les-envahis-5-l-invitation

Les Envahis, 5 : L’invitation

« Woodglades : faible en été, moyenne le reste de l’année.

Wideshore : faible en été, forte le reste de l’année.

Eganlake : très forte.

Stonevalley : »

Dean hésita un instant avant d’écrire un deuxième « très forte » à côté du nom de son village avant de le souligner deux fois machinalement. Il tentait de quantifier l’espèce d’aura planant sur les villages. Cela n’avait pas d’autre utilité pour lui que de tenter de se calmer, mais à la fois, il se disait qu’il n’était pas plus mal de noter au propre les informations qu’il possédait.

Malgré son envie de parler à John, Dean ne trouva pas la motivation nécessaire pour aller à la ferme à vélo. Il commençait déjà à se sentir courbaturé à cause de la côte de Woodglades qu’il avait empruntée le matin même et n’avait plus du tout le courage de bouger. Il passa la soirée à regarder un film avec son père et remit la chose au lendemain, persuadé qu’il trouverait John facilement dans leur petit lycée.

Seulement le lendemain matin, il ne trouva pas John dans son bus. Cela arrivait de temps en temps, car son oncle le conduisait directement en voiture lorsqu’il avait une course à faire dans le village. De plus, il avait oublié que ce mercredi, il allait passer une grande partie de sa pause de quinze minutes avec quelques élèves de sa classe pour discuter d’un travail de groupe.

Il n’eut donc pas la moindre occasion de déambuler dans le lycée à sa recherche, et se voyait déjà pédaler jusqu’à la ferme malgré ses courbatures. Pourtant, à la fin de ses quatre heures de cours, il tomba justement sur lui alors qu’il se dirigeait vers la sortie du lycée.

John était en grande discussion avec un garçon un peu plus petit que lui, à la peau et aux courts cheveux noirs. Dean ne put s’empêcher de remarquer ses traits tirés et ses yeux un peu éteints. Aucun des deux ne semblait l’avoir aperçu, et il se cacha instinctivement derrière une colonne dans le hall. Leur conversation lui parvint malgré lui :

« OK, t’as raison… J’imagine qu’il a besoin de comprendre. Je te suis. Mais je suis pas sûr que Chloe…

– On verra après pour Chloe. Si je vous ai tous les deux, c’est déjà pas mal.

– D’accord. Bon bah c’est quand vous voulez, dans ce cas. Tant que t’as pas paumé la clé… »

Les deux interlocuteurs se mirent à parler avec animation de ce qui semblait être de vieux souvenirs partagés et à rire. Dean se sentit soudainement ridicule, planqué derrière cette colonne à espionner une conversation à laquelle il ne comprenait rien entre John et cet inconnu. Il sortit alors de sa cachette et se dirigea le plus naturellement possible vers la sortie, remettant sa conversation avec lui à plus tard. Les deux garçons l’aperçurent immédiatement et John lui jeta un regard étrange. Un regard qui lui donna l’impression qu’il venait d’interrompre quelque chose d’important.

« Salut, Dean. C’est… Andrew, un ami. »

Dean s’arrêta pour les saluer, un peu tremblant malgré lui. Il savait que John avait compris qu’il écoutait leur conversation, pourtant, celui-ci n’avait pas le moins du monde l’air en colère… Il semblait juste un peu gêné.

Dean avait beau ne pas être très doué en relations sociales, il comprit une chose lorsqu’il vit le regard d’Andrew s’illuminer. John ne lui avait pas dit bonjour en précisant son prénom par hasard. C’était un moyen subtil de faire comprendre à son ami que c’était de lui dont ils étaient en train de parler. Il en était persuadé, mais s’efforça de ne rien laisser paraître.

« Bon allez Andrew, je dois te laisser. Je vais finir par rater le bus.

– Ah, ton oncle peut pas venir te chercher ?

– Non, il m’a déjà déposé tout à l’heure. Allez, salut ! »

Dean et lui sortirent du lycée en même temps alors que le dénommé Andrew retournait vers son casier. S’ensuivit un de ces moments un peu gênants que Dean détestait. Ces moments où la conversation se résumait à un « merci » pour avoir tenu la première porte, puis un autre « merci » pour la deuxième, tout ça alors qu’il n’osait pas se jeter à l’eau et lui poser la question qui lui brûlait les lèvres.

