Plus dense que la brume, il y avait le brouillard. Et plus dense encore que le brouillard, il y avait ce que l’on appelait la purée de pois. Elle n’avait jamais su ce que cela faisait ni à quoi cela ressemblait vraiment. Il lui arrivait, lorsqu’elle était à bord de sa voiture, de voir des champs en contrebas, plongés dans de lourds nuages blancs en suspens, ou quelques volutes sur le canal qui bordait sa ville natale.
Mais aujourd’hui, elle comprenait ce que cette expression signifiait et à quel point il aurait été dangereux de prendre le volant. On n’y voyait rien. Littéralement rien. Les lueurs des feux de circulation perçaient parfois cet énorme écran blanc, mais aujourd’hui, ils étaient plus utiles aux rares piétons qu’aux voitures. Personne ne prenait le risque de conduire. Elle ne doutait pas que beaucoup de gens avaient dû annuler leurs trajets, même pour le travail ou pour des rendez-vous importants.
Elle avançait prudemment, pas à pas. La lampe torche de son téléphone portable ne lui étant d’aucune aide, elle l’éteignit nerveusement. Le stress montait. Elle était supposée se rendre chez son meilleur ami, ils étaient partis ensemble de chez elle mais depuis, elle l’avait perdu dans le brouillard. Elle n’avait aucune idée de l’endroit où elle se trouvait, et son idiot de téléphone plantait à chaque fois qu’elle tentait d’ouvrir l’application GPS, comme toujours. Elle tenta à nouveau de crier le nom de son ami, espérant vainement qu’il l’entende. Pas de réponse. D’ailleurs, elle n’entendait plus rien ni personne, comme si cette énorme chape blanche était complètement insonorisée.
Quelle atmosphère étrange… Aucun bruit. Pas d’oiseau, pas de chien, pas de chat, pas d’enfant, pas de voiture ou de vélo… Rien du tout. Pour une ville aussi animée que l’était Calgata d’habitude, c’était plus qu’étonnant. Elle avait de plus en plus l’impression d’être dans un cauchemar, et eut le réflexe idiot et pourtant si répandu de se pincer. Sans succès. Elle pesta contre elle-même. Quelle idée elle avait eu d’essayer de se déplacer là, maintenant… Et que pouvait-elle faire ?
Sans plus essayer de regarder autour d’elle, elle se dit qu’en avançant à tâtons, elle parviendrait peut-être à trouver un panneau qui lui indiquerait un nom de rue familier. Elle se mit à progresser lentement sur les pavés sans même voir ses propres pieds, remerciant intérieurement les habitants de sa ville, qui avaient la présence d’esprit de ramasser les crottes de leurs chiens.
Elle ne trouva aucun panneau et écrivit un message à son ami. Elle lui demanda où il était et le supplia, s’il était arrivé chez lui, de l’aider à retrouver son chemin en fonction des indications qu’elle lui donnerait. Si tant est qu’elle parvienne à lui donner la moindre indication.
Une minute plus tard, son téléphone vibra dans sa main et pleine d’espoir, elle regarda l’écran :
« Jade a répondu à votre commentaire sur son article : Chapitre 13 : Dans le miroir. »
Ah oui ? Eh bien, cela lui faisait une belle jambe. Elle soupira puis hurla de plus belle le prénom de son ami, priant de toutes ses forces pour qu’il l’entende et la sorte de ce cauchemar. Rien…
Soudain, une main glaciale se referma sur son poignet. Son cœur s’affola, et elle manqua de hurler alors qu’elle se retournait d’un bond.
« Alex…? »
Ce n’était pas Alex. C’était quelqu’un d’autre. Et à l’instant où elle écarquilla les yeux, sous le choc, elle sut qu’elle ne pourrait jamais oublier ce qu’elle vit à ce moment.
Cette peau presque blafarde, ces cheveux noirs, ces yeux verts, ce visage, ces vêtements… Cette fille qui la tenait si fermement par le poignet, c’était… elle-même ?
Avant même qu’elle ait le temps d’y réfléchir, la main relâcha sa prise. Aussi vite qu’elle était apparue, la silhouette se fondit dans le brouillard. Moins d’une seconde plus tard, elle avait disparu. C’était comme si elle n’avait jamais été là.
Le cœur battant toujours à tout rompre, elle resta hébétée un moment. Est-ce que c’était réel…? Puis, transperçant l’écran blanc, une voix familière lui parvint :
« Lena ! »
Elle s’ébroua et s’efforça de mettre l’incident de côté. Plus tard, il fallait y penser plus tard. Le plus tard possible, même. Là tout de suite, le plus important était de retrouver Alex. Elle chercha partout autour d’elle, appelant elle aussi son ami de toute la force de ses cordes vocales. Enfin, il surgit du brouillard devant elle, et ils poussèrent un soupir de soulagement.
« J’ai cru que je te retrouverais jamais ! Allez viens, on tourne à gauche et on y est. »
Elle lui emboîta le pas, encore sous le choc et incapable de parler. Très peu tactile d’ordinaire, elle ne refusa pas le bras qu’il lui tendit pour être sûre de ne plus le perdre. Puis alors qu’ils arrivaient chez lui, elle repensa malgré elle à cette apparition, tentant de lui trouver une explication rationnelle. Ça ne pouvait pas être vrai, c’était impossible. Quelqu’un qui lui ressemblait trait pour trait, dans la même ville qu’elle ? Qui aurait le même style vestimentaire qu’elle ? Le même maquillage ? Les probabilités qu’elle ait une sœur jumelle dont elle ignorerait l’existence vivant dans la même ville qu’elle étaient très minces. Pourtant, il y avait forcément une explication. Il devait y en avoir une.
« Lena, ça va ? Je t’ai jamais vue comme ça. »
Elle reporta son regard sur son ami. Elle le connaissait depuis des années, mais pouvait-elle tout lui dire pour autant ? Elle tenta de se ressaisir, remit de l’ordre dans ses cheveux et s’assit sur le canapé en face de l’écran plat.
« Ça va Alex, t’en fais pas. Je me pose juste pas mal de questions. Tu peux nous ramener à boire ? Ça m’aiderait.
– Ouais, évidemment. J’ai du jus de pamplemousse en plus, j’ai pensé à toi.
– T’es le meilleur. Merci. »
Elle l’attendit une minute avant de pouvoir boire une grande gorgée de son verre. Lorsqu’il fut assis à côté d’elle, elle décida que oui, elle pouvait tout lui dire. Elle avait besoin de parler de cela à quelqu’un.
« Alex, il faut que je te parle d’un truc. Tu vas pas me croire, mais il faut que je te raconte. »
Elle commença à lui expliquer ce qu’elle avait vu. Il n’y avait pas que ce qu’il s’était passé cinq minutes plus tôt dans le brouillard. Si ça n’était que ça… Non, cela s’était produit plusieurs autres fois. Elle n’y prêtait pas plus attention que cela au début, se persuadant qu’elle avait sûrement rêvé, ou mal regardé. Mais à présent, cela commençait à faire beaucoup.
Il l’écoutait attentivement, mais une moue sceptique apparut sur son visage au fil de son récit. Elle se doutait que cela se déroulerait ainsi. Après tout, ils s’étaient rencontrés en classe préparatoire scientifique. Tous deux terre-à-terre et rationnels, ils ne croyaient en rien tant que la science ne l’avait pas prouvé. Il était en études d’ingénierie tandis qu’elle s’était orientée vers l’informatique, mais ils avaient gardé contact et se voyaient toujours régulièrement.
