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Les Envahis, 34 : Le masque tombe

On y était. Les deux Lena se faisaient face. La vraie, à la fois fébrile et folle de colère, et la fausse, qui semblait presque apeurée. C’était vraiment un spectacle étrange. Peter et son double ne s’étaient quasiment jamais retrouvés au même endroit au même moment, et c’était principalement lorsque l’entité voulait le narguer, avant de disparaître aussitôt. Aujourd’hui, c’était différent. La double de Lena ne semblait pas pouvoir partir.

La vraie brisa enfin le silence, d’une voix qui trahissait sa colère:

« Comment t’as fait ? Comment t’es venue jusqu’ici ?»

L’entité eut l’air de choisir soigneusement ses mots avant de répondre. Replaçant nerveusement une mèche de cheveux derrière ses oreilles, elle déglutit :

« Eh ben… Alex. Alex est tellement gentil. Je l’ai vu hier, en fait je l’ai un peu croisé par hasard dans un café. Je lui ai dit que je m’étais fait voler mon portable et mon portefeuille et que j’avais besoin de liquide. Il m’a dépannée, du coup j’ai pu prendre le train… Il est vraiment ador…

– La ferme, l’interrompit la vraie. Qu’est-ce que tu viens faire ici?»

Sans intervenir, les adolescents surveillaient la scène au cas, où la situation dégénérerait. C’était totalement surréaliste.

Subitement, la fausse Lena se crispa, une expression de colère sur le visage, et cracha:

« Tu ne mérites pas tes amis ! Tu crois que tu les traites avec respect, peut-être ? T’es tout le temps froide avec eux ! Jamais de contacts physiques, jamais de réconfort… Tu les mérites pas !»

En voyant la tête qu’elle faisait, les Envahis comprirent que la vraie Lena devait se contenir pour ne pas la frapper au visage.

« Je ne vais pas m’énerver, articula-t-elle froidement, parce que c’est la première fois que tu restes aussi longtemps devant moi sans t’enfuir. Alors, je vais te poser des questions très simples, compris?»

L’entité, de nouveau craintive, hocha la tête en tremblant légèrement alors que les adolescents resserraient le cercle autour d’elle.

« Tu es qui ?

– On est la même personne.

– Alors d’où tu sors ?

– J’en sais rien.

– Depuis quand tu vis… Enfin, tu… existes?

– J’en sais rien. »

Lena scrutait le visage de sa double, comme si elle essayait de savoir si elle mentait. Mais celle-ci paraissait sincère, et terrifiée.

« Mais bordel… »

Il y eut un moment de stupeur général. La vraie Lena reprit:

« Avant que je te voie pour la première fois, dans le tram, tu… t’avais déjà pris ma place?

– Oui, une ou deux fois… Mais c’est flou… Je ne me rappelle pas très bien…

– Mais bordel, tu dors où ? Tu manges quoi?

– Je… j’ai pas vraiment besoin de ça. Je peux le faire si j’en ai envie, mais c’est pas vital.

– Mais dans ce cas, tu fais quoi de ton temps, quand t’es pas en train de prendre ma place?»

Sa voix se brisa. La vraie Lena, agacée, la pressa de répondre :

« Alors ?

– Disons que ça ne va pas te plaire…

– Je rêve, depuis quand tu te soucies de ce qui va me plaire ! Mais t’es quoi exactement ? Et réponds-moi, putain !»

Les autres n’en étaient pas moins surpris. Le double de Peter, lui, ne se souciait que d’une chose : faire le plus de mal possible au jeune homme et à son entourage. Celle-ci semblait presque empathique, même si elle nourrissait visiblement beaucoup de ressentiment envers Lena.

« Je… je vais chez toi, quand tu t’absentes ou quand tu dors… Je te prends ton PC ou ta console pour passer le temps… Et des fois, je me fais un thé ou autre chose… c’est pas comme si t’allais remarquer qu’un sachet te manquait. »

Elle avait terminé sa phrase sur un petit rire qui semblait plus moqueur que nerveux. Sa réponse jeta un froid.

« Chez moi… Mais… mais comment tu fais pour rentrer?

– Le double de tes clés, celui que tu pensais avoir perdu…»

La vraie Lena dut s’asseoir, cette fois-ci.

« Je l’ai perdu il y a au moins un an et demi… »

Plus personne ne savait quoi dire. Chacun se demandait comment il ou elle réagirait si son double venait passer tranquillement le temps à quelques mètres de soi, chaque soir. Libre de ses mouvements dans son propre appartement. Et ils ne pouvaient qu’imaginer la détresse dans laquelle Lena se trouvait là tout de suite, en apprenant que c’était ainsi depuis plus d’un an.

