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Point de Rupture, 1 : L’heure d’avancer

Que devrait-il faire ? Rester au village, enlisé dans une routine qui ne lui convient plus mais qui le rassure ? Ou partir vers l’inconnu, en quête de… De quoi, d’ailleurs ? Qu’est-ce qui peut bien l’attendre, là-bas, dehors ? 

 – Chapitre II

C’est officiel : aujourd’hui, ça fait huit mois que c’est arrivé. Huit mois jour pour jour. Huit mois, c’est long. Ça représente le passage de deux saisons et de deux bons tiers d’une autre. Huit cycles lunaires, vingt-huit week-ends, trois semaines de vacances et quelques examens. Et malgré ces huit mois, elle n’est toujours pas passée à autre chose.

Elle aimerait arrêter d’y penser, sortir enfin cette personne de son esprit, mais elle n’a toujours pas réussi. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Elle a tout fait pour se changer les idées, pour penser à lui le moins possible, mais… Dès qu’elle revenait de soirée, dès qu’elle rentrait de vacances, le sourire aux lèvres et la tête pleine de bons souvenirs tout frais, il finissait forcément par revenir sur le tapis. C’était super cette sortie, mais… ça aurait été tellement mieux s’il avait été là, pas vrai? Et ce jour-là, devant ce paysage ou ce monument, il aurait fait telle ou telle remarque, et elle aurait ri avec lui. Il lui manquait, partout où elle allait.

Quel tas de conneries.

Elle le sait, pourtant. Elle sait qu’après tout ce qu’il a fait, elle n’a pas le droit de continuer à penser comme ça, d’avoir encore envie de le garder dans sa vie. Que c’est mieux qu’il soit loin. Si seulement c’était aussi simple…

Elle s’assoit lourdement sur le siège de son bureau, pensive. Peut-être qu’elle a besoin de sortir? Après tout, ça fait une semaine qu’elle est en vacances mais elle n’a pas encore commencé à en profiter. Peut-être que ses amis sont disponibles?

Elle déverrouille son téléphone et démarre l’application sur laquelle ils discutent le plus. Elle trouve sans mal leur conversation de groupe et tape son message sans réfléchir :

J’m’ennuie, quelqu’un est quelque part en ville ?

Elle reçoit une réponse moins d’une minute après, de… Jenny Dumal? Tiens, les surnoms ont encore été changés pendant son absence, on dirait. Elle regardera ça plus tard.

Ouais, à l’Envers avec mon chéri. Tu peux venir si tu veux !

L’Envers…? Ce café n’est pas si loin de chez elle, après tout. Et ils y font d’excellents cafés liégeois. OK, sa décision est prise. Elle lui confirme sa venue, suite à quoi Jenny identifie les deux derniers membres de la discussion en leur proposant la même chose. Mais Lyla n’attend pas de voir si d’autres réponses lui parviennent et verrouille l’écran de son téléphone.

Elle attrape son casque, enfile une veste et ses chaussures préférées, retire ses clés de la petite boîte près de l’entrée et moins d’une minute plus tard, elle franchit la porte de son immeuble, direction la rue C’. Directement, elle se met de la musique, son album favori du moment. Elle ne sait pas combien de chansons elle aura le temps d’écouter avant d’arriver à l’Envers et espère qu’elle n’aura pas à en couper une en plein milieu.

Elle regarde brièvement autour d’elle avant de river ses yeux vers le sol et de tracer son chemin. Sans même y penser, elle se met à éviter de marcher sur les lignes des pavés au sol. Il n’y a pas grand-monde dans les rues du centre-ville. On est en vacances d’été et, à cette période de l’année, les gens se mettent à fuir les grandes villes pour aller à la plage, à la montagne ou ailleurs. Finalement, malgré la chaleur écrasante qui peut y régner quelques fois, c’est quand même assez reposant à son goût.


Elle arrive au café une dizaine de minutes plus tard et repère immédiatement son amie, assise seule à une table de la terrasse. Il faut dire que ses cheveux blonds et rouges flamboyants ne passent pas inaperçus. Elle s’assied en face d’elle et tente un sourire.

— Hey.

— Salut, t’as fait vite. Alors… tu t’ennuyais, hein?

— Un peu, ouais. Hm, ça va ? Tu bosses pas aujourd’hui?

— Nan. Repos, aujourd’hui et demain. Et tant mieux.

— Cool, deux jours consécutifs.

Jenny acquiesce et prend une dernière gorgée de ce qui semble être une pinte de blonde.

— Waw, tu bois déjà ? Si tôt dans l’après-midi ?

Lyla se moque légèrement, mais elle n’a pas la moindre intention de lui faire la morale. Elle fait bien ce qu’elle veut, après tout.

— Euh, pour ta gouverne, miss “je vois pas le temps passer”, il est déjà dix-huit heures. Donc oui, c’est presque l’heure de l’apéro.

— Dix-huit…

Lyla s’interrompt, abasourdie.

J’ai vraiment passé l’après-midi à rien faire ?

— Tu te sens bien ?

Elle se concentre sur le visage de son amie. Un sourcil levé, une moue étrange sur le visage… Elle doit être perplexe.

— Je…

J’ai encore comaté toute la matinée, encore pensé à lui, encore eu envie de tout abandonner, j’ai même pas vu l’après-midi passer, je sais pas quoi te dire, Jen.

Heureusement pour Lyla, le téléphone de son amie se met soudainement à vibrer, et celle-ci se lève d’un bond. Pas besoin d’inventer un mensonge pour la rassurer.

— Mes parents ! Je leur avais demandé de me rappeler. Je reviens ! Mais t’inquiète, Lolo va revenir, il commandait juste !

Lyla hoche la tête, pensive. Un serveur passe près d’elle et prend sa commande avant de s’engouffrer dans le café. Mais alors qu’elle s’apprête à se détendre sur sa chaise, une voix d’homme se fait entendre, tout près de son oreille:

— Hm, un café liégeois. Mademoiselle prend des douceurs en terrasse?

Lyla ne peut s’empêcher de sursauter, et soupire en levant les yeux au ciel alors qu’elle reconnaît cette parodie de timbre suave en moins de deux secondes.

— Logan ! Arrête de me faire peur comme ça, t’es con!

Le jeune homme sourit malicieusement tout en posant deux verres pleins sur la table. Il s’assoit en face de Lyla, exactement là où se trouvait Jenny moins d’une minute plus tôt.

— Désolé ! Alors, Lili, quoi de neuf? En vacances ?

Elle hausse les épaules.

— Ouais. Et l’esprit tranquille avec l’alternance signée. Donc ça va.

— Ah oui, c’est bon ? Quand t’en avais parlé, c’était pas signé. Tant mieux.

Lyla hoche distraitement la tête tout en détaillant les deux verres, curieuse. Un liquide dégradé rose et rouge dans lequel flottent plusieurs glaçons… Intéressant. Logan remarque son regard intrigué et lance:

— Je teste leurs cocktails, je sais pas ce qu’ils valent.

— Tu me diras. Je préfère rester sur des valeurs sûres, perso. Comme les cafés liégeois.

— Alors, on sort pas de sa zone de confort, hein?

— Oui oui, c’est ça…

C’est à ce moment que revient Jenny, et inévitablement…

— Hein ! Ma place ! scande-t-elle d’un ton outré, les yeux écarquillés.

Notre place.

— Alors là, non, t’as vraiment pas le droit de me faire ça, mon hérisson! J’étais bien, moi, en face de Lili!

— Eh bah, il faut savoir partager un peu, ma marmotte !

— C’est mort !

Lyla les observe avec amusement tout en entamant sa boisson que le serveur vient de déposer devant elle. Ces deux-là… ils ne ratent jamais une occasion de se chamailler, ni de se donner des surnoms idiots. Malgré tout, elle ne peut s’empêcher d’avoir un petit pincement au cœur, quand elle les voit comme ça, aussi complices et amoureux qu’au premier jour. Déjà six ans qu’ils sont ensemble. Six ans… Et elle, elle n’a pas réussi à faire tenir la moindre relation saine, depuis tout ce temps. Elle les envie, quelque part. En plus, ils sont drôlement bien assortis. Toujours les cheveux colorés, des vêtements légers en toute saison comme s’ils étaient immunisés au froid et à la pluie, et tout un tas de bracelets, de colliers ou de bagues en tous genres. Ceux-là se sont vraiment bien trouvés, pour le coup.

Finalement, Jenny menace de s’étaler de tout son poids sur les genoux de son petit ami et celui-ci capitule, s’asseyant sur la chaise à côté d’elle en râlant. Mais alors que Lyla s’apprête à replonger sa cuillère dans la crème chantilly, elle se fige net. Un garçon vient de passer devant elle. Sa carrure, sa taille, ses cheveux blonds, longs et noués en catogan, ses vêtements… Son cœur rate un battement et son souffle se coupe net. 

— Est-ce que c’est…

Ses amis se retournent, curieux, et suivent son regard. Mais le jeune homme pivote et alors qu’elle le voit de face, elle soupire. De soulagement, de déception ? Elle-même ne le sait pas. Jenny se tourne à nouveau vers elle, l’air peiné.

— Non, Lili, c’est pas…

— C’est pas D. Ouais, je sais.

Elle plante sa cuillère un peu trop brusquement dans la crème, agacée.

— Tu te sens bien? s’inquiète Logan. Tu peux nous en parler si…

— Non, ça va.

Elle s’en veut de l’avoir coupé sèchement, et tente de changer de sujet d’une voix plus douce :

— Alors, vous en dites quoi de vos cocktails?

— Pas mal, répond Jenny. Mais ils valent pas ceux de l’Aquariel.

— Ah ça non, faudrait qu’on y retourne !

Tandis que Lyla tente de se souvenir où se situe le bar dont ils parlent, elle aperçoit une tête familière qui s’avance vers leur table.

— Salut tout le monde!

— Nono ! s’écrie Jenny. T’es venue!

Ladite « Nono » s’installe sur la dernière chaise libre en levant les yeux au ciel.

— Et encore ce surnom horrible ! J’vais finir par t’en mettre une, toi.

— Oh, désolée Nono!

Pendant qu’elle regarde ses amis qui se chamaillent comme à leur habitude, elle reprend peu à peu des couleurs. Leur présence lui fait tellement de bien, elle en oublierait presque tout le reste.

Une demi-heure plus tard, les conversations vont bon train autour de la table. Lyla s’est commandé un diabolo fraise, Noémie un à la menthe, et le petit couple n’a rien repris. Pour le moment, du moins.

— On sait si Rafael vient? s’enquit Noémie.

— Nan, il a dit qu’il était dispo qu’à partir de vingt heures, répond Logan en consultant son téléphone. Et je pense pas m’éterniser ici.

— Mais si vous avez rien là, on n’a qu’à faire soirée chez nous, non? propose Jenny.

Logan acquiesce tout en avalant la dernière gorgée de son cocktail, puis tout le monde se consulte du regard autour de la table pendant quelques secondes. Noémie hausse les épaules en premier.

— J’ai rien. Je vous suis.

Lyla hoche la tête. Tout pour se changer les idées.

— Pourquoi pas.

Alors que Logan et Jenny font l’inventaire du « matos de soirée » qui leur reste, Noémie se tourne vers Lyla. Elle a ce petit air soucieux que la jeune femme ne connaît que trop bien. Pas encore des questions… Mais, contre toute attente, ce qu’elle lui demande n’a aucun rapport:

— Tu veux qu’on fasse nos courses ensemble?

Lyla accepte immédiatement, soulagée.

— Omnop’ ?

— Ça marche.

Depuis l’autre côté de la table, Jenny la hèle avec un air taquin:

— Ah, alors tu vas acheter quoi?

— Des trucs.

— Des trucs, hein ?

— Des trucs, répond-elle, imperturbable.

Jenny capitule et réunit ses affaires tandis que Logan se lève.

— Mouais, bon. Venez vers huit heures et quart, huit heures trente, OK?

— Quoi ? Si tard ? Vous voulez avoir le temps de forniquer, c’est ça ?

Quelques clients se retournent, et Lyla pouffe :

— T’es tellement pas discrète ! Depuis quand t’es devenue comme ça ?

— Que veux-tu ! Ces jeunes gens me débrident.

— OK, t’as gagné ! s’exclame Jenny. Venez dès que vous voulez, si c’est comme ça. Et tant pis si l’appart’ est dégueu à cause du lapin, vous l’aurez voulu.

— Ah, c’est donc ça l’excuse ?

— Allez, arrête de me saouler. À tout à l’heure!

Sur ces mots, Jenny et Logan s’éloignent et après avoir payé leurs consommations, Noémie et Lyla en font de même, direction le magasin.

Une demi-heure plus tard, les deux amies marchent vers l’appartement du couple. Le sac en toile de Noémie est presque plein de nourriture et de boisson : des légumes que Noémie compte couper en morceaux avec des petites sauces, et les habituels paquets de chips triangulaires et la sauce piquante que Lyla achète invariablement. Quelques bières tintent joyeusement les unes contre les autres, tout en dessous pour ne rien écraser.

— Franchement Lili, marmonne Noémie, tu pourrais te renouveler un peu.

— De quoi tu te plains ? Au moins, c’est pas lourd à porter.

— Ah ça c’est sûr. La malbouffe, c’est léger dans les mains et lourd sur l’estomac.

— Tu parles si bien! Pourquoi tu restes dans ton petit secrétariat au lieu de devenir poète ?

— Tu me fatigues.

Lyla rit et saisit une des anses du sac pour soulager son amie. Elles ne sont plus très loin de leur destination. Jenny et Logan habitent près de la mairie, dans un grand et lumineux appartement. Lyla en est quelque peu jalouse, mais elle ne se voit pas vraiment vivre là-dedans. Pas toute seule, du moins.

— T’avais l’air bizarre au café, reprend Noémie. Tu vas bien en ce moment?

Lyla ne répond pas tout de suite. Elle se doutait que la question finirait par venir. Noémie est d’une perspicacité redoutable. Elle est très forte pour deviner ce que pensent les gens, les relations qu’ils entretiennent, pour comprendre les non-dits en une fraction de seconde. Mais la plupart du temps, elle ne dit rien, ou pas devant les autres. Et c’est aussi pour ça que Lyla l’aime autant.

— Juste avant que t’arrives, j’ai cru voir D. Un mec blond de dos, avec ses cheveux attachés et son style vestimentaire. Puis il s’est retourné et j’ai vu que c’était pas lui. Mais ça m’a perturbée.

— Je vois.

— C’est débile.

Elle redresse l’anse du sac d’un mouvement sec.

— C’est débile, j’ai l’impression de toujours être en train de le guetter, d’attendre qu’il reprenne contact d’une manière ou d’une autre, alors que je l’ai bloqué de partout et qu’il méritait que ça. Mais une part de moi est toujours comme…

— Accrochée.

— Ouais.

Noémie semble réfléchir un moment, puis elle reprend.

— Alors… Que je résume. Pour une raison qui m’échappe, t’arrives pas à vivre sans mec.

— Ouais…?

— Rien, je trouve ça bizarre, c’est tout. Ça a pas d’importance. Pourquoi t’essaies pas d’en rencontrer un autre?

— Heu, facile à dire, mais… c’est pas comme si j’avais des tonnes d’occasions pour ça non plus.

— Il y a pas quelques beaux gosses à tes cours de danse?

— Non mais, j’y vais pas pour draguer!

Lyla fait semblant d’en rire, mais elle raffermit nerveusement sa prise sur le sac de courses. Personne ne le sait, qu’elle a abandonné ses cours. Cette activité qui était pourtant son oxygène, son échappatoire… Elle ne l’a dit qu’à Sarah, sa professeure et amie, sans fournir d’explications. Elle-même n’en a pas.

Heureusement pour elle, Noémie n’a pas relevé, cette fois-ci.

— Bon, dans ce cas… Les applis de rencontre? Dinter? Ça marchait vraiment pas pour toi?

Lyla s’arrête un instant lorsqu’elle entend le nom de l’application. À vrai dire, elle ne se souvient pas très bien pourquoi elle s’était désinscrite. Ça fait déjà quelques mois, tout ça. C’est terminé.

— Je sais pas, marmonne-t-elle. Faut voir.

Noémie sent qu’il ne faut pas plus insister.

You do you, girl.

De toute façon, elles sont arrivées à destination. Lyla tape le code de mémoire et deux étages plus tard, elles sont devant la porte. Alors qu’elles n’ont fait qu’un pas dans l’appartement de leurs amis, le fameux lapin détale devant leurs pieds, effrayé par le bruit de la porte. Logan le reprend délicatement dans ses bras et crie à la volée:

— Ma petite tartine, les filles sont arrivées ! Tu peux ramener le bol pour les pointues?

— Ah, donc t’as bien acheté des trucs, la raille justement Jenny, qui sort la tête de la cuisine.

— On change pas une équipe qui gagne, réplique Lyla.

Logan remet le lapin en cage et guide les filles jusqu’au salon.

— Installez-vous. Rafael est pas encore là, mais il devrait pas tarder. Et si vous avez besoin d’aller en cuisine, allez-y mais c’est un peu encombré.

Moi oui, j’ai besoin d’y aller. Mais je suis pas certaine que Lyla ait besoin d’un CAP cuisine pour mettre des pointues dans un bol et ouvrir le couvercle de sa sauce piquante.

— Et allez, elle se la pète avec ses légumes, l’autre…

La tête de Jenny apparaît à nouveau, depuis la cuisine :

— Quelqu’un a parlé de CAP cuisine ? On veut me rejoindre dans ma carrière?

— Ah, non merci, rétorque Lyla. Je me vois pas rester debout des heures à manipuler plein de… fruits, et de légumes. Devoir batailler pour me faire payer mes heures supp et me faire gueuler dessus par les clients et les patrons au moindre truc, waw. Le taf en or.

— C’est sûr que rester sept heures par jour le cul sur ta chaise à faire des stories Insta pour des start-ups totalement disruptives, ça fait rêver à côté.

Lyla soupire tout en versant ses chips dans un bol:

— Ça va, j’ai trouvé ce que j’ai pu !

Jenny revient à ce moment au salon, les mains encombrées de bouteilles de bières qu’elle pose à côté du bol. Tout en les décapsulant, elle maugrée:

— Ceci dit, t’as pas tort pour les heures supp. Ils ont encore essayé de me la faire à l’envers.

— Nan, sérieux ? Ils ont pas compris que ça marchait pas avec toi?

— Ils ont oublié que je savais faire des maths. Mais je leur ai fait comprendre que j’étais pas une bonne poire.

— T’as fait quoi ?

— Je suis partie pile à l’heure écrite sur mon planning en les laissant au milieu d’un rush avant-hier, en leur disant que je bossais pas gratos. Bizarrement, ils ont un peu changé de discours après. Ils m’ont fait un virement aujourd’hui.

— Ah ouais, t’y vas au culot…

— Toujours. Ils ont trop besoin de moi pour me virer pour ça. Tout le monde démissionne de ce secteur alors ils prennent pas de risque.

— N’empêche, c’est vraiment pas un métier pour moi. Je sais pas du tout me défendre…

— Pourtant tu vas en avoir besoin, surtout si tu te mets à bosser pour des start-ups. Mais t’inquiète, ça s’apprend. C’est même presque un métier sympa, quand ils essaient pas de m’entuber n’importe comment.

Lyla hoche la tête, peu convaincue. Elle n’a pas envie de parler de travail plus longtemps. Et heureusement pour elle, c’est le moment que choisit Rafael pour appeler Jenny. Il a probablement oublié le code de la porte de la résidence, encore une fois.

Moins d’une minute plus tard, le voilà qui franchit à son tour la porte de l’appartement. Ses cheveux bruns complètement en bataille, il les salue et reprend son souffle, promenant son regard sur la pièce. Puis il se débarrasse de sa veste en jean noire dans l’entrée avant de venir au salon, les bras chargés de provisions. Chips, bouteille de cidre artisanal, et même deux pizzas.

— J’ai pu récupérer des pizzas qu’on aurait dû jeter demain à cause de la date limite, se réjouit-il. Pas de gâchis comme ça!

— Ouais, c’est cool ! répond Logan en le délestant de ses affaires. En plus elles sont bonnes celles-là. Mais pourquoi t’arrives si tôt, au fait ? Vous avez fermé la boutique en avance?

— Non, mais ma collègue allait dans la même direction alors elle m’a déposé en voiture.

— Attends, ta collègue, celle qui…?

Rafael lève les yeux au ciel mais reste souriant.

— Oui, oui, celle-là…

— Ah, je vois, on s’emmerde pas, hein…

Logan lui envoie un regard lourd de sous-entendus, et Jenny arrive à son tour, un large sourire étrange sur le visage.

— Aaah oui, on parle bien d’elle? Celle qui…

— Ça va, on a compris, c’est bon…

Lyla repose son téléphone, décontenancée. Non, elle, elle n’a pas compris. Qu’est-ce que c’est que ces airs bizarres qu’ils ont tous ? Elle a beau réfléchir, elle n’arrive vraiment pas à interpréter leurs expressions faciales.

— Compris quoi ? Il se passe quoi?

— Oh, rien, rien, répond Rafael sans avoir l’air d’y croire.

— Rien, à part sa collègue de vingt ans de plus que lui qui le drague ouvertement. Et il est très intéressé! Il a même accepté un rencard.

— Quoi, c’est vrai ?

Logan éclate de rire en s’asseyant lourdement à côté d’elle.

— Lili, tu connais vraiment pas le second degré, hein?

— Eh, j’ai rien accepté du tout !

Lyla reprend son téléphone, perdue. Quelques fois, l’humour de ses amis la dépasse un peu mais, quand c’est comme ça, elle n’insiste pas pour comprendre. Rafael s’en va dire bonjour à Noémie, qui est toujours en cuisine à couper ses lamelles de légumes, et Jenny et Logan finissent de préparer la table basse pour la soirée et d’allumer leurs petites enceintes pour l’ordinateur.

Moins de dix minutes plus tard, la soirée peut enfin commencer. Tout le monde se décapsule une première bière, et un soda pour Noémie, qui boit peu d’alcool.

— Santé !

Deux heures plus tard, alors que la soirée bat son plein, Jenny pousse un soupir exaspéré alors qu’elle s’était levée pour changer de chanson.

— Lili ? Mon PC rame et il chauffe à mort, c’est une horreur…

Avachie sur son pouf et l’esprit embrumé par ses deux autres bières et son shot de vodka pomme, Lyla se tourne vers elle, sans comprendre.

— Et pourquoi tu me dis ça à moi ?

— Bah, je sais pas, t’es en informatique, non? T’as pas des conseils à me donner?

— Ouh là, je suis en marketing et communication, moi. Je veux bien essayer mais je risque de la détruire plus qu’autre chose, ta machine. T’auras qu’à demander à Félix, quand lui et mon cousin reviendront sur Cahen.

Jenny hausse les épaules en revenant s’asseoir à sa place.

— Peut-être. D’ailleurs, ils reviennent quand?

— Aucune idée…

— Sinon, lance Logan, on pourrait aller les voir à Éreinnes, non? On s’y fait un petit week-end un de ces quatre. Leur appart’ est grand, je suis sûr qu’on peut y caser cinq personnes en plus!

— Si tu dors à même le sol, oui, le raille Rafael. Mais je suis pas contre, s’ils sont d’accord. Ça nous changerait un peu. T’en penses quoi, Lili ?

La jeune femme fait la moue, mais avant qu’elle n’ait eu le temps de répondre, Jenny la devance:

— Voyons, Raf, tu sais bien que Lili est réfractaire au changement. Regarde, elle a encore amené ses pointues et leur sauce piquante…

— Ouais, Lili est une vraie conservatrice quand elle s’y met.

— Roh, ça va, vous savez que c’est juste que j’aime pas…

— Dormir ailleurs que chez toi, complètent Jenny et Noémie en même temps, d’un ton gentiment moqueur.

Rafael lui envoie un petit coup de coude, amusé.

— On te connaît bien, mais tu peux pas nier que…

— Que quoi ?

— Que t’aimes pas trop trop te renouveler.

Lyla soupire en croquant dans une chips en triangle. Puis, avec une énergie qui surprend tout le groupe, elle se frotte les mains pour en faire tomber le sel et attrape son téléphone.

— OK, vous voulez que je me renouvelle? Très bien. Je me réinscris sur Dinter.

— Quoi ?

Ce chœur parfait la fait presque rire, mais elle reste imperturbable.

— Vous avez très bien entendu ! Vous m’avez saoulée. J’ai compris: je me bouge jamais, je suis trop prévisible, je peux pas vivre éternellement dans le souvenir de l’autre con, bla bla bla… Challenge accepté. Allez, c’est parti.

— Tu vas vraiment le faire ? crie presque Jenny, incrédule.

— L’appli se télécharge, confirme Lyla en hochant la tête.

Jenny trépigne et pousse un petit cri d’excitation avant de se jeter sur le tapis pour scruter l’écran du téléphone de son amie.

— Alors, on commence par quoi ?

— On ? rétorque Lyla en arquant un sourcil. Minute, c’est mon profil, hein!

— Ouais, et pourquoi est-ce qu’on pourrait pas t’aider? Écrire une bio, choisir la meilleure photo, c’est du boulot tout ça…

— Dis surtout que t’as envie de l’aider à sélectionner ses prétendants, devine Noémie sans peine.

— Bon, j’avoue…

Alors que Lyla ouvre tout juste l’application, elle ressent une légère boule d’appréhension se former dans son ventre. Est-ce qu’elle a raison de faire ça, là, maintenant? Est-ce qu’elle prend vraiment cette décision par envie, ou à cause de l’alcool, à cause des remarques de ses amis? Est-ce qu’elle a vraiment envie de rencontrer quelqu’un…?

— Celle-là ! hurle soudainement Jenny à côté d’elle, visiblement bien plus éméchée que Lyla.

Elle lui tend son téléphone, l’air convaincu. Lyla peine à ajuster son regard sur l’écran. Dessus, on y voit une photo d’elle qu’elle connaît bien, prise sur la pelouse du château de Cahen. Elle avait un sourire radieux, une belle coiffure et une jolie tenue. Et il faut dire que la luminosité la met bien en valeur.

— Photo de profil direct !

— OK, OK… T’as raison, elle est cool.

Jenny montre son téléphone aux autres membres du groupe, qui acquiescent.

— Elle est cool parce que c’est moi qui l’ai prise, ajoute Rafael. Mais Jenny a raison. Là, si t’as pas cent likes avec ça, il y a un problème.

— Elle aura forcément cent likes, lâche Noémie d’un ton sarcastique. C’est une meuf hétéro sur une appli de rencontre.

Sur ces paroles, elle recommence à manger des lamelles de carotte et à pianoter sur son téléphone. Lyla essaie de ne pas se laisser perturber. Challenge accepté, c’est ce qu’elle a dit.

— Bon alors… Genre, femme. Je cherche… un homme…

— Alors ça, c’est original, lâche Noémie.

Rafael manque de s’étouffer dans sa bière, mais Lyla ne se déconcentre pas.

— Je cherche… sur Cahen et alentours… Bon, on va mettre dix ou quinze kilomètres max… J’ai pas de voiture, moi…

Alors qu’elle valide tout juste cette partie, elle soupire.

— Oh là là, écrire une bio… Comment on fait pour faire court et pertinent?

— T’inquiète, on va t’aider ! Passe ton téléphone !

En riant, Lyla le confie à Jenny.

— Je sais très bien que tu veux juste expédier ça pour voir la tête des mecs après… Mais bon, vas-y, si tu y tiens!

Et voilà que pendant plus de dix minutes, ça se creuse la tête, ça débat, ça argumente l’utilisation d’une tournure plutôt que d’une autre, ça ouvre même le dictionnaire des synonymes en ligne de la fac de Cahen pour certains mots. Noémie, de son côté, part faire réchauffer une pizza au four, peu touchée par l’agitation de ses amis.

— C’est qu’une bio, les gars, lance-t-elle depuis la cuisine. Vous battez pas comme ça.

— Tu comprends rien, la rembarre Jenny. C’est pas qu’une bio, c’est la bio! La bio qui va changer le destin de notre amie à jamais!

— T’es jamais dans la démesure, c’est ce qu’on aime chez toi.

Noémie claque la porte du frigo, une bouteille de limonade à la main, puis revient nonchalamment s’asseoir à sa place.

— Alors, ça donne quoi?

Jenny se racle la gorge, et lit:

Étudiante en marketing et comm sur Cahen, je cherche à rencontrer quelqu’un pour une relation durable. J’aime lire, les chats, entre parenthèses personnes allergiques s’abstenir. J’aime autant sortir entre potes que rester tranquille chez moi. Je cherche quelqu’un d’ouvert, plein d’auto-dérision et pourquoi pas, qui pourrait danser avec moi – je prends des cours depuis des années. Alors, t’en penses quoi?

Alors que son amie mentionne la danse, Lyla cache légèrement son visage derrière son verre. Pourvu que personne ne remarque rien… Mais Noémie se contente d’écarquiller les yeux, une lamelle de concombre à la main.

— Attends, c’est ça qui vous a pris autant de temps? Et le CRISCO pour les synonymes, c’était vraiment la peine? Au cas où il y aurait cinq façons de dire «allergique aux chats»?

— Oui, m’dame. Au moins, c’est terminé.

— Bon sang, je crois que ça me dépasse vraiment. Mais dites-moi, vous avez même pas mentionné ton amour inconditionnel des pointues?

— Je pense que je suis prête à le mettre de côté jusqu’au… deuxième rendez-vous.

— Cette concession! siffle Rafael. Si avec ça tu rencontres pas l’amour, je sais pas ce qu’il faut! En tant que mec là, je craquerais direct sur toi!

— Bon, bref, on peut passer au repérage?

Jenny tape dans ses mains, aussi surexcitée qu’un enfant au moment de déballer ses cadeaux d’anniversaire. En voyant ça, Noémie lève les yeux au ciel mais ne peut s’empêcher de sourire.

— Allez-y sans moi, en ce moment je m’intéresse aussi peu aux mecs qu’à la belote.

— C’est pourtant pas mal la belote, répond Logan en s’asseyant à côté d’elle dans le canapé. Enfin, je te rejoins. J’ai pas encore viré ma cuti, que je sache.

— Moi non plus, ajoute Rafael en les rejoignant.

— Ouais, mais tu devrais peut-être faire croire le contraire à ta collègue…

Tous les trois éclatent de rire, mais les deux filles ne les entendent qu’à peine. Jenny est de plus en plus éméchée et Lyla, bien qu’elle sente son alcoolémie redescendre lentement, a la tête qui tourne.

— Allez, c’est parti !

— Oui, oui, du calme !

Lyla lance la recherche et aussitôt, un premier profil apparaît. La session de repérage est alors rythmée par les cris de Jenny :

— Lui oui ! Lui non ! Aaaah lui, quel beau gosse! Droite, droite, droiiiite!

— Tranquille, mon poussin, lance calmement Logan depuis le canapé. C’est encore à elle de décider, non?

— Rooh, je sais bien, je l’encourage juste!

La conversation est interrompue par le minuteur du four.

— J’y vais, lance Jenny. Je te fous un peu la paix comme ça, Lili.

— C’est fort aimable, même si je me doute que tu veux juste être la première à toucher à la pizza.

— Gna gna gna. C’est ça.

Et soudainement, la pièce se vide et le silence revient. Logan est parti rejoindre sa petite amie en cuisine, Rafael sort fumer un roulé sur le balcon et Noémie s’absente à la salle de bains.

Un peu de calme… Une fois seule, Lyla se permet d’analyser les profils plus en détail, de prendre son temps. Et après avoir glissé une bonne dizaine de profils d’affilée vers la gauche, son regard est attiré par un jeune homme en particulier.

« Extraverti, spontané et parfois un peu trop fêtard, j’aime vivre la nuit. J’aimerais rencontrer quelqu’un avec qui partager mes cocktails, avec qui parler de tout et de rien à la fin d’une soirée alcoolisée en regardant les étoiles… Je suis très sociable et pas difficile à convaincre pour s’embarquer dans des plans un peu fous sans réfléchir. Ah, et aussi: team chats. »

Pourquoi ce profil en particulier attire-t-il toute son attention? Parce qu’il lui fait penser à D, autant sur le physique que sur quelques aspects de sa personnalité? Non, non. Elle préfère penser que non. Et à vrai dire, elle n’est pas certaine que ce soit vraiment ça.

D’accord, il est blond. Mais elle a toujours eu un faible pour les blonds. Non, il ne peut pas y avoir que ça. Il y a les chats, certes. Mais pas que. Elle aime sa façon de parler de lui. S’embarquer sans réfléchir dans des plans un peu fous, c’est tout le contraire d’elle. Mais justement, peut-être que ça lui ferait du bien, de fréquenter quelqu’un comme lui ? Peut-être que ça l’aiderait à se bouger un peu, à sortir de sa zone de confort ? Elle s’y voit déjà, à boire un bon cocktail avec lui, à regarder les étoiles avec lui à la fin d’une soirée, allongée dans l’herbe à ses côtés…

Elle reste un instant à contempler ses photos, subjuguée. Ses cheveux parfaitement coiffés-décoiffés, ses yeux sombres, sa peau légèrement mate, son sourire charmant, son style vestimentaire, classe sans en faire trop… Et elle a toujours aimé les mecs qui portent des bracelets. Elle se surprend à s’attendrir devant l’écran, béate. Il n’a que deux ans de plus qu’elle, il habite à Cahen… tout est parfait. Elle prononce son nom à voix basse, déjà troublée:

— Nathan…

Elle sursaute en entendant un bruit venant de la cuisine, comme prise en faute. Son cœur s’emballe et sans réfléchir, elle glisse le profil du garçon vers le haut. Super j’aime. Il va recevoir une notification pour ça, mais elle n’a pas le temps d’y réfléchir: ses amis sont de retour, presque tous en même temps.

Une part de pizza à la main et un grand sourire sur le visage, Jenny relance les hostilités:

— Alors, on continue?

— Non, c’est bon, j’ai déjà aimé au moins cinq profils, refuse Lyla. J’ai envie de faire ça plus tard.

— Sérieux ? Pourquoi pas maintenant?

— Parce qu’elle a surtout envie de faire ça sans toi, ma tortue, mais elle est trop gentille pour te le dire. Maiiiis… je la comprends.

— Roh, ça va ! Faut bien s’amuser un peu!

Tandis que le petit couple se chamaille, Lyla s’installe à côté de Noémie et lui demande doucement:

— Et toi, pas plus envie de te remettre en couple?

— Bof, pas vraiment… Et dans le fond, je crois que ça me va comme ça. J’ai tout essayé… les mecs, les meufs, les relations romantiques, le sexe… C’était sympa, mais… Mouais, je sais pas, ça me satisfait jamais. Le sexe, ça m’ennuie et la romance… ça va jamais au-delà d’un petit crush sur quelqu’un. Je crois que… le sport m’intéresse bien plus que tout ça. Je dois pas être normale…

Elle termine sa phrase en riant nerveusement. Alors que Lyla secoue négativement la tête, elle constate que Rafael fait la même chose. Ce détail la fait sourire.

— Mais non, la contre Lyla, dis pas ça. On normalise tout le temps les couples, la libido… Puis ça continue avec le mariage, les enfants…

— Un labrador, une belle voiture et un pavillon de banlieue, complète Rafael d’un ton blasé. 

— C’est ça. Mais c’est pas pour autant que tu peux pas vivre autrement. Tant que t’es heureuse et que tu fais de mal à personne, t’as pas à rendre de compte à qui que ce soit.

— Vous avez peut-être raison…

Noémie termine sa limonade d’une traite et lui adresse un sourire taquin:

— Et toi qui arrives pas à vivre sans mec… Allez, tu vas peut-être en rencontrer un bien, avec cette appli à la con, hein?

— Ouais, j’en sais rien…

— Mais si, intervient Jenny, qui s’est rapprochée d’elles sur le canapé. Tu vas voir, tu vas l’avoir, ton prince charmant.

Lyla ne répond rien, songeuse. Elle repense aux photos de Nathan, à son sourire enjôleur, ses yeux envoûtants… Un prince charmant, lui…? Pourquoi pas…

— Ouais, comme ça tu ramèneras un mec dans le groupe. On sera enfin équilibré, pas vrai Raf?

— Heu, disons que c’est pas ma priorité absolue, mais pourquoi pas.

— Moh, chaton, comme si on te maltraitait ici…

Lyla se met à regarder par la fenêtre, pensive. Puis, avisant le fond de son verre, elle le lève pour porter un toast:

— Allez, on y croit. À Dinter.

— À Dinter !

Il est presque quatre heures du matin quand Logan, qui boit très peu d’alcool en soirée, ramène tous ses invités chez eux en voiture. Cela arrange bien Lyla, qui n’était pas spécialement rassurée à l’idée de marcher seule une quinzaine de minutes en pleine nuit.

Et au fond d’elle, cela l’agace profondément. Elle aimerait être comme Noémie, n’avoir peur de rien ni personne et ne jamais se laisser faire. Mais elle n’est pas Noémie, elle est juste Lyla. Une fille qui ne peut pas supporter l’idée même qu’un inconnu l’accoste dans la rue, quelle qu’en soit la raison. Une fille qui a peur de bien trop de choses pour se déplacer seule l’esprit tranquille. Et ce qui l’agace plus que tout, c’est qu’elle a le sentiment que cette peur prend encore plus de place qu’avant dans sa tête, au lieu de disparaître comme elle aurait aimé qu’elle le fasse, comme par magie. Foutues insécurités…

Une fois préparée à dormir, elle déverrouille son téléphone pour se mettre un réveil. Mais elle n’avait pas fermé l’application de rencontre, qui apparaît sous ses yeux. Un petit sourire aux lèvres, elle repense à ce garçon à qui elle a envoyé un « super j’aime ». Nathan.

Sans retourner sur son profil, elle le visualise. Ses cheveux dorés en bataille, son sourire provocateur et irrésistible, tout en lui, jusqu’à son style vestimentaire et sa description… Et évidemment, son regard pénétrant, ses yeux…

Bleus…

Elle se secoue brusquement, elle voudrait se gifler.

D, sors de ma tête.

Elle se retourne et enfonce son visage dans l’oreiller, retenant une exclamation de rage. Il est omniprésent. Pourquoi est-ce qu’il est encore là, à hanter ses pensées, après huit mois ? Alors qu’elle n’a rien construit avec lui, qu’il n’a rien construit avec elle ? Il n’a fait que détruire sur son passage. Et il ne voulait pas s’en aller, même lorsqu’il ne restait plus rien. Comme un foutu ouragan. Il est comme ça, D. Il fonctionne par étapes. Délectation, désillusion, destruction… dépression.

Elle soupire, se retourne encore. Sans réfléchir, elle prend son chat en peluche et le serre contre elle. Elle a toujours besoin d’une présence, pour s’endormir. Besoin de sentir quelque chose de doux contre ses bras, sa poitrine, son ventre. Quand elle aura un appartement plus grand et une cour où le faire sortir, elle aura un vrai chat, un jour. Un compagnon à quatre pattes qu’elle choisira avec soin, dans un refuge ou chez une famille qui aurait un chaton de trop. C’est son rêve. Pour l’instant, elle n’a pas assez d’espace, pas assez d’argent, de temps ou d’énergie pour s’en occuper convenablement. Un jour. Alors en attendant, Sinicat, sa peluche noire et blanche aux yeux bleus de la taille d’un vrai chat, fait l’affaire. Et elle ne s’en sépare jamais, même quand elle dort ailleurs que chez elle. Ses amis ne la jugent pour ça. Ni pour quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs.

Enfin, à force de se tourner et se retourner dans son lit, elle finit par se faire happer par le sommeil. Et comme souvent, sa dernière pensée est pour quelqu’un qui ne la mérite pas.

Ce matin-là, elle s’extirpe difficilement des bras de Morphée. Elle n’a pas la moindre envie de se lever, même si la petite pendule accrochée à son mur indique treize heures. Pas d’énergie. Ni pour manger, ni pour se doucher, ni pour quoi que ce soit d’autre. Elle a juste envie de rester dans son lit, pendant une vie ou deux.

Elle se tourne et se retourne, le chat en peluche toujours serrée contre elle. Pourquoi faut-il que les nuits soient si courtes ? Pourquoi faut-il invariablement se lever, continuer sa vie, s’occuper de tout un tas de choses même quand on n’a pas le moindre courage ? Pourquoi faut-il…

Son téléphone vibre deux fois.

Elle soupire, agacée. Non, elle a déjà vu quatre personnes hier. C’est énorme. Aujourd’hui, elle n’a pas envie de parler à qui que ce soit. Qu’ils attendent.

Elle reste encore là une bonne trentaine de minutes, sans bouger. Son téléphone vibre encore mais elle ne daigne pas le consulter. Elle reste prostrée, frustrée d’avoir l’impression d’avoir si peu dormi alors qu’il est déjà treize heures passées. Malheureusement, sa vessie finit par lui intimer de se lever. À contrecœur, elle s’étire puis lentement, sort de son lit. Son téléphone est là, posé sur sa table de nuit depuis qu’elle a éteint son réveil. Elle lui accorde à peine un regard avant de se diriger vers les toilettes.

Mais quand elle revient dans sa chambre, la curiosité la titille. Elle doit savoir pourquoi il a vibré à plusieurs reprises, quitte à ne pas répondre à d’éventuels messages pour le moment. La curiosité l’emporte. Elle déverrouille son téléphone, fait glisser les notifications. Mails inutiles, discussions de ses amis pendant la nuit, jeu mobile…

Puis une surprise… Les yeux sombres.

Nathan lui a envoyé un message.

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