les-envahis-chapitre-30-le-rituel

Les Envahis, 30 : Le rituel

Loin de se douter de l’inquiétude de ses amis à propos de la disparition de Jade, Rose réfléchissait, seule dans sa chambre. Elle pensait à ces insectes qui détruisaient la vie de sa famille, et aux propos de John. Il était plus simple de les anéantir lorsque l’on était au courant de leur existence. C’était vrai. Depuis qu’elle savait, elle se sentait un peu plus forte. Elle savait que ce qu’elle voyait dans le miroir n’était qu’une projection de la créature et elle savait qu’au fond d’elle, elle pourrait trouver la force de la vaincre et de se sentir mieux, dans son corps comme dans sa tête.

Alors, d’une manière ou d’une autre, elle devait révéler tout cela à Leo. Il fallait qu’elle lui donne les armes pour se défendre. Mais elle avait beau retourner le problème dans tous les sens, elle ne trouvait aucune bonne façon d’annoncer la chose à son petit frère.

Du moins… pas oralement. C’était comme ça que lui était venue l’idée de lui écrire une lettre. Pas quelque chose de trop long ou de trop compliqué à comprendre, il fallait que ça soit accessible à ses yeux d’enfants. Et surtout, elle ne devait pas l’effrayer. C’était le plus important.

Persuadée que c’était la meilleure chose à faire, elle se rendit dans sa chambre, son chat sur les talons. Elle s’empara de son stylo préféré et de son papier à lettres à motifs d’étoiles, puis se mit au travail. Elle hésita, se creusa la tête, fit quelques brouillons qu’elle ne trouva pas convaincants. Tout en réfléchissant, elle caressait la tête de Dhaxan, qui se relaxait sur ses genoux. Et lorsqu’elle fut enfin sûre d’elle, elle traça ces mots :

« Mon petit Leo, ça doit te faire bizarre que je t’écrive une lettre, mais je me suis dit qu’au moins, tu pourrais la garder et la relire dès que tu en aurais besoin.

Des amis m’ont appris quelque chose. Ils m’ont appris que des petites créatures, comme des insectes, attaquaient parfois les gens. Elles s’accrochent à eux quand ils ont vécu quelque chose qui leur a fait très peur, ou les a rendus très tristes. Et toi, tu en as une. Un insecte qui t’a volé ta voix.

Il ne faut pas que tu aies peur. Tu es plus fort que lui, même si pour l’instant, il doit te paraître invincible. Et un jour, il te rendra ta voix. Pour ça, il faut que tu le lui demandes, tous les jours. Écris-le ou pense-le très fort, au moins une fois par jour. C’est très important que tu le fasses, parce qu’il finira par t’obéir.

Je voulais aussi te dire que tu n’as rien à craindre de mon papa. Je sais que tu as un peu peur, et je comprends. Mais il n’est pas comme lui, je te le jure. Et de toute façon, je ne laisserai plus personne te faire de mal, c’est promis. Et je serai toujours là si tu as besoin de moi.

Ta grande sœur qui t’aime fort. »

Presque émue aux larmes en écrivant ces derniers mots, elle soupira en se laissant retomber en arrière dans son fauteuil. Et tout en caressant doucement le chat, elle se relut en attendant que l’encre sèche pour plier soigneusement le papier en deux. Son frère venait de revenir à la maison après avoir joué dehors avec les enfants du voisinage, et elle put l’intercepter alors qu’il allait entrer dans sa chambre.

« Hé Leo, viens voir ! J’ai quelque chose pour toi. »

Le garçon interrompit son geste et se rapprocha en trottinant, intrigué. Rose s’accroupit à sa hauteur et lui tendit la lettre à deux mains, tout en lui souriant d’un air rassurant. Leo la saisit mais lui posa une question en langage des signes.

« C’est une lettre que j’ai écrite pour toi. Tu peux la lire tranquillement, je serai dans ma chambre si tu veux qu’on en parle après, OK ? »

Il hocha la tête, les yeux grand ouverts. Il semblait brûler de curiosité et retourna aussitôt dans sa chambre tout en dépliant le papier.

Elle était en train de naviguer sur Internet lorsque, environ quinze minutes plus tard, elle entendit quelques coups timides contre sa porte. Elle devina sans peine qu’il s’agissait de son frère et lui ouvrit. Il tenait la lettre dépliée à la main, l’air un peu perdu, mais pas effrayé. Il lui adressa quelques signes.

