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Les Envahis, 27 : Le secret de la ruche

Pendant une semaine, aucun membre du groupe n’entendit plus parler de Rose. Elle ne se rendait plus au lycée et Andrew leur apprit que son petit frère, Matthew, ne croisait plus Leo en classe non plus. Ils envoyèrent quelques messages à leur amie pour lui faire savoir qu’ils pensaient à elle, mais n’obtinrent aucune réponse. Inquiets, ils n’insistèrent pas pour autant. Peut-être son absence était-elle due au retour de son père dans sa vie, après tout.

En attendant, la vie au lycée suivait son cours. Grâce aux anciennes notes de Chloe, Andrew surmontait ses difficultés en cours sans aide supplémentaire et n’avait plus ses parents sur le dos. Il avait l’air bien plus serein, à présent. Chloe s’était inscrite pour passer divers concours de sciences, dont les résultats l’aideraient sûrement à attirer l’attention d’une grande école à l’avenir. John dessinait énormément pour montrer ses résultats à Peter, et Dean se renseignait sur les carrières qui pouvaient l’intéresser.

Seule Jade était détachée, en ce moment. Comme elle l’avait dit à ses amis, elle semblait avoir réduit sa consommation d’alcool. Pour autant, elle avait constamment les yeux cernés et était assez agitée. Elle éludait toute question et changeait de sujet dès qu’un de ses amis essayait de savoir ce qui clochait. Tout au plus bredouillait-elle une phrase pour dire qu’elle allait bien, puis passait à autre chose. Bien qu’inquiets pour elle, ses amis se sentaient impuissants face à son comportement. Ils espéraient simplement qu’elle finirait par s’ouvrir à eux d’elle-même. Ils se doutaient que cela avait un rapport avec l’esprit vengeur, mais de quelle façon… C’était un mystère pour eux.

Le vendredi soir, les cinq Envahis se réunirent à la grange pour discuter et dessiner tout en mangeant des pommes qu’ils avaient cueillies. Dean et John s’étaient assis sur une table au fond pour faire des croquis, des carnets sur les genoux. Jade ne cessait de pianoter sur son téléphone et Andrew et Chloe parlaient de leurs cours respectifs à côté. Soudain, quelqu’un frappa à la porte, faisant sursauter tout le monde. Rose se tenait dans l’encadrement, seule. Sans attendre de réponse, elle s’engouffra dans le bâtiment et les rejoignit.

« Salut. Je savais que vous seriez ici. »

Les adolescents, encore surpris, bredouillèrent une réponse alors qu’elle s’avançait vers eux, déterminée. C’était la première fois que quelqu’un entrait dans la grange sans la permission de John, mais personne ne trouva rien à redire.

« Désolée pour mon absence, mes parents se sont revus et on a passé du temps en famille avec Leo, tout ça. On a pensé que c’était une raison suffisante pour que je rate le lycée, et lui l’école. »

Ses amis hochèrent machinalement la tête, l’écoutant attentivement. Elle s’empara d’un verre et se servit un peu de cidre doux sans mot dire, puis s’assit et croisa les jambes, tournée vers eux qui ne savaient comment réagir.

« Alors sinon, vous avez rien d’autre à me raconter ? »

John se leva et marcha vers elle, mal à l’aise. Aucun d’eux n’avait jamais vu Rose comme ça. Cette assurance, cette détermination, c’était inhabituel venant d’elle. Elle se tenait droite et avait le regard fixe. En la voyant, jamais personne n’aurait pu deviner qu’il y a quelque temps encore, elle était d’une timidité maladive et dissimulait toujours son visage derrière ses cheveux.

« Qu’est-ce que tu veux dire ? hasarda Andrew. »

Elle posa son verre sur la table à côté d’elle et croisa les bras.

« Je vous crois, pour vos histoires, je pense que c’est réel. Ça paraîtrait dingue à n’importe qui, mais… Mais vous, vous avez pas l’air de raconter des mensonges comme ça. Mais y a un truc que vous m’avez pas dit. »

Elle se tut un moment, l’air de jauger leurs réactions. Et comme personne ne répondait, elle reprit :

« Pourquoi je suis dans votre groupe ? »

Un silence de mort accueillit cette question.

