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Les Envahis, 6 : N’oublie pas de dire au revoir

Comme John le lui avait dit, l’intérieur de la grange n’avait rien de spécial. C’était un simple bâtiment sombre et un peu ancien. Du plafond pendait une ampoule nue qui diffusait une lumière blafarde et il y avait une bonne dizaine de poutres apparentes, sans aucun doute encore plus poussiéreuses que les tables disposées au fond de la pièce. Dean compta une demi-douzaine de chaises en bois dépliables, quelques feuilles et stylos qui traînaient un peu partout ainsi que de nombreuses bouteilles de cidre posées sur les tables et à même le sol.

Sans surprise, John se tenait face à lui, l’air chaleureux. À ses côtés se trouvait le jeune garçon avec qui il discutait l’autre jour. Le prénom « Andrew » finit par remonter péniblement de ses souvenirs. Une autre personne était présente, Dean pouvait la voir de dos en train de se servir un gobelet de cidre au fond de la pièce. Surpris, il reconnut immédiatement cette longue chevelure rousse. Que faisait donc Jade Wingstone ici ? Avant qu’il n’ait pu le lui demander, John s’interposa :

« Salut, Dean. Je suis content que tu sois venu.

– Salut, John. Et Andrew, c’est ça ? Et… Jade, aussi ? »

La jeune fille se retourna et lui adressa un rapide signe de la main tout en avalant une grande gorgée de cidre.

« T’en veux ? proposa-t-elle après avoir bien entamé son gobelet. C’est le meilleur de la région. Enfin, on n’en a jamais goûté d’autre, mais il faut pas le dire, ça.

– Euh, peut-être plus tard…

– Jade, c’est ton deuxième là ? T’abuses.

– Eh, détends-toi, c’est du doux.

– On s’en fiche, que ce soit du doux. Allez, arrête ça et viens !

– OK, c’est bon, j’arrive. »

Dean se sentait gêné d’assister à cette conversation. Il ne s’attendait pas du tout à cela en pénétrant dans la grange. À vrai dire, il ne s’attendait à rien de précis, mais voir John réprimander Jade de cette façon ne faisait pas partie de ses plans. Andrew les interrompit, voyant que le nouveau venu ne savait plus où se mettre :

« Dean, assieds-toi si tu veux. »

Ils s’assirent tous les trois et Jade finit par les rejoindre, deux autres gobelets pleins à la main. Ce coup-ci, elle les offrit à Andrew et John. Celui-ci ouvrit la bouche pour parler, mais elle le coupa involontairement dans son élan :

« Au fait, je veux pas que tu penses que je suis bizarre ou quoi. T’as dû voir ton nom sur la feuille l’autre jour. C’est rien, c’est juste une histoire que j’écris depuis un moment sur un blog. Apparemment, t’es un nouveau personnage. T’en fais pas, je balancerai rien de personnel. J’ai changé ton nom d’ailleurs. Ça te va, Calvin ?

– Euh, oui, si tu veux. »

Dean était complètement déboussolé. Jade avait toujours eu cet air un peu étrange, comme si elle n’était pas en phase avec la réalité. Mais il ne lui avait jamais vraiment parlé. Et il se sentait… perplexe. Comment pouvait-elle débiter ces phrases à toute vitesse et d’un ton détaché, comme s’il était totalement banal d’inclure un parfait inconnu dans une fiction et de le lui annoncer tranquillement ? Puis il se souvint du titre joliment calligraphié :

« D’ailleurs… c’est quoi les Envahis exactement ?

– Ah, tu te souviens de ça aussi. T’as une bonne mémoire ! »

Elle semblait très flattée, comme si c’était le meilleur compliment qu’on puisse lui faire. Dean se demanda un moment si tous les écrivains étaient aussi bizarres, avant de se rappeler que sa mère n’avait jamais agi de la sorte. Comme s’il était excédé par le comportement de Jade, John s’empressa de répondre à sa place d’une voix un peu dure :

« Les Envahis, c’est un nom que j’avais trouvé pour désigner les gens comme toi, comme nous. Tout simplement parce que j’aime pas trop le mot hanté. Jade aime beaucoup ce terme, donc elle a appelé sa fiction comme ça. Enfin… on parlera de la fiction plus tard. Dean, je t’avais proposé de venir pour nous raconter ce qui t’arrive. Est-ce que t’en as toujours envie ? »

Dean eut un léger mouvement de recul. Avec tout ça, il en avait presque oublié la raison de sa présence en ce lieu. Alors que la pluie tambourinait sur les plaques de tôle et que l’orage grondait, il cherchait la meilleure façon de se lancer.