Elle secoua la tête et essaya de reprendre contenance, affrontant le regard de l’entité:

« OK, alors je vais changer mes serrures. Il est hors de question que je te laisse faire ce que tu veux.

– Parce que tu crois que je vais te laisser faire? »

Tout le monde sursauta alors que la double se redressait, retrouvant toute son assurance. La vraie, surprise par ce changement, se décomposa et eut un mouvement de recul.

« Qu’est-ce que…

– Je peux t’endormir quand j’en ai envie, tu te rappelles ? Alors tu crois que je vais te laisser me virer de ta vie sans rien faire? Essaie de faire ça, essaie seulement, et tu verras de quoi je suis capable. »

La vraie Lena pâlit à vue d’œil, alors que la double affichait à présent un visage froid, calculateur, et un sourire étrange. Le même sourire que le double de Peter.

Choqués par la transformation soudaine de l’usurpatrice, les adolescents reculèrent tandis qu’elle avançait doucement vers Lena. Celle-ci restait tétanisée, les mains tremblantes et le regard fixe.

« Mais pourquoi…

– Pourquoi? Te fous pas de moi! Depuis toujours, t’as Alex, t’as tes parents… T’as un petit cercle d’amis, mais ils t’adorent tous! Et moi, moi j’ai quoi? J’ai rien! Fallait bien que j’aie au moins un avantage, non ? Un seul par rapport à tous ceux que t’as, toi, et que tu mérites même pas! Alors ouais, je t’ai endormie plusieurs fois pour prendre ta place en soirée, ou l’après-midi avec tes parents. Tu te rendais compte de rien, c’était… grisant. »

Son sourire s’étendit sur ces derniers mots.

« Mais je me suis lassée. Je voulais que tu souffres, que tu aies peur. Alors j’ai commencé à apparaître devant toi une fois de temps en temps. Sans t’endormir. À parler près de toi pour que tu entendes ta propre voix, à me montrer dans des foules pour que tu aies… juste un doute. Oh, et la fois où je t’ai pris le bras dans le brouillard, tu t’en souviens ? C’était l’occasion ou jamais de te ficher la peur de ta vie. Et la photo prise à ta place ? J’aurais dû penser au tatouage, mais vraiment, j’ai bien aimé.

– Mais qu’est-ce que tu veux que je fasse ? demanda Lena d’un air presque suppliant. Tu veux que je déménage, que je te laisse ma vie ?

– Que tu déménages ? Ce serait beaucoup moins drôle. Puis si tu crois que ça m’empêcherait de te retrouver… Je sais toujours où t’es, tu sais ? Tu peux pas te cacher.

– Tu mens, murmura presque Lena, terrorisée.

– Bien sûr que non, s’agaça l’autre. Comment tu crois que j’ai fait pour retrouver tes nouveaux copains, ce matin ? Je savais que t’étais là, hier. Alors j’y suis allée avant toi aujourd’hui. »

C’était forcément vrai, Lena le savait. Et alors qu’elle restait plantée là, pétrifiée, la fausse continuait à avancer doucement vers elle, avec son sourire en coin. Instinctivement, les adolescents se rapprochèrent au cas où elle deviendrait agressive. Mais aucun d’entre eux n’osait parler.

« En tout cas, je crois que cette histoire d’aura, c’est pas des conneries. Je me suis jamais sentie aussi bien, aussi… consistante. »

La façon dont elle prononça ce mot fit frissonner Dean. Elle souriait plus joyeusement, à présent. Puis elle se tourna vivement vers le petit groupe qui ne la quittait pas des yeux, et tous sursautèrent.

« Bon, je vous laisse. Je vais visiter le coin. Ça a l’air pas mal, cette plage, cette forêt ! Vous habitez un super endroit. »

Elle tourna les talons, et personne ne fit mine de la retenir alors qu’elle s’éloignait en trottinant presque gaiement dans les hautes herbes. La mâchoire de Lena tremblait alors qu’elle se laissait tomber lourdement sur le petit banc de pierre. Sans prononcer un mot, Rose s’assit à côté d’elle pour tenter de la calmer, un bras sur son épaule. Les autres se regardèrent un instant, impuissants. Puis John bredouilla :

« Je… Venez, on va aller au salon chez moi. Lena, on… on reste avec toi, OK ? »

Lena se leva péniblement en prenant appui sur Rose et Andrew, qui s’était lui aussi précipité pour l’aider. Même si elle était déjà pâle d’ordinaire, elle était plus livide que jamais.