« Si j’ai bien compris, reprit-elle, John, tu peux repérer les personnes que tu appelles… Envahies. Et tu les réunis, en les amenant ici. Pourquoi moi ? J’ai jamais vu de fantôme, de copain imaginaire ou quoi que ce soit. Mais je doute que ce soit un hasard. Je serais jamais entrée dans le groupe si j’avais pas quelque chose de spécial, je me trompe ? Alors, expliquez-moi. Pourquoi moi ? »

John s’assit en face d’elle, embarrassé. Il avait l’air de chercher ses mots.

« Je sais pas comment te dire ça sans que ça paraisse dingue…

– Je crois qu’on peut dire que je suis plus à ça près, non ? »

Ils rirent tous les deux à cette remarque.

« Vu comme ça… Dean, tu peux me passer mon carnet ? »

Dean le lui tendit, se doutant de ce qu’il comptait en faire. Puis il s’assit près de ses autres amis tandis que John ouvrait son carnet à la page des insectes. Il la marqua d’une pliure et le referma.

« Avant de te montrer ça, je dois t’expliquer quelques trucs. »

John lui résuma rapidement l’histoire de l’aura des villages, et la façon dont elle renforçait les phénomènes paranormaux. Il prit l’exemple de Dean, dont l’entité avait pris plus de place depuis son emménagement à Stonevalley ; et de Peter, qui avait la paix depuis qu’il était parti à Deltown. Cela fait, il se mit à lui parler de ce qu’il appelait les ruches. Les insectes représentant des pathologies et troubles mentaux qui se greffaient aux gens, surtout aux citadins. Rose l’écoutait attentivement, hochant la tête de temps en temps.

« D’accord, je vois. Et donc, t’as vu un de ces insectes sur ma mère parce qu’elle est en dépression, c’est ça ? »

John resta muet un moment. Il ne pensait pas que la jeune fille en déduirait seulement une partie de la réponse. Restait à annoncer le reste…

« Quoi…? Il y a autre chose ? Ma mère est en danger ? s’inquiéta-t-elle.

– Non, je… je ne pense pas. C’est juste que… il n’y a pas qu’elle. Toi et ton frère, vous êtes atteints aussi. Vous êtes une famille entièrement Envahie. »

Cette fois, ce fut Rose qui ne sut pas quoi répondre. Elle resta la bouche entrouverte, les yeux écarquillés. Puis elle se ressaisit :

« Montre-moi. »

Comme sonné, John bégaya ?

« Te… te quoi, te montrer quoi ?

– Les dessins. »

John lui ouvrit la page marquée et lui montra tour à tour les créatures qu’il avait dessinées. Celle de sa mère, celle de Leo… puis la sienne. Impassible, la jeune fille caressait les pages du bout des doigts, un air indéchiffrable sur le visage.

« Ils font quoi ? Si j’ai bien compris, il y a une métaphore pour chaque insecte. C’est quoi, ici ? »

John lui détailla ce qu’ils avaient lu sur le blog de Stanley, lui résumant la description du pouvoir malveillant de chaque insecte. Araignée, libellule, mante religieuse. Elle resta pensive un instant. Puis elle soupira, l’air infiniment triste.

« Je comprends mieux pourquoi… Pourquoi je suis comme ça et pourquoi ma famille est tellement… »

Elle s’interrompit, comme si elle avait peur de trop en dire.

« Si vous avez le temps… Moi aussi, je peux vous raconter mon histoire. »

Lorsque son beau-père avait emménagé chez elle, la vie de Rose avait changé. Elle avait mis un peu de temps à accepter l’idée qu’à présent, c’était lui que sa mère aimait. Que c’était lui qui prendrait place dans le grand lit de la chambre de sa mère, ce lit dans lequel elle venait passer le reste de la nuit lorsqu’elle avait fait un cauchemar. Son refuge était à présent occupé par un inconnu auprès duquel sa mère dormait paisiblement, comme si de rien n’était. À ses yeux de fillette de sept ans, c’était révoltant.

Mais le jour de son anniversaire, il avait organisé une journée de rêve avec l’aide de sa mère : il l’avait emmenée dans un énorme parc d’attraction dans lequel elle avait pu faire tout ce qu’elle voulait, autant de fois qu’elle le voulait. Le soir venu, elle avait mangé avec eux dans son restaurant préféré, une chaîne qui préparait d’excellentes grillades, et avait même eu droit à un deuxième dessert. Pouvait-on rêver d’une meilleure journée d’anniversaire ? À partir de ce moment, le beau-père était accepté. Elle avait compris qu’il tenait à son bonheur autant que sa mère, et cela, peu en importait le prix.

