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Les Envahis, 31 : N’essaie même pas

Lorsque Jade leur avait raconté ses péripéties chez Rena Parton, tout le monde s’était réjoui pour elle. Mais Andrew, bien qu’heureux pour son amie, y perçut également une lueur d’espoir pour lui-même. Le fantôme de Jade, même s’il ne s’était manifesté que rarement de façon violente, était assez récalcitrant – et ça, même la vieille dame de la confiserie l’admettait sans peine. Que quelqu’un ait réussi à l’en débarrasser pour de bon l’impressionnait sincèrement.

Une fois chez lui, il cogita une bonne heure avant d’envoyer un message à Jade pour lui demander les coordonnées de la vieille dame. Il ajouta qu’il aimerait que pour le moment, cela reste uniquement entre eux deux, et qu’elle ne divulgue pas ses intentions au reste du groupe. Lorsqu’elle lui envoya son numéro, il l’écrivit sur un petit papier et se promit de l’appeler le soir même. Il ne perdait rien à tenter sa chance, après tout.


Ce soir était l’occasion idéale. Ses parents étaient partis chez des amis, et son frère était tellement occupé à jouer à la console qu’il ne viendrait certainement pas le déranger. Andrew s’isola dans la bibliothèque, autrement dit la pièce qui recevait le mieux le réseau, et tapa le numéro sur l’écran tactile. Au bout de quelques sonneries, la fameuse Rena décrocha. Sans attendre, l’adolescent se présenta en tant qu’ami de Jade et lui résuma brièvement la situation, sans oublier de lui relater les attaques les plus marquantes de l’entité. Lorsqu’il eut terminé, un long silence accueillit sa tirade. Puis la vieille dame prit enfin la parole :

« Eh bien, ça m’a l’air très sérieux… C’est le moins qu’on puisse dire. Je n’ai jamais traité une chose pareille. Ça ressemble à un croque-mitaine, ce que tu me décris.

– C’est plus ou moins le nom que je lui ai donné, confirma Andrew. Selon madame Craig, je l’ai… créé moi-même, à partir de ma peur. Je sais pas si ça change quelque chose ?

– Non, pas vraiment. Je ne suis pas sûre que ce soit dans mes compétences…

– Pourquoi ? Vous traitez plutôt quoi, en général ? »

À présent, il était nerveux. Il se mit à triturer un stylo, assis sur le fauteuil de son père.

« Les fantômes, comme celui qui s’était accroché à ton amie Jade. Dans le pire des cas, des poltergeists quand j’étais plus jeune. Des mauvais esprits, mais souvent sans grande influence. Je ne sais pas vraiment ce que je pourrais faire dans ton cas. »

La lueur d’espoir qui l’animait jusqu’ici vacilla brusquement.

« Vous ne pourriez rien faire ?

– Je ne sais pas, mais ça m’étonnerait. Je vais me renseigner dans mes bouquins, et je te rappellerai demain. Si je ne peux rien faire, la meilleure solution pour toi resterait de déménager. Mais je me doute que c’est impossible pour le moment, si tu es au lycée…

– Non, en effet… Merci beaucoup de regarder, déjà…

– En attendant, est-ce que tu peux me dire comment va Jade ?

– Euh, bien. Elle va bien. Très bien même. Je l’avais encore jamais vue comme ça, en fait.

– Bon, au moins une que j’aurai réussi à aider, soupira son interlocutrice. »

Andrew acquiesça machinalement, comme si elle pouvait le voir.

« Mais si jamais vous ne pouvez rien faire, vous connaîtriez quelqu’un pour ça ? Même s’il faut aller loin, je m’en fiche.

– Non, lui répondit-elle après un temps de réflexion. Je suis désolée. Je ne crois pas avoir déjà entendu parler de quelqu’un qui aurait réussi un tel exploit.

– Tant pis… Je vous remercie d’essayer, déjà.

– C’est normal… Dis-moi, vers quelle heure je peux te rappeler, demain ?

– Eh ben… Comme on sera mercredi, j’aurai cours seulement le matin. Donc l’après-midi, n’importe quand…

– Je ne serai pas disponible l’après-midi, j’ai ma famille qui vient me rendre visite… Est-ce que tôt le matin avant tes cours, ça irait ?

– Oh, euh, oui, ça ira.

– Parfait, à demain alors. En attendant… transmets mes amitiés à ton groupe, d’accord ?

