chez un garçon de sa classe et le chat était encore parti en exploration Dieu sait où. Elle était seule pour affronter ça.
Elle se mit en route un quart d’heure plus tard. Elle était très en avance mais s’en moquait, elle n’en pouvait plus de faire les cent pas dans sa chambre, désœuvrée. Elle laissa un petit mot à sa mère pour lui expliquer où elle était, puis lui sortit un steak haché du congélateur et lui ouvrit une petite boîte de haricots verts avant de sortir de la maison.
Elle arriva à Wideshore une vingtaine de minutes plus tard. Son amie de son ancienne ville ne cessait de la bombarder de messages, lui faisant promettre de tout lui raconter lorsque ce serait terminé. Rose répondait distraitement, préoccupée. Elle voulait être sûre de ne pas se tromper d’endroit. Son père lui avait proposé d’aller dans un café dont le nom ne lui disait rien. Elle en renseigna l’adresse sur le GPS de son téléphone, mais bien entendu, elle eut de moins en moins de réseau à mesure qu’elle descendait vers la mer. Elle se mit donc à scruter les enseignes avant de trouver ledit café et s’installa à l’intérieur. La gorge sèche, elle commanda un simple verre d’eau au serveur le temps que l’homme arrive.
L’homme. L’inconnu.
Les mains autour de son verre pour les refroidir, le regard vide, la jeune fille sursauta et laissa échapper un cri de stupeur lorsqu’elle entendit une voix dans son dos :
« Rose… C’est toi ? »
⁂
Bien installés dans leur petite oasis, cinq amis riaient et débattaient de choses et d’autres, contemplant la plage vide de touristes de Wideshore. Jade était toujours aux anges, Dean avait pour l’instant chassé ses angoisses et les parents d’Andrew n’étaient pas encore trop sur son dos. L’ambiance était détendue.
Alors que les deux filles et Andrew étaient lancés dans un débat au sujet d’une série qu’ils regardaient, les dessinateurs discutaient calmement dans leur coin. Le neveu du fermier avait ramené son petit carnet et ne cessait de griffonner. Il avait laissé de côté les paysages pour s’essayer à nouveau aux êtres humains, et Dean trouvait les résultats très concluants et l’encourageait. Mais alors qu’il regardait par-dessus son épaule pour observer son dessin en cours, John changea brusquement de sujet :
« Tu sais, l’autre jour, on parlait de ce qu’on voulait faire de notre avenir… Je crois que je me lancerais bien dans la BD. Avec ce style de dessin, pour raconter des petites histoires sur le paranormal. Pas forcément effrayantes… Pour apprendre des choses aux gens, par exemple.
– Ça a l’air cool, mais se lancer dans la BD, c’est…
– Dur, oui. Mais si Peter trouve ça bien, il m’a promis de tout faire pour que son éditeur s’y intéresse. Et si ça l’intéresse pas, pour qu’il lui donne d’autres contacts. »
Dean en eut le souffle coupé. Après avoir fait un coup de pub énorme à une de ses amies, le dessinateur était prêt à lancer la carrière d’un autre. Ce n’était pas rien. L’adolescent se demanda un instant s’il cherchait à se racheter de son départ et de ces mois sans donner de nouvelles. Sûrement, en partie. Ça semblait évident. S’il pouvait aider Chloe dans ses futures études de médecine de n’importe quelle façon, il n’y avait pas à douter une seconde qu’il le ferait.
« T’en as de la chance… »
Il se cala en soupirant contre un grand rocher, quand il se rendit compte que John avait cessé de dessiner et le regardait fixement, l’air d’avoir envie de lui poser une question. Mais finalement, il garda le silence.
Dean n’eut pas le temps de lui demander ce qui le préoccupait : Chloe poussa subitement un hurlement de surprise. Sans prévenir, une mouette venait de se poser juste à côté de son pied, et une autre l’avait suivie, cherchant visiblement à se battre. Le hurlement de la jeune fille se transforma en un rire nerveux lorsqu’elle se rendit compte du ridicule de la situation alors que les deux volatiles s’enfuyaient plus loin. Contagieux, son rire se généralisa lorsque Jade qui prenait des photos à ce moment s’aperçut qu’elle avait accidentellement immortalisé la scène.
Dans des moments comme celui-là, Dean se disait que son adolescence aurait pu être bien plus animée s’il avait déménagé à Stonevalley plus tôt.
⁂
Rose regarda l’homme, interdite. Plutôt grand, très mince, ses courts cheveux poivre et sel étaient impeccablement peignés. Sa voix était grave, mal assurée.
