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Les Envahis : Épilogue

Il fut tiré d’un sommeil profond par le son d’une notification sur son téléphone. Émergeant doucement d’un rêve incohérent, il bâilla à s’en décrocher la mâchoire et se redressa sur son lit. Alors qu’il se frottait machinalement le menton, il sentit les picotements de ce début de barbe auquel il n’était pas encore habitué. Enfin, se disait-il souvent.

Il se leva lentement en s’étirant, et son premier réflexe fut d’allumer son ordinateur. Il avait envie de dessiner un peu. Tandis qu’il chargeait, il descendit à la cuisine se préparer un café au lait pour se réveiller. Il trouva un mot sur la table et y reconnut l’écriture de sa mère :

« Ton père et moi, on part en week-end jusqu’à demain soir. Tu as la maison si jamais tu veux inviter tes amis. À demain et bon week-end !

PS : Pense juste à vérifier le courrier s’il te plaît, j’attends un colis. »

Voilà pourquoi la maison lui paraissait si vide. Le temps que le café passe, il sortit avec les clés de la boîte aux lettres. Si le colis de sa mère n’était visiblement pas arrivé, il y avait une enveloppe à son nom à l’intérieur. Curieux, le jeune homme n’attendit pas avant de l’ouvrir. Elle contenait un prospectus comme ceux que l’on distribue dans la rue ou que l’on glisse sous les essuies-glaces. Sur le papier glacé, on voyait quelques bouts de photographies d’enfants s’amusant avec des jouets faits de bois. Le titre était :

« Andrew Marks, fabricant de jouets et jeux de société en bois uniques pour vos enfants. »

Il y avait, en plus petit, l’adresse de sa boutique ainsi que son numéro. Sur le papier, un petit pense-bête était collé. Dean y reconnut l’écriture de son ami :

« Ça claque, hein ? Au fait, j’ai eu mes premiers vrais clients, une famille qui voulait des jouets originaux pour un anniversaire. Je suis tellement content et stressé à la fois !

Je te promets de rattraper vos dernières histoires avec John dès que j’ai du temps libre. Bye, prends soin de toi ! »

Il examina le prospectus, admiratif. Andrew avait l’air de s’en sortir. Il était parti du Havre Perdu il y avait un moment déjà, seul dans un petit studio à Newdale, cumulant les boulots alimentaires tout en consacrant ses rares temps libres à la fabrication de jouets. Il avait un don, c’était certain. Et une fois son croque-mitaine épuisé, loin de l’aura des villages, Andrew avait commencé à revivre. Dans l’incapacité totale de faire disparaître l’entité qui le hantait comme Jade avait pu le faire, il se contentait de très brèves visites aux villages afin de voir son petit frère et ses amis.

Bien sûr, son métier rêvé n’était pas à la hauteur des espérances de ses parents, qui ne manquaient pas de le lui faire savoir dès qu’il franchissait leur porte d’entrée, mais il s’en moquait. Ça valait le coup. Alors c’était tout ce que pouvait lui souhaiter la bande des Envahis.

Au moment où il allait refermer la boîte aux lettres en se promettant de lui répondre, il aperçut une petite carte postale dans un coin, qu’il avait failli ne pas voir. Cette fois-ci, c’était l’écriture de Jade. La carte était une photographie magnifique d’une large forêt bordée d’un long fleuve. Toujours debout dans le jardin, il lut :

« Hey Dean ! J’ai pas beaucoup de réseau ici, alors j’en reviens aux bons vieux moyens de communication. Pour faire court : JE CRÈVE DE CHAUD. Mais c’est génial, c’est le meilleur stage du monde ! Je découvre plein de trucs tous les jours, je pourrais écrire un millier d’articles sur cet endroit. Je rentre au village dans un mois, mais j’ai pas hâte du tout ! John m’a dit pour votre BD au fait, félicitations. Bon tu t’en doutes, elle est pas encore traduite dans la langue d’ici, donc je la lirai en rentrant, promis.

Bisous ! Jade. »

Il referma la boîte aux lettres en la poussant d’un coup de genou puis emporta la carte avec lui. Jade avait commencé un stage dans un grand journal il y avait quelques mois de cela. Son tuteur avait été choisi pour écrire une série d’articles polémiques sur la déforestation d’une immense forêt tropicale à l’autre bout du monde. Et, satisfait du travail de sa stagiaire, il lui avait proposé de le suivre. Ce qu’elle avait bien entendu accepté. C’était une opportunité inespérée, pour cette étudiante qui n’avait encore que deux ans d’école derrière elle.

Jade semblait bien partie pour faire le tour du monde. Elle disait vouloir visiter le plus de pays possible de fond en comble avant de revenir, peut-être définitivement, près de Stonevalley. Comme elle le disait si bien, ses racines finissaient toujours par lui manquer.


Une fois à l’intérieur avec les deux lettres, Dean se souvint qu’il avait été réveillé par un message et qu’il avait oublié de le consulter. Il remonta dans sa chambre, puis il punaisa le prospectus et la carte postale sur un grand tableau de liège débordant de photos et autres souvenirs avant de s’asseoir sur son lit. Il ne put s’empêcher de sourire en constatant que le message venait de John :

« Hey tu vas pas le croire ! Va vite voir les derniers chiffres des ventes ! »

Il y avait un deuxième message, reçu cinq minutes après :

« Sérieux feignasse, arrête de dormir ! Va voir ! »

Dean rit doucement en imaginant l’état extatique dans lequel devait être son associé, puis il se leva pour se rasseoir lourdement sur sa chaise de bureau. Après une rapide vérification des comptes, il poussa un sifflement. Définitivement, ils avaient eu raison d’y croire. Il répondit à son message dans la foulée :

« He ben, on appelle ça avoir du succès… »

À présent, Dean était vraiment de bonne humeur.

« Carrément. Viens à la ferme ce soir, on va s’ouvrir une bouteille de champagne. Bon, on n’aura pas tout le reste du groupe pour fêter ça avec nous, mais on peut toujours demander à Rose de venir ! »

Dean écrivit rapidement une réponse positive avant d’entendre le son familier d’une notification. C’était Chloe.

« Salut Dean, petit message pour venir aux nouvelles, parce que John m’a dit que votre BD commençait à bien marcher. Donc… félicitations ! Je suis super contente pour vous, vous le méritez ! Peter était surexcité aussi, j’imagine que son éditeur lui en a reparlé.

Bon sinon, j’ai appris que j’ai bien été prise à l’école que je voulais, à Deltown. Enfin, je vais pouvoir le rejoindre ! En ce moment je suis là-bas, et il m’emmène en week-end pour fêter ça. Je t’écris ça depuis le train en espérant que ça s’envoie correctement (le réseau catastrophique, tu connais bien ça).

Oh et devine quoi… on pense passer tous les deux au mois d’août, en même temps que Jade ! Bon par contre, on logera à Newdale pour éviter de recroiser qui tu sais, mais on pourra se voir. Il a hâte de te rencontrer.

Et toi aussi t’as reçu une carte de Jade ? Peter l’a eue dans sa boîte ce matin, elle a l’air de s’éclater. Et pour Andrew, t’as vu sa pub ? J’adore, c’est trop mignon ce qu’il fait. Je suis fière de mes amis 

Bon, je m’arrête là avant de vraiment plus rien capter. Bon week-end à toi, et fêtez ça comme il se doit avec John ! »

Alors ça y était, Chloe allait pouvoir rejoindre Peter dans sa nouvelle ville. Depuis le temps qu’elle en rêvait… Dean s’en réjouissait pour elle. Et puis, il ne doutait pas qu’elle s’en sortirait à merveille avec ses études. Après tout, elle avait réussi ses deux années de classe préparatoire haut la main. Et aux yeux du jeune homme, qui était dépassé par les mathématiques dès lors qu’on abordait les équations à plus d’une inconnue, chaque semestre validé dans le domaine des sciences était un véritable exploit.

Il rédigea une réponse à Chloe pour la féliciter et leur souhaiter un bon week-end, à Peter et elle. Puis en appuyant sur envoyer, il songea un instant que c’était drôle, ces messages qui arrivaient instantanément à destination alors que des milliers de kilomètres séparaient l’expéditeur et le destinataire.

Stonevalley Deltown en une seconde.

Dean put enfin se poser sur la terrasse, sa tasse de café à la main. Il faisait chaud, cet été-là, et il profitait chaque matin de cet instant de sérénité.

« Bonjour Dean ! Alors, tu es revenu pour les vacances d’été ? »

Le jeune homme se redressa. Dans l’allée en contrebas, madame Craig marchait tranquillement.

« Bonjour ! C’est ça, je vais rester les deux mois. Et vous alors, vous allez où comme ça, de bon matin ? »

Contrairement à ses amis, Dean n’avait jamais pu dépasser le stade du vouvoiement avec la vieille dame. Mais cela ne semblait pas la déranger.

« Je pars me balader dans les landes. C’est tonifiant, tu sais.

– J’en doute pas. Si vous voulez un café au retour, vous savez où vous arrêter.

– T’es bien gentil, mon petit Dean, mais pas aujourd’hui ! J’ai beaucoup à faire. Passe une bonne journée.

– Vous aussi ! »

Dean se recala dans son siège, au soleil. Cette vieille dame l’épatait. Elle travaillait toujours à la confiserie, se promenait toujours en chemise même en hiver, tout en sifflotant. Immortelle.


Il étendit ses jambes et, parfaitement à l’aise, il passa au moins cinq minutes supplémentaires sur la terrasse à rêvasser avant de se décider à rentrer.

Installé à son bureau, Dean perfectionnait un dessin qu’il avait terminé la veille. Il s’essayait aux portraits et c’était encore très difficile pour lui. Concentré, il ne regarda pas tout de suite son téléphone lorsque celui-ci vibra. Il le consulta une dizaine de minutes plus tard. C’était Rose :

« Salut ! John m’a dit pour la BD et m’a invitée ce soir. Je suis partante! Mais avant, ça vous dit de venir avec moi à Newdale? Mon frère participe à un spectacle avec sa chorale, il va faire le solo et il est un peu stressé. Ça lui ferait du bien de vous voir le soutenir. Ça vous dit ? Andrew peut pas (le boulot), mais mon père sera là. Je prendrai la voiture de ma mère pour vous emmener avec moi si vous voulez venir. »

Dean accepta la proposition avec plaisir: il n’avait pas vu Rose depuis un moment. Elle s’était elle aussi inscrite en fac de langues, mais à Newdale, un an après lui. Après avoir réussi ses examens de fin de lycée, elle était partie chez son père pendant deux mois. Celui-ci, fier de ses notes, lui avait offert un stage de deux semaines de cours de danse intensifs. En effet, Rose aimait toujours autant danser et ne désespérait pas d’en faire sa carrière. Elle avait simplement choisi de s’inscrire en langues par sécurité, au cas où elle ne parviendrait pas à réaliser son rêve.

Il avait fait la même chose, après tout: il s’était inscrit dans sa filière sans réel objectif, juste pour avoir quelque chose si son projet de bandes dessinées avec John ne fonctionnaient pas. Mais depuis que leur ouvrage commençait à se vendre, il devait bien admettre qu’il ne suivait plus les cours aussi assidûment. Sur sa lancée, il avait terminé et validé sa deuxième année, mais ne comptait pas y retourner. Le studio d’étudiant de dix mètres carrés dans lequel il avait croupi pendant deux ans avait fini par le rendre malade. Les grands espaces du Havre Perdu lui manquaient.

Deux ans, déjà… Deux ans depuis la fin de ses années de lycée. Deux ans depuis que le groupe s’était dispersé, que chacun était parti plus ou moins loin, exceptés John et Rose. Deux ans depuis que Jade et Chloe s’étaient installées en colocation pour le début de leurs études, ensemble pour affronter une ville bien plus grande et animée que leur village natal.

Un an. Un an depuis que Leo avait recommencé à chanter. Un an depuis que Rose et Andrew avaient réussi leurs examens avant de s’installer dans leur propre appartement, eux aussi. Un an depuis que Jade avait validé sa première année d’école supérieure. Un an depuis que Peter avait rompu avec une certaine Ashley, et que Chloe et lui s’arrangeaient pour se revoir dès qu’ils en avaient l’occasion. Un an depuis que la bande dessinée de John et Dean avait commencé à se faire connaître.

Peu inspiré, Dean se prépara des pâtes lorsque son estomac cria famine, vers quatorze heures. Rose devait venir le chercher trois heures plus tard, et il fallait à tout prix qu’il s’empêche de retourner dessiner immédiatement après son repas rudimentaire, sinon il serait bien capable de se retrouver devant elle en survêtement et chaussettes dépareillées, complètement décoiffé.


Quelques heures plus tard, prêt et présentable, Dean s’asseyait à bord de la voiture de la mère de Rose. Sur le siège passager, John ne cessait de bavarder, surexcité et l’œil brillant. Il avait changé, en deux ans. Il s’était étonnamment révélé être le membre le plus fêtard du groupe, et était devenu bien plus extraverti. Et comme il se tenait beaucoup plus droit qu’avant, il avait même pris quelques centimètres. Entre ça et sa barbe, plus abondante que celle de Dean, il avait vraiment l’air d’un adulte. Un adulte aussi surexcité qu’un enfant dans une fête foraine.

« Ce serait trop con de juste ouvrir une bouteille à la ferme, non ? Venez, on se fait un resto ! Et un bar ! Rose, on t’invite ! Ça te dit ? Allez, dis oui ! »

Rose riait alors que John proposait des noms de restaurants de Newdale à toute vitesse. La jeune fille l’interrompait à coup de « oui, c’est pas mal », de « peut-être » et de « surtout pas ! ». Ils finirent par se mettre d’accord sur un bar à tapas qu’ils adoraient tous les deux, et dans lequel les divers membres du groupe avaient fêté quelques anniversaires et réussites d’examens. Rose prit un ton exagérément accusateur :

« Par contre, si c’est encore pour te ramener chez toi complètement bourré, je passe mon tour ! Je veux pas que quelqu’un vomisse dans la voiture, surtout que c’est pas la mienne.

– Roh, aucun risque, fit John d’un ton faussement vexé. Hein Dean ?

– Hm, sceptique.

– Sceptique, renchérit Rose.

– Vous êtes pas drôles tous les deux. Puis si jamais je t’embête, je te promets de te payer une bouffe dans le libanais que t’adores.

– T’abuses, John, je vais plus rentrer dans mes fringues pour l’été. »

Dean les écouta se chamailler en souriant. C’était bien plus animé lorsque Jade, Chloe et Andrew étaient là, mais c’était tout de même drôle de voir comment ces deux-là avaient évolué. Surtout Rose, qui était si timide autrefois. 

Puis, semblant se souvenir que l’avis de Dean comptait également, John se retourna pour lui demander si le bar à tapas lui convenait. Le jeune homme accepta distraitement, plongé dans ses pensées.

Le soir même, le trio se retrouva devant le bar à tapas tant apprécié. Ils s’assirent à une petite table ronde et commencèrent à discuter avec animation, alors qu’un serveur s’approchait d’eux pour prendre leur commande. Après avoir choisi à l’unanimité l’assiette qu’ils allaient partager, ils s’intéressèrent aux boissons. Rose se décida en premier, comme elle n’allait pas boire d’alcool.

« Je vais prendre une limonade.

– Et moi, lança John avec entrain, je vais vous prendre une grande pinte de… votre cocktail que j’adore, là… le guet-apens, c’est ça. »

Rose et Dean échangèrent un regard blasé.

« Sceptique, chuchotèrent-ils en chœur. »

John soupira, faussement vexé.

« C’est ça ! Demain, je serai frais comme la rosée du matin, et vous me devrez des excuses ! Bon et toi, Dean, tu prends quoi ?

– Juste un demi de bière brune, s’il vous plaît. »

Le serveur hocha la tête et s’éloigna.

« T’es sérieux ? s’écria John, scandalisé. Un demi ? Une bière brune ? Mais ça va pas du tout te suffire, mon pauvre !

– Je sais, soupira Dean en levant les yeux au ciel, mais comme je lâche la fac, j’aurai plus de bourses cet été. Puis j’ai dû changer de PC, et comme on n’a pas encore reçu l’argent de…

– Mais, fallait le dire plus tôt ! l’interrompit-il. Je vais annuler ta commande et te chercher autre chose, et c’est moi qui paye. Il est hors de question que je te laisse dans cet état!

– Mais…

– Pas de discussion. »

Sans attendre, John se leva et commença à se diriger vers le bar.

« Je peux au moins savoir ce que tu vas me commander ? »

Il sourit d’un air malicieux :

« Leur meilleur cocktail. Tu mérites au moins ça. »

Il lui fit un clin d’œil et le fixa quelques secondes avant de s’éloigner. Dean s’empressa de détourner les yeux, troublé. Il se rendit compte qu’il avait trop chaud, retira précipitamment sa veste et se recoiffa nerveusement. Puis il vit que Rose le regardait d’un air à la fois amusé et excédé.

« Et allez, il aura fallu deux minutes cette fois. Tss, va vraiment falloir que vous arrêtiez de tourner autour du pot un jour, tous les deux »

Dean se figea. Son rythme cardiaque était encore une fois devenu incontrôlable.

« De quoi tu parles ? demanda-t-il avant de regretter instantanément sa question.

– Roh, à d’autres, Dean, le réprimanda-t-elle en piochant des biscuits apéritifs dans le petit bol devant elle. Joue pas l’innocent. C’est pas comme si ça faisait marrer tout le groupe depuis des années. »

Elle jeta un regard en coin à John, qui souriait toujours à un Dean de plus en plus embarrassé depuis le bar.

« C’est dingue d’être à la fois Visionnaire et aveugle à ce point, lâcha-t-elle. La vie est courte les gars, s’agirait d’arrêter de faire traîner les choses pendant des décennies. Enfin bon, moi je te dis ça, t’en fais ce que tu veux. »

Son visage s’illumina alors que son téléphone se mettait à vibrer.

« C’est Martin ! Je reviens, j’en ai pas pour longtemps. »

Aussitôt, elle se précipita hors de l’établissement, son téléphone collé à l’oreille… au grand soulagement de Dean.

Seul, il en profita pour reprendre ses esprits. Il détourna la tête du bar, où John semblait en grande conversation avec le serveur, et se mit à regarder par la fenêtre. Il pensait à un millier de choses à la fois. Il songeait à sa vie, et à tout ce qui s’était produit à Stonevalley depuis qu’il s’y était installé quatre ans plus tôt.

Une éternité plus tôt.

Il se souvenait encore de son arrivée dans le village. Lui, l’adolescent écrasé par des cartons et des valises dans une si petite voiture pendant sept heures. De sa rentrée au lycée, quand il était encore persuadé qu’il serait incapable de se faire des amis. De toutes ses questions qui restaient sans réponse, à chaque fois qu’il apercevait l’ombre du coin de l’œil. Beaucoup de choses avaient changé, depuis. Il avait beaucoup changé.

Il songeait au monde, et à quel point il était vaste.

Loin d’ici, dans un train s’éloignant rapidement de Deltown, Chloe se cramponnait à Peter et lui montrait le paysage, en extase, leurs doigts entrelacés sur la banquette de leur compartiment.

Au fin fond d’une immense forêt millénaire, Jade crapahutait, un appareil photo à la main, exténuée mais épanouie, dans cet environnement si différent de celui d’Eganlake. Sobre et heureuse.

Dans un atelier exigu non loin d’ici, Andrew venait de terminer d’assembler un pantin de bois mobile. Épuisé mais serein, empli de ce sentiment si particulier que l’on ressent lorsqu’on termine quelque chose qui nous tient à cœur.

Dans un appartement désordonné de Hawsville, un étudiant en informatique de moins en moins assidu en cours tournait en rond, seul. Toujours persuadé qu’il n’était pas fou, espérant vainement qu’un jour, quelqu’un le croirait et l’aiderait à se débarrasser de l’entité qui le tourmentait depuis si longtemps.

À une terrasse de café du centre-ville de Calgata, une jeune femme prenait un verre avec un certain Alex. Elle discutait avec animation et riait beaucoup, exhibant son poignet sur lequel était encrée une réplique exacte d’un joli tatouage : une chaîne de montagnes aux couleurs pastel. De simples copies que personne ne savait différencier des originaux.

Dean songeait à l’étrangeté du monde. Il venait de trouver les deux adjectifs qui définissaient le mieux le monde tel qu’il le voyait : vaste et étrange. C’était ça, le monde était vaste et étrange. Et aucune fiction postée sur Internet, aucune bande dessinée ne pouvait exprimer à quel point il l’était.


Il se retourna vers le bar, d’où John était en train de revenir, transportant avec précaution deux énormes verres remplis à ras-bord de boissons colorées et de rondelles de citron. Alors qu’il le regardait s’approcher, les paroles de Rose tournaient en boucle dans sa tête. Elle avait raison, après tout. La vie était courte. Et… qu’est-ce qu’il craignait exactement ? Lui, Dean Way, avait vaincu une ombre métamorphe.

Plus rien ne pouvait lui faire peur.

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