– D’accord. Merci et… bonne soirée. »

Après cela, la conversation se termina. Fatigué, Andrew prépara rapidement à manger pour son frère et lui et ne tarda pas à monter se coucher.


Alors qu’il éteignait la lumière, il entendit comme un frottement près de lui. Il savait ce que cela signifiait : la chose n’était pas loin. Il ralluma aussitôt, tendu. Puis il s’immobilisa et resta le plus silencieux possible. Rien.

Il s’affaissa sur son matelas et décida que ce soir, il dormirait la lumière allumée. Ce n’était pas la première fois que cela lui arrivait, et ce ne serait sûrement pas la dernière. Nerveux, il se repositionna sur le côté gauche, de sorte à avoir vue sur l’entièreté de la pièce. Rien. Pour se détendre, il se mit à détailler les objets dans sa chambre. Ses affiches de films et de séries, sa bibliothèque, et surtout, cachée dans un recoin entre son bureau et sa commode, une petite boîte à chaussures reconvertie… en boîte à secrets. Elle était placée de sorte à être invisible lorsque l’on parcourait la chambre du regard sans faire attention aux détails, et c’était exactement ce que faisaient les parents du lycéen lorsqu’ils venaient le voir, le plus souvent pour s’assurer qu’il travaillait bien. C’était parfait, donc.

À l’intérieur se trouvaient le pyrograveur que ses amis lui avaient offert, ainsi que de petits morceaux de bois sur lesquels il s’exerçait. Car malgré les hautes ambitions que ses parents avaient pour lui, il continuait de rêver de se lancer dans une tout autre carrière. Et il n’abandonnerait pas son projet.

Un jour ou l’autre, il s’en irait d’ici et ce, que la chose ait été vaincue avant ou non. Si elle ne l’était pas, alors il déménagerait en ville, à un endroit où elle peinerait à amasser l’énergie de se manifester si souvent. Et même si elle l’était… En réalité, il ne pensait pas rester ici. Ce lieu était chargé de bien trop de mauvais souvenirs. Évidemment, il y avait ses amis, mais cela ne suffisait pas à compenser ce qu’il endurait. Parce qu’en réalité, il subissait bien plus d’attaques de l’entité que tout ce qu’il pouvait leur raconter.

Il s’efforça de penser à autre chose. Ses amis, leurs bons moments passés ensemble, sa passion pour le travail du bois dont il comptait bien faire son métier, son petit frère qui était en bien meilleure santé que lui… Il ferma les yeux.

Encore un effort.

Profondément impliqué dans le scénario absurde d’un rêve dans lequel Jade lui demandait s’il pouvait cacher son éléphant de compagnie chez lui, il s’éveilla aux premières lueurs de l’aube, tiré du sommeil par le vibreur de son téléphone. Il mit un certain temps à émerger : le son se mêlait étroitement à son rêve, et il lui fallut une bonne vingtaine de secondes pour se rendre compte qu’il n’en provenait pas. Encore engourdi, il s’aperçut que ce n’était pas un réveil qu’il aurait oublié de déprogrammer, mais un appel. Rena…? Bien sûr ! Elle lui avait dit qu’elle le rappellerait tôt avant le lycée. Il se redressa brusquement et son sang ne fit qu’un tour dans ses veines.

Il avait failli rater cet appel ! Il avait de la chance que son téléphone soit toujours en train de vibrer. D’ordinaire, il affichait « Appel manqué » au bout de quatre sonneries. Sans plus réfléchir, Andrew glissa le curseur vers la droite et décrocha.

« Ah, tu es réveillé ! Écoute-moi, Andrew, j’ai fait des découvertes intéressantes pendant la nuit.

– A-Ah oui ? Et quoi, comme découvertes ? »

Le lycéen se leva et se mit à arpenter la pièce, comme à chaque fois qu’il téléphonait.

« En réalité, il est possible de… on va dire, exorciser quelqu’un, d’une telle créature. Mais c’est un rituel plus compliqué que celui que je réalise pour les simples fantômes. En fait, c’est peut-être encore plus compliqué que pour les poltergeists, c’est te dire…

– J’imagine…, soupira-t-il en triturant un bout de papier sur son bureau.

– Il faut être au moins trois, et réunir des matériaux si coûteux que oh… Je… je ne sais pas encore du tout comment organiser ça, mon petit. Je suis désolée, ça va être un peu…»

Sa voix coupa brusquement. Andrew attendit la fin de la phrase, mais rien. Il pesta contre lui-même de ne pas avoir pensé à aller à la bibliothèque pour avoir plus de réseau.

« Ça va être un peu quoi ? »

Pas de réponse. Il entendit un coup sourd, un petit cri étouffé et le bruit de ce qui ressemblait au téléphone qui aurait chuté et rebondi sur le sol. On aurait dit que la vieille dame était tombée. Inquiet, Andrew l’appela :

« Madame Parton ? Rena ? Vous allez bien ? »

Aucune réponse. Puis il se mit à l’entendre parler faiblement, sa voix déformée par la douleur et… la peur ?

« D’accord, je ne ferai rien ! Laissez-moi tranquille ! Pitié, laissez-moi…»

Ces mots glacèrent le sang du jeune homme, qui manqua de lâcher son téléphone. La chose avait-elle vraiment…? Il ne formula même pas la fin de sa question dans sa tête. C’était impossible, impossible, impossible. Il continua d’appeler son interlocutrice en vain, la gorge nouée, mais il n’entendait plus rien. Puis au bout d’une minute qui lui sembla interminable, il entendit une lourde respiration dans l’appareil. Mais elle ne ressemblait pas à celle de la vieille dame. Une voix caverneuse retentit à son oreille :

« N’essaie même pas. »

Il se réveilla en sursaut. Il regarda furtivement autour de lui, commençant à peine à réaliser que cette scène horrifique n’était pas réelle. Un cauchemar…

Pour autant, il avait du mal à se sentir soulagé : une sensation familière et oppressante l’envahissait. La paralysie. Il tenta de relever la tête, de battre du pied, de bouger ses doigts, pas moyen.

Il ne fallait surtout pas paniquer. C’était la pire chose à faire, il l’avait lu et constaté de nombreuses fois. Il fallait se laisser aller, et ne tenter d’émerger qu’au moment opportun. Du moins, c’était ce qui fonctionnait le mieux chez lui. Cependant, c’était souvent plus facile à dire qu’à faire…

Respirer. Respirer, c’était la clé.

Il tenta de ne pas paniquer alors qu’une masse sombre se détacha du mur et s’approcha de lui. Respirer, toujours. Il se mit à fixer le plafond, comme si cela allait faire disparaître l’entité.

Si je l’ignore… elle va partir, non ?

Il eut l’impression que la température de la pièce venait de chuter de cinq degrés. Il entendit le plancher craquer comme sous de lourds pas. Très lourds. Même le père d’Andrew, qui avait pourtant une carrure impressionnante, ne le faisait jamais craquer à ce point-là en se déplaçant.

Andrew se concentra. Il lui fallait un déclencheur extérieur pour le réveiller, n’importe quoi.

Si mes parents pouvaient être alertés par le bruit et venir voir ce qui se passe…

Il ferma les yeux, le cœur battant à tout rompre.

Pars pars pars, je t’en supplie, pars d’ici !

Elle apparut à nouveau dans son champ de vision, comme presque à chaque fois. Sans visage, sans forme précise, seulement ces contours qui faisaient penser à un être humain très grand et imposant. Le garçon se crispa encore plus lorsqu’elle se penchait sur lui, priant de toutes ses forces pour que quelque chose le réveille définitivement. Autrefois, il lui arrivait de programmer plusieurs réveils à cette occasion, mais la chose avait fini par voir clair dans son jeu et depuis, elle venait le terroriser dans des moments où son téléphone ne sonnerait pas. Il était impossible de se jouer d’elle.

Elle se baissait de plus en plus, et bientôt Andrew sentit une lourde pression peser sur son torse. Elle le comprimait, l’empêchait de respirer correctement. Elle se pencha tout près de son visage. Andrew aurait voulu fermer les yeux mais même ça, il ne pouvait le faire. Alors il attendit, espérant que quelque chose finisse par le réveiller, n’importe quoi.

Et alors qu’elle n’était plus qu’à quelques centimètres de lui et qu’il sentait ce souffle froid familier qui le terrorisait au plus haut point, il entendit cette voix caverneuse :

« N’essaie même pas. »

Un frisson d’angoisse le parcourut. Son rêve était-il en partie réel ? La vieille dame était-elle…? Un bruit acheva de le tirer de sa paralysie : un vibreur. Il se précipita sur son téléphone, plus que soulagé d’avoir retrouvé l’usage de ses membres. C’était Rena Parton. Il eut un mauvais pressentiment, mais il décrocha.