Les journées de rêve s’étaient enchaînées, tous les week-ends. Au parc, à la piscine, au cinéma, au restaurant… Elle ne se lassait pas de ces sorties. Et il avait toujours un petit peu de monnaie pour lui acheter une glace, une crêpe ou une barquette de frites, parfois même un t-shirt, une robe ou une paire de chaussures magnifiques. Rien à voir avec son père qui lui, disait souvent des phrases absurdes comme « Désolé ma puce, on n’a pas les moyens… ». Avec son nouveau père, elle s’amusait beaucoup plus.

Oui, c’était vrai, il arrivait que lui et sa mère se disputent. En réalité, c’était surtout lui qui criait, mais à l’école, les autres enfants racontaient que leurs parents aussi « s’engueulaient » parfois. Alors cela devait être normal.


Plusieurs années de pur bonheur s’écoulèrent ainsi. Les sorties, les nouveaux vêtements, les vacances idylliques plusieurs fois par an… Tout, son nouveau père payait tout. Il avait même accepté de lui offrir des cours de danse, comme elle en rêvait depuis longtemps. Rose rayonnait plus que jamais.

Malheureusement, il arrivait quelques fois que sa mère se blesse, au visage ou au bras, en tombant ou en se cognant quelque part. Elle était tout simplement maladroite, comme elle le disait toujours avec ce sourire discret qui la caractérisait. Mais à part ce détail, tout se passait merveilleusement bien pour Rose. Elle ne pouvait rêver d’une meilleure enfance, et le soir où sa mère et son nouveau père lui annoncèrent qu’elle allait avoir un petit frère, elle en sauta de joie. Elle n’allait plus être seule avec des adultes. Elle aurait quelqu’un avec qui jouer, à qui raconter des histoires, avec qui partager ces moments au parc ou au cinéma. Un petit frère.

Leo arriva quelques mois plus tard, un nouveau bébé aux grands yeux et en parfaite santé. Malgré la fatigue de l’accouchement, sa mère semblait plus épanouie. Malheureusement, Rose l’avait entendue se disputer avec son amie Emily au téléphone, lorsqu’elle l’avait appelée pour lui annoncer la nouvelle. La discussion avait duré très longtemps, et Anna avait raccroché après cette phrase étrange :

« Je te dis qu’il a changé, depuis qu’il est né. Arrête de me prendre la tête, Emy ! »

Elle ne savait pas exactement de quoi pouvait bien parler sa mère, mais sitôt la discussion terminée, celle-ci avait rapidement retrouvé son enthousiasme, à la grande joie de Rose.

En grandissant, Leo se montrait curieux de tout, toujours joyeux et plein d’énergie. Plus il grandissait, plus Rose l’adorait. Sa mère et son beau-père le gâtaient énormément. D’ailleurs, elle avait remarqué qu’elle recevait moins de cadeaux et de friandises depuis qu’il était là, mais même si cela la déçut un peu au début, elle se fit une raison. À présent, ils étaient deux enfants, il fallait donc partager avec quelqu’un d’autre. Et elle aimait trop son petit frère pour lui en vouloir pour quelque chose d’aussi stupide.

Mais rien d’autre ne vint perturber son enfance. Elle et Leo grandissaient côte à côte, très proches et complices. Le mercredi après-midi, ils allaient au centre de loisirs : lui chantait dans une chorale et tandis qu’elle dansait toujours. Le week-end, ils sortaient en famille, au cinéma, au restaurant… Et pour les vacances, le beau-père prenait toujours soin de louer de grandes maisons à la semaine dans des endroits magnifiques pour leur faire visiter de nouveaux lieux. Tout était presque comme avant.

Au fil du temps, Rose se mit à passer plus de temps avec son frère et son beau-père qu’avec sa mère. Cette dernière avait, une fois de temps en temps, des bleus, des contusions au bras, au visage ou au dos qui l’obligeaient certaines fois à aller chez le docteur. Elle leur disait qu’elle faisait des choses parfois dangereuses au travail ou dans le jardin, et que cela causait ces accidents. Les deux enfants s’inquiétaient beaucoup pour leur mère mais, heureusement, le beau-père était là pour les rassurer et passer des journées incroyables avec eux en attendant qu’elle rentre à la maison et soit parfaitement reposée. D’ailleurs, elle passait de plus en plus de temps au lit.