Il lui fallut un bon quart d’heure avant de reprendre ses esprits. Heureusement pour eux, l’oncle de John était absent. Ils n’auraient pas su quoi inventer pour justifier la présence de cette jeune fille tétanisée dans son salon.

Lena touilla machinalement son café noir une dizaine de minutes avant de l’avaler d’une traite et de s’enfoncer dans le fauteuil qu’elle occupait. Elle avait les yeux vitreux.

Chloe tenta de la rassurer :

« Lena, tu… tu voudrais qu’on appelle Alex, ou… ou tes parents ? Pour leur dire que tu as une double. Si on leur dit tous la même chose, ils vont peut-être…

– Ils vont pas vous croire, répondit celle-ci d’une voix inaudible. »

Elle se racla la gorge et répéta, se redressant dans son fauteuil :

« Ils vont pas vous croire. Je les connais. C’est impossible. Même si vous nous filmez ensemble, ils diront que c’est un montage. Que ce soit Alex, ou mes parents adoptifs… Non, ça ne marchera pas. »

Un ange passa. Puis d’une petite voix, elle soupira :

« Celui de Peter, il… il faisait pas ça, hein ? »

Ils secouèrent la tête. Puis d’une voix peu assurée, Dean lui raconta ce qui s’était produit dans le champ avec la fausse Lena, lorsqu’il avait voulu voir son tatouage.

« Donc on sait deux choses, conclut-il. Ta double… on peut douter d’elle. Apparemment avec celui de Peter, c’était impossible. Il endormait la méfiance des gens. Mais là, j’ai eu des soupçons avant qu’elle soit démasquée.

– Et la deuxième ?

– Elle saigne, l’informa Dean. Elle s’est coupée et elle a saigné, je l’ai vue. »

Si Lena n’avait qu’à peine réagi à la première information, celle-ci la fit bondir de son fauteuil et se diriger vers la cuisine. Avant que quelqu’un ait le temps de lui demander ce qu’elle faisait, un bruit de glissement métallique retentit. Le bruit d’un couteau de cuisine que l’on sort de son étui.

« Ah oui, elle saigne ? Dommage pour elle. »

Médusés, les adolescents la regardèrent faire tourner l’arme blanche dans sa main alors qu’elle semblait s’extasier sur la lame finement aiguisée. Cette fois, c’était elle qui avait troqué son air apeuré contre un visage fermé et déterminé.

« Lena, qu’est-ce que tu fais ? s’écria Jade, paniquée. C’est pas une bonne idée !

– Je la laisserai pas détruire ma vie. Je vais régler ça une bonne fois pour toutes.

– Non ! cria John à son tour en se levant. Arrête, il faut pas en arriver là ! Il y a sûrement une autre solution !

– Ah oui, et laquelle ? Je suis curieuse, là.

– J’en sais rien. On est tous aussi paumés que toi, mais…

– Vous pouvez être aussi paumés que moi, mais c’est pas vous qui êtes poursuivis par cette espèce de folle, trancha Lena d’un ton froid. »

Là-dessus, elle marquait un point. Dean tenta à nouveau de la dissuader :

« Écoute, je comprends que tu sois en colère, mais essaie de te calmer, il y a sûrement une autre solution que la tuer !

– La tuer ? Non ! Déjà, on sait même pas si elle est vraiment vivante, cette chose. Ensuite, j’y vais pas pour la tuer. Je veux juste lui faire peur. Je veux que l’envie de venir m’emmerder lui passe, si vous voyez ce que je veux dire.

– La menacer, déduisit Chloe.

– Oui, en gros. Je veux qu’elle refasse sa vie ailleurs. Où elle veut, mais pas à Calgata. Ni ici. Je veux pas qu’elle vous voie, même de loin. Je vais lui demander gentiment, puis je sortirai le couteau si elle refuse. Histoire de la faire flipper. Ensuite, je rentrerai à Calgata. Ça sert à rien de traîner ici, je vais vous attirer que des ennuis. »

John secoua la tête en soupirant, et sans hésiter, il prit le couteau des mains de Lena alors qu’elle semblait décidée à quitter la pièce.

