« Venez à la grange. Réunion d’urgence. »
Ce fut le message que Dean envoya dans leur groupe de conversation, tandis que John invitait l’inconnu à les suivre dans le no man’s land afin de discuter sans risquer qu’un employé de la ferme ne les entende.
Une fois tout le groupe réuni, les autres membres prirent tous le temps de détailler Lena, surpris par sa présence. Elle répondait timidement à leurs saluts, le regard fuyant. Jade et Chloe s’assirent sur le banc de fortune tandis que les autres restèrent debout, Lena face à eux. John lui adressa un signe de tête et elle commença à parler :
« Salut, euh… D’abord… merci d’être venus aussi vite. Je m’appelle Lena, j’ai vingt-deux ans et je viens de Calgata. »
Leurs légers sursauts ne lui échappèrent pas. Calgata était loin du Havre Perdu, plus loin encore que Hawsville. Alors pour venir jusqu’ici, Lena avait carrément… changé de pays ? Cela semblait incroyable, mais ils ne remirent pas sa parole en doute : son accent ne mentait pas.
« Je suis venue parce que… je voulais te retrouver, Jade. »
Celle-ci se tendit et fit la moue, surprise et, elle devait l’avouer, un peu effrayée. Elle en était certaine, elle n’avait jamais vu cette fille de sa vie.
« Pourquoi ça ? On se connaît ? demanda-t-elle d’un ton méfiant.
– Non, pas vraiment… Pas du tout, répondit nerveusement Lena. Je suis… une lectrice de ton blog. Je te suis depuis que Peter Denver t’a fait de la pub.
– Et tu m’as retrouvée comment, en traçant mon IP ? »
Lena hocha la tête, honteuse, comme si elle réalisait soudainement à quel point cela pouvait paraître effrayant pour elle.
« Je suis désolée… Si… si je vous mets vraiment mal à l’aise, je partirai. »
Jade tapota ses doigts sur le banc, les sourcils froncés.
« OK, mais pourquoi t’es venue ? Si c’était pour un autographe, tu pouvais juste m’envoyer un mail. »
Ses amis la connaissant bien, ils savaient que cette tentative d’humour servait surtout à masquer son stress. Lena recula de deux pas, la tête basse.
« Je suis désolée, c’est juste que… Je crois que ce que t’as écrit, ça vous est vraiment arrivé. Et je savais plus vers qui me tourner… Je suis désolée, ça doit vous paraître dingue de faire autant de route pour ça, mais ça devenait une obsession. Les gars, je… je crois que… j’ai un doppelgänger. »
Elle sentit un léger vent de panique chez son auditoire. Puis Chloe soupira en se levant.
« Non, non, ça va pas le faire.
– Je sais, s’empressa d’ajouter Lena, celui de Peter vous a fait beaucoup de mal, et je prendrai toutes les précautions nécessaires pour que le mien ne s’approche pas de vous, je…
– Est-ce que tu peux nous laisser un moment ? la coupa froidement Chloe. Il faut qu’on se parle tous les six. »
Lena eut l’air surpris par son ton, mais hocha la tête.
« Bien sûr. Je suis désolée, je… je vais attendre près du portail. »
Elle s’éloigna sans se retourner, visiblement très mal à l’aise. On ne pouvait pas dire que ce premier contact était des plus chaleureux.
Une fois sûre qu’elle ne pouvait plus les entendre, Chloe fit face à ses amis.
« Vous pensez à la même chose que moi ? »
John hocha la tête, comprenant où elle voulait en venir.
« Finnley… »
Rose hocha la tête, ayant visiblement déjà compris. Les trois autres redressèrent la tête, surpris. Jade ouvrit de grands yeux :
« Bordel, j’avais même pas pensé à ça…
– En même temps, tu venais d’apprendre qu’elle t’avait traquée pour trouver ton adresse…, soupira Chloe. T’avais d’autres choses à penser. Bon, maintenant… on a un souci. Soit elle dit la vérité et on est dans la merde, soit elle est comme Finn et dans ce cas, on a un autre problème.
– Elle a dit qu’elle venait de Calgata, rappela Dean. C’est une ville énorme, pas le genre à avoir une aura assez puissante pour un doppelgänger, non ? Ou faudrait qu’il ait vraiment beaucoup d’énergie.
– Tu marques un point, souligna John. Et perso, il est hors de question que je m’investisse à ce point encore une fois pour quelqu’un qu’on connaît pas. Parce que si c’est vrai, son double pourrait essayer de nous faire du mal. Et si c’est faux, on va la conforter dans ses idées paranoïaques.
– Il faut qu’on lui dise de rentrer chez elle, conclut Andrew. Si jamais elle est paranoïaque comme Finnley, elle risque de réagir exactement comme lui si on essaie de lui en parler. En gros dans tous les cas, on peut rien faire pour elle. »
Chloe acquiesça, encore amère de cette expérience.
« T’as pas eu le temps de voir si elle avait une aura, John ? s’enquit Rose. »
John se redressa et soupira.
« J’y ai même pas pensé… Je vais faire ça. Mais après… Finn en avait une aussi.
– Mais tu nous avais dit qu’elle était vraiment spéciale, la sienne, objecta Jade. Alors si c’est pas la même, ça voudra dire qu’elle dit la vérité, non ?
– J’en sais rien, peut-être. Le truc c’est que quand on a rencontré Finn, il était déjà complètement en train de craquer, et je pense que ça a joué sur la forme qu’elle avait. Et maintenant que j’y pense, elle ressemblait un peu à… »
Il se tut au milieu de sa phrase, comme s’il avait peur de révéler quelque chose d’indiscret. Mais son regard s’était brièvement porté vers Andrew, qui s’agita et détourna les yeux. Dean comprit en une fraction de seconde et son cœur se serra. Il préféra garder le silence et baissa la tête, attendant la suite.
« Bref, oui, ça pourrait peut-être nous aider. Donc maintenant, faut que j’aille me planter dix secondes devant elle en la fixant sans rien dire et que je revienne. »
Malgré la situation, ses amis ne purent s’empêcher de rire. Il était vrai que vu comme ça, ça pouvait paraître étrange.
John s’éloigna sous les yeux de ses amis. Il ne resta pas qu’une dizaine de secondes, et discuta un peu avec elle avant de retourner vers le groupe.
« Alors ? »
Il jeta un œil derrière lui et haussa les épaules.
« C’est pas comme Finnley, si ça peut vous rassurer. Après, c’est pas comme Peter non plus, de ce dont je me souviens.
– Et donc…?
– Donc il est possible qu’elle ait quelque chose, répondit-il en haussant les épaules. En gros, soit elle dit la vérité mais son double est différent de celui de Peter, soit elle est paranoïaque mais pas encore aussi atteinte que Finn, donc son aura se tient encore à peu près. Soit… soit c’est encore autre chose. »
En prononçant ces mots, il se tourna vers Dean, qui réfléchit deux secondes avant de percuter :
« Tu veux dire… une ombre qui se métamorphose comme la mienne, et qui s’amuserait à prendre son apparence pour la faire flipper…?
– On peut rien exclure. On sait pas encore dans quel contexte elle a vu ce qu’elle appelle son doppelgänger. Est-ce qu’elle l’a vu clairement ou juste aperçu, est-ce que d’autres gens qu’elle l’ont vu et surtout, est-ce qu’ils ont interagi avec ? Il y a trop de zones d’ombre… sans vouloir faire de mauvais jeu de mots.
– OK, alors il faut qu’on l’interroge, enchaîna Jade. Tu lui as expliqué ce que tu faisais, quand t’es allé la voir ?
– Non, pas du tout. Je lui ai juste demandé combien de temps elle avait prévu de rester et si elle avait un endroit où dormir. Je préférais pas sous-entendre qu’on doutait de ce qu’elle nous raconte, parce que si elle est comme Finn… »
Il n’eut pas besoin de terminer cette phrase. Ils avaient très bien compris.