« Ah, tu es réveillé ! Je voulais te dire que j’ai fait mes recherches…

– Et… vous avez appris quelque chose ? »

En réalité, il était plutôt soulagé qu’elle l’ait involontairement tiré de ce cauchemar.

« Je me suis beaucoup renseignée, oui. Ce que tu as dépasse bel et bien toutes mes compétences. Je suis désolée, je ne sais pas du tout à qui je pourrais t’adresser. On est bien au-delà du niveau requis pour un poltergeist. On est peut-être presque au niveau d’un démon, renchérit-elle. »

Andrew frissonna. Un démon…?

« Eh ben… Merci quand même d’avoir regardé…

– Je suis désolée, mon petit. Tout ce que tu peux faire, c’est t’éloigner des sources d’énergies. Elle est accrochée à toi. »

Andrew se releva vivement. Une légère lueur d’espoir venait de faire surface.

« À moi, vraiment ? Vous voulez dire qu’elle ne pourra pas s’en prendre à mon petit frère quand je serai parti ?

– Non, ça me paraît très peu probable, si j’en crois ce que je lis. Si tu te retrouvais dans un endroit avec peu d’énergie, si on peut dire, elle serait toujours avec toi, mais bien moins puissante. Tu es soulagé pour lui ?

– Ouais, vous pouvez pas savoir à quel point. J’ai toujours eu tellement peur que ça finisse par lui arriver…

– Bon, alors si j’ai au moins pu te rassurer sur ça…»

La conversation ne s’éternisa pas plus que la veille. Andrew avait eu ses réponses. Lorsqu’il raccrocha, il se sentit comme vidé de toute son énergie.

Il allait devoir supporter cela pendant encore un an et demi, si ce n’était plus.

Encore un effort.

Andrew résuma cette conversation avec Rena à ses amis, passant sous silence le cauchemar et la paralysie angoissants de ce matin. Il se doutait que la bande finirait par lui demander s’il souhaitait lui aussi faire appel aux talents d’exorciste de la vieille dame, et il préférait couper court à cette discussion d’avance, avant de se renfermer dans son mutisme habituel. Il n’avait plus qu’à espérer pouvoir déménager juste après la fin du lycée.

Lorsqu’il se retrouvait seul chez lui et qu’il sentait le désespoir l’envahir, il ouvrait sa petite boîte à chaussures et contemplait ses anciens travaux, pensif. Il se demandait ce qu’il pourrait améliorer la fois suivante, de quelle façon il travaillerait les prochaines chutes de bois qu’il ramènerait en cachette de l’atelier de son père… C’était ce qui l’aidait à tenir.

La semaine suivante, les lycéens en dernière année durent confirmer leurs vœux pour l’année suivante. Jade postula pour une grande école de journalisme, Chloe à une classe préparatoire scientifique. John ne s’inscrivit nulle part. Il comptait rester à Stonevalley, auprès de son oncle, pour tenter de percer dans le dessin. Il se donnait un an pour réussir avant de s’inscrire quelque part en cas d’échec, même s’il ne savait pas encore où. Dean, lui, mit beaucoup de temps à se décider, mais porta son choix sur une fac de langues à une heure de route d’ici, dans l’attente de trouver une autre idée.

C’était un peu triste, quelque part. Ils réalisaient qu’ils allaient tous se séparer l’an prochain : avoir rempli ces fiches sur Internet rendait les choses plus réelles. Seuls Andrew, John et Rose allaient rester ensemble encore un an de plus. Le groupe allait se dissoudre.

La fin d’année approchait, et les lycéens eurent droit à deux semaines de vacances bien méritées. Finnley devait arriver le vingt-huit décembre et allait vraisemblablement loger chez Jade. La maison allait à nouveau se transformer en immense squat : le couple Wingstone partait retrouver sa sœur. Ils avaient beaucoup hésité à laisser leur fille cadette seule, mais Jade, qui entrevoyait déjà le potentiel d’une grande maison vide pendant une semaine, avait innocemment insisté pour qu’ils aillent voir Olivia, qui devait « se sentir si seule dans sa si grande ville ».

Alors que les lycéens se mettaient en route pour aller chez Jade, Dean reçut un message de John :

« Tu peux passer par la ferme ? Je voudrais te parler. »

Se demandant ce qu’il pouvait bien lui vouloir, Dean boucla son sac et descendit l’escalier.