Il attendit que John soit installé dans le bus pour s’asseoir à côté de lui et se lancer :

« Hey John, j’ai quelque chose à te demander… »

Son interlocuteur ne sembla pas étonné de le voir débarquer ainsi. Il devina même de quoi Dean voulait discuter :

« Si tu veux me parler de ce que tu as vu l’autre fois, c’était prévu. En fait j’allais te demander si tu voulais venir ce vendredi à la ferme. Mais si tu as vraiment besoin d’en parler avant, t’as qu’à venir cet après-midi, je serai dans le jardin du côté du verger. Le bus, c’est pas vraiment l’endroit idéal. »

Dean acquiesça, surpris. Il ne s’attendait pas à ce que John soit aussi direct, ni à ce qu’il devine ce qui le tracassait aussi facilement. Comme il ne savait pas si le neveu du fermier tenait à sa solitude, le jeune homme préféra se lever et changer de place pour le laisser tranquille. Il ne resta debout que quelques secondes, mais il eut le temps de voir que tous les autres élèves le regardaient d’un air intrigué. Dean sortit son casque et relança sa playlist préférée. Décidément, John et ceux qui le fréquentaient semblaient perturber tout le monde.

Vers quatorze heures et après avoir mangé avec sa mère, Dean reprit son vélo. Il pédala tranquillement jusqu’à la ferme des Calligan pour ménager ses courbatures. Une fois arrivé à destination, il aperçut son père devant l’étable mais ne lui adressa qu’un signe de loin. Il n’avait pas envie de le déranger, ni, même s’il n’osait pas vraiment l’admettre, de s’approcher trop près de l’habitat des vaches.

Il abandonna son vélo à l’entrée du verger. Comme prévu, il trouva John assis en tailleur contre un arbre, un carnet de croquis à la main et une pomme entamée, posée en équilibre sur son genou droit. Il ferma immédiatement le carnet en apercevant Dean qui marchait vers lui.

« Salut Dean, t’as fait vite ! Viens, assieds-toi. Et si tu veux une pomme, tu peux te servir, ajouta-t-il en désignant les arbres autour d’eux. »

Dean ignorait comment distinguer les bonnes pommes des mauvaises et, n’ayant pas envie de se donner en ridicule, il déclina l’offre avant de s’asseoir en face de John. Il prit quelques secondes pour réfléchir à la façon dont il allait aborder le sujet avant de se lancer :

« En fait, je voulais surtout te parler de ce qu’on a vu l’autre jour près de la…

– On ? Tu, Dean, tu. J’ai rien vu, moi. »

Dean eut un mouvement de recul, interloqué. Malgré cela, John arborait toujours un air aussi bienveillant.

« Quoi ? Mais tu… tu regardais dans la même direction !

– Oui, parce que t’avais l’air d’avoir vu quelque chose. Ça m’a intrigué. »

L’adolescent était affreusement déçu. Pendant un court instant, il s’imagina que John ne savait rien. Qu’il n’avait aucune réponse à lui apporter, ni à propos de la chose, ni de l’aura. Mais il se trompait.

« Mais rassure-toi, je te croirai si tu me dis ce que t’as vu. Toi aussi, t’es quelqu’un de spécial… Et j’imagine que tu te poses des questions et que t’as besoin d’en parler. Donc je t’aurai de toute façon invité à notre réunion vendredi.

– Votre réunion ? Avec qui ?

– Deux ou trois autres personnes… Probablement deux. Tu verras bien. »

Dean sentit que ce n’était pas la peine d’insister. Il préféra l’interroger à propos d’un autre sujet :

« Pourquoi tu dis que je suis spécial ? C’est une bonne chose ? »

John marqua une petite pause, semblant réfléchir à la manière la plus simple de lui répondre :

« Rarement, malheureusement. On va dire qu’il y a trois types de personnes. Les gens… normaux, si on peut dire, les gens qui voient des choses, et les gens qui repèrent ceux qui voient des choses. Toi, tu fais partie de la deuxième catégorie et moi, de la troisième. C’est dur à dire au premier coup d’œil, mais si je me concentre, je peux le voir. C’est comme s’il y avait…

– Une aura, compléta Dean.

– Exactement.

– Comme… dans le village. Surtout ici et à Eganlake… »

Dean eut une absence. Il fut brutalement replongé au cœur de l’étrange vision qu’il avait eue le soir où il s’était renseigné sur son nouvel environnement sur Internet. Wideshore, son calme et sa tranquillité, puis les milliers de touristes qui avaient débarqué et fait perdre à ce lieu… Perdre quoi, exactement ?