« Et elle t’a dit quoi ?
– Qu’elle savait pas encore combien de temps elle restait, mais elle a pris une chambre à l’auberge d’Eganlake. Je préfère ça. On la connaît pas, et qu’elle ait un double ou pas, ça m’aurait pas rassuré de l’héberger. Enfin, surtout si elle a un double…
– Ça se comprend… »
Puis il reporta son regard sur Lena et, comme elle était déjà tournée vers eux, il n’eut aucun mal à attirer son attention pour lui faire signe de revenir. Elle s’exécuta, l’air pas plus à l’aise que lorsqu’elle s’était éloignée.
Alors qu’elle regardait ses chaussures sans oser dire un mot, les Envahis échangèrent un regard et hochèrent la tête. Chloe se lança :
« Bon, désolée d’avoir été un peu sèche… C’est pas contre toi, tu sais, c’est juste que la dernière fois qu’un double est venu ici, ça a failli finir sur un meurtre. En plus, le tien aura probablement encore plus d’énergie ici à cause de l’aura des villages, donc tu comprends qu’on ait flippé…
– Oui, je comprends, soupira Lena. Je vous promets de pas rester longtemps, je refuse de vous mettre en danger. Après… je sais pas ce que ça changera, concernant son énergie. Il a l’air d’en avoir déjà pas mal à Calgata…
– Tu peux nous raconter tout ce que tu sais ? lui demanda John d’un ton calme. »
La jeune fille réfléchit quelques secondes pour remettre de l’ordre dans ses pensées et résuma en détail ses péripéties : son double dans la foule depuis le tram, l’épisode du brouillard, puis la photo sur son profil qu’elle leur montra pour illustrer ses propos. Une fois son récit terminé, elle s’assit elle aussi, l’air las.
« Voilà, vous savez le principal… »
Les six adolescents échangèrent un regard à la fois anxieux et perplexe. Devaient-ils la croire ? Son récit paraissait crédible, mais sans preuve sous les yeux… Rose s’avança la première :
« OK, admettons que ton double vienne jusqu’ici. Est-ce qu’on aurait un moyen de vous différencier ? »
Les autres devaient admettre que sa question était pertinente. Lena retroussa la manche gauche de son pull et leur tendit son poignet. Lena resta en suspens quelques instants, puis elle hocha vigoureusement la tête.
« Oui. J’ai un tatouage. Et sur la photo dont je vous parle, ma double n’en a pas. »
Les six amis observèrent la chaîne de montagnes quelques instants, puis la tension redescendit d’un cran. En théorie, il était impossible pour les doppelgängers d’imiter les tatouages, ou tout autre modification corporelle. Alors dans le cas où Lena disait la vérité, ce détail était plus que rassurant.
« OK, soyons stratégiques, répondit John. Le double de Peter nous empêchait de nous méfier de lui. On sait pas si le tien en est capable mais, dans le doute, évite de porter des manches longues, OK ? Il faut qu’on puisse voir ton poignet en permanence. Parce que si je me trompe pas… les doubles sont obligés de porter les mêmes vêtements que la personne qu’ils imitent.
– Ça nous ferait un sacré avantage, appuya Dean. On pourrait toujours vous différencier, même si elle vient jusqu’ici. »
Lena hocha la tête et retroussa son autre manche pour égaliser.
« Ça marche, j’y penserai. »
⁂
Après lui avoir donné leurs véritables prénoms, Lena ne connaissant que les pseudonymes que Jade leur avait attribués dans son histoire, ils restèrent une bonne demi-heure à discuter avec elle. Ils lui posaient des questions sur le fonctionnement de son double, sans lui dire qu’ils essayaient surtout de déterminer si ses propos étaient cohérents. Jusqu’à preuve du contraire, elle pouvait très bien avoir pris cette fameuse photo en forêt elle-même. Elle pouvait avoir recouvert son propre tatouage de fond de teint ou l’avoir fait disparaître sur un logiciel de montage, dans un accès de folie.