« Oui, bien sûr que je vais t’aider. Je veux qu’elle te laisse tranquille, moi aussi. »

Il se rapprocha un peu plus d’elle et posa la lettre sur le bureau. Il signa le mot « maman » puis désigna sa sœur du doigt, l’air interrogateur. Rose comprit immédiatement ce qui le taraudait.

« Eh bien… Oui, maman et moi aussi, on a un insecte de ce genre. Depuis que je le sais, je me bats contre lui tous les jours. C’est très difficile et ça paraît décourageant, mais… il partira. Et pour maman, je sais pas si elle croirait à tout ça mais… on peut toujours essayer de la faire sourire, tu sais ? Si on essaie d’aller mieux et qu’on est gentils avec elle, elle finira par guérir aussi… j’en suis sûre. »

Au bord des larmes, Rose ne put s’empêcher de continuer à parler, à déverser tout ce qu’elle avait sur le cœur :

« Maman finira par se pardonner d’avoir fait confiance à cet homme, de l’avoir laissé nous faire du mal, et lui faire du mal à elle aussi… Elle se pardonnera pour le bébé, pour ta voix, pour mon obsession sur mon poids, elle… Elle se pardonnera alors qu’elle n’a rien à se faire pardonner, parce que c’est pas sa faute, que c’était elle la victime et qu’elle a rien fait de mal, jamais. Et elle saura qu’on est ensemble, tous les trois, et qu’on s’en sortira parce que… »

Elle s’interrompit brusquement, sentant qu’elle allait se mettre à pleurer si elle continuait. Son petit frère s’approcha d’elle et tendit les bras. Elle comprit le message et le porta pour le reposer sur ses genoux. Maladroitement, Leo étreignit sa sœur, qui le lui rendit. Ils restèrent ainsi de longues minutes, pendant que Rose retenait ses sanglots comme elle le pouvait. Elle n’avait pas envie de se laisser aller devant lui, alors que c’était lui qui était venu chercher du réconfort, alors qu’elle venait de lui écrire qu’elle serait là pour lui…

Pourtant, elle savait que c’était humain, de craquer. Et elle savait aussi qu’aux yeux de son petit frère, cela n’entacherait en rien l’image de la grande sœur inébranlable qu’elle s’efforçait d’avoir devant lui. Elle savait qu’il se serait contenté de la serrer dans ses bras sans faire le moindre commentaire. Mais elle ne voulait pas laisser couler ses larmes, pas maintenant. Parce que si elle le faisait, elle n’avait aucune idée de quand elles s’arrêteraient.


Par l’entrebâillement de la porte, Anna les observait sans oser les interrompre. Sans avoir envie de les interrompre. Sans un mot, elle tira doucement la porte et les laissa se retrouver rien que tous les deux. Ils en avaient besoin.

Mais alors qu’elle s’éloignait dans le couloir à pas de loup, elle réfléchissait à ces quelques mots qu’elle avait surpris. Pour la première fois depuis des années, elle sentait monter en elle une énergie nouvelle. C’était encore faible, balbutiant, mais c’était là, et cela resterait. Une énergie qui lui donnait envie de reprendre le contrôle, de prendre soin de Rose et de Leo, qui avaient plus besoin d’elle que jamais. De prendre soin d’elle-même, aussi. Elle s’était effacée trop longtemps. D’abord derrière son rôle de mère, puis derrière le rôle d’épouse modèle qu’il lui avait imposé. Elle s’était effacée derrière son statut de victime, derrière toutes les blessures qu’elle avait à cause de lui. Elle s’était effacée au point d’oublier qui elle était.

Anna Meyer.

Elle prit une grande inspiration, retourna dans sa propre chambre et ferma la porte derrière elle, encore émue. Elle avait envie d’aller mieux.

Cela prendrait le temps qu’il fallait.

De leur côté, morts d’inquiétude, les autres Envahis étaient restés chez Chloe, à tenter de joindre Jade une heure durant. Lorsque le couple Jordan était rentré, ils avaient quitté les lieux en tentant de faire bonne figure devant les parents de leur amie.