« Eh ben, ça fait un moment que… que je vois une sorte d’ombre. »

Il s’interrompit quelques secondes. Tous le fixaient, mais ça n’avait rien de gênant. Ils n’étaient pas comme ces élèves qui semblaient morts à l’intérieur lorsqu’il devait présenter un exposé devant eux : ils étaient réellement intéressés et attendaient la suite de son récit avec attention.

Alors il s’efforça de retranscrire les événements du mieux qu’il pouvait. De parler de cette ombre qui lui apparaissait toujours du coin de l’œil et qui se dérobait lorsqu’il essayait de la regarder en face. Du fait qu’il la voyait bien plus souvent depuis qu’il avait emménagé à Stonevalley, du fait qu’il n’en avait parlé à personne de peur d’être pris pour un fou, et qu’il s’était même persuadé tout seul qu’il s’agissait d’hallucinations.

« Tu seras pas pris pour un fou ici, tu sais. »

Jade avait l’air d’avoir retrouvé ses esprits, et posa la main sur son épaule d’un air compatissant. Dean la remercia d’un sourire. Pour la première fois depuis son emménagement à Stonevalley, des gens de son âge se montraient sincèrement sympathiques envers lui.

John se leva et commença à faire les cent pas, pensif.

« J’ai qu’une seule idée de ce que ça pourrait être. Peut-être un shadow people.

– Shadow quoi ? répéta Dean, abasourdi.

Shadow people, shadow man, hat man… Ça a plusieurs noms. Enfin, il y a quelques différences entre chaque, mais ça a pas beaucoup d’importance. En général, ces ombres ne sont pas dangereuses. »

Dean se détendit un peu. John avait l’air de s’y connaître et surtout, il ne semblait pas inquiet. Celui-ci reprit :

« Par rapport à ton sac qui est tombé de la table… désolé d’être sceptique, mais… tu l’avais pas juste posé près du bord ? Il a pu tomber tout seul, tout simplement. Parce que d’après ce que tu me dis, ton entité n’a pas l’air d’avoir de consistance ou de force physique. En espérant que ça reste comme ça, ajouta-t-il en marmonnant. »

Dean réfléchit. Il était tout à fait possible qu’il ait posé son sac en équilibre près du bord, et que le passage de l’ombre dans son champ de vision juste après la chute ait été une coïncidence. Ou alors, peut-être que la chose, le shadow people, l’ombre ou peu importe ce que c’était, avait profité de ce moment pour faire un passage éclair en se doutant que cela le terrifierait.

« Oui, t’as sûrement raison… En tout cas, ça me rassure. »

Durant un instant, plus personne ne parla. On n’entendait plus que le bruit assourdissant de la pluie martelant le toit qui semblait prêt à céder, et des coups de tonnerre qui éclataient. Dean, malgré ses piètres compétences en mathématiques, se mit par réflexe à compter l’écart entre les éclairs et le bruit, tentant de calculer la distance du cumulonimbus par rapport à eux. L’orage semblait se rapprocher.

Puis il s’affaissa sur sa chaise et posa la question qui lui brûlait les lèvres :

« Et vous… il vous arrive quoi ? »

Sa demande jeta un froid. Andrew se racla la gorge et se mit à triturer un bout de papier entre ses doigts, le regard fuyant. Jade se mit à fixer le sol, pensive. Ce fut John qui répondit le premier :

« Je pense que je te raconterai mon histoire en détail une autre fois, on pourra s’installer dans le verger et je t’en parlerai seul à seul. Si ça te va.

– OK, je comprends… »

Dean était un peu déçu par sa réponse, mais il accusa le coup. John n’avait pas à se justifier et il n’insisterait pas. Puis il se tourna vers Andrew et Jade, qui se concertèrent du regard avant que Jade hoche la tête. Elle paraissait détendue.

« Je veux bien commencer. »

Elle se leva et sous le regard méfiant de John, elle alla remplir un autre gobelet de cidre, jusqu’au quart. Mais cette fois encore, ce n’était pas pour elle. Elle le tendit à Dean :

« T’es pas obligé d’accepter… »

Dean haussa les épaules et prit le gobelet. Il se disait que vu la quantité et le faible taux d’alcool qu’il contenait, cela ne pourrait pas lui faire de mal. Puis c’était l’occasion de goûter à ce cidre si réputé dans la région, après tout.

Jade, quant à elle, resta immobile quelques instants, comme si elle était en train de remettre les événements en ordre dans sa tête. Puis elle réajusta ses cheveux et se racla la gorge.

Ce soir-là, il pleuvait des trombes d’eau et le vent soufflait si fort que les branches du grand chêne tapaient régulièrement contre les carreaux. C’était l’ambiance parfaite pour un soir d’Halloween, avec ces régulières coupures de courant et ce temps si désastreux qu’on ne pouvait même pas poser de citrouilles à bougies à l’extérieur.

Assises en rond autour d’une petite table, quatre petites filles s’empiffraient de bonbons qu’elles avaient durement obtenus en faisant le tour du quartier, avant de devoir abréger leur promenade lorsque la pluie s’était mise à tomber. Les deux jumelles aux nattes parfaitement identiques et aux beaux yeux clairs étaient affublées de robes de sorcières un peu trop grandes pour elles et de larges chapeaux noirs complètement tordus. Leur cousine à la chevelure rebelle avait opté pour un costume de loup-garou tout en fausse fourrure, tandis que sa grande sœur, forcée de les accompagner toutes les trois dans leur tour du quartier, avait improvisé un costume du monstre de Frankenstein, le visage barbouillé du fard à paupière vert de sa mère et vêtue d’une vieille blouse un peu déchirée.

L’une des sorcières avait apporté une étrange boîte rectangulaire qu’elle avait posée sur la table, et elle maintenait ses avant-bras posés dessus comme s’il s’agissait du plus précieux des trésors. L’araignée en plastique au bout du fil de son chapeau pointu se balançait alors qu’elle gesticulait, complètement surexcitée.

« Vous allez voir ! Je l’ai eue à notre anniversaire il y a une semaine. C’est une vraie de vraie ! Ça tombe trop trop bien que vous soyez là, mes cousines préférées ! »

Jade souriait tandis que sa cousine s’agitait. Elle et sa grande sœur Olivia étaient venues passer les vacances d’octobre chez Kate et Tania, les deux filles du frère de leur père. Jade n’était pas mécontente de s’éloigner d’Eganlake une fois de temps en temps, cela lui faisait voir du pays.

Légèrement à l’étroit et commençant à transpirer dans son costume de loup-garou, elle en retira les pattes avant.

« Tu fais bien de les enlever, il faut qu’on ait les mains libres ! »

Sur ces paroles, elle enfourna au moins cinq bonbons acidulés d’un coup dans sa bouche et retira son manteau de sorcière. Tania l’imita tandis que Jade jetait un coup d’œil à sa grande sœur. D’environ deux ans leur aînée, Olivia n’aimait pas spécialement traîner avec ses cousines – ni avec sa sœur, soit dit en passant. Jade se doutait que le comportement de Kate l’excédait et qu’elle n’allait pas tarder à inventer une excuse pour s’éclipser et les laisser jouer seules à un autre de leurs jeux débiles, comme elle le disait si bien à chaque fois.

« Ça a l’air super, mais je me sens pas très bien. J’ai mangé trop de bonbons, je vais aller m’allonger un peu dans ma chambre. »

Cela n’avait pas traîné. Elle quitta la pièce tout en se frottant le visage avec un mouchoir pour essayer d’enlever son maquillage, sans succès. Jade se sentit désarmée face à la tristesse qui se lisait dans les yeux de ses cousines, et elle tenta de les rassurer.

« Eh, les filles, c’est rien. Elle a treize ans, vous savez ce que c’est, hein. Elle va encore s’enfermer dans sa chambre et envoyer des textos à son Mike toute la nuit. Moi, je reste avec vous. Alors, c’est quoi ton jeu ? »

Kate oublia rapidement le départ d’Olivia. Elle ouvrit cérémonieusement sa boîte sans plus attendre.

« Une vraie planche ouija ! »

Alors que Tania l’avait sûrement déjà vue une bonne dizaine de fois, elle s’émerveilla devant l’objet. Comme d’habitude, les parents des jumelles ne s’étaient pas moqués d’elles : la planche était magnifique. Elle était taillée dans un beau bois que Jade ne parvint pas à identifier, et la goutte, d’un noir profond, était sublime.

Alors c’était cela, la nouvelle lubie de Kate ? Quelques mois auparavant, elle s’était découvert une passion soudaine pour la guitare et avait tanné ses parents pour qu’ils lui en achètent une avant d’abandonner trois semaines après, prétendant que c’était bien trop difficile et que cela faisait mal aux doigts. Plus tôt encore, elle avait décidé de se mettre à la peinture : le chevalet trônait encore dans sa chambre et prenait désormais la poussière.

Aujourd’hui elle ne jurait plus que par les films de fantômes, alors quoi de plus normal que de lui offrir une planche ouija ? Peu importait son jeune âge, rien n’était trop beau pour elle. Venant de ce côté de sa famille, rien n’étonnait plus Jade. Ses cousines étaient très gâtées. Ses parents lui avaient expliqué que son oncle et sa tante avaient eu beaucoup de mal à avoir des enfants, et que cela expliquait selon eux leur acharnement à satisfaire la moindre de leurs envies.

« J’avais presque peur de l’abîmer tellement elle est belle ! s’exclama Kate. »

Jade songea avec amusement que si l’une de ses cousines avait eu le malheur d’abîmer la planche, leurs parents l’auraient sans doute remplacée immédiatement.

« J’avais trop hâte de l’essayer, mais on avait peur de le faire que toutes les deux, reprit-elle. On t’attendait. En plus, c’est beaucoup mieux de faire ça à Halloween ! »

Jade était toujours étonnée de voir que ses cousines la considéraient quasiment comme une grande sœur, alors qu’elle n’avait que quelques mois de plus qu’elles. Elle resta silencieuse un moment avant de poser une question :

« Et c’est quoi les règles ? »

Kate les débita à toute vitesse, survoltée. Mais Jade, fascinée par l’objet, ne l’écouta que d’une oreille distraite. Elle le détaillait. Chaque lettre et chaque chiffre avait été creusé puis peint en noir. Dans les coins supérieurs étaient inscrits les mots « oui » et « non », et tout en bas, sous les chiffres, « au revoir ». Elle devait bien admettre que malgré son scepticisme pour ce genre de… pratiques, aurait-elle-dit, elle était impressionnée par la finesse et les détails de la planche. Et elle ne comprenait définitivement pas comment cela pouvait être considéré comme un simple jouet, et offert à une fillette de cet âge.

« Alors, on s’y met ? Il faut se tenir les mains ! »

Les trois filles se décalèrent afin de combler le vide laissé par Olivia. Une fois bien installées, elles se prirent les mains.

Alors que ses petites cousines psalmodiaient d’étranges formules probablement tirées du dernier film de fantômes qu’elles avaient regardé, Jade les observait, silencieuse. Elle avait beau avoir le même âge qu’elles, elle n’était nullement emballée par cette histoire. Elle ne croyait pas au paranormal et les films d’épouvante la faisaient bâiller d’ennui. Même ceux qu’elle n’était pas censée regarder et sur lesquels elle zappait distraitement les soirs où ses parents étaient absents, alors que leur vieille voisine les « gardait », assoupie sur un fauteuil dans le salon. Olivia ne la dénonçait pas pour autant : elle avait bien trop peur que Jade leur révèle qu’elle avait déjà invité son Mike en douce pendant leurs virées.

Elle reprit ses esprits lorsque les jumelles lui lâchèrent les mains.

« Maintenant, pose ton index et ton majeur droits sur la goutte. »

Jade manqua de pouffer de rire tant le ton de sa cousine était solennel. Elle s’exécuta tout de même sans broncher, ne voulant surtout pas la vexer.

S’ensuivit un long moment durant lequel il ne se passa strictement rien. Ses cousines ne pouvaient s’empêcher de relancer leur conversation imaginaire d’un « Esprit, es-tu là ? Si oui, frappe un coup. » de temps en temps.

Jade commençait à s’ennuyer lorsqu’un coup sourd retentit.

Kate et Tania hurlèrent en lâchant la goutte, et même Jade eut un sursaut. Son cœur s’emballa et elle eut une sueur froide… avant de s’apercevoir qu’il ne s’agissait que d’une branche de chêne qui avait frappé la vitre. Elle éclata alors de rire.

« C’est rien les filles, c’est le vent qui a encore envoyé une branche dans le carreau. »

L’explication rationnelle de leur cousine les convainquit. Elles se détendirent peu à peu et piochèrent à nouveau dans leur réserve de bonbons.

Mais une fois rassurées, elles voulurent bien entendu recommencer. Bien que peu enthousiaste, Jade se joignit à nouveau à elles pour leur faire plaisir. Elle les adorait et prenait toujours part à leurs jeux sans discuter.

Ce soir-là, elle aurait mieux fait de s’abstenir.

Le manège dura bien une demi-heure avant que Tania et Kate ne se lassent. Il ne se passait rien du tout. Il n’y avait même pas eu la moindre coupure de courant ou coup de branche dans la vitre pour ponctuer leur ennuyeuse séance. La goutte n’avait pas bougé d’un poil.

« Bon, on va chercher des orangeades ? Jade, tu veux venir avec nous ?

– J’en veux bien une, mais je reste ici. Vous en faites pas pour moi, j’ai pas peur. »

La petite fille avait la langue pâteuse à force de réciter leurs formules insensées et de se gaver de bonbons sucrés. Une boisson fraîche serait la bienvenue. Une fois ses cousines parties, elle resta un moment immobile à fixer le « jouet » de Kate. Puis sans savoir pourquoi, elle se replaça devant et se racla la gorge, les deux doigts sur la goutte au centre de la planche.

« Bon, je crois pas à ces conneries mais les connaissant, elles en ont bien pour un quart d’heure, au moins. Alors, s’il y a quelqu’un dans cette pièce, fais-moi la conversation le temps qu’elles reviennent. »

Elle se surprit à rire de sa réplique. Elle attendit un moment, mais ses doigts restèrent désespérément immobiles et aucun son ne se fit entendre.

« Esprit, répéta-t-elle, es-tu là ? »

Nouveau silence. Mais soudainement, alors qu’elle s’apprêtait à retirer ses doigts du morceau de bois, il échappa à son contrôle et pour se placer sur le « oui », comme s’il était animé d’une volonté propre. Un frisson glacé lui parcourut l’échine. L’espace d’un instant, elle voulut tout arrêter et rappeler ses cousines. Mais celles-ci étaient trop loin pour l’entendre, et Jade ne put se résoudre à lâcher la goutte. Sa voix tremblait lorsqu’elle parvint à articuler une nouvelle question, encore sous le choc :

« Es-tu là depuis le début ? »

La goutte repartit au milieu, puis à nouveau sur le « oui ». Jade détestait ce sentiment de ne pas contrôler ses mouvements, et complètement paniquée, elle se demanda ce qu’elle devait faire. Elle essaya d’avoir l’air assuré lorsqu’elle répondit, mais la terreur se lisait sur son visage.

« Bon, eh bien comme t’as rien fait tomber et que tu t’es pas amusé à nous effrayer, j’imagine que t’es un gentil esprit… »

Elle riait nerveusement pour tenter de se rassurer, mais eut un hoquet de frayeur lorsque ses doigts se posèrent d’eux-mêmes sur le « non ».

« Mais… »

Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase. Une respiration rauque se fit entendre à quelques centimètres d’elle, et un coup sourd ébranla la table. Jade voulut se relever mais tomba à la renverse. Étalée sur le sol, elle se mit à haleter bruyamment.

Qu’avait dit Kate ?

Ne joue jamais dans un cimetière.


Elle passa sa main dans ses cheveux, effrayée. Il n’y avait plus rien dans la pièce, mais il y eut une brève coupure de courant qui la fit hurler de terreur. Lorsque la lumière se ralluma, elle regarda autour d’elle, toujours étendue sur le sol.

Ne joue jamais seule.


Une fois sûre que la chose était partie, elle se releva, les jambes flageolantes. Elle épousseta sa veste en fausse fourrure d’un geste peu assuré et regarda à nouveau autour d’elle. Et elle eut un sursaut alors qu’au sol, près de la porte, elle aperçut un papier parfaitement déplié. Elle s’en approcha et le saisit, hésitante. Encore toute tremblante, elle se força à se concentrer pour déchiffrer le titre, et comprit qu’il s’agissait des règles du « jeu ».

Cela n’avait aucun sens. Jade en aurait mis sa main à couper : Kate n’avait pas sorti ce papier, elle l’avait récité de mémoire. Alors depuis quand était-il là ? Elle réajusta ses lunettes et cligna plusieurs fois des yeux, complètement déboussolée.

Puis elle lut la dernière ligne de la feuille et son sang se glaça dans ses veines. Elle se retourna pour parcourir la pièce des yeux encore une fois, fébrile. La chose était déjà partie. Et pourtant, l’instruction était claire :

N’oublie pas de dire au revoir.

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