Le temps se couvrit au fil de la semaine. Dean sortait peu et composa quelques morceaux très calmes que lui inspira le village. Lorsqu’il y avait un rayon de soleil, il passait le plus clair de son temps sur la terrasse à réfléchir ou à essayer de dessiner le paysage. Il ne trouvait pas ses essais très concluants pour le moment, mais ne désespérait pas de progresser.
Sa mère lui parlait peu, absorbée par son roman. Quant à son père, il avait rendu visite plusieurs fois au fameux fermier de Stonevalley, un certain Harold Calligan, qui avait peut-être un poste à lui proposer. Il avait été touché par l’histoire de la famille des Way et souhaitait les aider. Il avait expliqué à Adrian que lui-même avait repris la ferme des Calligan après la mort de son frère et de sa belle-sœur : il avait donc tout appris sur le tas avec l’aide des autres employés, et le fait de former un nouveau venu ne lui posait pas de problème. Il avait déjà désigné son successeur parmi ses employés, mais comme celui-ci allait devoir entre autres gérer les comptes, les livraisons de fruits et de fromage, il fallait une autre personne pour le remplacer dans ses tâches quotidiennes à la ferme. Ce serait là le rôle d’Adrian. De plus, le vieil homme comptait rester vivre à la ferme toute sa retraite, ainsi il pourrait être auprès de son successeur et du nouvel employé pour les guider. Lui et Adrian avaient sympathisé et il était dorénavant certain qu’il lui confierait le poste.
Le samedi venu, Dean commença à s’ennuyer ferme. Il pleuvait des cordes, et après le repas avec ses parents, il se mit à tourner en rond dans la maison. Alors que sa mère se remettait au travail, son père vint le trouver dans sa chambre.
« Dean ? Tu veux venir avec moi à la ferme des Calligan ? »
Le jeune homme trouvait la proposition un peu surprenante. Son père y allait pour parler boulot avec un vieil homme, alors il craignait de s’ennuyer – enfin, encore plus qu’ici.
« Pourquoi faire ?
– Eh bien, tu verras le lieu où je travaillerai. Enfin, où j’espère travailler. Et en plus… Harold a un neveu de ton âge, qui vit à la ferme ! Il s’appelle Jonathan. Allez, viens. Vous serez dans le même lycée lui et toi… Il faut bien que tu commences à te faire des amis, non ? »
Dean retint un soupir. Sa solitude inquiétait toujours autant ses parents, à ce qu’il voyait. C’était d’ailleurs leur principal sujet de discussion le concernant, alors que lui ne le vivait pas spécialement mal. Il était dans son monde, il passait ses soirées à composer de la musique ou à traîner sur Internet sans se soucier des relations sociales.
Pour autant, il ne protesta pas car il savait pertinemment que cela ne servirait à rien. Lorsque son père avait une idée en tête, il n’y avait rien à faire. Il enfila sa veste et ses chaussures puis le suivit dans la voiture. En effet, il pleuvait des cordes et il y en avait tout de même pour dix minutes à pied, sans compter la côte qui les attendrait au retour.
Le trajet en voiture ne dura à peine que quelques minutes, ce qui n’était pas suffisant pour que le mal des transports ne le gagne. En arrivant devant la bâtisse, Dean fut agréablement surpris. Il s’attendait à un bâtiment un peu délabré avec un vieux toit en tôle recouvert de plaques à moitié décollées, mais il n’en était rien. La ferme des Calligan était plutôt imposante, toute en pierre blanche. Quelques employés en ciré bleu discutaient sous la pluie à une centaine de mètres de la voiture des Way, et ne semblaient pas avoir aperçu Adrian et Dean qui se dirigeaient vers l’entrée de la bâtisse. Le jeune homme s’arrêta net lorsque son père lui désigna une petite grange isolée au bout de la rue.
« C’est aussi à lui, cette grange. Mais apparemment, il en a plus besoin alors il la laisse à son neveu. T’as vu, c’est grand hein ?
– Ouais, c’est pas mal, se contenta de répondre son fils, qui était impressionné mais ne souhaitait pas le montrer. »
Tous deux entrèrent après avoir frappé contre la partie vitrée de la porte en bois. Ils débarquèrent alors dans un petit salon au fond duquel brûlait un feu dans une petite cheminée en pierre. Le jeune homme se demanda quelles températures les habitants de Stonevalley pouvaient bien endurer en hiver, s’ils faisaient du feu même en été. Cela ne le rassurait pas vraiment pour la suite.
Un homme plus âgé que le père de Dean les accueillit. Même s’il se tenait droit et que ses gestes étaient vifs et précis, il avait l’air fatigué. Comme Dean l’avait deviné, il s’agissait d’Harold. Adrian lui présenta son fils qui le salua poliment.
« Bonjour Dean, je suis ravi de te rencontrer. Ton père m’a beaucoup parlé de toi… Au fait, mon neveu Jonathan est là ! Enfin… je ne sais pas où exactement, mais il doit se balader dans la ferme. Tu peux aller visiter si tu veux, tu pourras tomber sur lui ! »
Dean n’avait pas spécialement envie de visiter la ferme. Adrian lui avait dit que les Calligan possédaient des vaches et quelques chevaux et sans raison particulière, Dean était terrifié par ces animaux depuis sa plus tendre enfance. En revanche, il était curieux de voir les chambres et le grenier aménagé dont lui avait parlé son père, mais pensait qu’il serait impoli de s’y inviter et n’osa pas demander à y aller. Alors il profita d’une éclaircie pour retourner dehors : il était très intrigué par cette grange au bout de la rue.
Il se dirigea lentement vers le petit bâtiment. Les murs étaient en bois et le toit en tôle, et il y avait deux petites fenêtres sur les murs à gauche et à droite de la porte. Dean s’arrêta net devant la porte à double battant fermée par un cadenas. Un sentiment très étrange l’envahit. De cet endroit précis émanait une drôle d’atmosphère. C’était cette aura qu’il ressentait dans tout le village : elle était dix fois plus oppressante ici. Planté devant la grange des Calligan, Dean se demandait ce qu’elle pouvait avoir de si spécial. Il était fasciné et s’il n’y avait pas eu de cadenas, il serait entré sans hésiter. Au lieu de cela, il se rapprocha de la porte. L’effet de l’aura se démultiplia lorsqu’il posa sa main à plat sur un des battants, les yeux fermés. Il avait la tête qui tournait, et il se sentit encore plus mal à l’aise, un peu… un peu comme s’il était de trop.
Mais qu’est-ce que ça pouvait bien être ?
« Qu’est-ce que tu fais ? »
Dean se retourna brusquement, surpris. Un garçon d’environ son âge lui faisait face, à deux mètres de lui. Très pâle, il était plutôt fin et vêtu de couleurs froides. Il avait de courts cheveux sombres en désordre et des yeux perçants. Le jeune homme le fixait intensément et Dean ne savait plus où se mettre.
« Rien, je… C’est la grange… elle m’intriguait. Tu dois être Jonathan, non ? »
Étonné, son interlocuteur fit la moue et Dean le trouva alors bien moins intimidant.
« Comment tu sais ça ?
– Je suis le fils du futur employé de ton oncle… Enfin, j’espère qu’il sera employé… Je m’appelle Dean.
– Ah, je vois. J’ai rencontré ton père, ouais. Pas besoin d’espérer, c’est sûr, mon oncle me l’a dit. Au fait, tout le monde m’appelle John. Je préfère. »
Dean sourit en entendant la nouvelle. Ça, c’était un grand soulagement pour son père… Il reporta son attention sur John. Il sentait que celui-ci était moins méfiant, mais il lui posa encore une question :
« Pourquoi elle t’intriguait ? La grange. Pourquoi t’es venu voir ?
– Je sais pas trop… Enfin, ton oncle m’a dit que je pouvais visiter pendant qu’il discutait avec mon père, et comme j’ai un peu peur des chevaux et des vaches, j’ai préféré venir voir la grange à la place. »
Dean préférait lui mentir. Il venait tout juste d’arriver dans le village et il n’avait aucune envie de passer pour un fou auprès de la première personne de son âge qu’il rencontrait. Mais son mensonge semblait convenir à John, qui se mit à rire :
« Peur des chevaux et des vaches… Dommage pour toi que tu emménages à la campagne ! »
Dean acquiesça en soupirant. Il avait beau dire à John qu’il avait seulement « un peu » peur de ces animaux pour garder la face, leur simple présence manquait parfois de lui provoquer des crises de panique.
Comme John semblait à l’aise et lui souriait, Dean se jeta à l’eau :
« Je pourrais visiter la grange ? J’ai cru comprendre qu’elle t’appartenait plus ou moins… Et si je pouvais au moins voir ça, je…
– Non, désolé, l’interrompit-il, le visage fermé tout à coup. Je ne fais rentrer que… des amis. Je ne veux pas que tu le prennes mal mais c’est pas vraiment à la demande. »
Dean craignait d’avoir vexé ou braqué son interlocuteur et se dit qu’il devait s’excuser… mais il n’en eut pas le temps. Il sursauta en voyant une ombre filer à sa gauche, à une dizaine de mètres de là, et disparaître derrière un arbre. Si Dean était surpris par cette apparition, il le fut encore plus lorsqu’il s’aperçut que John regardait dans la même direction que lui. Dean sentait qu’il ne faisait pas que suivre son regard par curiosité : il était certain qu’il l’avait vue aussi.
John finit par détourner son regard pour examiner le jeune homme de la tête au pied, avec un regard encore plus perçant et étrange que lorsqu’il l’avait surpris la main sur la porte de la grange. Cette inspection dura quelques secondes.
« Tout compte fait… peut-être que oui, murmura-t-il. »
Dean ne l’entendit qu’à peine, mais n’eut pas le temps de lui demander de répéter. Déjà, John s’éloignait vers la ferme en boitant légèrement, et lui dit au revoir en partant :
« À une prochaine, Dean ! »
Celui-ci resta encore un moment planté devant la grange, incapable de trouver une explication logique à ce qu’il venait de se passer. L’évidence s’imposait à lui : si John avait réellement vu la même chose que lui, alors il ne pouvait pas juste être victime d’hallucinations. Il ne pouvait plus se voiler la face ni tenter de se convaincre que son cerveau inventait tout cela. Mais dans ce cas, que pouvait bien être cette chose ?
Le temps se couvrit de nouveau et Dean partit retrouver son père dans le salon de la ferme. Harold lui proposa un thé le temps que leur discussion se termine, ce qu’il accepta sans hésiter. Il ne put s’empêcher de se gaver de petits gâteaux secs en attendant de pouvoir partir, tout en essayant de se forcer à oublier son étrange discussion avec John.
Adrian était aux anges car comme le neveu du fermier l’avait dit, Harold l’avait définitivement choisi pour le poste. Dean se réjouissait pour son père. Enfin, ils allaient sortir de la galère. Ils allaient enfin pouvoir rembourser de vieux crédits qu’ils avaient laissés gonfler çà et là, et profiter de leur nouvelle vie ici.
⁂
Le soir-même, les Way se rendirent dans un restaurant estival à Wideshore pour fêter le nouvel emploi d’Adrian. Le lieu était bondé et bruyant, mais cela ne les empêcha pas de passer un très bon moment.
Il faisait nuit et il pleuvait de nouveau lorsqu’ils rentrèrent chez eux. Une fois seul dans sa chambre, l’adolescent s’effondra sur son lit. Alors que le restaurant en famille avait réussi à lui changer les idées, il se remit à penser à John et ses phrases énigmatiques. Jonathan Calligan, ce garçon qu’il venait à peine de rencontrer, avait sans aucun doute vu cette ombre étrange que Dean apercevait de temps en temps. Pour le jeune homme qui s’efforçait de considérer ces apparitions comme de simples hallucinations, c’était à peine croyable.
Et cela changeait complètement la donne : finalement, cette journée riche en émotions lui avait apporté un tas de nouvelles questions sans réponse.
Que pouvait bien être cette aura et pourquoi ses parents ne semblaient-ils rien percevoir ? Dans la voiture et alors qu’ils sortaient de Wideshore pour rejoindre Stonevalley, ils discutaient tranquillement, ne semblant pas du tout remarquer que l’atmosphère s’était soudainement appesantie. Même si l’adolescent ne parvenait toujours pas à déterminer si sa présence était une bonne ou une mauvaise chose, cet alourdissement l’avais mis profondément mal à l’aise. Ce soir-là un orage allait probablement éclater, et Dean avait le sentiment que l’aura en était d’autant plus lourde.
Ensuite, pourquoi la grange des Calligan concentrait-elle une si grande quantité de cette chose ? Dean avait le sentiment que ça, peu importe ce que c’était, était lié à la grange. Il avait terriblement envie de la visiter, de comprendre ce qu’elle avait de si spécial… Pendant un bref instant, il s’imagina même casser le cadenas accroché à la porte et y pénétrer. Il se demanda si quelqu’un avant lui avait déjà eu cette idée, car il ne voulait pas croire qu’il était la seule personne à Stonevalley, et même dans le Havre Perdu, à ressentir cette chose.
Mais il y avait John. John était forcément au courant, Dean en était persuadé. Qui était vraiment ce jeune homme ? Avait-il vu la même chose que lui ? Savait-il de quoi il s’agissait ? Pouvait-il l’aider, répondre à ses questions ?
Et cette chose… Pourquoi la voyait-il bien plus souvent à Stonevalley ? Allait-elle se contenter de rester une ombre dans son champ de vision… ou irait-il plus loin ? Dean sentit la chair de poule apparaître sur ses bras. Il ne voulait pas y penser… Il ne devait pas y penser.
Comme il l’avait prévu, un orage éclata. Dean se releva dans son lit, incapable de dormir. Il tenta de regarder par la fenêtre, mais il faisait complètement nuit car à Stonevalley, les éclairages publics ne restaient pas allumés toute la nuit. Il n’y avait que le bruit de la pluie torrentielle qui se déversait sur les velux, et d’énormes coups de tonnerre à intervalles réguliers.
L’atmosphère était oppressante. Ce soir et plus que jamais, Dean se sentit totalement coupé du monde.