C’est à cause de ça… C’est à cause de ça qu’ils l’ont perdue. Wideshore, Woodglades… C’est entièrement leur faute si elle disparaît !

Ce soir-là, ce drôle de rêve l’avait comme plongé en transe. Il ne se souvenait même plus de ce à quoi il pensait à ce moment. Mais là, à l’instant même où il racontait cela à John, tout lui revenait d’un seul coup.

« Pas très longtemps après mon emménagement, je me suis renseigné sur Stonevalley et le reste de ce qui s’appelle apparemment le.. Havre Perdu. Et j’ai lu des informations sur Woodglades et Wideshore, comme quoi les deux villages avaient tout fait pour attirer les touristes pour relancer l’économie il y a des années. J’ai eu une sorte de vision…

– Une vision ? s’étonna John. Tu as.. des visions ?

– Non, non, enfin… je pense pas qu’on puisse dire ça. C’est plutôt comme si je m’étais imaginé ce à quoi les villages ressemblaient autrefois, avant les touristes. Je crois que je m’étais à moitié endormi sur ma chaise alors… c’était probablement une sorte de rêve.

– OK, je comprends mieux, répondit-il en se détendant légèrement. Vas-y, continue. Je voulais pas t’interrompre.

– Et donc… j’ai vu à quel point tout ça s’était transformé quand la plage a commencé à attirer les touristes. Et ça m’a vraiment mis en colère, je sais pas pourquoi… En fait, j’avais l’impression qu’ils avaient comme… perdu quelque chose, en transformant les villages comme ça. Mais en revenant à la réalité, je me souvenais plus de rien.

-Et maintenant, tu t’en souviens ?

– Oui, ça m’est revenu. Ce qu’ils ont perdu, c’est une grande partie de cette… aura. Après coup, ça m’a rendu plus triste qu’autre chose. »

Dean se tut, mais John semblait très étonné par un détail de son récit :

« Ça t’a rendu triste ? Tu serais bien le premier… En général, les gens qui la sentent sont plutôt contents qu’elle disparaisse…

– C’est si mauvais que ça…?

– Ça dépend pour qui… mais le plus souvent, oui.

– Excuse-moi mais… tu pourrais être plus clair ? »

John soupira et croqua dans sa pomme.

« Tu sais, ça fait environ un an qu’on amasse des informations à ce sujet sans réussir à en tirer la moindre conclusion. Tout est instable. Ce qui est vrai pour une personne est faux pour une autre. Alors tout t’expliquer, là, en quelques minutes… ça relèverait du miracle. »

En voyant l’air dépité de Dean, il tenta tout de même une explication :

« Mais… je pense que des auras comme celle-là, il y en avait partout avant. Dans chaque endroit du monde. Peut-être pas toujours sous la même forme, j’ai pas assez voyagé pour te le dire. La civilisation, l’industrialisation, une présence trop importante de gens, ça, c’est des choses qui la font disparaître. Ou changer. Pour simplifier les choses, je pense que ce que t’as vu, peu importe ce que c’était, puise son énergie dans cette aura. Plus l’aura est importante, plus la chose pourra se manifester… ou évoluer. J’imagine que tu la vois plus souvent que dans ton ancienne ville, non ?

– Exactement… »

Dean était stupéfait. Pour la première fois depuis l’arrivée de cette ombre dans sa vie, quelqu’un lui apportait des informations, des éléments de réponse. Les choses commençaient enfin à prendre un sens. Sur le coup, il ne prêta même pas attention au verbe que John avait employé : « évoluer ».

« Voilà, c’est à cause de ça. Du moins, c’est presque sûr. Comme je te l’ai dit, c’est différent pour tout le monde.

– Est-ce que ça veut dire que la plupart des citadins n’ont aucun problème ?