Un soir, Rose remarqua qu’elle prenait des petits cachets blancs en mangeant.

« C’est quoi, maman ? avait-elle demandé.

– C’est un traitement pour me donner plein d’énergie, chérie. Comme ça je pourrai passer plus de temps avec toi ! »

Elle avait encore ce sourire étrange, et Rose se demanda l’espace d’un instant si elle lui disait bien la vérité. Elle jeta un œil à son beau-père, qui ne bronchait pas, et se remit à manger silencieusement. Si sa mère disait bien la vérité, alors la petite fille espérait de tout son cœur que ces médicaments fonctionneraient vite.

Elle était en train de réaliser que la mère énergique et pleine de vie qu’elle connaissait autrefois lui manquait sérieusement.

Un jour, alors que Leo était chez des copains pour un anniversaire et que le beau-père était parti trois jours pour ce qu’il appelait «un déplacement », Emily vint les voir à la maison. Lorsqu’elle aperçut Rose, son visage s’illumina :

« Coucou ma chérie, tu vas bien ? »

Sa mère partit chercher à boire pour elles deux dans la cuisine, alors Rose se mit à lui parler avec enthousiasme de la danse, de ses copines de classe… Mais elle s’aperçut qu’Emily scrutait attentivement chaque parcelle de son visage.

« J’ai un truc sur le nez ou quoi? Emily?

– Non, non, t’en fais pas ! T’es toute belle! Tu peux remonter dans ta chambre s’il te plaît? Je dois parler à ta maman.

– OK ! »

Rose ne s’éloigna pas beaucoup. La dernière fois que sa maman et Emily avaient voulu parler rien que toutes les deux comme ça, c’était pour lui organiser une surprise pour son anniversaire. Trop curieuse, elle resta cachée derrière une porte et attendit.

« Pourquoi tu regardais Rose comme ça?

– Oh, je sais pas, au cas où elle aurait un bleu, par exemple!

Rose sursauta lorsque sa mère claqua son verre d’eau sur la table.

« Tu vas arrêter avec ça ? Je t’ai déjà dit cent fois qu’il s’en prenait jamais à eux!

– Oh, mais quel homme parfait! »

Rose se pétrifia. Elle ne comprenait pas pourquoi Emily avait un air si exaspéré, ni pourquoi sa mère était aussi énervée. Elle ne les avait pas entendues se disputer depuis cette fois-là, au téléphone. Et voir et entendre cela pour de vrai lui donnait la boule au ventre.

« Si c’est pour me dire ça Emy, tu peux te casser, je te retiens pas. »

Rose resta prostrée. Si sa mère utilisait des mots interdits dans la maison, elle et Emily devaient vraiment être fâchées.

« Quand est-ce que tu vas réaliser qu’il est toxique ? Ouvre les yeux, merde! »

Elle s’interrompit un instant et au bruit, Rose comprit qu’elle était en train de boire son verre d’une traite.

« Anna, on se connaît depuis quoi, vingt ans ? Pourquoi tu lui fais plus confiance qu’à moi? »

Sa mère soupira et se laissa tomber sur une chaise.

« Il est adorable avec les enfants. Il leur offre tout ce qu’ils veulent, il les protège, il les sécurise. Et il a tellement fait pour moi…

– En te battant ? »

Rose retint son souffle. Avait-elle bien entendu ?

« Anna, tu sais que tu vaux mieux que ça. Arrête de t’accrocher. Il fait ça pour te garder sous sa coupe, c’est tout. Et l’autre fois, tu m’as dit toi-même qu’il considérait Rose comme une bâtarde et Leo comme son seul vrai enfant, comment t’as pu laisser passer ça ? Tu sais, ça m’étonnerait pas qu’il finisse par s’en prendre à elle. Pas forcément physiquement, mais… mais j’ai peur pour elle, tu comprends ? J’ai peur pour Leo, avec un modèle paternel pareil. Et j’ai peur pour toi aussi, évidemment ! Écoute, si t’as envie de te barrer, je peux t’aider, t’as juste à me le demander. Mais reste pas comme ça, Anna! »

Anna resta silencieuse pendant que Rose essayait d’analyser ces phrases compliquées. Pendant un cours d’histoire à propos des rois qui avaient gouverné le pays par le passé, elle avait entendu le mot bâtard. Cela désignait un enfant né de la mauvaise personne, et c’était très mal vu. C’était vraiment ça qu’il disait d’elle ? Elle sentit les larmes lui monter aux yeux.