Le soir venu, ils reçurent tous la même photo. C’était Jade. Elle était assise sur ce qui ressemblait à un fauteuil un peu vieillot, dans une vieille maison à en croire le papier peint. Elle semblait épuisée, mais elle souriait faiblement et faisait un v avec ses doigts. Elle avait écrit comme légende :

« Yo, vous inquiétez pas, je rentre demain dans la journée. Je dois vous parler, on se rejoint à la grange quand j’arrive ? Vous pouvez prévenir Rose et l’inviter, j’ai cru comprendre qu’elle était pas avec vous tout à l’heure. PS : Chloe, tu pourrais être mon alibi si mes parents te posent des questions ? Ils me croient toujours chez toi et j’ai pas très envie qu’ils sachent où je suis. »

Le message ne rassura pas vraiment les Envahis. Certes, Jade était en vie, et elle était bel et bien partie volontairement, comme les vêtements manquants chez elle semblaient l’indiquer, mais… mais que faisait-elle ? Où était-elle ? Pourquoi refusait-elle d’en dire plus ? En attendant, elle allait rater le lycée le lundi suivant… Dean se promit de lui prendre ses cours scrupuleusement, comme elle l’avait déjà fait pour lui.

Comme prévu, Andrew avait mis Rose au courant de la situation, et l’attente sembla interminable aux cinq amis. Une journée de cours ne leur avait jamais paru si longue. Ils avaient eu beau questionner Jade par messages, elle ne répondait plus et ils finirent par abandonner. Ils allaient devoir se contenter de l’attendre.

Le soir même, ils s’arrangèrent pour partir du lycée tous en même temps, direction Stonevalley. Ils avaient reçu un message de Jade une heure plus tôt : elle disait que son bus arriverait à la gare routière de Woodglades sous peu.

Ils étaient tous anxieux. Dans quel état allaient-ils la retrouver ? Lorsque le bus scolaire arriva à destination, ils se précipitèrent vers la grange des Calligan. Jade y était déjà. Appuyée contre la porte, elle guettait leur arrivée et commença à s’agiter lorsqu’ils furent dans son champ de vision.

« Ah, vous voilà, lança-t-elle sans attendre. On peut entrer ? Il fait froid. »

Ses amis durent se contenir pour ne pas lui poser immédiatement les questions qui leur brûlaient les lèvres. Les doigts engourdis, John déverrouilla le cadenas tandis que Chloe serrait son amie dans ses bras en s’assurant qu’elle allait bien.

« Je vais bien. Mieux que jamais, même. Allez, venez que je vous explique. »

En effet, elle avait repris des couleurs. L’air parfaitement sobre, elle se tenait droite et malgré leurs cernes, ses yeux pétillaient. Une fois à l’intérieur, Dean s’empressa d’allumer le radiateur électrique tandis que ses amis disposaient des chaises tout autour. Seule Jade resta debout, agitée.

« Bon, je vous dois des explications. Au départ, je devais partir seulement du vendredi après les cours jusqu’à dimanche midi. J’aurais été à l’heure chez toi, Chloe, et vous vous seriez même pas rendu compte de mon absence. Je vous en aurai quand même parlé, de toute façon. C’est trop important. »

Elle se tut un moment. Pas pour le plaisir de laisser planer le suspens, mais parce qu’elle ne savait pas comment leur annoncer la nouvelle.

« Les gars je… je suis guérie. »

Ses amis restèrent interdits. Puis Chloe brisa le silence, confuse :

« Guérie ? Comment ça ?

– Mon fantôme, reprit-elle en souriant. Mon fantôme est parti. »

Ce soir-là, Jade était sur son blog, à répondre aux nombreux commentaires que le coup de pub de Peter avait entraînés. Un utilisateur suggérait que le personnage qui la représentait devrait tenter de se faire exorciser pour se débarrasser de l’esprit invoqué lors de sa séance de ouija. Bien sûr, Jade y avait déjà pensé par le passé, en témoignait le petit carnet qu’elle avait prêté à Dean des mois plus tôt. Mais, comme elle l’avait résumé à l’écrit, elle n’avait rien trouvé de concluant à l’époque où elle s’y était intéressée. Trop cher, trop loin, annonce qui paraissait fausse ou exagérée, parfois les trois à la fois. Elle avait fini par renoncer… pour un moment, du moins.