« Est-ce qu’elle a déjà fait du mal à un de tes proches ?
– Non, du moins personne ne m’a jamais dit que j’avais mal agi, par exemple. On dirait juste qu’elle veut… voler ma vie. La photo, la soirée qu’elle a passée au bar avec mon ami Alex, la façon dont elle a répondu à leurs commentaires, toute gentille…
– Je vois. Et tu disais qu’elle t’endormait ?
– Ouais, avant d’agir… C’est bizarre. Le double de Peter, vous me disiez qu’il disparaissait quand il avait fini d’agir, non ? Elle, j’ai l’impression qu’elle est toujours quelque part… »
Dean prenait silencieusement des notes sur une page vierge de son carnet à dessins. Pour le moment, tout ce qu’elle disait semblait tenir debout. Jade, se lança avec hésitation :
« Si c’est le cas… Si elle est incapable de se dématérialiser comme celui de Peter, ça veut dire qu’elle dépend des transports pour venir jusqu’ici. Et sans argent sans rien, elle a pas pu sortir de Calgata. »
Lena ouvrit de grands yeux, l’air soulagé.
« Oui, maintenant que tu le dis…
– Tant mieux, lança Andrew. On n’a vraiment pas besoin qu’elle vienne ici. »
Elle n’ajouta rien, mais au fond d’elle, Lena était mitigée. Certes, il était sûrement impossible pour sa double de la rejoindre. Mais… pendant qu’elle était ici, qu’est-ce que celle-ci allait bien pouvoir faire à Calgata, maintenant qu’elle avait le champ libre ? Allait-elle rendre visite à ses parents, à Alex ? Et qu’est-ce qu’elle pourrait bien leur raconter, ou leur faire ? Non, elle n’était définitivement pas sereine.
⁂
Le soir venu, le groupe se dispersa. Lena suivit Jade dans son mini-bus vers Eganlake pour se rendre à l’auberge puis, une fois tous rentrés chez eux, les adolescents commencèrent à discuter de Lena sur leur conversation de groupe. Dean fut presque rassuré de constater que ses amis étaient tout aussi perdus que lui. Personne ne savait quoi penser de ce qui s’était passé. Lena disait-elle la vérité, ou était-elle atteinte du même mal que leur ancien ami Finnley ? C’était dur à dire. Ce qui était sûr, c’était qu’ils allaient tous rester sur leurs gardes.
Comme personne n’avait plus rien à ajouter, Andrew finit par changer de sujet en envoyant une photo de ce qui ressemblait à de petits dés en bois. Puis il envoya ce message :
« Sinon, vous en dites quoi ? Pour une fois que mon père me laisse utiliser les machines de son atelier… Faut croire que les bonnes notes ouvrent des portes. Enfin, lui, il croit que je voulais juste m’amuser un peu… Mais bon, ça m’arrange. Ah, et j’ai fait les chiffres au pyrograveur quand je suis rentré chez moi. »
Dean contempla la photo quelques instants. Il n’était pas au courant pour le pyrograveur, mais il connaissait déjà le projet d’Andrew de se lancer dans la fabrication de jouets en bois lorsqu’il quitterait le lycée. Et comme il voyait son air passionné à chaque fois en parlait, il ne pouvait que l’encourager à se lancer dans cette voie.
Lui et ses amis lui répondirent avec des messages encourageants. Il sourit derrière son téléphone. Peut-être qu’avec cette passion, Andrew avait trouvé le moyen de tenir le coup en attendant de pouvoir prendre son envol et de déménager pour de bon.
Et dire que dans quelques mois, lui, Chloe et Jade allaient partir… Il eut un pincement au cœur en y pensant. Finalement, il se plaisait à Stonevalley, et l’idée que le groupe se sépare l’attristait profondément. Et dire qu’il ne verrait même plus John, ou juste un week-end de temps en temps… Cela allait être difficile pour continuer à travailler ensemble.
Enfin, heureusement, Dean ne déménagerait pas à l’autre bout du pays. Il s’était inscrit à l’université de Griancity, une grande ville située à environ cent-cinquante kilomètres au sud-est du Havre Perdu. La faculté avait une bonne réputation, et la plupart des traducteurs ou des interprètes connus dans le pays y avaient étudié. Les conditions pour y entrer étaient d’obtenir ses examens de fins d’années et d’avoir d’excellentes notes en langues vivantes, ce qui était son cas. Ce n’était pas si mal, si jamais cette histoire de bandes dessinées ne décollait pas.
Alors qu’il réfléchissait à tout cela, Dean aperçut un mouvement familier dans son champ de vision. Il se crispa, sur la défensive.
L’ombre.
Qu’est-ce qu’elle lui voulait, encore ? Il n’osa pas se retourner, appréhendant la suite. Et, comme il le craignait, elle se mit à se changer de forme dans son champ de vision. Parfaitement immobile et complètement tendu, Dean murmura, presque comme une supplication :
« Ne me refais pas le même coup que l’autre fois… »
Il se tourna très lentement, un stylo crispé entre les doigts, pour lui faire face. Mais l’ombre ne semblait pas vouloir prendre les traits de John. Elle continuait de grandir pour ressembler de plus en plus à… Lena ? Dean se retourna vers l’apparition, surpris. Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Il se força à continuer à regarder, perplexe.
Il y avait quelque chose de différent des autres fois. Le visage de cette imitation de Lena n’était pas horrifiée, ou triste, ni même abattue… Il avait du mal à comprendre ce qu’elle exprimait mais, avant qu’il n’ait le temps de l’analyser, l’ombre disparut instantanément. Perplexe, il regarda ses bras couverts de chair de poule et referma les yeux quelques instants, essayant de calmer les battements de son cœur.
Il ne savait pas quoi en penser. Pourquoi l’ombre venait-elle d’imiter les traits d’une personne qu’il ne connaissait même pas vingt-quatre heures plus tôt ? Et qu’est-ce que ça signifiait ? Est-ce que cela voulait dire que Lena disait bien la vérité, qu’elle était des leurs ? Non, l’ombre ne prenait pas forcément l’apparence d’une personne Envahie. Après tout, la première fois qu’il l’avait vue changer de forme, c’était sous les traits de sa propre mère.
Mais alors, pourquoi Lena ? Il soupira, renonçant à comprendre. La fois où elle avait pris le visage de Rose, il ne connaissait qu’à peine la jeune fille. Peut-être qu’il n’y avait rien à en déduire. Peut-être que l’ombre se plaisait simplement à lui imposer la vision de personnes de son entourage en grande souffrance.
L’espace d’un instant, Dean se demanda s’il devait en parler à ses amis. Mais alors qu’il reprenait son téléphone, il se résigna lorsqu’il constata qu’ils étaient toujours en train de discuter de la passion d’Andrew avec enthousiasme. Il pouvait bien leur laisser cet instant de tranquillité sans venir les alarmer pour si peu, non…?
⁂
Le lendemain, en fin de matinée, tous les six se réunirent à nouveau dans le no man’s land. Comme aucun d’entre eux n’avait pris le numéro de Lena, retourner au seul endroit qu’elle connaissait était pour eux le moyen le plus simple de s’assurer qu’elle les retrouverait facilement si elle en avait envie. Et comme ils ne savaient pas combien de temps ils resteraient là, ils avaient amené à boire et à manger, du sucré comme du salé. De quoi transformer leur attente en un moment agréable et discuter un peu.
La première chose qu’ils firent en se retrouvant fut de se demander mutuellement si quelqu’un avait eu des nouvelles de leur visiteuse depuis la veille, ou l’aurait aperçue quelque part dans le Havre Perdu. Mais ce n’était pas le cas, alors ils s’installèrent en cercle, assis sur le banc ou sur leurs manteaux, et changèrent de sujet tout en se distribuant des pommes les uns aux autres.
⁂
Ils ne furent pas vraiment surpris d’apercevoir la silhouette de Lena près du portail, environ une heure plus tard. Elle avait un sac à dos tout aussi noir que ses vêtements et, comme convenu la veille, elle portait ses manches retroussées, ainsi qu’un bracelet de force au poignet droit. Ils lui firent une place et elle s’assit en tailleur parmi eux.
Dean remarqua immédiatement qu’elle semblait plus reposée que la veille, et ce fut avec une voix enjouée qu’elle les salua :
« Hey, euh, j’espère que vous avez bien dormi. »
Ils hochèrent la tête et lui rendirent son bonjour, attendant la suite.
« Je voulais vous dire… Encore désolée de vous avoir pris par surprise en venant comme ça alors qu’on se connaît même pas. Je voulais pas vous faire peur… J’étais désespérée, c’est vrai. Mais quand j’ai vu vos têtes hier, j’ai bien compris que ça ne justifiait pas tout. Et donc… merci de m’avoir quand même écoutée. Et d’être venus ici ce matin, parce que… j’ai l’impression que vous l’avez fait pour que je vous retrouve si j’en avais besoin, hein ? »
John acquiesça, mais Lena soupira :
« Autre chose… En me réveillant ce matin, j’ai reçu un message de mon ami Alex. Il me remerciait d’être venue au bar avec lui hier soir. Alors… on dirait bien que ma double est restée à Calgata. »
Un frisson parcourut l’échine de Dean. À la tête que faisait Lena, il savait que ça n’avait rien d’une bonne nouvelle à ses yeux. Mais la tension se dissipa définitivement sur ces mots.
« Enfin, voilà, je… j’ai ramené des gâteaux de mon pays, si vous voulez goûter. Je les avais pris pour le voyage, mais j’avais vraiment prévu large. »
Tout le monde retrouva le sourire alors qu’elle posait son sac sur ses genoux pour en sortir deux paquets de gâteaux, qu’elle posa au milieu de leur cercle. Puis elle se recula et essaya de s’installer plus confortablement sur l’herbe.
« Et sinon, comment vous all… Aïe ! »
John se pencha vers elle, inquiet, alors qu’elle levait sa main droite.
« Ah, oui, fais gaffe, il y a pas mal de pierres enfouies par ici… »
Lena soupira en secouant sa main.
« Je vois que ce village porte bien son nom. »
– Tu t’es coupée ? se désola John.
– Oui, mais c’est pas grand-chose. Juste une petite entaille. Je comprends mieux pourquoi personne ne cultive ce champ…
– Il y a des endroits où les pierres poussent mieux que les légumes, confirma John en riant. Bienvenue chez nous, Lena. »
La jeune fille sourit en se versant un verre de jus de raisin. Cette fois, ça y était. L’ambiance s’était définitivement détendue entre elle et le petit groupe.
⁂
L’après-midi se poursuivit tranquillement. Les Envahis s’intéressaient à Lena, lui posaient des questions et commençaient à se sentir un peu plus à l’aise avec elle. Qu’elle dise la vérité ou non… elle semblait tout de même plus saine d’esprit que Finnley. Elle n’avait pas l’air nerveux, même si Dean avait remarqué que, tout comme Chloe, elle ne cessait jamais de s’occuper les mains. Il sentait que quand quelqu’un lui parlait, elle était vraiment présente dans la discussion. Leur contact avec elle était bien plus naturel et chaleureux que la veille.
En réalité, c’en était presque étrange. Elle était… trop à l’aise. Dean l’observa un moment, perplexe. La veille, Lena était moins… enjouée, un peu plus réservée et moins souriante. Alors certes, elle avait parcouru beaucoup de kilomètres et le voyage l’avait sûrement fatiguée. Et peut-être était-elle plus en forme aujourd’hui parce qu’elle avait pu se reposer à l’auberge, et parce que le groupe l’accueillait de façon bien moins hostile que la veille. Mais tant de changement… cela lui paraissait tout de même bizarre.
Il baissa les yeux vers ses mains, plongé dans ses pensées. Soudainement, il réalisa que depuis le début, même si elle portait ses manches retroussées, Lena avait pris soin de ne jamais montrer l’intérieur de son poignet gauche. Et… depuis quand avait-elle changé son bracelet de côté ? Il sentit un frisson désagréable dans tout son corps.
Ça ne pouvait pas être vrai. Pas en aussi peu de temps…
Il n’y avait qu’une façon d’en avoir le cœur net :
« Lena ? »
Il s’efforça de sourire le plus naturellement possible lorsqu’elle se tourna vers lui.
« Ouais ?
– J’aimerais bien voir ton tatouage de plus près, je peux ? »
Les discussions autour d’eux s’interrompirent net. Dean comprit qu’à l’instant même où il avait posé sa question, il avait mis tout le monde en alerte.
Lena regarda rapidement les six amis, son sourire paraissant plus faux tout à coup. Elle rit nerveusement et se passa la main droite dans les cheveux.
« Pourquoi tu veux le voir ?
– Parce qu’il avait l’air joli, insista-t-il. Pourquoi, il y a un problème ? »
Lena rit à nouveau.
« Euh, il est pas encore terminé, tu sais, il est pas terrible, je… Je reviens, je vais me trouver un coin pour aller aux toilettes… »
Jade, qui était assise à sa gauche, ne la laissa même pas amorcer un geste. Elle lui saisit le poignet à une vitesse qui surprit tout le monde, et avec une force qui fit grimacer Lena.
« Mais qu’est-ce qui te prend ? »
Chloe s’approcha pour prêter main forte à son amie et, tandis que celle-ci la tenait toujours, elle lui retira le bracelet en deux temps trois mouvements. Et elle eut un sursaut accompagné d’un cri de surprise lorsqu’elle révéla un poignet vierge de tout tatouage.
« C’est impossible… »
Jade incrédule, frotta la peau avec son pouce. Puis d’une voix blanche, elle ajouta :
« Pas de fond de teint… »
Mais alors que Chloe reculait, visiblement terrifiée, Jade ne se résolut pas à lâcher la double.
« Qu’est-ce que tu fais ici ? Qu’est-ce que tu nous veux ? »
La fausse Lena secoua la tête, l’air soudainement presque en colère.
« Ça vous regarde pas ! C’est entre elle et moi !
– Ça nous regarde pas ? Alors que t’es venue nous retrouver ? s’emporta Andrew. Te fous pas de nous, qu’est-ce que t’allais nous faire ? »
L’usurpatrice resta muette, et Dean soupira d’exaspération en se levant.
« OK, alors si c’est entre elle et toi, je vais aller la chercher. Elle est encore à l’auberge, hein ? Je reviens au plus vite. Essayez de la retenir pendant ce temps, ajouta-t-il en se tournant vers ses amis.
– Elle bougera pas d’ici, confirma Jade, qui tenait toujours fermement son poignet. »
Dean se précipita hors du no man’s land et enfourcha son vélo, direction l’auberge d’Eganlake. Et le temps du trajet, le moment où la fausse Lena avait heurté les cailloux repassait en boucle dans sa tête.
Elle a saigné. Cette chose a du sang.
Il pédala d’autant plus vite. Cela ne lui disait rien qui vaille. Selon ses amis, le double de Peter n’avait jamais saigné. Il avait un semblant de corps, mais rien d’autre. Il n’avait jamais mangé ou bu devant eux et surtout, il n’avait jamais saigné. Le vrai Peter, lui, saignait souvent du nez pour un rien : baisses de tension, changement brutal de température, léger choc à la tête… Évidemment, ce n’était pas une différence qu’ils avaient pu observer sur le moment, puisque le double endormait leur confiance, mais…
Cela frappa Dean d’un seul coup.
Il endormait leur confiance. Celle de Lena… elle n’avait pas pu le faire ! Dean avait eu la possibilité de douter d’elle avant qu’elle ne soit démasquée. Et c’était précisément pour cela qu’elle avait monté tout ce stratagème avec le bracelet. Décidément, elle était très intelligente…
Et visiblement, elle était aussi très différente de celui de Peter. Là, Dean et ses amis l’avaient démasquée et acculée, mais elle ne s’était pas dématérialisée pour fuir. Celui de Peter n’aurait pas hésité une seconde à faire cela, d’après eux.
S’il lui était impossible de le faire, et si elle avait du sang, alors… elle était consistante. Il n’y avait peut-être pas grand-chose qui la différenciait d’un être humain.
Et Dean était incapable de décider si c’était une bonne nouvelle ou non.
⁂
Arrivé à destination, il bredouilla à l’aubergiste qu’il voulait voir la jeune fille arrivée hier. Devant son air affolé, celui-ci ne posa aucune question et lui indiqua la chambre. Dean monta les marches quatre à quatre et s’arrêta devant la porte. Après un instant d’hésitation, il toqua. Pas de réponse.
« Lena ? »
Toujours rien. Doucement, il actionna la poignée. La porte n’était pas verrouillée. Il entra dans la petite chambre pour trouver Lena, étalée de toute son long sur le lit.
Alors c’était vrai.
Dean frissonna. S’il ne doutait plus de la véracité de son histoire, il devait bien avouer que se retrouver face à deux personnes parfaitement identiques à deux endroits différents lui faisait un drôle d’effet.
Il la détailla un instant, perturbé. Elle portait exactement les mêmes vêtements que l’usurpatrice. Quoique… la véritable Lena, elle, n’avait pas de bracelet. C’était donc la fausse qui avait délibérément fait cet ajout dans le but de les manipuler…
Dean se secoua : il n’avait pas le temps de réfléchir à tout ça. Il devait faire vite.
« Lena ! »
Il s’approcha d’elle et lui secoua l’épaule. Elle respirait, mais ne réagit pas. Il retenta et elle remua, laissant apparaître son poignet tatoué. Puis elle ouvrit les yeux et battit des cils alors qu’il la secouait pour la troisième fois. Lorsqu’elle tourna la tête vers lui, elle ouvrit de grands yeux :
« D-Dean, c’est ça…? Qu’est-ce que tu fais ici ? Bon sang, je suis tellement fatiguée… »
Dean déglutit, nerveux. Lena n’était pas juste fatiguée, elle semblait complètement à bout, comme si elle n’avait…
Comme si elle n’avait plus aucune énergie.
Des fois, les entités des villes se servent des gens qu’elles hantent comme sources d’énergie.
« Lena… elle est là. »
Il n’eut pas besoin d’expliciter. Elle se redressa d’un bond, l’air horrifié :
« Quoi ? Déjà ? Mais comment ?
– On n’en sait rien. C’est pour ça que je suis venu te chercher. Mes amis essaient de la retenir. S’ils ont réussi, tu pourras… lui parler. Enfin, si t’as envie. Je comprendrais si ça te fait flipper.
– Non, j’ai pas peur, articula-t-elle d’une voix déformée par la colère. Je ne me laisserai pas faire. Je te suis. »
Dean l’aida à se relever et elle réajusta brièvement sa tenue avant de sortir de sa chambre. Elle la ferma à clé et ils s’éloignèrent de l’auberge ensemble, d’un pas décidé. Dean lui proposa de monter à l’arrière de son vélo, ce qu’elle refusa. Étrangement, elle semblait avoir retrouvé toute son énergie, et elle trottina à bonne allure sur presque tout le trajet.
Ils ne prononcèrent pas un mot, chacun plongé dans ses pensées. Lena paraissait à la fois déterminée, mais également de plus en plus nerveuse à mesure qu’ils approchaient de leur destination. Elle vacilla légèrement lorsqu’ils aperçurent le doppelgänger, au loin. Les Envahis avaient réussi à la retenir.
Dean, dépité, essaya de lui sourire d’un air encourageant alors qu’il posait son vélo et ouvrait le portail menant au no man’s land. Au fond de lui, il n’en menait pas large. Il était terriblement inquiet. La confrontation était imminente, et il l’appréhendait beaucoup.