« Je pars chez Jade, lança-t-il à ses parents. »

Sa mère releva à peine la tête de son journal en lui souhaitant une bonne semaine, mais son père le retint un peu plus longtemps :

« Tu restes bien là-bas jusqu’au nouvel an  

– Ouais, je reviendrai après.

– D’accord. Nous, on sera chez ma sœur. Amuse-toi bien, et… à l’année prochaine !

– Ha, ha. C’est ça ! »

Dean ne put s’empêcher de sourire en passant la porte.


Une fois chez John, il le retrouva sans surprise en train de dessiner dans le salon de la ferme. Alors qu’il pensait qu’ils discuteraient sur le chemin, son ami se leva et lui proposa de boire quelque chose.

« Bon, assieds-toi. Je voulais te parler… d’un projet. J’y avais pensé un peu cet été, mais j’avais pas vraiment osé t’en parler. »

Dean commença à boire, attendant la suite.

« Et entre temps, Peter m’a fait son rapport, si on peut dire. Il m’a dit qu’il aimait beaucoup mes histoires et mes dessins, et qu’il pouvait sûrement proposer ça à l’édition. Mais…

– Mais c’est une super nouvelle ! s’enthousiasma Dean, bavant un peu de jus de pomme au passage. 

– Ha ha, laisse-moi finir ! Il y a un mais. Il est moins convaincu par mes dessins de paysages. Mais il a déjà vu tes dessins et il pense que… qu’on pourrait s’associer. »

Comme Dean restait bouche bée, John poursuivit :

« Ouais, je sais, c’est très ambitieux, ça demande énormément de temps, d’investissement, d’énergie, tout ça pour même pas être sûrs que ça fonctionne… Oublie, c’est une idée idiote de toute… »

Son cœur s’emballa alors qu’il réalisait tout ce que cela impliquait. Dessiner et travailler avec lui… Pensait-il vraiment qu’il n’en avait pas envie?

« Non ! s’écria précipitamment Dean. Pas du tout, je… je serais super intéressé même!

– Sérieux ?

– Ben, ouais, évidemment. J’adore tes dessins, et les miens commencent à… être pas trop mal. Avec nos idées mélangées ça pourrait donner un truc cool ! Pourquoi tu disais que t’osais pas m’en parler avant? Tu pensais vraiment que je pourrais refuser ça ?

– Eh ben, parce que comme je t’ai dit, ça nous prendra beaucoup de temps, tout ça. Et je me disais que si t’avais un plan pour tes études, ça allait jamais le faire. Mais maintenant que je sais que t’es… un peu paumé avec ça…

– Complètement paumé, même. »

Ils se turent un instant pour échanger un regard complice, puis John termina :

« Voilà… Donc je me suis dit que ça coûtait rien de te demander. Alors, ça te tente vraiment ? Ça pourrait… ça pourrait être cool, non ?

– Grave cool, même.

– Super, fit John en riant nerveusement. Alors, deal ?

– Ouais, deal ! »

Ils se tapèrent dans les mains, déjà motivés à l’idée de travailler ensemble sur ce qui s’annonçait comme un beau projet. Dean se sentait exalté. À cet instant, il sentit que rien ne pourrait gâcher sa journée. Ils en discutèrent une dizaine de minutes sur le chemin pour aller chez les Wingstone, chaudement vêtus.

La jeune fille avait préparé un tas de boissons chaudes pour ses amis, prévoyant d’avance qu’ils seraient frigorifiés en arrivant chez elle. Elle avait vraiment l’air d’aller mieux depuis sa guérison. Elle souriait plus souvent, ses yeux n’étaient plus cernés et bien sûr, plus jamais elle ne sentait l’alcool. D’ailleurs, elle refusait dorénavant catégoriquement d’y toucher, et affirmait que cela resterait ainsi. C’était la promesse qu’elle s’était faite autrefois. Si un jour elle parvenait à se débarrasser de l’entité, que ce soit en déménageant comme Peter, ou au travers d’un exorcisme, elle s’était juré de ne plus jamais boire une goutte d’alcool. Et ses amis ne purent qu’appuyer sa décision, soulagés pour elle.