À présent qu’elle était plus âgée et qu’elle recevait de l’argent de poche, qui augmentait lorsqu’elle avait de bons résultats scolaires, il était temps pour elle de pousser plus sérieusement ses recherches. Elle avait épluché l’annuaire des personnes qui correspondaient de près ou de loin au profil qu’elle cherchait. Cela lui avait pris longtemps, très longtemps. Entre ceux qui sentaient le mensonge et l’arnaque à plein nez, et ceux qui paraissaient à peine maîtriser le sujet mais n’étaient pas contre se faire un peu d’argent, elle désespérait. Pourtant, un jour, alors qu’elle n’y croyait plus, elle trouva les coordonnées d’une vieille femme qui lui semblait plus sérieuse que les autres et… qui lui rappelait étrangement madame Craig. Elle eut l’idée d’aller demander l’avis de cette dernière concernant l’auto-proclamée… médium et exorciste. La gérante de la confiserie était confiante et lui conseilla de lui écrire.

« Je la sens bien, avait-elle dit. Contacte-la et vois avec elle.

– OK, ça m’engage à rien de lui parler, de toute façon. Mais, s’il te plaît… je veux pas que mes amis soient au courant pour l’instant, avait objecté Jade. Tant qu’il y a rien de sûr, je veux pas leur dire.

– Tu me connais, je serai muette comme une tombe. »


Ainsi avait commencé la correspondance de Jade avec la dame trouvée sur Internet, prénommée Rena Parton. Elle avait eu de longues conversations au téléphone avec elle pour tenter de s’assurer qu’elle était bien celle qu’elle prétendait être. Elle ne demandait que peu d’argent pour l’aider, mais elle habitait malheureusement assez loin.

La jeune fille s’était donc forcée à arrêter d’acheter de l’alcool afin d’économiser pour le trajet. Ce mois totalement sobre fut un cauchemar. En permanence aux aguets, elle ne dormait qu’à peine et avait beaucoup de mal à se concentrer en cours. L’entité ne la lâchait pas.

« Ça vaut le coup, se répétait-elle en boucle alors qu’elle sentait ce souffle rauque sur son cou, cette main glacée sur son poignet. Ça vaut le coup. »

Elle avait fixé un rendez-vous avec ladite dame un mois plus tard, puisqu’elle avait suffisamment économisé pour se payer le train.

Cinq heures de route plus tard, elle était arrivée à destination. Le courant était immédiatement passé entre la jeune fille et son hôte. Rena lui avait proposé de faire une petite sieste pour récupérer de toutes ces heures dans les transports avant de passer aux choses sérieuses.

Jade avait observé son environnement, curieuse. La demeure de la vieille dame correspondait à l’idée que l’on se fait de la maison typique d’une personne âgée : petits pots de fleurs colorées à toutes les fenêtres, papier peint à motifs, plancher grinçant, meubles anciens, horloge antique qui emplissait toutes les pièces de son tic-tac incessant et bien sûr, odeur de café, de biscuits secs et de bonbons fruités qui flottait dans l’air.

Elle avait pu se reposer dans la chambre d’amis, dans un énorme lit deux places dont les draps étaient si tirés qu’elle aurait pu en avoir une crise de claustrophobie. Puis une fois remise de ces heures de train et de métro, elle était retournée au rez-de-chaussée.


Rena lui avait alors expliqué qu’il fallait qu’elles se mettent dans le noir complet afin qu’elle puisse l’observer, communiquer avec l’entité. Elle avait assuré à Jade que celle-ci ne pourrait rien lui faire et que la jeune fille, qu’elle plongerait sous hypnose, tomberait probablement dans un sommeil léger durant la séance.

Et en effet, une demi-heure plus tard, Jade ne se souvint de rien lorsqu’elle émergea. Puis le verdict tomba :

« Ma pauvre petite, je ne sais pas ce que tu nous as invoqué là, mais ça va être compliqué. Je t’avoue que je ne m’attendais pas à ça. Les autres personnes que j’ai aidées étaient moins atteintes. Peut-être que je pourrais te l’enlever, mais je vais devoir prendre des précautions, et préparer plusieurs choses avant. Ce serait compliqué de t’expliquer ça en détails, mais ça va être difficile. »

Jade resta silencieuse. Elle commençait sincèrement à perdre espoir. Avait-elle fait tout ce trajet pour rien ? Dépensé tout cet argent durement économisé pour rien ?

« Alors…?

– Alors il va falloir que tu restes ici au moins une journée de plus, le temps que je puisse préparer tout ça. Je ne te ferai pas payer la nourriture ni la chambre, juste la séance. Et encore… je n’aime pas faire ça, mais avec ma petite retraite, je… Je m’égare, excuse-moi, dit-elle en laissant échapper un petit rire. »

Jade sourit, amusée. Rester ici, pourquoi pas.