« Arrête, c’est vraiment pas une bonne idée. Tu sais pas de quoi elle est capable. Si ça se trouve, elle a prévu que tu ferais ça, et elle est peut-être armée aussi ! Écoute, elle a vraiment l’air d’avoir une dent contre toi, c’est pas prudent. »

Pour une fois, Lena sembla sérieusement considérer l’argument. Elle s’adossa au plan de travail, l’air pensif. John en profita pour ranger le couteau dans le tiroir le plus éloigné d’elle.

« T’as peut-être raison… »

Ils poussèrent presque un soupir de soulagement en l’entendant prononcer ces mots. La tension qui régnait dans la pièce venait de redescendre d’un cran. Mais Dean se souvint de l’apparition de son ombre, la veille. De cette imitation de Lena au visage étrange, cette expression qu’elle avait… Il se demanda s’il était bon de leur partager cette vision, quand Jade reprit la parole :

« Bon, on va passer le reste de la journée avec toi. Ce soir, si tu veux, tu pourras dormir chez moi, la chambre de ma grande sœur est libre. Et ensuite, on avisera si elle est toujours dans le coin. Ça te va ? »

Lena acquiesçait sans mot dire, l’air complètement perdu.

« Oui, OK… J’ai pas envie d’être seule, je te remercie. Mais je pense que… je vais partir le plus vite possible. Maintenant qu’elle est là, je réalise que je vous mets tous en danger. Je veux pas vous faire revivre la même chose qu’avec le double de votre ami Peter. »

Ils acquiescèrent, à la fois rassurés pour eux-mêmes et inquiets pour elle.

Le reste de la journée s’était déroulé dans une ambiance plus que tendue. Le groupe était d’abord resté dans le salon des Calligan, et Lena s’était connecté au wi-fi pour se chercher des billets de train. Tous ceux des trois prochains jours étaient malheureusement tous complets ou hors de ses moyens. Elle se résigna à en prendre un en fin de semaine, dépitée.

Puis ils étaient partis à la grange peu avant le retour de Harold pour continuer leurs discussions, les membres du groupe racontant à Lena leurs diverses expériences avec le double de Peter, cherchant vainement des solutions pour se débarrasser de celui de la jeune femme.

Se débarrasser… c’était une expression qui faisait froid dans le dos de Dean. S’il avait appris, en lisant le petit carnet de Jade, que Peter avait déjà tenté de tuer son double, cette situation était différente. Celui de Peter était inconsistant, immatériel, il ne donnait en rien l’impression d’être humain. Alors que la double de Lena, elle… elle avait montré toute une palette d’émotions, et semblait presque convaincante quand elle prenait ce petit air apeuré. C’était bluffant, et dans le mauvais sens du terme. En plus de cela, elle avait du sang. Que se passerait-il, si quelqu’un la… tuait ? Qu’adviendrait-il de son corps ? Est-ce qu’il disparaîtrait, ou resterait là, à se décomposer…?

Dean se dandina, tremblant et mal à l’aise. Il n’avait pas la moindre envie de penser à cela.


Comme prévu le soir venu, Jade l’invita à rester chez elle. Ses parents avaient pris quelques jours de congés et en profitaient pour rendre visite à Olivia. Lena passerait donc totalement inaperçue. Elle récupéra ses affaires à l’auberge et ensemble, elles se rendirent à la maison des Wingstone.

Dean se réveilla aux aurores, le lendemain matin. Il soupira en regardant l’heure sur son téléphone. Ce n’était pas vraiment comme cela qu’il imaginait passer ses vacances de printemps. Sachant qu’il ne se rendormirait pas, il se leva et se dirigea silencieusement vers la salle de bains pour se débarbouiller. Une fois cela fait, il sortit sur sa terrasse, et sans réfléchir, il écrivit un message à John :

« Il faut que je te parle, à propos de Lena. Je suis inquiet. »

Il songea seulement après coup qu’il allait peut-être le réveiller avec la notification, mais c’était trop tard. Il fut surpris de recevoir une réponse moins d’une minute après :

« D’accord, mais là je suis à Woodglades pour une course. Mon oncle devrait me ramener quand il aura fini, mais ça risque d’être long. Si c’est urgent rejoins-moi, je t’attendrai à l’entrée du village. »

Ne voulant pas attendre, Dean lui confirma qu’il le rejoignait là-bas et se précipita vers son vélo.


Moins de vingt minutes plus tard, Dean et John étaient assis sur un muret de pierres près de la sortie du village, à l’orée de la forêt. Il lui avait déjà tout raconté à propos de sa vision, et tous deux étaient de plus en plus inquiets.