« Anna ?

– Quoi…? »

Rose ne reconnaissait plus la voix de sa mère. Elle avait l’air de s’être éteinte.

« Si tu le fais pas pour toi, fais-le pour Rose… Tu feras quoi, s’il commence à s’en prendre à elle ? »

Nouveau silence.

« Je sais pas… »

Emily soupira, tandis que Rose montait le plus silencieusement possible dans sa chambre. Elle avait besoin de pleurer.

Rose s’interrompit un moment, les yeux rouges, comme si elle revivait ce moment. Ses amis autour d’elle l’écoutaient attentivement, et aucun d’entre eux ne la pressa de raconter la suite. Elle but quelques gorgées de cidre avant de reprendre, les yeux fermés.

« C’est là que j’ai commencé à comprendre. Et à le voir différemment. »

Le lendemain, Rose descendit voir sa mère alors que celle-ci vérifiait la cuisson d’un gâteau dans le four.

« Maman, c’est lui qui te fait ça ? Quand t’es blessée ? »

Sa mère la regarda comme si elle venait de lui demander d’avouer un meurtre. Elle s’agenouilla à sa hauteur et lui caressa les cheveux.

« Mais enfin, chérie, non, comment tu peux penser ça…

– Je t’ai entendue, avec Emily. Elle a dit qu’il te tapait, c’est vrai ? »

Anna se tut un instant, cherchant ce qu’elle pouvait répondre sans brusquer sa fille.

« Écoute, c’était juste une petite dispute entre adultes, d’accord ? C’était rien.

– Mais… si plus tard j’avais un amoureux qui me faisait ça, tu serais pas contente. C’est pas vrai ? »

Au visage crispé de sa mère, la petite fille devina qu’elle avait visé juste.

« Maman, pourquoi tu fais pas comme Emily a dit ? Pourquoi tu pars pas ?

– C’est compliqué, ma puce. Je n’ai pas assez d’argent, c’est ton père qui a tout, il…

– C’est pas mon père ! cria Rose. »

Sa mère, choquée par la violence dans sa voix, se releva. Avant qu’elle ne puisse ouvrir la bouche, sa fille se mit à hurler :

« C’est pas mon père et en plus, il a dit que j’étais qu’une bâtarde ! Et il te fait du mal ! Je le déteste ! »

Rose s’enfuit et claqua la porte de sa chambre, en larmes. Elle ne se doutait pas qu’en bas, sa mère pleurait, elle aussi.

La petite fille, qui allait doucement vers sa pré-adolescence, se méfiait de plus en plus de ce beau-père, qu’elle trouvait… Qu’avait dit Emily, déjà ? Toxique. Rose avait regardé la définition exacte dans le dictionnaire. Toxique, adjectif et nom masculin : se dit d’une substance nocive pour un organisme, qui agit comme un poison. Synonymes : nocif, mauvais.

Cela lui allait à merveille.

D’ailleurs, il avait bien senti qu’elle n’était plus dupe de son petit jeu. Il s’efforçait de moins en moins à être mielleux avec elle. Le masque se fissurait, lentement mais sûrement. Un jour, alors qu’il était venu la chercher en avance à son cours de danse, il avait assisté aux dix dernières minutes de l’entraînement. Puis alors qu’elle s’était changée dans les vestiaires et s’avançait vers lui son sac à la main, il la regarda d’un air mauvais et lâcha :

« Eh bah, elles sont faites pour ça toutes ces filles. À côté d’elles, tu te débrouilles bien mal. Enfin, ça pourrait s’arranger si t’étais pas aussi grosse. »

Sur ces mots, il s’était retourné et s’en allait vers sa voiture, la laissant plantée là, abasourdie. Est-ce qu’elle avait bien entendu ? Il n’avait quand même pas pu dire ça, non ? Autour d’elle, les autres élèves et leurs parents n’avaient pas l’air de réagir. Est-ce qu’ils n’avaient pas entendu ou… est-ce qu’elle avait mal entendu ? Peut-être avait-elle tout simplement mal interprété ses paroles.

Au fond d’elle, elle en doutait.