« D’accord. C’est bien normal de faire payer, vous en faites pas. Mais, vous auriez un ordinateur et Internet ? Il faudrait que j’annule mes billets de train pour en reprendre d’autres.

– Bien sûr, je ne suis pas encore un dinosaure. Par contre, je vais t’aider pour les billets.

– Oh, non, non, ce n’est pas la peine, refusa Jade. »

Elle se releva alors que Jade protestait toujours pour aller fouiller dans le tiroir d’un vieux buffet.

« J’ai gagné des réductions pour les bus inter-cités dans un concours sur les boîtes de gâteaux que je m’achète, expliqua-t-elle. Je mets rarement un pied dehors, alors tu parles si je vais m’en servir. Mais j’ai gardé les coupons, je savais bien que ça finirait par servir à quelqu’un. »

Avec un sourire malicieux, elle tendit les coupons à Jade qui la remercia. Quelques instants plus tard, elles cherchaient le meilleur trajet sur le vieil ordinateur de la maison, dans une petite pièce que Jade devina être le bureau de son défunt mari.

Après avoir commandé deux billets qui assureraient la correspondance jusqu’à la gare routière de Woodglades, Jade aida à l’entretien du jardin tandis que son hôte partait acheter quelques plantes spéciales, « en renfort ».

Le départ de Jade n’était que le surlendemain, aussi elle en profita pour discuter un maximum avec la vieille dame, qui était aussi gentille que leurs échanges téléphoniques l’avaient suggéré. Le soir, elles cuisinèrent ensemble un petit rôti et des pommes de terre au four. C’était agréable de discuter avec elle. Comme avec madame Craig, elle en oubliait que trois générations les séparaient et discutait naturellement de tout et de rien.

Le lendemain matin, très tôt, la vieille dame s’affaira à la cuisine. Elle était en train de préparer des herbes séchées qu’elle réduisait en poudre. Jade reconnut de la lavande et de la camomille, mais elle n’avait jamais vu les autres. Ayant déjà vu madame Craig faire cela, la jeune fille devina qu’elle était en train de faire du thé maison. Mais ayant déjà aperçu une bonne centaine de sachets chez son hôte, et se demanda pourquoi elle avait besoin de thé supplémentaire. Surtout que celui-ci ne sentait pas très bon…

« Vous faites quoi, exactement ? s’enquit-elle.

– Certaines plantes sont connues pour éloigner les mauvais esprits, expliqua Rena. Fenouil séché, camomille, un peu d’aneth et un brin de lavande. Ça ne fera pas tout, mais ça nous aidera à maintenir l’entité sous contrôle quand tu seras hypnotisée. »

Jade hocha la tête, comprenant mieux pourquoi la vieille dame avait une plantation de lavande dans son jardin. Si cela pouvait lui éviter de devoir acheter tout ce dont elle avait besoin… Puis celle-ci désigna un bâtonnet d’encens :

« Et ça, c’est de l’encens de romarin. Comme la sauge, c’est connu pour chasser les mauvais esprits des maisons… mais j’ai ma petite préférence pour le romarin. Ça lui évitera d’être tenté de rester dans la pièce quand j’en aurai fini avec lui. »

Jade sourit. Elle aimait l’emploi du « quand » au lieu du « si ».

« J’avais déjà essayé de brûler de la sauge…

– Oui, j’imagine, beaucoup de gens auraient ce réflexe dans ton cas. Mais ça ne pouvait rien faire tant que tu ne l’avais pas un minimum affaiblie.

– Je vois… »

Jade s’approcha de la table pour la regarder faire, curieuse.

« On va pouvoir commencer le rituel. Le mot exact serait un exorcisme, mais je ne l’aime pas trop. »

Jade resta muette, et comme la dame partait au salon, elle la suivit. Assise au bord d’un fauteuil, elle engagea la conversation :

« Je… je ne suis pas croyante.

– Tu n’as pas besoin de l’être, objecta-t-elle, et moi non plus. On associe toujours l’exorcisme à la religion, mais je l’associe personnellement à la foi. Pas la foi en Dieu, juste la foi.