Il ne lui rappelait rien. Sauf ses yeux…
« Désolé, je t’ai fait peur, je voulais pas… »
C’est à ses yeux qu’elle le reconnut. Leur couleur bleue ne faisait pas écho en elle, mais ils avaient un éclat, une profondeur… Ce regard… Sa mère avait le même autrefois, bien avant sa dépression.
« Je… C’est rien… Asseyez-v… Assieds-toi…
– Est-ce que… t’es là depuis longtemps ?
– Cinq minutes. »
Elle mentit sans même en avoir conscience. En réalité, elle n’avait aucune idée du temps qu’elle avait passé dans ce café, à l’attendre.
« Oh, d’accord. J’avais peur d’être en retard, j’avais choisi le café au hasard sur Internet mais une fois dans le coin, mon GPS m’a complètement lâché.
– Ça m’a fait la même chose…
– Ta mère a vraiment choisi un endroit perdu pour emménager, hein ? »
C’était bien le but.
Rose lui sourit, légèrement crispée, mais elle n’ajouta rien. Puis l’homme s’assit en face d’elle, l’air plutôt mal à l’aise. Elle détailla sa tenue : une simple chemise blanche, un pantalon en toile légère, des baskets basses. Lui aussi l’observa quelques secondes, et elle se demanda ce qu’il pouvait penser à cet instant précis, alors qu’il voyait sa fille pour la première fois depuis un temps infiniment long. Elle qui portait un t-shirt à manches longues qui engloutissait ses poignets et un pantalon qui ne laissait pas voir ses chevilles, malgré la chaleur. S’il se doutait qu’elle s’était vêtue ainsi tout l’été… Toute l’année.
« Rose, je suis tellement content de te voir, si tu savais. »
L’adolescente esquissa un sourire.
« Moi aussi… »
Ils commandèrent un café au lait et un noir au serveur qui passa près d’eux, puis se regardèrent à nouveau dans le blanc des yeux sans savoir quoi dire. Ce fut de nouveau le père de Rose qui brisa le silence :
« Raconte-moi tout. Je veux savoir ce que tu deviens. »
Alors que le même serveur posait silencieusement leurs commandes sur leur table, la jeune fille se mordit la lèvre, songeuse. Tout lui raconter ? Peut-être pas. Mais une partie, oui. Elle prit une gorgée de café pour se laisser un léger répit.
Elle se sentait bloquée. Elle avait à la fois envie de lui raconter un millier de choses et d’en entendre tout autant sur sa vie à lui, mais à la fois… Il était comme un inconnu pour elle, et elle avait peur de se révéler à lui. Pourtant, il fallait bien passer par là…
Elle tenta de remettre ses idées en place. Elle, sa mère, Leo, la galère, la nouvelle maison, le beau-père, le chat, la danse, ses amis déjantés du lycée que tout le monde disait fous. Ça allait être un peu décousu, mais elle se lança. Sa boule au ventre s’était envolée. Étrangement… elle avait même un peu faim.
⁂
Lorsque les Envahis revirent Rose au lycée, elle avait un petit sourire rêveur et semblait beaucoup plus détendue que d’habitude. Elle leur promit de leur raconter ce qui venait de se produire dans sa vie lors de la prochaine réunion à la grange, refusant de faire cela de façon expéditive entre deux cours au lycée. Elle se sentait mieux, bien mieux. Même si elle avait toujours beaucoup de mal à s’alimenter et même si de temps en temps, elle avait de violentes baisses de tension qui l’obligeaient à s’asseoir immédiatement sur sa chaise ou sur son lit… elle allait mieux. Tout ça, elle essayait de ne pas y penser.
La vie avait repris son cours. Jade avait réussi à répondre à tous les nouveaux venus sur son blog et s’aidait des commentaires constructifs pour progresser. John avait commencé une petite bande dessinée qu’il comptait envoyer à Peter. Andrew en revanche, semblait plus anxieux que jamais à l’idée de décevoir ses parents à cause de ses résultats. Et ses amis l’ayant bien remarqué, ils espéraient que la réunion de ce vendredi à la grange lui changerait les idées.
La jeune auteure avait prévenu tout le monde qu’elle aurait un peu de retard. En l’attendant, Chloe se mit à déballer un énorme tas de feuilles de son sac. Avant que ses amis n’aient le temps de lui demander quoi que ce soit, elle interpella Andrew :
« Puisqu’on est dans la même filière, tiens ! Toutes mes fiches des cours de l’an dernier, les résumés, les mnémotechniques… Je te donne tout, j’en aurai plus besoin. J’espère que ça t’aidera. »
Chloe ne se doutait même pas du poids qu’elle retirait des épaules de son ami en lui confiant ses notes. Le visage d’Andrew s’illumina :
« Merci Chloe, merci beaucoup ! Je vais pas me gêner pour montrer ça à mes parents. Ils arrêteront enfin de dire que vous avez une mauvaise influence sur moi.