« La première fois je… j’étais assise dans le tram, j’écoutais de la musique au casque. C’était blindé de gens et tu sais à quel point je déteste ça, du coup je regardais dehors pour essayer de me détendre. Puis… le tram est passé devant l’arrêt de l’université et évidemment, comme il était cinq heures trente, il y avait du monde partout. Quand le tram a redémarré, on est passé devant les gens à toute vitesse mais j’ai cru… j’ai cru me voir dans la foule. »
Elle se tut un instant, guettant sa réaction. Mais Alex ne disait rien et la regardait toujours, l’air circonspect.
« Ça a commencé comme ça. Je sais, tu vas penser que je suis folle, mais j’avais besoin de le dire. J’ai pas tiré de conclusion, de toute façon j’y comprends rien et j’y ai pas vraiment réfléchi.
– T’as peut-être juste un sosie dans la ville, c’est grand Calgata, objecta Alex.
– J’y ai pensé, mais s’il y avait que le visage et la couleur des cheveux… Non, cette fille s’habille comme moi, le même style de fringues un peu punk, la même coiffure, le même maquillage.. Ça fait quand même beaucoup, non ?
– Hm, admettons. Peut-être quelqu’un qui te fait une blague ?
– Ben on n’a pas le même humour. Et pour me retrouver dans ce brouillard infernal et me prendre par le bras, il fallait y aller quand même. »
Alex détourna le regard et réfléchit quelques secondes.
« J’en sais rien Lena, t’as peut-être… mal vu ? Je sais pas quoi te dire. Ça existe que dans les films ça, les doubles maléfiques ou… doppel quelque chose. Il y a forcément une autre explication.
– Je sais, je fais que te dire ce que j’ai vu, c’est tout. Oublie ça, ça va juste me rendre folle si je continue d’en parler. »
Quelques minutes plus tard, ils avaient changé de sujet, et elle avait presque réussi à oublier cet énième incident. Pour le moment.
⁂
Lena resta travailler ses cours chez Alex. Ici, les voisins étaient bien moins bruyants que chez elle, il lui était donc plus facile de se concentrer. Elle venait régulièrement, lorsqu’elle n’en pouvait plus de son studio mal isolé et qu’elle avait un gros projet à rendre ou de la paperasse administrative à remplir.
Elle se laissa absorber plusieurs heures dans son travail avant de s’écarter de son ordinateur portable en soupirant. Plus sociable qu’elle, Alex était parti chez un ami il y avait quelques heures déjà. Sans cela, il n’aurait pas hésité à la tirer vers le salon pour la forcer à prendre une pause. Mais il la laissait souvent seule chez lui lorsqu’elle en avait besoin, lui demandant simplement de remettre ses clés d’appartement dans la boîte aux lettres en partant. Elle ferma son ordinateur en bâillant et consulta son téléphone portable. La notification de tout à l’heure, qu’elle n’avait pas supprimée, s’afficha :
« Jade a répondu à votre commentaire sur son article : Chapitre 13 : Dans le miroir. »
Elle se décida à lire sa réponse pour passer le temps. Elle avait beau ne pas y croire, lire des histoires et regarder des films sur le paranormal était son péché mignon. Elle aimait l’adrénaline qu’elle ressentait lorsqu’elle se mettait dans la peau de ces pauvres personnages qui allaient mourir les uns après les autres, ou braver tous les dangers pour sauver leur peau. Elle avait acheté toutes les œuvres du dessinateur Peter Denver lorsqu’il avait commencé à se faire connaître. Et elle qui le suivait sur les réseaux sociaux n’avait pas raté le coup de pub qu’il avait fait à son amie, une certaine Jade. Lena avait dévoré les chapitres de cette jeune fille et lui avait laissé tout un tas de commentaires encourageants. Elle trouvait qu’elle écrivait remarquablement bien pour son âge.
Repensant à l’incident du brouillard, elle chercha rapidement les chapitres qui évoquaient les doppelgängers dans l’histoire de Jade. Ce qu’elle avait lu, et maintenant, ce qu’elle avait vu de ses propres yeux… C’était étrangement similaire. Une personne qui lui ressemblait en tout point, qui se coiffait et s’habillait de la même façon qu’elle…
Mais c’était impossible, tout bonnement impossible. Quant aux bandes dessinées de Peter… C’était la même chose. Non, Alex devait avoir raison, il devait y avoir une explication rationnelle. Après avoir hésité une bonne dizaine de minutes à envoyer un message à Jade, elle se ressaisit et ferma l’application. Elle n’allait quand même pas harceler une pauvre blogueuse à l’imagination débordante pour lui raconter des histoires sans queue ni tête.
Elle se leva et fit le tour de l’appartement de son ami en regardant si chaque chose était bien à sa place. Alex était aussi soigneux et ordonné qu’elle, et c’était aussi pour cela qu’elle adorait passer du temps chez lui. Les environnements propres et bien rangés la sécurisaient et la rassuraient. Évidemment, lorsqu’il organisait une soirée chez lui, le désordre régnait, mais elle qui n’aimait pas ce genre d’événement n’y prenait pas part. Alors à chaque fois qu’elle était là, tout était bien à sa place, et une délicieuse odeur de thé fruité ou de café chaud emplissait l’air en permanence. Et ce calme plat… Non, définitivement, les soirées de ce genre, ce n’était pas son truc…
Les soirées.
Elle s’arrêta net et perdit son sourire alors qu’un autre événement lui revenait en mémoire. C’était arrivé l’été dernier, bien après l’épisode du tram. Ce jour-là, elle était restée chez elle toute la journée à travailler. Le soir venu, elle avait décidé de sortir pour se changer les idées, et avait donné rendez-vous à Alex dans un bar du centre-ville. Elle s’était habillée, maquillée, avait préparé son sac, mais au dernier moment… Quoi ? Que s’était-il passé ? Elle était incapable de s’en souvenir. Était-elle sortie ? Elle avait juste l’impression de s’être effondrée sur son lit et endormie aussi sec, avant même d’avoir enfilé des chaussures. Mais Alex était formel, elle était bel et bien venue et avait passé la soirée avec lui. Ce n’était pas son genre, mais peut-être avait-elle bu jusqu’à oublier l’intégralité de la soirée ? Le trou dans son compte en banque le lendemain semblait confirmer cette hypothèse mais… elle n’en avait pas le moindre souvenir…
Elle eut un frisson d’horreur et tenta de chasser cette pensée de son esprit. C’était une gueule de bois, et ça ne pouvait pas être autre chose. Elle se sentit idiote d’avoir pu soupçonner l’impensable, et se dirigea nerveusement vers la cuisine pour se préparer un café. Alex la laissait toucher à tout tant qu’elle rangeait bien après son passage. Et là-dessus, il savait qu’il pouvait compter sur elle.
Cinq minutes plus tard, confortablement installée dans un fauteuil, elle contemplait le monde extérieur, perdue dans ses pensées. Elle s’était enfin résolue à cesser ses révisions pour le moment, s’octroyant une pause bien méritée. Dehors, le brouillard s’était partiellement levé. La circulation reprenait prudemment et il y avait un peu plus d’animation. Il se faisait tard, et comme on y voyait mieux, Lena décida qu’il était temps pour elle de rentrer. Alors, sa pause terminée, elle quitta l’appartement après avoir remis chaque chose à sa place, comme d’habitude.
Rien d’anormal ne se produisit sur le chemin du retour, mais elle était tendue. Quelque chose n’allait pas. Peut-être devrait-elle contacter Jade, finalement ? Non, elle devait déjà recevoir un tas de messages privés… Mais si jamais cela se reproduisait, ou… si ça s’aggravait, que pouvait-elle faire ? Mais ça, ça quoi, d’abord ? Qu’est-ce que c’était ? S’il y avait seulement quelque chose, déjà.
Une fois chez elle, elle tenta à nouveau de se rassurer. Elle avait mal vu, c’était obligé. Ces choses-là n’existaient pas.