« Est-ce que ça veut dire que ton ombre peut prédire l’avenir ? Mais quel intérêt elle aurait à te montrer le futur ? Je comprends pas…

– Je sais pas non plus… Tu sais, je me suis fait une théorie sur ça… En fait, je crois qu’elle me montre les gens auxquels je tiens dans un moment où… peut-être le moment, où ils ont le plus souffert dans leur vie. »

John tourna la tête vers lui, les yeux éteints.

« Alors tu… t’as dû me voir quand j’ai appris pour ma famille. »

Dean rompit le contact visuel en frissonnant. Même s’il y avait déjà pensé, l’entendre le dire lui fit un pincement au cœur. Alors qu’il ouvrait la bouche sans savoir quoi dire, John se redressa subitement en poussant un juron que Dean n’avait jamais entendu avant. Il pointait du doigt la lisière de la forêt :

« C’est Lena ? Je rêve pas ? »

Dean redressa vivement la tête et suivit son regard. Il avait raison, c’était bien Lena. Elle courait vers la forêt à grandes enjambées, au loin. Et elle était talonnée de près par… l’autre Lena. Mais laquelle était laquelle ? Impossible de le savoir à cette distance.

« Oh, je le sens mal. Dean, il faut qu’on aille voir ! »

L’adolescent ne se fit pas prier. Il avisa son vélo, mais il réalisa immédiatement que celui-ci serait inutile sur ce terrain. Il n’y avait plus qu’à courir. Il commença à faire quelques mètres et se retourna pour vérifier que John le suivait bien, mais… Non, bien sûr que non. Il avait oublié sa jambe boiteuse.

John semblait souffrir à chaque fois qu’il forçait le pas. Il soupira :

« M’attends pas, je te rejoins dès que je peux. Cours, va la retrouver ! Mais… Dean ! Attends… »

Dean interrompit son mouvement. John avait l’air paniqué, mais… pas pour Lena.

« S’il te plaît… fais attention à toi. Te mets pas en danger. Je supporterais pas de te… »

Il n’eut pas besoin de terminer sa phrase. Dean hocha la tête et le regarda droit dans les yeux.

« Promis. »

Et il se remit à courir.

« On peut s’arranger, non ? Je… J’en suis sûre ! On-on fait des faux-papiers, et-et on se fait passer pour des jumelles s-séparées à la naissance… N-non ? Je… Je te promets de pas faire de vague. Je te promets de te laisser tranquille ! Je te le jure ! »

Un long silence s’ensuivit.

« T’as déjà fait assez de vagues, comme tu dis.

– J-je sais, mais je peux toujours…

– C’est trop tard. »

« Lena ! »

Cela faisait bien quinze ou vingt minutes que Dean courait dans la forêt, avec l’impression désagréable et oppressante de tourner en rond. Et il avait beau l’appeler, hurler son nom à pleins poumons, la jeune femme demeurait introuvable. Complètement paniqué, haletant, Dean trébuchait, dérapait, s’était tordu la cheville au moins trois fois. Malgré tout, il ignorait la douleur, focalisé sur une seule chose.

« Lena ! »

Il s’arrêta un instant pour regarder autour de lui. Il était arrivé dans une zone plus éclairée, où les arbres étaient moins hauts et moins nombreux. Et en avisant un point d’eau, à une trentaine de mètres de là, il aperçut une silhouette, penchée au-dessus.

Enfin.

« Lena ? Lena, c’est toi ? »

Il puisa dans ses dernières forces pour parcourir les quelques mètres qui le séparaient d’elle. La jeune femme redressa la tête, l’air étonné de le voir ici, et Dean poussa un soupir de soulagement. C’était bien elle.

« Dean ? Qu’est-ce que tu fais là ? »

L’adolescent ne répondit pas. Il avait les yeux rivés sur ce qu’elle tenait à la main, et sur les taches d’un rouge sombre sur sa veste, qu’elle frottait énergiquement dans l’eau. Pâle comme un linge et exténué, Dean s’approcha un peu plus près, la gorge nouée.

« Tu as…

– Oui, je me suis occupée d’elle. Il fallait bien. Elle m’aurait jamais foutu la paix. Me regarde pas comme ça, j’ai fait le nécessaire. Je suis sûre que t’aurais fait la même chose à ma place. »

Il s’approcha encore. Il avait un doute.

Un terrible doute.

Il baissa les yeux vers ses avant-bras ensanglantés. Elle portait encore ce satané bracelet de cuir, mais il était légèrement de travers et abîmé, sûrement à cause de l’affrontement.

Et il était clair qu’en dessous, il n’y avait pas le moindre tatouage.

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