– J’espère bien, il faut qu’on redore notre blason ! répondit-elle en riant. Enfin, de rien, et dis-moi si t’as des questions ou si tu comprends pas un truc que j’ai écrit quelque part, il y a pas de souci. »
Jade débarqua sur ces mots, ses cheveux flottants derrière elle. Tout le monde était là, et Rose s’éclaircit la voix avant de leur raconter ce qui s’était produit dans sa vie. Ses amis se réjouirent pour elle et lui posèrent de nombreuses questions.
« Ça vaut le coup de déboucher un petit cidre, conclut Andrew, qui avait visiblement retrouvé son enthousiasme depuis que Chloe l’avait dépanné. »
Puis il jeta un regard inquiet à Jade, se rappelant soudainement son problème avec l’alcool. La jeune fille le rassura en souriant légèrement :
« Ça va, ouvre-la si tu veux, j’en prendrai pas. De toute façon je dors chez Chloe ce soir, j’ai besoin de rien. Et honnêtement en ce moment, ça va… Je prends plus grand-chose. Je sais pas si c’est parce que je suis dans une bonne passe avec mon blog qui marche bien, mais l’autre m’emmerde beaucoup moins en ce moment, alors j’ai vraiment réduit. »
Même si ses amis avaient l’air d’en douter, Dean la sentait sincère. Il savait le mal qu’elle se donnait pour boire le moins souvent possible, il savait qu’elle ne le faisait que lorsqu’elle n’arrivait plus à supporter le harcèlement de l’entité qui l’avait prise pour cible. Mais alors qu’il s’apprêtait à la soutenir, une petite voix rompit le silence :
« Euh… Je suis pas sûre d’avoir compris, là. »
Tous en avaient oublié la présence de Rose, et surtout, qu’elle ne savait rien de leurs problèmes respectifs. Ils échangèrent quelques regards paniqués : qu’est-ce qu’ils allaient bien pouvoir inventer comme excuse ? Comment allaient-ils pouvoir justifier que leur amie, même pas majeure, avait déjà un sérieux problème avec la boisson ?
Andrew coupa court à leurs réflexions. Il en avait assez de tenir Rose à l’écart, assez de lui mentir. Il l’avait suffisamment côtoyée pour deviner sans mal qu’elle se sentait seule et peu intégrée au groupe.
« Écoute, on a quelques histoires à te raconter… »
⁂
Rose s’effondra sur son lit, drainée de toute son énergie. Son chat vint immédiatement se poser près d’elle en miaulant joyeusement, mais ce fut à peine si elle remarqua sa présence. Elle avait la tête qui tournait, et ça ne venait pas que de son taux de glycémie.
Qu’est-ce qui venait de se passer ?
Elle ferma les yeux. Elle ne cessait d’allumer et d’éteindre son téléphone, brûlant à la fois d’envie de tout raconter à son amie de son ancienne ville, mais appréhendant aussi sa réaction.
« Ils se sont foutus de toi, aurait-elle dit en éclatant de rire. T’es trop naïve, Rosie, trop naïve ! »
Mais elle, elle y croyait. Ce que venaient de lui raconter ses amis, elle y croyait. Elle les avait écoutés pendant une bonne heure et demie, abasourdie. Heureusement pour elle, elle était assise à ce moment, sinon il y avait fort à parier qu’elle serait tombée « sur le cul », comme elle disait.
Elle était venue apporter une bonne nouvelle, elle repartait avec cinq histoires atroces.
Concernant Andrew… certes, était rassurée d’avoir le fin mot de cette histoire. Elle était rassurée de savoir que ses parents ne le maltraitaient pas, rassurée de savoir que ses amis n’ignoraient pas, sciemment ou non, ses nombreux accidents et les cicatrices qui en découlaient. Mais… est-ce que ce n’était pas pire ? Une créature de ce genre, dont il semblait difficile sinon impossible de se débarrasser ?
À la fin de leurs témoignages, elle était partie sans demander son reste, bredouillant un :
« Désolée, c’est… c’est un peu trop là, je vais réfléchir à tout ça, je reviendrai plus tard. »
C’était trop, bien trop pour elle. Elle était rentrée à pied, essayant tant bien que mal de remettre de l’ordre dans ses idées durant le trajet.
Tout paraissait plus clair, tout à coup. Les noms sur la poutre et pourquoi le sien n’y était pas. Les réunions qu’ils tenaient sans elle. Les dessins étranges de John, les yeux cernés d’Andrew, l’attitude déroutante de Jade par moments… Tout s’expliquait…
Mais Rose ne savait pas si elle était contente d’apprendre qu’elle avait été mise à l’écart pour ces raisons. Leurs témoignages donnaient froid dans le dos, et le pire… Le pire, c’était qu’elle avait la dérangeante impression qu’ils ne lui avaient pas tout dit.
Un horrible pressentiment la fit frissonner. De ce qu’il disait, John n’allait vers quelqu’un que s’il voyait cette étrange aura qui démarquait la personne du commun des mortels. Dans ce cas, pourquoi le groupe était-il venu à elle…? Pour l’intégrer, par pitié pour la nouvelle qui n’arrivait pas à se faire d’amis ? Non, elle en doutait. Définitivement, il restait quelque chose à découvrir derrière tout ça…
Elle sursauta en entendant toquer à la porte de sa chambre. Elle se racla la gorge avant de lancer un « oui ? » mal assuré. Son petit frère n’avait pas encore très bien intégré l’habitude de frapper avant d’entrer. Alors était-ce…?
« Rose… »
C’était effectivement sa mère qui se tenait sur le seuil. Et elle était aussi radieuse qu’une personne paralysée par la dépression depuis des mois pouvait l’être.
« Maman, qu’est-ce qui t’arrive ? »
Sa mère s’assit à ses côtés sur son lit, souriant faiblement.
« J’ai vu ton père aujourd’hui. »
Rose écarquilla les yeux, éberluée. Ça, ça faisait beaucoup trop de nouvelles pour une seule journée.
⁂
Une fois rentré chez lui, Dean fut plutôt soulagé de constater qu’il était seul. Sur la table du salon se trouvait un petit mot, griffonné par sa mère :
« Ton père a fini tôt, on va au restaurant à Newdale. Il y a de quoi nourrir un régiment dans le frigo, tu as le choix. À tout’ ! »
Il se sentait incapable de faire semblant d’être en forme devant ses parents, ni d’éluder leurs questions. Ils avaient cessé de se méfier de son groupe d’amis, et il n’avait pas la moindre envie de leur donner l’occasion de recommencer. Aussi, il était plutôt content de passer la soirée en solitaire, même si l’entité risquait de se manifester.
Il se décida pour une pizza surgelée, n’ayant pas le courage de cuisiner quelque chose de plus complexe. Tandis que le four chauffait, il se laissa tomber dans le canapé et lâcha son téléphone à côté de lui. Aucune nouvelle, aucun message. Aucun moyen de savoir ce que Rose avait pensé de ses aveux et de ceux du reste du groupe. Elle s’était fermée et avait quitté la grange précipitamment, en bafouillant une excuse.
Compréhensible. Venant d’une personne qui n’avait qu’une vague idée du paranormal, probablement celle qu’on se fait à travers les frayeurs qu’on ressent après avoir regardé un film d’horreur, c’était légitime. Comme Dean autrefois. Sauf que Dean, lui, avait entendu les histoires de ses amis sur plusieurs semaines, il avait eu le temps de digérer un témoignage avant d’en entendre un autre. Rose avait tout appris directement. C’était sûrement trop pour elle… Puis elle devait se demander ce qui faisait qu’elle, une fille qui se pensait à peu près ordinaire, se retrouvait dans une telle bande de bras cassés. Enfin, ordinaire…
Il fut tiré de ses pensées par son téléphone qui vibrait. C’étaient ses amis, qui échangeaient à propos de Rose dans un groupe de conversation commun. Ils étaient comme lui, inquiets pour elle, et se demandaient s’ils avaient bien fait de tout lui raconter d’un coup. Ils décidèrent que l’un d’entre eux devrait lui envoyer un message pour s’assurer qu’elle allait bien, et Andrew se désigna. C’était lui qui avait fait le choix de tout dévoiler à leur amie, et il se sentait à présent coupable d’avoir mis ce poids sur ses épaules.
Dean se désintéressa de son portable et alla enfourner sa pizza. Ses pensées se mirent à dériver tandis qu’elle commençait doucement à cuire. Il pensait aux entités des Meyer, à la sienne, à son avenir, à sa potentielle future vie étudiante, puis à celle de leur ami d’Internet, Finnley. Il avait beaucoup de choses à l’esprit, beaucoup trop pour lui. Et il n’était pas sûr que cela aille en s’arrangeant.