Et ses doutes se confirmèrent. Insidieusement, il lui fit de plus en plus de remarques sur son poids. Son ventre, ses jambes, ses bras, il se moquait de tout ce qu’il pouvait. Rose changea de style vestimentaire. Finis les petites robes, et les shorts les jours de chaleurs. Elle prit l’habitude de toujours porter des pantalons et de larges pulls à cols roulés dans le but de masquer son corps le plus possible. Mais alors il s’attaqua à ses joues, qui lui donnaient disait-il, l’air d’un hamster.

Le pire, c’était qu’il faisait cela discrètement. Sa mère et Leo n’étaient jamais dans la pièce lorsqu’il lui lançait une de ses piques. Elle encaissait silencieusement, refoulant ses larmes. Jusqu’à ce qu’un jour, alors qu’elle était seule avec sa mère, elle décide de lancer le sujet :

« Maman, est-ce que je suis grosse ? »

Sa mère la regarda un instant, choquée par sa question.

« Bien sûr que non chérie, qui t’a dit ça ? Des élèves au collège ? »

Rose resta muette et secoua la tête. Sa mère comprit immédiatement. Ses yeux devinrent vitreux et elle pâlit à vue d’œil.

« Oh non, ma chérie, je… Je suis désolée, Rose… Je vais lui dire d’arrêter, il n’a pas à te dire ça, il…

– Non, non, fais rien. Fais rien, c’est pas grave. Tant pis. »

Même si elle n’avait pas envie d’avoir à essuyer une remarque de plus sur son physique, elle refusait que sa mère en paye le prix à sa place. Après cette discussion, elle se retira dans sa chambre, puis enleva son jean et son col roulé pour se regarder dans le grand miroir de sa chambre. Elle n’était objectivement pas grosse, elle n’avait simplement pas la taille fine et athlétique des autres filles de son cours. Tout au plus, elle avait quelques kilos en trop qu’elle aurait facilement pu éliminer en se retenant de grignoter entre les repas, ou avec un peu plus d’exercice physique.

Mais il n’y avait plus rien à faire.

Désormais, elle se trouvait grosse.

Désormais, elle était grosse et devait absolument maigrir.

Un silence de mort régnait sur la grange. Puis on entendit distinctement Chloe marmonner :

« Mais quel connard. »

Les autres ne purent qu’approuver. Rose changea de sujet :

« Alors, John, tu me dis que si je me vois… toujours aussi grosse, malgré tous les kilos que j’ai perdus, c’est à cause de cette saloperie d’insecte qui déformerait ma vision ?

– Ouais, enfin, vois-le comme une métaphore, mais c’est comme ça que je l’interprète. Et maintenant, on sait qu’il est là à cause de ton beau-père. »

Elle acquiesça en silence. Puis Dean intervint, hésitant :

« Donc ta créature, c’est à cause de lui. Ta mère et sa dépression, aussi…

– Oui, enfin ma mère avait déjà traversé une dépression quand elle était étudiante. Et quand mon père l’a quittée. Mais ça a dû aggraver les choses… Tu parlais de prédisposition pour certaines créatures, je pense qu’on peut dire ça dans son cas. Elle avait le terreau parfait, donc elle est sûrement arrivée quand cet enfoiré a commencé à la maltraiter.

– Je vois… »

Puis au bout d’un court silence, il posa la question qui lui brûlait les lèvres :

« Et… pour ton frère ? »

Rose eut un léger sursaut et se frotta les yeux en reniflant. Tout en sortant un mouchoir de sa poche, elle répondit calmement :

« C’est la dernière partie de l’histoire. Ça va pas être facile à raconter ni à entendre, mais après tout ce que vous m’avez dit, je crois que je peux bien faire ça. Aujourd’hui, y a que Emily et ma meilleure amie de mon ancienne ville qui sont au courant de ça. Et honnêtement… je pense que j’ai besoin d’en parler. »

Elle soupira et se servit un autre verre de cidre en marmonnant qu’il lui fallait au moins ça. Elle regarda un moment dehors. Le temps s’assombrissait, le vent faisait régulièrement grincer la porte qu’elle n’avait pas fermée, et quelques feuilles mortes se retrouvèrent balayées à l’intérieur. Une averse se préparait. Elle se tourna à nouveau vers ses amis, qui semblaient suspendus à ses lèvres, et abrégea cet instant de suspens :

« Leo est muet pour une autre raison. Il a vu quelque chose qu’aucun enfant ne devrait jamais voir… Que personne ne devrait jamais voir. »

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