Installés dans le salon des Wingstone, les invités défirent leurs sacs tout en discutant. Alors qu’Andrew dépliait son matelas au sol, Dean remarqua qu’il semblait plus détendu que d’habitude. Il aurait parié qu’il avait une bonne nouvelle à leur annoncer, et cela ne manqua pas :

« Les gars, fit le plus jeune de la bande en se relevant, j’ai une bonne nouvelle : mes parents me foutent officiellement la paix. On a reçu mon bulletin, et j’ai eu tellement de bonnes notes qu’ils m’ont dit qu’ils me laissaient faire ce que je voulais des vacances sans m’en empêcher. Et tant que je maintiens ce niveau, je peux traîner avec vous autant que je veux. C’est grâce à tes fiches Chloe, merci encore.

– Eh ben…, soupira cette dernière, Si j’avais su, j’aurais essayé de te retrouver celles de ma première année quand t’en avais besoin…

– T’en fais pas, c’est déjà super. Donc je reste ici jusqu’à nouvel ordre, et eux, ils vont aller chez mon oncle avec Matt.

– Ça c’est une bonne nouvelle, renchérit Dean. Du coup, on est tous ici pour le réveillon ?

– Non, répondit Rose d’une petite voix. Même si ma mère va un peu mieux, je veux pas la laisser toute seule, surtout que mon père sera là et que ça fait une éternité que j’ai pas pu fêter quelque chose avec lui. Je vous rejoindrai le premier au matin, promis ! »

Ses amis comprirent la situation et n’essayèrent pas de la faire changer d’avis. Puis alors que la discussion repartait sur leurs projets d’avenir, John, rayonnant, prit la parole :

« Au fait, Dean et moi, on va s’associer pour la BD. La ou les, d’ailleurs. Si ça se trouve, on en dessinera plein et on sera super célèbres.

– Eh ben vous vous quittez plus, tous les deux, railla Andrew.

– C’est clair. Enfin, ça ne m’étonnerait même pas que vous finissiez super célèbres, compléta Jade. Je suis sûre que ça rendra bien. Vous nous montrerez ?

– Ouaip, évidemment, répondit Dean. T’auras qu’à l’acheter et tu verras.

– Roh, tu m’en offriras bien un exemplaire dédicacé, quand même ?

– Rêve pas. Les affaires sont les affaires, ça fait pas bon ménage avec l’amitié, répliqua l’adolescent avec un faux air sérieux.

– Bon, au moins je suis ton amie, conclut Jade en riant. »

Tout le monde étant de bonne humeur, toutes les discussions qu’ils lancèrent virèrent rapidement au fou rire et ce, jusque tard dans la nuit.

Transi de froid, un jeune étudiant en informatique serrait dans sa main bleuie un billet de train composté. Il avait l’impression que le vent glacial pénétrait jusque ses os et que jamais, plus jamais il ne pourrait avoir chaud de sa vie. Il était déjà venu une fois dans ces quatre villages perdus au fin fond du pays, mais il n’aurait soupçonné qu’il pouvait y faire aussi froid durant la basse saison.

Repérant le petit groupe qui devait l’accueillir pour cette dernière semaine de l’année, il pressa le pas.

« Finn ! cria Chloe en premier. Salut, t’as fait bonne route ? »

Il les salua un par un et se présenta à Rose tout en claquant des dents.

« Comment vous faites pour vivre ici ? »

Jade haussa les épaules et répondit :

« La résignation. Allez, on se dépêche d’aller chez moi, tu vas te réchauffer là-bas. On va te prendre ta valise, tiens. »

Finnley se demanda un instant s’il était physiquement possible que ses doigts se déplient sans casser comme de la glace, mais il s’exécuta. Il n’avait qu’une envie, c’était de se mettre au chaud.


Il cessa enfin de trembler lorsque, recouvert d’un plaid, il but une première gorgée de thé. Puis ils se mirent à discuter, résumant les derniers événements importants au citadin. Lui et Rose discutèrent un peu pour apprendre à se connaître, tandis que Dean l’observait. Si Andrew avait l’air diminué à cause de l’entité qui le harcelait, ce n’était rien à côté de Finnley. L’étudiant semblait absent et aux aguets en permanence. Et, à voir le visage inquiet de ses amis, Dean comprit qu’il n’était pas le seul à avoir remarqué qu’il paraissait encore plus éreinté que la dernière fois.

C’était un peu étrange. D’un côté, il y avait Jade, guérie et débordante d’énergie, et Rose qui parvenait à reprendre du poids petit à petit tout en prenant soin de sa famille. Et de l’autre, il y avait Andrew, qui se renfermait sur lui-même, et Finnley qui allait de plus en plus mal… Quant à Dean, il se méfiait toujours autant de l’ombre et craignait qu’elle ne recommence à se métamorphoser. Mais pour le moment, l’entité se manifestait assez peu. Pour le moment.