– Je suis pas sûre de comprendre…

– Je crois, ma petite Jade, qu’il existe des entités malveillantes et des entités bienveillantes. La tienne est de toute évidence malveillante. Et pour s’en débarrasser, il faut accomplir certains rituels. C’est plus ou moins compliqué selon la force de la chose qu’on affronte. Les gens font ces rituels avec la religion en laquelle ils croient, et cela leur donne la force de se battre. Moi, je le fais simplement en invoquant ma conception du Bien contre le Mal. »

Jade ne répondit pas, méditant les informations. Cette femme et madame Craig se ressemblaient définitivement beaucoup.

« Je vois. Mais… comment ça va se passer ?

– D’abord, tu vas devoir boire le thé, puis je vais te mettre dans un état d’hypnose quand ça sera fait. La dernière fois, j’avais juste communiqué avec ton esprit. Mais cette fois, je vais le faire pour lui ordonner de partir. Et il ne va pas aimer ça du tout.

– Ça paraît un peu effrayant…

– Ça l’est, même quand on est habitué. Mais je n’ai encore jamais échoué, alors j’ai confiance. Par contre, tu risques d’avoir une migraine carabinée et d’être épuisée, quand tout sera terminé.

– Si c’est le prix à payer…

– Je me doutais que tu dirais ça. »

Jade sourit. En réalité, ce n’était pas le seul prix. Il y avait eu le transport, les nouveaux billets de retour, et l’argent qu’elle devrait à la vieille dame une fois la séance terminée – si elle avait réussi. Ce n’était pas une grosse somme, compte tenu du fait qu’elle était logée et nourrie gratuitement, mais cela représentait une dépense importante pour une adolescente sans revenus. Mais, si c’était pour se débarrasser de cette chose à tout jamais…

Une heure plus tard, tout était prêt. La vieille dame avait plongé le salon dans le noir, seules des bougies les éclairaient. Jade se sentait nauséeuse et avait si froid qu’elle tremblait en permanence. Rena lui expliqua :

« Elle sait ce qu’il se passe, elle n’est pas idiote. Elle sait très bien que tu comptes te débarrasser d’elle, et elle ne veut pas se laisser faire. Il faut que tu boives le thé avant qu’elle ne passe à l’acte pour essayer de t’en empêcher. »

Jade opina. Heureusement pour elle, l’entité ne semblait pas avoir autant d’énergie qu’au Havre Perdu – sinon, qui sait ce qu’elle aurait fait… Mais il ne fallait tout de même pas traîner. Le thé fumant trônait sur la table basse, et elle y porta ses lèvres sans attendre. Elle fut prise d’un violent haut-le-cœur lorsqu’elle ingéra le mélange. C’était infect.

« Alors, c’est bon ? s’enquit la vieille dame.

– Ça va…, mentit Jade. »

Rena eut un rire malicieux.

« Je sais très bien que c’est immonde, je te charrie. Mais il le faut. Si tu veux, quand on aura fini, tu pourras me piquer un bonbon pour faire passer le goût.

– Super, merci. »

Un bonbon. Jade sourit en songeant à la vieille Craig. Leurs points communs ne s’arrêtaient donc jamais.

« Maintenant, installe-toi confortablement et suis ma voix. Tu peux fermer les yeux ou les garder ouverts, tant que tu te concentres sur mes paroles. »

Jade se laissa guider par ses mots, se laissant flotter doucement tandis que ses phrases l’engourdissaient. Elle ne se sentait plus maîtresse de son propre corps, pour autant, cela n’avait étrangement rien d’angoissant. Elle était entre de bonnes mains.

Bientôt, il ne lui resta plus que le contrôle de ses paupières. Ses yeux étaient comme une petite fenêtre sur le monde extérieur, un monde auquel elle n’avait plus accès et sur lequel elle n’avait aucun contrôle. Et elle se sentait glisser toujours plus loin, derrière ces fenêtres.

« Je te demande de partir. »

La voix de Rena lui parvint, étrangement lointaine et proche à la fois. Elle sentait quelque chose s’agiter en elle, quelque chose de désagréable qui lui tordait la poitrine et lui martelait le crâne. Quelque chose qui se débattait et refusait d’obéir.

« Tu n’as rien à faire ici. »

La voix se faisait toujours plus dure, plus autoritaire, alors qu’il lui semblait entendre des hurlements de plus en plus aigus et déchirants dans son crâne. Elle ferma les yeux un moment. La tête lui tournait et elle en avait la nausée.

Et alors que Rena continuait de parler, sur un ton si brusque qu’il surprenait Jade, celle-ci se mit elle aussi à formuler l’ordre dans sa tête, inlassablement.

Pars, pars, pars.

Elle sentit les battements de son cœur s’affoler malgré l’immobilité et la léthargie du reste de son corps, lorsqu’elle commença à sentir le sol trembler dans un grondement sourd. En ouvrant les yeux, elle fut terrifiée de constater que les flammes des bougies vacillaient et que le plafonnier se balançait violemment de gauche à droite. C’était comme si la maison entière était secouée, comme si un séisme de grande amplitude se déchaînait sous leurs pieds.

« Il faut que tu t’en ailles maintenant.»

Jade vit avec horreur la flamme d’une des bougies s’éteindre et, littéralement pétrifiée, elle préféra refermer les yeux pour se concentrer sur la voix de Rena. Peu importait si le sol se dérobait sous ses pieds, si tous les meubles s’étaient mis à craquer si fort qu’on aurait pu croire qu’ils allaient se fissurer et exploser. Peu importait si toutes les bougies s’éteignaient les unes après les autres. La voix de Rena demeurait, comme un phare immuable au milieu d’un océan déchaîné. Le phare dont elle suivait la lumière pour prononcer cet ordre dans sa tête, inlassablement.

Pars, pars, barre-toi. Casse-toi de ma vie.

« Laisse-la en paix ! »

Jade se redressa et inspira sur un cri de stupeur. Elle cligna plusieurs fois des yeux et s’aperçut qu’elle tremblait de tous ses membres. Elle s’agita nerveusement et chercha Rena du regard avant de l’apercevoir à l’autre bout de la pièce, en train d’ouvrir une fenêtre.

La lumière était revenue dans la pièce.

« Rena ! »

Elle fut étonnée par le son de sa propre voix. Elle était étranglée, comme si elle était au bord de la crise de nerfs. Elle se racla la gorge, la langue pâteuse, le goût de cet affreux thé toujours en bouche. Une forte odeur de romarin brûlé emplissait la pièce, et elle plissa le nez avant de tousser.

« Rena, qu’est-ce qui s’est passé ?

– Tu as eu une absence quand l’entité a quitté ton corps.

– Quand elle a… quoi ? »

La vieille dame se rapprocha du canapé, souriante. Ses yeux pétillaient plus que jamais.

« Tu es libre, ma petite Jade. »

« Comme elle l’avait dit, après ça, j’avais mal à la tête et j’étais très fatiguée. Elle aussi, elle était épuisée. Mais… malgré ça, je m’étais jamais sentie aussi libre. Alors je savais que ça avait fonctionné. Je l’ai remerciée, et on est montées dormir. Elle a juste fait une sieste mais moi, j’ai dormi toute la nuit, jusqu’à ce qu’elle me réveille pour mon bus. »

Elle s’interrompit un instant.

« Ça a été assez difficile de lui dire au revoir, je sais pas combien de fois je l’ai remerciée avant de partir. Par contre… comme elle me l’a demandé, je l’ai mise en contact avec madame Craig. Apparemment, elles font que de bavarder au téléphone maintenant. »

Le détail amusa son auditoire. Ça n’avait rien d’étonnant. Puis ses amis prirent enfin conscience ce que Jade venait de raconter, et Dean fut le premier à la questionner :

« Mais… T’es vraiment libre, t’es complètement guérie ?

– Ouais, l’entité est pas revenue du tout, et je la sens plus. »

Alors que la plupart de ses amis, sceptiques, se demandaient s’ils pouvaient y croire, John confirma ses dires, l’air étonné :

« Ton aura… Elle a disparu…

– T’entendre me le dire, ça me soulage, avoua Jade. J’étais déjà sûre d’être tranquille, mais maintenant je le sais à cent pour cents. Ma vie va tellement changer ! Mais je crois que je réalise même pas encore, c’est juste dément ! »

Elle riait et pleurait à la fois alors que Chloe la serrait dans ses bras. Dean l’observa silencieusement. Lui aussi, il trouvait qu’elle avait changé. Elle semblait épuisée, mais aussi bien plus sereine qu’avant. Puis son regard s’attarda sur Andrew, qui lui, était tout l’inverse. Cela lui serra le cœur tandis que Chloe reprenait la parole :

« Bon, tu restes une des nôtres quoi qu’il arrive, hein ?

– Évidemment, je compte pas vous lâcher comme ça. Plus Envahie peut-être, mais toujours envahissante. »

Sur cette remarque, ils éclatèrent de rire. Puis comme il faisait bien trop froid pour rester dans la grange plus longtemps, ils décidèrent de se disperser. Avant que chacun ne rentre chez soi, Chloe saisit l’occasion pour leur annoncer la venue de son ami Finnley pour le nouvel an.

Tandis que Jade s’éloignait du domaine des Calligan, elle repensait à son départ de chez la vieille dame. Elle se souvint qu’elle avait franchi le portillon du jardin d’un pas décidé. Que, son portable ouvert sur l’application GPS, elle avait commencé à s’éloigner hâtivement vers la gare routière, bien qu’assez en avance.

Mais elle n’avait parcouru qu’une dizaine de mètres avant de se retourner pour faire face à la maison de sa sauveuse, émue. Elle se souvint qu’elle avait levé son bras et observé un instant son poignet, celui que l’entité saisissait le plus souvent lorsqu’elle s’en prenait à elle.

Elle se souvint qu’elle avait pensé que plus jamais cela n’arriverait, et elle avait souri, commençant tout juste à prendre conscience de la liberté qui s’offrait à elle. Cette séance de ouija infernale, cette séance qui avait détruit des années de sa vie, venait de prendre fin. Elle avait un dernier regard à la demeure et avant de s’éloigner, elle avait murmuré:

« Au revoir. »

Le lendemain, les six amis profitèrent de leur pause du midi pour se réunir, comme toujours. Alors qu’ils entamaient leur dessert, Jade lança :

« Au fait, John, Rena m’a dit qu’il y avait pas que des entités mauvaises. Elle a dit que certaines étaient bienveillantes. Mais t’en as déjà vu, toi ? »

Ses amis se tournèrent vers lui, curieux de sa réponse. Il haussa les épaules.

« Ouais, une seule fois. Je pense que soit elles sont pas très nombreuses, soit elles apparaissent sous une forme que j’ai jamais appris à observer, auquel cas j’y fais pas attention et je les vois pas. Aucune idée.

– Mais… elles font quoi ?

– De ce que j’ai compris, elles peuvent… faire en sorte que des gens aient plus de chance que les autres, qu’il leur arrive de bonnes choses… Je sais pas comment elles fonctionnent, en vérité. Je sais pas si elles choisissent une personne ou plusieurs, je sais pas de quel genre d’énergie elles se nourrissent, si elles ont une durée de vie limitée…

– Et est-ce que tu penses que… les fantômes peuvent en être ? demanda Jade, qui songeait à son propre cas.

– Oui, c’est sûr. S’ils ont de l’énergie, je… je serais pas surpris qu’ils l’utilisent pour améliorer la vie de leurs proches. »

Sa voix s’éteignit. Ses amis devinèrent sans peine qu’il s’était mis à penser à sa propre famille, et préfèrent couper la discussion là. Alors que le silence régnait à leur table, Dean méditait ces informations. Des entités bienveillantes. C’était rassurant, quelque part, de savoir qu’il n’y avait pas que du mauvais dans ce monde étrange et effrayant qu’était le paranormal.

Il baissa les yeux lorsque son portable se mit à vibrer en même temps que celui de ses amis. C’était un message sur leur conversation de groupe. Comme le dessinateur participait très peu aux conversations, Dean avait tendance à oublier qu’il en faisait partie.

« Je viens de lire ton message, Jade. Je suis très content que tu te sois débarrassée de cette saleté et que tu puisses reprendre une vie normale. Profite bien de ta liberté ! »

Dean le lut à voix haute et ils sourirent, avant de recommencer à manger en parlant de choses plus légères. Mais lui, il resta muet, plongé dans ses pensées. Maintenant que Jade était libre, il se demanda s’il existait un moyen de se débarrasser de l’ombre. Il se remémora la fois où elle avait pris l’apparence de John en frissonnant. Ce n’était peut-être pas la pire entité qui soit, mais chacune de ses apparitions l’avait profondément marqué. Et s’il existait un moyen de s’en débarrasser… il réfléchirait sérieusement à passer à l’acte.

2 réflexions sur “Les Envahis, 30 : Le rituel”

    1. Merciii c’était mon gros challenge pendant cette réécriture, de rendre ça beaucoup plus réel et plus long ♥

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *