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Les Envahis, 7 : La seule solution

Lorsque ses cousines remontèrent dans la chambre, Jade prétendit avoir été effrayée par une araignée pour justifier sa pâleur. Elle ne leur parla pas de la terrible apparition dont elle avait été témoin, mais fit abréger la séance en leur proposant de regarder un film à la place. Et elle dut lourdement insister pour que ce ne soit pas un film de fantômes.

Les jours qui suivirent, Jade resta sur le qui-vive. Elle sursautait au moindre bruit dans son dos, elle avait des sueurs froides au moment d’éteindre la lumière le soir et elle ne pouvait s’empêcher de regarder nerveusement derrière elle lorsqu’elle marchait seule dans un couloir. Pourtant, rien d’autre ne se produisit durant son séjour chez ses cousines.

Lorsqu’elle rentra à Eganlake à la fin des vacances, Jade commençait à être rassurée. Elle se disait que quoi que fût la chose qui l’avait terrorisée le soir d’Halloween, celle-ci ne l’avait pas suivie. Elle était restée chez son oncle et sa tante et dormait, attendant la prochaine séance de ouija d’enfants imprudents pour les terrifier de nouveau, et c’était tout.

Mais elle se trompait.


Comme John l’avait dit, les entités se servaient de l’aura des villages du Havre Perdu, qui leur permettait de se manifester davantage. Et celle qui s’était intéressée à Jade ne faisait pas exception à cette règle. Elle l’avait bel et bien suivie et, comme si sa manifestation le soir d’Halloween l’avait fatiguée, elle avait attendu que Jade retourne à Eganlake pour frapper de plus belle.

La jeune fille s’arrêta là. Elle semblait perdue dans ses pensées et avait les larmes aux yeux. Dean, sous le choc, trempa ses lèvres dans son gobelet de cidre, sans savoir quoi dire.

« Elle a raison, il est vraiment bon, se dit-il en avalant une deuxième gorgée. »

Ni John ni Andrew ne bougèrent. Ils avaient les yeux rivés vers le sol et gardaient le silence. Dean ne souhaita pas l’interroger sur la façon dont la chose se manifestait. Elle ne semblait de toute façon pas prête à en parler. Pendant un instant, il songea au fait que Jade avait un problème bien plus important que le sien, et il ne put s’empêcher de se demander ce qu’Andrew pouvait bien avoir… Était-ce pire encore ?

Puis il posa une autre question à la jeune fille :

« Et tes cousines, tu leur en as jamais parlé ?

– Jamais. Quand je les ai revues un mois plus tard, elles étaient passionnées de chiens de traîneau et suppliaient leurs parents d’en adopter deux pour Noël. Oubliée la planche ouija, oubliés les films de fantôme. On n’en a jamais reparlé… alors elles ont jamais su. Et je les vois presque plus maintenant. »

Dean acquiesça, silencieux. Jade avait toujours l’air d’avoir envie de se confier.

« J’en ai jamais parlé à ma sœur non plus… Déjà à l’époque, c’était pas la grande entente entre nous. Mais depuis que j’ai un comportement à la limite de la parano, et là je la cite, elle se contente de me regarder de haut. Elle me parle à peine. Encore plus depuis que je traîne avec John et tout le reste… »

Et tout le reste ? Il y avait, ou avait eu d’autres personnes ? Jade poursuivit :

« Elle m’autorise à manger avec elle et son groupe à la cantine quelques fois quand je suis seule, mais c’est clairement plus par pitié qu’autre chose. »

Dean ressentait beaucoup de compassion envers elle. Quelques fois, il lui arrivait de regretter de ne pas avoir eu de frères et sœurs, et là, il rencontrait cette fille qui en avait une mais qui ne s’entendait pas avec elle. Il trouvait cela plutôt triste.

« Et… tes parents ?

– Bof… c’est pas forcément mieux. Déjà, parce qu’ils sont assez occupés. Ils tiennent la fabrique de vêtements de Wideshore, une affaire familiale du côté de ma mère qu’ils transmettent de génération en génération. Ça leur prend beaucoup de temps donc ma sœur et moi, on est souvent seules à la maison. Et puis… j’ai essayé de leur en parler quand j’étais plus petite, mais… disons que ça s’est pas très bien passé. »

Jade se tut, l’air bouleversé. L’adolescent resta silencieux. Il ne savait pas s’il devait lui demander plus de précisions, attendre qu’elle se confie d’elle-même, ou poser une main sur son épaule comme elle l’avait fait tout à l’heure… Qu’est-ce qu’il pouvait bien dire, ou faire pour la réconforter ? Il n’était pas doué en relations sociales et le ressentait de plus en plus.

Mais alors qu’elle semblait sur le point de raconter la suite de son histoire, John intervint, mettant fin à ses interrogations :

« Je suis désolé de vous interrompre mais… il va falloir partir avant que la pluie infiltre la grange. C’est déjà arrivé, oui, ajouta-t-il avec un sourire en coin. Dean, on a une espèce de tradition quand quelqu’un nous rejoint. Le cidre, déjà. Et aussi, on écrit nos noms sur cette poutre au fond. »

Avec un sourire bienveillant, il la lui désigna. Elle était située au fond de la pièce et à première vue, elle n’avait rien de spécial. Mais Andrew et Jade se levèrent et tous les trois l’invitèrent à venir regarder de plus près. Il reposa son gobelet vide sur le sol avant de les rejoindre.

La face de la poutre qui n’était pas visible depuis la porte d’entrée était peinte en blanc. Et dessus, quatre noms étaient inscrits au marqueur noir :

« Jonathan Calligan

Andrew Marks

Jade Wingstone

Chloe Jordan »

Il y avait donc une absente… Dean se demanda où pouvait bien être cette Chloe jusqu’à ce qu’un autre détail attire son attention : en dessous de ce dernier nom, un gribouillis figurait, au stylo cette fois-ci. Dean pensa d’abord qu’il s’agissait d’une rature. Mais en plissant les yeux et en s’approchant, il parvint à déchiffrer :

« Peter Denver »

Des milliers de questions se bousculaient dans sa tête, mais il n’osa pas en formuler une seule. Il était bien trop tôt pour leur demander des explications. Surtout… si le départ de ce Peter n’avait pas été volontaire.

Il posa le marqueur contre la poutre d’une main tremblante, puis se ressaisit. Son nom se devait d’être inscrit de sa plus belle écriture, comme les autres. Alors il s’appliqua pour le tracer du mieux qu’il pouvait, et fut plutôt satisfait du résultat. La bande l’applaudit et de manière totalement inattendue, Jade le serra brièvement dans ses bras.

« Je suis à la fois contente et désolée d’avoir un nouveau ! »

Dean se mit à rire. La pression était enfin retombée. Il avait trouvé des confidents, des futurs amis… Il songea en son for intérieur que pour une fois, il allait tout faire pour s’intégrer dans un groupe.

Il s’apprêtait à leur faire cette belle déclaration, ému, lorsque des coups sourds retentirent contre la porte. Tous sursautèrent sauf John, qui paraissait seulement paniqué à l’idée qu’une personne non invitée n’entre dans la grange. La voix d’Adrian leur parvint, à peine audible au milieu de la cacophonie de la pluie.

« Dean ? cria-t-il. Qu’est-ce que tu fais là-dedans ? Je te ramène, interdiction de rentrer à vélo sous cette pluie ! »

Sans réfléchir, l’adolescent se précipita à l’extérieur avant que son père n’ait l’idée d’entrer. Celui-ci était en ciré et portait des bottes en caoutchouc. Il avait l’air mi-inquiet, mi-irrité, et fronçait les sourcils. Cette expression avait toujours donné envie de rire à Dean, qui ne parvenait pas à prendre son père au sérieux lorsque celui-ci était furieux après lui.

« Euh, OK papa, j’arrive. On faisait rien de spécial, t’inquiète pas. Je me suis trouvé… des amis. Et on discutait. »

Adrian se détendit aussitôt en entendant le mot « amis ». Il souriait à présent.

« D’accord, eh bien dis à tes amis qu’il ne vaut mieux pas qu’ils traînent ici par ce temps. Je peux les ramener chez eux s’ils ont besoin. »

Dans le dos de Dean, tous s’étaient approchés de la sortie. Andrew le salua :

« Bonjour, monsieur Way. Vous en faites pas pour moi, monsieur Calligan va me ramener, il doit passer à Woodglades. »

Jade s’aventura à l’extérieur d’un air hébété, ne se souciant même pas de la pluie qui tombait à grosses gouttes sur sa chevelure rousse.

« Eh ben ! Depuis quand il pleut ? Je vais jamais pouvoir rentrer à Eganlake, moi ! »

Dean ne savait plus quoi dire. Jade… n’avait-elle sincèrement pas entendu le bruit de la pluie alors qu’elle faisait un boucan infernal en martelant le toit de la grange ? Sa réponse étonna tout autant Adrian que son fils.

« Je peux faire un crochet par Eganlake, si besoin…, proposa-t-il, visiblement décontenancé par son attitude.

– Oh, ben merci beaucoup alors ! Moi, c’est Jade, au fait.

– Eh bien, enchanté, Jade. »

Dean sentait que son père n’était pas complètement à l’aise et se surprit à sourire, amusé. Décidément, Jade faisait le même effet à tout le monde.

Légèrement déçu de devoir abréger la réunion, il salua les deux garçons et monta dans la voiture avec Jade. Son père était parti prévenir son patron de son départ et n’allait pas tarder à revenir. Dean se retrouva donc seul avec elle un court instant et ne trouva rien de pertinent à dire. Il regarda sans la voir la pluie qui s’écrasait sur le pare-brise, de plus en plus violente.

« Il est gentil de me ramener, ton père. Ça lui fait un détour.

– Oh, t’en fais pas pour ça. Ça le dérange pas. »

En effet, Adrian avait tendance à se sentir responsable de toutes les personnes qui croisaient sa route et avaient l’air d’avoir besoin d’aide. Alors en voyant Jade, qui s’apprêtait à marcher vingt minutes sous une pluie battante et sans manteau, il n’avait pas pu s’empêcher de réagir. Un peu de la même façon que lorsqu’il voyait un chaton ou un chiot affamé pendant un pique-nique et qu’il lui cédait spontanément une partie de son sandwich.

Son père les rejoignit enfin, interrompant le fil de ses pensées.

« Harold va garder ton vélo dans un endroit sec, tu pourras le reprendre une autre fois. »

Dean acquiesça tandis qu’Adrian démarrait et suivait les instructions de Jade pour la ramener chez elle.


Après l’avoir chaleureusement remercié, Jade claqua la porte de la voiture et s’engouffra dans une grande maison de bois typique de ce village.

« C’est super que t’aies sympathisé avec des gens Dean, mais… elle faisait quoi sous la pluie à regarder le ciel comme ça ? »

Dean ne put s’empêcher de rire. Il se doutait qu’il n’échapperait pas à ce genre de remarques. Son père était content qu’il ait trouvé des amis, mais… il allait le surveiller de près. Du moins, il allait essayer.

En effet, l’adolescent se doutait que son père se méfierait de cette fille ainsi que de ces réunions étranges dans la grange. Il allait le bombarder de questions qui resteraient sans réponse… ce qui ne ferait que l’inquiéter davantage. Il allait falloir trouver un moyen de gérer cela le moment venu.

Il s’affaissa dans son siège et se souvint qu’il n’avait pas eu le temps de demander des précisions à Jade sur sa fiction. Mais à présent qu’ils avaient sympathisé, il se doutait qu’elle se ferait un plaisir de tout lui raconter la prochaine fois qu’il la verrait. Elle semblait intarissable sur le sujet, lorsqu’on la lançait.

Je suis à la fois contente et désolée d’avoir un nouveau !

Jade se mit à sourire toute seule en songeant à cette phrase qu’elle avait prononcée plus tôt dans la journée. Dean, le fameux nouveau. Il venait d’arriver mais elle l’affectionnait déjà. Et son père, qui avait eu la gentillesse de la ramener chez elle alors qu’il pleuvait des cordes… On pouvait dire ce que l’on voulait, ces citadins savaient se montrer très sympathiques.

La jeune fille sortit de la douche et tituba vers le lavabo. Comme souvent lorsqu’elle était seule, elle se mit à parler pour elle-même.

« J’aurais peut-être pas dû terminer cette bouteille… Mais on aurait fait quoi du reste, hein? C’est pas bon, le cidre plus gazeux. Du jus de pomme sans goût…»

Elle soupira et tenta de nouer sa masse de cheveux à l’aide d’un énième élastique emprunté – sans sa permission – à sa sœur. Il claqua comme tous les autres et elle le projeta comme d’habitude dans la petite poubelle de la salle de bains d’un geste agacé.

« Qu’est-ce que j’ai fait pour avoir des cheveux pareils…»

Elle tira sur ses mèches et fit la moue. Ses cheveux étaient très beaux, mais aussi très épais. Même après avoir été désépaissis chez le coiffeur, il ne leur fallait que quelques semaines pour retrouver leur volume et l’aspect d’une dense crinière féline.

« Je vais finir par vous couper, vous, les prévint-elle tout en sachant très bien qu’elle n’irait jamais au bout de cette menace.»

Puis tout en chantonnant, elle entreprit de se sécher et d’enfiler des vêtements secs. Lorsqu’elle sortit de la salle de bains, elle tomba sur Olivia qui attendait son tour.

« Qu’est-ce que t’as encore fait de mon élastique? siffla cette dernière. Je l’avais posé juste là, sur l’étagère!

– Mort au combat, paix à son âme, répondit Jade d’un ton solennel tout en s’éloignant sans un regard pour sa sœur.

– Jade, tu fais chier ! Arrête de me les piquer et de les péter!

– OK, bah range-les ailleurs. J’y peux rien, faut toujours que j’essaie de les attacher…

– T’es vraiment pas possible!»

Jade descendit à la cuisine en ignorant royalement les jérémiades de son aînée. Elle se servit un jus de pomme frais en prenant soin de laisser un tiers du verre vide. Puis elle monta dans sa chambre dont elle verrouilla la porte, reposa ses lunettes sur son nez et s’assit devant l’écran de son ordinateur portable, son casque sur les oreilles. Le document texte qu’elle n’avait pas fermé apparut aussitôt.

« Chapitre 18 : Calvin. »

Dean. Encore un autre. Jade se recula dans son siège tout en songeant à tout ce qu’elle avait vécu depuis qu’elle connaissait John. À tout ce que cela avait apporté dans sa vie, le bon comme le mauvais.

L’écriture. C’était une des bonnes choses. Depuis toute petite, elle rêvait de publier ses propres écrits. Elle avait de temps en temps des idées d’histoires, des scénarios qui lui venaient… Mais rien n’avait jamais été concluant.

Puis, il y avait cette entité qui la suivait à la trace. Épiée et harcelée quotidiennement, Jade prenait rarement le temps de se détendre pour écrire. Se sentant complètement seule, elle avait commencé à perdre espoir et à mettre de côté sa passion.

Mais John était apparu. Non seulement il lui avait fait comprendre qu’elle n’était pas seule comme elle le croyait mais en plus, les péripéties qu’elle avait vécues avec son groupe lui avaient donné de l’inspiration. Et cela lui permettait de prendre de la distance par rapport à l’enfer qu’elle vivait.


Elle sursauta en entendant le son d’une notification dans son casque : quelqu’un venait de laisser un commentaire sur un de ses chapitres.

« J’ai enfin terminé la partie sur Felix. C’était.. waw! Terrible et génial. Je me demande où tu trouves toutes ces idées. Je me remets à la suite bientôt et je commenterai tout ça !»

Jade eut un sourire amer. Felix était le nom du personnage qui représentait Peter, leur ancien ami. Elle avait mis beaucoup de temps à prendre le recul nécessaire pour écrire son histoire sans se mettre à pleurer sur son clavier. Elle n’était pas fière de ces chapitres, mais ils avaient eu le mérite de lui faire pratiquer ce qu’on appelait une catharsis. De l’aider à avancer.

Il n’y avait pas eu beaucoup de contenu, depuis. Ses lecteurs s’impatientaient en attendant les nouveaux rebondissements de l’histoire de ce petit groupe d’amis pas comme les autres.

Et si Dean apportait un nouvel arc à ce récit romancé? Le nouveau venu faisait bel et bien partie de la bande à présent, même s’il n’avait pas l’air de beaucoup souffrir des agissements de son ombre. Du moins, pour le moment. Et elle espérait pour lui que cela resterait ainsi. 

Elle repensa à leur discussion, plus tôt dans la journée, à ce qu’elle était sur le point de lui raconter à propos de son histoire familiale. Elle pensa à ses parents, en particulier sa mère, à qui elle ne pourrait jamais confier ses tourments à cause d’un passé dans lequel elle n’avait pas eu son rôle à jouer. 

Jade fut tirée de ses pensées lorsque ses bras se couvrirent de chair de poule. Elle entendit à quelques centimètres d’elle un souffle rauque qu’elle ne connaissait que trop bien. Elle n’osa même pas tourner la tête: elle savait très bien ce qu’elle verrait si elle le faisait.

Cet être étrange qui n’avait d’humain que l’apparence et qui prenait plaisir à surgir n’importe quand pour l’effrayer, de préférence lorsqu’elle était seule. Jade ferma les yeux et contrôla sa respiration en repensant à ces phrases qu’elle avait écrites dans sa fiction. Des phrases que June, le personnage qui la représentait, avait prononcées une fois.

« Certains ados achètent des jeux vidéos.»

Tout en gardant les yeux fermés, elle tendit le bras vers le troisième tiroir de son bureau.

« D’autres s’offrent de nouveaux vêtements.»

Elle pria en son for intérieur pour que sa main ne rencontre pas celle de l’entité, cette main osseuse et glacée qui s’était déjà refermée à plusieurs reprises sur son bras par le passé.

« Mon argent de poche a une tout autre utilité. »

Elle fit glisser le tiroir et en ressortit une lourde bouteille en verre.

« Ah ça, si mes parents l’apprenaient…»

Elle rouvrit les yeux et remplit le dernier tiers de son verre de vodka. Puis elle se mit à imiter John de façon exagérée, en prenant une voix geignarde:

« Mais enfin Jade, tu sais bien que c’est pas la solution !»

Puis sans réfléchir une seconde, elle s’enfila le verre entier d’une traite. Depuis le temps, le goût brûlant de l’alcool ne la faisait même plus frissonner ou grimacer.

« Et ben moi, c’est la seule que j’aie trouvée pour t’éloigner de moi, rétorqua-t-elle à l’adresse de l’entité qu’elle sentait s’agiter dans son dos.»

Elle rangea ensuite la bouteille, posa ses coudes sur son bureau et se prit la tête entre les mains, les yeux à nouveau clos. Dans quelques minutes, elle ne l’entendrait plus, ne la sentirait plus, et ne risquerait même plus de la voir. C’était l’avantage de l’alcool – l’unique avantage, qu’elle avait découvert après s’être trompée de verre à la fête du nouvel an et avoir ingurgité un puissant cocktail. Elle avait erré seule dans Eganlake une bonne partie de la nuit, et pas une fois la chose n’était venue lui faire peur.

Après cela, elle avait longuement hésité à se procurer son propre alcool afin de la faire disparaître de temps en temps. D’une, parce qu’elle n’avait aucune envie de s’abîmer la santé avec cela, et encore moins à son âge. De deux, parce que c’était cher. De trois, parce qu’il lui était très compliqué de se concentrer pour faire ses devoirs ou écrire après en avoir bu. Et de quatre, parce qu’elle savait que cela serait difficile à cacher auprès de ses proches.

Mais alors que l’entité s’était mise à la harceler de plus belle, Jade s’était résignée. Elle était à court de solutions. Elle et Andrew en avaient tenté des choses, pour éloigner ou éradiquer les entités qui leur pourrissaient la vie. Mais pour elle comme pour lui, rien n’avait fonctionné. Cela avait même empiré la situation sur le moment, comme si elles avaient mal pris les tentatives des deux adolescents de se débarrasser d’elles. Alors elle n’avait plus que ça.

Elle avait commencé à garder une grande partie de son argent de poche pour s’acheter des bouteilles qu’elle cachait dans sa chambre. Elle se rendait en toute discrétion dans une petite boutique de Woodglades dont le gérant était plutôt âgé et n’y voyait plus grand-chose. Une simple paire de talons empruntée à sa sœur et un peu de mascara suffisaient à la faire passer pour une jeune femme majeure. Seul le reste du groupe – mis à part Dean – était au courant de ce problème. Elle n’avait pas eu besoin de se confier à eux, ils avaient simplement fini par s’en rendre compte alors qu’elle les retrouvait à la grange dans de drôles d’états, les chewing-gums qu’elle mâchait peinant à dissimuler l’odeur forte et reconnaissable de la liqueur. Ils avaient tous tenté de lui en parler et de trouver une autre solution avec elle, mais Jade restait hermétique. Elle s’obstinait à consommer verre sur verre pour échapper aux manifestations glaçantes de l’entité, même temporairement.

Jade savait pertinemment que cette situation était malsaine et sans issue. Mais elle nourrissait l’espoir, lorsqu’elle serait majeure et à la fin du lycée, de pouvoir partir loin d’ici, dans un endroit où la chose n’aurait pas assez d’énergie pour apparaître aussi souvent. Et à ce moment-là, elle se jurerait de ne plus jamais boire une goutte d’alcool de sa vie.

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