La soirée se poursuivit dans la bonne humeur. Jade avait acheté de petites pâtes à pizza, et chacun faisait la sienne dans une cuisine plus dérangée et bruyante que jamais.

Après leur repas, John et Finnley s’isolèrent un moment. L’adolescent lui avait demandé de lister tout ce qu’il avait comme informations, même les moindres petits détails, à propos de l’entité qui le harcelait. Après tout, il n’était pas impossible qu’il soit passé à côté de quelque chose d’important dans ses recherches. Après avoir scrupuleusement retranscrit les informations dans un carnet, il promit à leur nouvel ami d’en parler avec madame Craig.

Le premier janvier, Rose vint comme prévu retrouver le groupe au matin. Tout le monde se réveillait tranquillement, une boisson chaude à la main. À l’extérieur, il neigeait plus fort que jamais. Un début d’année normal à Stonevalley.

Dean ne faisait pas partie des gens qui prenaient des bonnes résolutions, se sachant pertinemment incapable de les tenir. Mais cette année, il dérogea à sa règle : lui et John se firent la promesse d’avoir terminé au moins trois histoires illustrées avant la fin de l’année. Et c’était en bonne voie, John ayant déjà achevé beaucoup de croquis. En s’y mettant à fond, ils pourraient proposer une première histoire à Peter dans quelques semaines.

Le début du mois de janvier fut plutôt calme pour le petit groupe d’amis. Finnley était reparti le surlendemain du nouvel an, sans avoir plus de réponse. Mais John avait bon espoir : il devait retourner voir madame Craig le lendemain, et avec tous les détails que l’étudiant lui avaient fournis, il était convaincu qu’il trouverait quelque chose. Et à ce moment-là, il ferait un appel vidéo avec le jeune homme pour lui faire un compte rendu, en espérant qu’il trouverait une solution, même temporaire, à son problème. Et que cette solution ne serait pas celle que Jade employait autrefois.

Lorsque les parents de celle-ci rentrèrent chez eux et que la bande dut se disperser, il se remit à neiger tellement fort que le lycée resta fermé le temps que le blizzard cesse. Cette météo extrême s’agrémenta de violentes bourrasques glaciales, et même de quelques coupures de courant. Un véritable début de film apocalyptique. Dans les quatre villages, presque personne ne sortait de chez soi. La ferme des Calligan tournait au ralenti, et la présence du père de Dean n’était pas requise là-bas. Cela faisait comme des vacances supplémentaires, mais bloqué chez soi. Heureusement que les parents du jeune homme prenaient toujours des quantités astronomiques lorsqu’ils faisaient les courses, car personne ne se voyait monter la côte enneigée de Woodglades pour faire le plein de nourriture.

Vers la mi-janvier, la météo se stabilisa enfin. Une large couche de neige recouvrait toujours les villages, mais elle ne s’épaississait plus. Les voitures déblayeuses passèrent un peu partout en dispersant du sel là où la neige était tenace, et enfin, on put circuler presque normalement au cœur du Havre Perdu.

Le lycée devait rouvrir ses portes le lundi suivant. Jade et Chloe profitèrent du week-end pour se voir et réviser ensemble, car même si elles n’allaient pas avoir les mêmes matières aux examens de fin d’année, ce n’était pas plus mal de s’entraider. Dorénavant sobre en permanence, Jade était bien plus efficace qu’avant et retenait ses cours en y mettant moins d’efforts et d’énergie. Leur séance de révision terminée plus rapidement que prévue, elles se mirent à discuter de choses et d’autres. D’entités, de la situation de leurs amis…

Alors qu’elles allaient descendre pour se préparer une boisson chaude, leurs deux téléphones vibrèrent de concert. C’était justement John, qui venait d’envoyer un message dans leur conversation de groupe. L’unique phrase qu’elles découvrirent était sans appel :

« Il faut que vous veniez au plus vite à la ferme, j’ai compris ce qu’a Finnley. »

2 réflexions sur “Les Envahis, 31 : N’essaie même pas”

  1. Quel cauchemar cette entité pour Andrew, je ne sais pas comment il n’est pas devenu complètement fou. Un espoir pour lui par la suite?

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