– Pas forcément. Leur maison peut être hantée par quelque chose, peu importe la taille de la ville. Et toi, t’as commencé à la voir quand tu habitais à Leedsburgh, c’est ça ? »

Dean hocha la tête pour confirmer, et John reprit :

« D’accord, alors… on va dire qu’en général, ce que j’appelle les entités pour englober le tout, sont plus puissantes dans les petits villages comme Stonevalley, là où les auras sont plus denses. C’est pas vrai pour tout le monde, bien sûr. Des fois, les entités des villes se servent directement des gens qu’elles hantent comme sources d’énergie. Elles les affaiblissent, et ça les rend plus fortes. Mais il faut vraiment mal tomber pour que ça arrive. Ou alors… les gens des villes peuvent avoir d’autres problèmes. Un de ces jours, je te montrerai un site que j’ai trouvé à ce propos… Mais une autre fois, ajouta-t-il précipitamment. »

Cette dernière phrase donna à Dean l’impression que John voulait le préserver. Il se gardait volontairement de lui en parler, comme s’il estimait qu’il n’était pas encore prêt. C’était à la fois frustrant et inquiétant : l’adolescent aurait voulu tout savoir tout de suite, mais d’un autre côté, il se doutait que s’il lui cachait des choses, il devait y avoir une excellente raison.

Cependant, une question le taraudait toujours :

« Pourquoi est-ce que ta grange concentre autant de cette énergie ?

– Tout simplement parce que je réunis des gens comme toi à l’intérieur. Des gens qui peuvent être suivis par des choses. Tu sais, les lieux sont empreints de souvenirs. Rien ne disparaît jamais vraiment. Plus le souvenir est fort, mieux il reste gravé. Je me souviens qu’une fois avec ma classe, on est allés sur un ancien champ de bataille pour une sortie scolaire. Une sorte de musée en plein air avait été construit tout autour, comme un mémorial. J’ai eu un malaise au bout de deux minutes. Je vois et ressens beaucoup de choses, tu sais. Mais ça… ça je pourrai jamais l’oublier. »

Dean n’osa pas lui demander de détails. C’était assez explicite comme ça, et il n’était même pas sûr de vouloir savoir.

« Donc ça veut dire que ta grange est devenue une source inépuisable d’énergie pour les… entités, c’est ça ?

– Plus ou moins. En fait, elles ont aucun intérêt à se manifester dans la grange si elle est vide, t’imagines bien. Et quand on est en groupe… elles le font pas non plus. Je pense que c’est juste un endroit chargé de souvenirs. Et c’est sûrement ça que t’as ressenti.

– Donc à l’intérieur… il y a rien de spécial ?

– Non, pas vraiment. Enfin, tu verras vendredi si tu viens.

– Qu’est-ce qu’on va faire ?

– T’as l’air d’appréhender… T’inquiète pas, il y a vraiment pas de quoi. On va juste parler, tu pourras nous dire ce qui t’arrive, te confier… si t’es prêt. Et nous, on le fera aussi. Quand on sera prêts. »

Les choses paraissaient tellement simples lorsque John les présentait ainsi. Il avait juste à parler avec deux ou trois autres personnes de cette chose qui le suivait. Il avait apparemment tout à y gagner : de vrais confidents, qui deviendraient peut-être même de véritables amis… Les premiers.

Mais quelque chose clochait. Une petite voix au fond de lui, entêtée, lui soufflait que les ennuis ne faisaient que commencer. Il se trouvait à nouveau partagé entre la curiosité et l’appréhension. 

« OK, je viendrai, lâcha-t-il machinalement sans réfléchir. »

Finalement, l’envie de savoir était plus forte que le reste. Mais les mots de John faisaient leur chemin, même s’il tentait d’ignorer son mauvais pressentiment.

Plus l’aura est importante, plus la chose pourra se manifester… ou évoluer.

Le vendredi soir à l’heure prévue, Dean se tenait à une centaine de mètres de la grange. Il avait fait beau toute la journée, mais le temps virait à présent à l’orage. Le ciel s’assombrissait, la pluie commençait à tomber et il flottait dans l’air cette odeur d’asphalte mouillée que Dean avait toujours trouvée agréable. Cela l’aidait à se détendre, tandis qu’il contemplait le petit bâtiment dans lequel il devait se rendre, immobile.

« Je vais juste parler à des gens, se dit-il à voix haute pour se rassurer. Je vais parler à des gens qui ont un problème aussi, comme si j’étais à une réunion d’alcooliques anonymes. »

Avec un rictus, il songea que plus le temps passait, plus il se laissait influencer par l’humour de son père. Contre toute attente, cette pensée lui redonna du courage. Il se dirigea vers la porte de la grange, dont le cadenas avait été retiré.

« Ils sont là depuis un moment… »

Dean détestait se faire attendre. Il mit de côté son appréhension, frappa à la porte et pénétra dans la grange.

Mais dans quoi tu t’embarques encore…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *