Mais quelle idée d’avoir quitté le château aussi chargée. Si elle reste ici, un éclair pourrait la tuer, ce n’est qu’une question de temps. Elle va devoir lâcher du lest pour se mettre à l’abri.
– Chapitre XI
Les couleurs de ces fleurs se marient à merveille. Et sous ce ciel azur et ces quelques nuages blancs, elles sont baignées d’une lueur parfaite. Avec ces papillons et ces abeilles qui virevoltent tout autour, c’est le cadre idéal pour une pause peinture.
Il soupire de satisfaction en reposant son crayon, comblé. Il a vraiment bien fait de venir ici pour se reposer. Ce parc est loin de chez lui et il s’y rend rarement, mais cet après-midi était l’occasion idéale.
Il contemple son œuvre, presque content de lui. Peut-être qu’il pourra la montrer à Lyla, la prochaine fois qu’ils se verront. S’il y a une prochaine fois. Et t’en doutes, pas vrai ?
Son humeur s’assombrit légèrement en pensant à elle. Ils ne se sont pas vus du week-end malgré tous ses jours de repos, et… et il y a sa façon de s’esquiver, en ce moment. Il ne sait pas quoi en penser. En plus, sachant qu’elle était avec son cousin, il n’a pas osé lui envoyer de message. Elle n’a pas envie de le lui présenter, pas… tout de suite. Avant que ce soit vraiment sérieux…
Il ne sait pas s’il lui en veut. C’est compliqué. Elle le tient à l’écart de sa famille, oui. Mais au fond… il fait la même chose. Même s’il a ses raisons de le faire.
Il reporte son attention sur son carnet lorsqu’un papillon se pose sur la double-page ouverte. Avec un sourire en coin, il l’observe quelques instants avant de le chasser doucement d’un geste de la main. Il ne manque plus que la couleur.
— Nath… C’est toi ?
Il sursaute et se retourne pour se retrouver face à sa petite amie. Il commence à esquisser un sourire quand il réalise que ses yeux sont rivés vers son carnet. La peinture.
Laure.
— Tu… tu peins ?
Elle lève un sourcil, l’air perplexe, et Nathan referme précipitamment son carnet avant de tout ranger dans son sac, confus. Et tout en se levant et en s’époussetant, il cherche ses mots.
— C-c’est pas grand-chose, bredouille-t-il. Je…
Il se fige net en apercevant quelqu’un derrière elle. Les mêmes cheveux noir de jais et les mêmes yeux verts que Lyla. Sans compter cette petite ressemblance dans leurs visages… C’est lui, sur les photos dans sa chambre. Son cousin. Il ne manquait plus que ça.
Il déglutit et s’avance, mais Lyla le devance :
— Euh, je voulais pas vous présenter de cette façon mais… Nathan, Morgan, mon cousin. Morgan, Nathan, mon… copain.
C’est étrange comme elle a hésité sur ce dernier mot. Mais Nathan n’a pas vraiment le temps d’y songer, déjà Morgan s’avance vers lui. Et Nathan déteste cet air à la fois méfiant et renfrogné sur son visage. Il lâche un « Salut » peu assuré et étranglé, et Morgan s’avance pour lui serrer brièvement la main.
— Salut. Alors… c’est toi celui que ma cousine a trouvé sur une appli, c’est ça ?
Nathan s’immobilise, sur la défensive, et jette un œil à Lyla, qui reste en retrait avec une expression indéchiffrable. Nerveux, il enfonce ses mains dans les poches de sa veste en jean. Le briquet, le paquet. Il se met à les triturer nerveusement.
— Heu, oui, c’est ça…
— Et donc… t’es barman.
— Oui…?
Il ne comprend pas où il veut en venir, et il est de plus en plus nerveux. Il sort le briquet de sa poche pour continuer à jouer avec, sans l’allumer. Déstresse. Mais Morgan avise l’objet et lâche un soupir méprisant :
— Ah, et tu fumes ? J’espère que tu fumes pas devant Lyla, tu dois savoir qu’elle est asthmatique ?
Asthmatique ? Non, il n’en avait aucune idée… Cette fois, elle s’avance enfin :
— Morgan, tu sais bien que c’est beaucoup moins violent que quand on était petits. Ça me gêne presque plus, aujourd’hui.
— C’est pas une raison, tu sais ? C’est quand même pas prudent. Alors… tu fumes devant elle ?
Nathan se racle la gorge, confus. Ne pas mentir. Ce serait pire.
— C’est arrivé. Mais je savais pas qu’elle était asthmatique, non. Si c’était le cas… oui, j’aurais fait plus attention.
Il pèse chacun de ses mots, tout en jaugeant la réaction du jeune homme. Franchement, ça n’a pas l’air de le rassurer. S’il pouvait s’enfuir, là tout de suite, Nathan le ferait. Sa façon de le scruter, son intonation si désagréable, rien ne le met à l’aise dans cette conversation.
— Ouais, bon OK…
Est-ce que ça passe…?
— Au fait… je sais pas si je te l’apprends, mais Lyla a pas eu une très bonne expérience avec les barmans.
Quoi, vraiment ? Cette conversation est complètement lunaire. Il est en train de le comparer à l’autre crétin infidèle, sans même le connaître ?
— Je suis pas son ex, tu peux pas mettre tous les barmen dans le même sac à cause de lui.
Nathan a répondu d’une voix sèche, exaspéré. Il n’aurait pas pensé perdre son sang froid aussi rapidement. Puis il jette un coup d’œil à Lyla. Alors elle ne dit rien…?
— Ça va, je t’accuse de rien.
Ah oui ? Ce n’est pas l’impression que ça donne.
— Morgan, lâche-le un peu…
Ah, si, tout de même… Mais elle ne semble pas si énervée, ni tellement convaincue par ce qu’elle dit. Mais pourquoi…? Étrangement, Morgan s’emporte sans prévenir :
— Quoi, Lyla ? Je m’inquiète pour toi, c’est tout. T’étais au fond du trou quand t’as quitté Dorian, je dois te le rappeler ? Je dois te rappeler que tu passais tes journées au lit, que tes potes devaient tout le temps te ramasser à la petite cuillère ? Tu sais que j’ai même hésité à revenir habiter sur Cahen pour surveiller ton état ?
Nathan écarquille les yeux, soufflé. C’était à ce point…?
— Non, je savais pas, mais…
— Alors désolé, mais si tu commences enfin à t’en sortir et à aller un peu mieux, j’ai le droit d’espérer que c’est pas pour répéter le même schéma !
Le même schéma ? Son sang ne fait qu’un tour dans ses veines. Je ne suis pas un putain de schéma, Morgan.
— Je ne suis pas son ex, répète-t-il, le regard noir.
Même si Nathan est bien plus imposant que lui physiquement, Morgan poursuit avec aplomb :
— Et qu’est-ce qui me le prouve, exactement ?
Pardon ? Mais d’où lui parle-t-il de cette façon ? Cette fois, c’en est trop pour lui.
— Mais qu’est-ce qui te permet de…
— Écoute, Lyla est comme une sœur pour moi, l’interrompt Morgan. T’as une sœur, toi ?
Il a un mouvement de recul, désarçonné. Celle-là, il ne l’avait pas vue venir. Il sent le regard fixe de Lyla, mais il se concentre sur Morgan.
Est-ce qu’il a une sœur ? Non, pas vraiment.
C’est plutôt ma sœur qui a un frère.
— Parce que si c’est le cas, tu comprendras ce que je ressens. J’ai grandi avec Lyla, je tiens à elle, et j’ai tout sauf envie de la voir sombrer une deuxième fois à cause d’un mec dans le genre de son ex. Si t’as de bonnes intentions, alors OK, c’est super. Mais si t’es juste là pour te payer sa tête et la faire souffrir comme l’autre connard l’a fait, autant que tu sortes de sa vie maintenant. C’est tout ce que j’ai à dire.
Nathan en sursaute presque, choqué. Et d’un coup, il comprend mieux pourquoi Lyla était aussi réticente à l’idée qu’ils se rencontrent. Elle avait raison.
D’un ton calme et avec une élocution parfaite qui l’étonne lui-même, il réplique froidement :
— OK, je comprends. J’ai fait l’erreur d’avoir choisi le même travail que son ex, et visiblement, je fais l’erreur d’avoir une tête qui te revient pas. Je crois qu’on n’a plus rien à se dire, dans ce cas. J’imagine que quoi que je dise, ça va me retomber dessus. Je préfère vous laisser.
Il ne laisse pas le temps à Morgan de réagir et tourne les talons, son sac accroché à une seule épaule. Sans rien ajouter, il se met à presser le pas. Il entend Lyla l’appeler mais fait la sourde oreille, furieux. Elle ne l’a pas défendu une seule seconde.
Il sort le paquet de son autre poche et se saisit d’une cigarette, fébrile, et a tout juste le temps de l’allumer avant de voir Lyla arriver à sa gauche, le souffle court. Elle semble complètement désemparée.
— Nath, attends…
Puis son visage se referme alors qu’elle jette un œil à la cigarette coincée entre les lèvres de son petit ami. Il ne peut s’empêcher de ressentir une pointe d’agacement en voyant cela.
— Quoi ? Attends quoi ? J’ai rien de plus à dire !
— Nath, je suis désolée pour son attitude, mais… je t’ai dit que c’était pas simple, avec lui. C’est pour ça que je voulais pas que tu le rencontres…
— Ouais, et donc c’est ma faute si je me suis trouvé sur votre chemin ?
— C’est pas ce que j’ai dit !
Il tente de se calmer, les yeux fermés. Respire…
— Nath…
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Il tente de la regarder en face, mais il est abattu. Il a juste envie de rentrer chez lui.
— Tu… tu peins ?
Ça y est, il a encore plus envie de rentrer chez lui. Il frissonne et préfère allumer sa cigarette pour fuir son regard. Il se place de sorte que la fumée ne lui arrive pas dessus, stratégiquement. Respire.
— Ça… ça m’arrive, oui.
— C’est genre… un passe-temps, une passion ?
Elle le désarçonne. Est-ce que c’est vraiment ça le plus important, là maintenant ? Il hausse les épaules, mal à l’aise. Il n’a tellement pas envie de parler de ça… Ce n’est pas le bon moment. Comme toujours.
— Je… Ouais, c’est important, enfin… Je sais pas, j’aime bien, quoi, c’est juste… quelque chose que je fais sur mes jours de repos, des fois.
— Mais ça fait combien de temps ?
— Euh… un moment. Quelques années…
Il est surpris par son ton et son air presque accusateur. C’est si grave que ça ?
— Mais pourquoi tu m’en as pas parlé ?
OK, là, c’est en train de lui taper sur les nerfs. Pourquoi ? Parce que c’est compliqué, Lyla, beaucoup plus compliqué que ce que tu peux imaginer ! Et pourquoi est-ce qu’elle a besoin de savoir tout ça, là maintenant, juste après cette discussion horrible avec Morgan ? Pourquoi est-ce que ça lui importe autant ? Est-ce qu’elle n’a rien retenu de ce qu’il lui a raconté à propos de Camille ? Elle ne sait pas que c’est difficile pour lui, de s’ouvrir sur ce genre de sujets ?
Sa réponse lui vient toute seule.
— Oh, j’en sais rien. Et toi, pourquoi tu m’as pas dit pour tes cours de danse ?
Lyla recule et laisse presque échapper un cri de stupeur en entendant sa question. C’était un pur coup de bluff, mais ça a fonctionné. Parfait.
— De quoi tu parles ?
— T’as arrêté, c’est ça ? Avant même qu’on se rencontre. Et tu m’as fait croire que t’y allais toujours.
— Mais comment t’as su ?
— Déduction. Déjà, je trouvais ça bizarre que tu me dises souvent que t’étais disponible n’importe quel soir alors que t’étais censée en faire deux soirs par semaine. De deux, t’es jamais à l’aise quand je te pose des questions dessus. Et je te parle même pas du soir où tes potes ont proposé d’inviter ta prof en soirée, tu savais plus où tu mettre. Eux non plus ils savent pas, je me trompe ?
Elle est vraiment déroutée, ce coup-ci. Ce n’est pas très classe, mais la confronter à cela rend son propre mensonge sur la peinture un peu plus acceptable. Elle ne peut pas lui reprocher de lui avoir caché son passe-temps si elle a menti sur le sien. De mieux en mieux ta façon de communiquer, Nath.
Alors qu’elle reste muette, il soupire en soufflant sa fumée. Ce n’est vraiment pas le moment d’avoir cette conversation. Cette altercation avec Morgan l’a poussé dans ses retranchements et, s’il continue à lui parler, il risque de s’emporter pour de bon. Comme le soir où elle l’avait confronté à propos de son mensonge concernant sa sa bisexualité.
— Lyla, il vaut mieux que je te laisse.
Elle hoche la tête sans mot dire. L’espace d’un instant, il a presque l’impression qu’elle a envie de se jeter dans ses bras. Mais elle n’en fait rien et, lorsqu’elle avise la cigarette entre ses doigts, elle recule d’un pas encore. Un de trop.
— Oui, c’est mieux…
Il se met à regarder le sol, bouleversé. Alors cette histoire, ça ne s’arrangera jamais ?
— Je…
Il la regarde, plein d’espoir, mais elle secoue la tête.
— Je vais retourner voir Morgan…
— Ouais, bien sûr. À… à plus tard, alors.
— À plus tard.
Une vraie discussion de couple parfaitement épanoui, pas vrai ? Sans un mot de plus et sans un baiser ni une étreinte, elle recule encore de quelques pas. Elle lui adresse un sourire pincé en guise d’au revoir avant de se retourner. Puis Nathan en fait de même, le cœur gros.
Adossé au poteau auquel il a attaché son vélo, il termine sa cigarette. Puis il l’écrase, la jette à la poubelle et sans plus de cérémonie, il quitte les lieux.
⁂
Nathan triture la petite balle anti-stress entre ses doigts, allongé sur le canapé. Les yeux rivés au plafond, il s’efforce de montrer le moins d’émotion possible, une boule dans la gorge. Il a tout déballé et, même si cela a été difficile, il sait aussi que c’était plus que nécessaire.
Ses problèmes de confiance, toutes ces choses qu’il n’a pas osé dire à Lyla, le fait qu’elle soit aussi distante en ce moment… Elle l’évite, clairement. Elle qui était autrefois disponible tous les soirs ne lui accorde plus qu’un moment de temps en temps. Et quand ils sont ensemble, il sent qu’elle fuit son regard, parfois ses étreintes… Ses baisers par-dessus tout, qu’il ait fumé ou non. Alors pour ce qui est de dormir ensemble…
— Je vois…
Il tourne lentement la tête vers son confident, le regard éteint. Celui-ci, assis sur son fauteuil, tapote son stylo contre son bureau, la mine grave.
— Alors… qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?
Son interlocuteur se lève et se met à faire les cent pas.
— C’est délicat, votre situation. J’ai l’impression que vous manquez de confiance…
— L’un envers l’autre…?
— Peut-être en vous-mêmes, aussi.
Nathan le fixe un moment, perdu. Dans son cas, ça ne fait aucun doute.
T’es pas assez bon, et tu sais que tu le seras jamais assez. Alors fais de ton mieux pour cacher la misère. Planque tout. Fais semblant.
Être toi, c’est pas assez bien.
Il frémit et enfonce ses ongles dans la balle. Vraiment aucun doute. Mais, Lyla ? Sa petite amie, des problèmes de confiance ? Elle semble tellement sûre d’elle. Enfin… mieux que quiconque, il devrait savoir que ça ne veut rien dire, non ? Il enchaîne, incapable de trouver une réponse à sa question :
— Et du coup…?
Roman hausse les épaules.
— Faut que tu lui parles. De façon sérieuse, je veux dire. Je sais que tu détestes le conflit et que tu fais tout pour l’éviter le plus possible ou pour l’expédier quand il y en a un. Donc ouais, je me doute que ça va être dur. Mais je pense que tu sais comme moi que tu pourras pas continuer comme ça longtemps. Tu lui mens toujours pour ta sœur, t’oses pas t’affirmer par rapport à la clope ni lui demander clairement pourquoi ça l’énerve autant une fois pour toutes… Alors si en plus maintenant elle t’évite et que t’oses pas lui demander pourquoi, t’es mal barré.
— Ouais, je sais bien tout ça…
— Désolé, je résume juste à voix haute.
Nathan hoche la tête et se remet à regarder au plafond. Pour s’apaiser, il caresse le chat de Roman, qui s’est allongé sur le divan juste à côté de lui et ronronne à plein régime, l’œil fermé. Un petit chat de goutière blanc et crème, adorable comme tout, que Roman a trouvé dans un refuge. Propre, câlin, joueur, il avait toutes les qualités pour être adopté rapidement. Malheureusement… il est borgne et a une grosse cicatrice sur l’œil droit, dont le refuge ignorait la provenance. Probablement une blessure qui s’était infectée, pendant sa vie sauvage. Alors personne ne lui avait donné sa chance avant Roman, qui ne regrette pas du tout son choix.
Nathan laisse son ami poursuivre son tour de la pièce méditatif sans l’interrompre. Puis quelque chose s’éclaire dans les yeux de Roman, qui se fige et se tourne vers son ami.
— Tu sais…
Comme souvent, il s’interrompt en plein milieu de sa phrase, ses yeux noisette perdus dans le vague. Ça agace Nathan, quand il fait ça, parce qu’il faut toujours le relancer pour qu’il termine. Et là tout de suite, il n’est pas en état de supporter ce suspens inutile.
— Quoi ?
Roman secoue la tête, semblant sortir de sa léthargie, et reprend.
— En fait, je suis juste en train de me demander un truc. Je me demande si… toute l’attitude que t’as eue envers elle. Quand on a fait la soirée au Warp et que t’étais hyper tendu, tout ça.
— Ouais, donc…?
Encore une fois, Nathan aimerait bien qu’il en vienne au fait. Surtout qu’il n’a pas du tout envie de ressasser cette soirée si gênante pour lui.
On aurait dit que t’étais à un entretien d’embauche.
— En fait, depuis ta relation avec Camille, t’as pris cette habitude de… cacher tes défauts, te rendre aussi lisse que possible… Enfin, surtout avec les filles ou les mecs que tu fréquentes. Et je pense que… ça a peut-être amené Lyla à t’idéaliser, en quelque sorte ? Je sais pas vraiment ce qu’elle attend de sa relation avec toi, je la connais à peine. Mais peut-être que tu l’as habituée à un standard et que maintenant…
— Et que maintenant, dès qu’elle voit un défaut apparaître, elle se focalise dessus et ça la déçoit bien plus que ça devrait.
Nathan a deviné juste, la voix brisée. Au fond… il s’en doutait un peu. Mais entendre Roman le confirmer, lui qui a fait des études de psychologie, c’est autre chose.
— Oui, voilà.
En voyant le visage déconfit de son ami, Roman tente un sourire maladroit.
— Désolé, Nath… Je dis juste que c’est une possibilité. C’est vraiment bien que t’aies réussi à lui parler de Camille, parce qu’il y a moyen que ça amène le sujet en douceur. Mais il faut que tu le fasses de façon plus… poussée.
Nathan acquiesce, l’air morne. Pourquoi est-ce que rien ne peut jamais être simple, entre elle et lui ? Il gratte doucement la tête du chat, pensif. Il faut tellement qu’il en adopte un, lui aussi.
— Ouais, t’as raison… Mais c’est juste que…
La fin de sa phrase reste bloquée dans sa gorge. Il n’a pas envie de la finir. Il sait qu’il se mettrait immédiatement à pleurer.
Heureusement pour lui, Roman n’insiste pas pour savoir, comprenant tacitement qu’il n’y a rien à ajouter.
C’est juste que si je lui dis tout, je me demande comment elle pourra aimer quelqu’un comme moi.
Roman s’assied en face de lui, l’air soucieux. Puis il pose une main sur son épaule avec un sourire rassurant :
— Eh, en tout cas… Je suis fier de toi, pour Camille. T’as réussi à lui en parler, et c’est pas rien. Maintenant, elle sait pourquoi t’as du mal à t’ouvrir, et toi tu sais pourquoi elle a des accès de jalousie. OK, ça veut pas dire que tout est réglé. Mais c’est déjà bien, Nath.
Nathan affronte son regard, comme pour s’assurer qu’il est sincère.
— C’est vrai mais…. même à ce moment, elle me fuyait pas autant. Je sais pas quoi faire, je te jure, ça me bouffe. J’ai tellement peur de lui demander pourquoi, peur de ce qu’elle pourrait me répondre, je sais pas du tout… si je suis prêt à affronter ça.
— Je comprends…
Roman se recule dans son fauteuil, fixant maintenant le plafond. Sur sa lancée, Nathan reprend :
— En fait, tout ça… ça me fait penser à ce roman qu’elle m’a conseillé.
— Quel roman ? Attends, le délire de la boîte à livres, là ? Pourquoi tu me parles de ça ?
Nathan entreprend de lui résumer brièvement l’histoire et de lui expliquer pourquoi il s’identifie particulièrement au personnage de la fille.
— En fait, plus j’y réfléchis, plus je me dis que le livre entier est juste métaphorique. Une métaphore sur… sur tout ça. Ce genre de situations.
— Tu veux dire… Le fait de rester bloqué sur son passé, et de pas réussir à affronter le présent, anticiper le futur, tout ça ? suppose Roman.
— Ouais, tu le dis bien mieux que je l’aurais fait. Enfin, oui. Peut-être que les deux personnages sont pas… chacun à un bout du monde. Peut-être que depuis le début, ils sont proches physiquement, mais incapables de se retrouver parce qu’ils ont trop de choses à l’esprit. Et qu’ils doivent les… affronter, pour enfin envisager l’avenir ensemble.
— T’es en train de me parler de ta relation, ou de celle des personnages du livre ?
Nathan réfléchit un moment, perplexe.
— Les deux, j’imagine.
— Et donc dans ton cas, ces épreuves, ce serait…?
— Toutes ces conversations que je dois avoir avec elle, répond Nathan du tac au tac. Camille, c’est fait. Mais… il y a mes parents, ma sœur, les conneries que j’ai faites après la fac…
— T’es peut-être pas obligé de lui parler de ça, objecte son ami.
— Si, si, j’y tiens. J’ai envie d’être honnête avec elle. Je lui ai même parlé de… de Set’. Tu vois ce que je veux dire.
— Ouais, je vois.
— Donc évidemment… la peinture. Et tout ce que ça représente pour moi. Je suis tellement dégoûté qu’elle l’ait découvert comme ça, et j’ai pas compris pourquoi ça avait l’air aussi… important pour elle.
— Peut-être parce que ça avait l’air important pour toi, donc elle s’est demandé pour quelle raison tu lui cacherais ça, si elle aussi, elle est importante pour toi ?
— Mais dans ce cas, pourquoi elle m’a pas dit qu’elle allait plus à ses cours de danse ?
— Ça j’en sais rien, c’est à toi de lui poser la question.
— Hm…
Son visage se ferme. L’air morne, il joue distraitement avec la balle et se recoiffe. Roman hoche la tête sans insister.
— Et vous en avez parlé ensemble, du roman ?
Nathan hausse les épaules.
— Un peu, ouais… Je lui ai surtout parlé de ce que j’aimais pendant ma lecture, sans lui dire que… que je m’identifiais à la fille. Mais non, on n’en a pas parlé en profondeur depuis que je l’ai fini.
— Ah ouais ? Il faudrait peut-être. Ça pourrait être intéressant que tu lui partages ton analyse. Comme quoi tout est métaphorique.
— Je sais pas. J’ai l’impression que c’est la métaphore la plus évidente du livre alors je me vois pas lui en parler comme d’une… analyse. J’ai pas envie d’avoir l’air de me prendre pour un mec qui a inventé l’eau tiède alors que j’ai juste interprété le premier truc qui m’est venu.
Roman secoue la tête et s’éclaircit la voix :
— Alors peut-être, mais. Deux choses.
Sur ces mots, il fait le chiffre avec ses doigts.
— D’une, si elle a vraiment beaucoup aimé ce roman, ça pourra que lui faire plaisir que t’aies pris le temps de l’analyser comme ça. Même si c’est une interprétation évidente, ça fait toujours du bien de savoir que quelqu’un a adoré une œuvre qu’on lui a conseillée.
— Vrai…
— De deux, ça pourrait lui faire subtilement passer un message. Hey Lyla, tu sais quoi ? En fait les relations amoureuses c’est compliqué, et moi aussi j’ai l’impression de traverser des épreuves. Non c’est pas ta faute, mais il me faut un peu de temps et j’ai besoin que tu me fasses confiance, tout ça tout ça. Tu vois ?
Nathan reste muet un moment, en suspens. Ça n’est pas bête du tout…
— Ouais, en effet, ouais…
— Voilà, après à toi de doser pour qu’elle comprenne. Mais ça peut être une solution, non ?
— C’est vrai…
— Eh franchement, c’est le truc le plus romantique que j’aie vu depuis longtemps. Le roman qui vous a réunis physiquement par le plus grand des hasards, qui vous réunirait psychiquement une fois vos propres démons affrontés… Nath, si ça arrive, vous serez officiellement le couple le plus mignon de tout mon entourage.
Nathan se met à rire, détendu. Ça… c’est un trait de caractère que les gens soupçonnent rarement, chez son ami Roman. Son côté très fleur bleue. Roman l’a toujours dit : s’il avait pu avoir son premier baiser sur une plage devant un coucher de soleil, et faire sa première fois dans un lit entouré de bougies et couvert de pétales de roses, il l’aurait fait sans aucune hésitation. Mais le monde n’est pas prêt pour son romantisme, comme il le dit si bien.
L’air rêveur de son ami le fait sourire. Il doit admettre que c’est plutôt touchant, dit comme ça.
— Ouais, c’est beau tout ça, mais c’est pas encore fait…
— Non, évidemment… Et la vie, c’est pas un roman. Ça va prendre du temps, et…
Et…? Roman grimace et ne termine pas sa phrase.
— Et…?
— Je veux dire un truc mais ça va pas te plaire…
— Quoi ?
— Revois ta psy.
Nathan lève les yeux au ciel.
— Quoi, pourquoi ?
— Bah, parce que… t’es venu avec beaucoup de bagages.
Son ami le regarde un moment avant de percuter et de secouer la tête.
— Ouais, bon, ça…
— Nath… T’as fait l’erreur classique, reprend Roman, sans aucun jugement dans la voix.
— Comment ça ?
— T’as arrêté de voir ta psy quand t’as commencé à aller mieux.
— Ben… oui ?
Roman émet un petit rire et plante son regard dans le sien.
— Ben, non, c’est pas comme ça que ça marche. Admettons que t’aies toujours besoin d’une aide… psychiatrique, ou psychologique, peu importe. Ben même si Lyla est une fille super et que tu peux lui parler de tes problèmes… c’est pas ta psy. C’est ta copine. Elle peut pas te guérir, et c’est pas son rôle de toute façon. Tout comme c’est pas le tien de la guérir de sa relation de merde avec le mec qui la trompait.
Nathan soupire, l’air contrit.
— Je vais pas la forcer à se trouver un psy non plus…
— Non, c’est pas ce que je voulais dire. Elle en a peut-être pas besoin, j’en sais rien, je la connais à peine. Ce que je voulais dire c’est que tu peux la rassurer, tu peux lui montrer qu’elle peut te faire confiance, mais elle doit faire une grande partie du travail elle-même. Mais toi je te connais, et… honnêtement, t’aurais pas dû arrêter de la voir, la tienne. En plus elle est incroyable, et grave réputée. On peut remercier les parents de Set’ pour le contact.
Nathan acquiesce d’un grommellement, mais Roman sait que ses paroles l’ont atteint. Comme toujours.
— Bon, allez, t’en fais pas, ça va bien finir par s’arranger. Tout ça… ça va te faire aller de l’avant, quoi qu’il se passe. J’en suis sûr. Et en tout cas, si t’as besoin de m’en parler, à n’importe quelle heure, tu sais que je suis là pour toi, hein ?
Nathan hoche la tête, retrouvant un semblant de sourire.
— Et tu sais que c’est aussi le cas des autres gars, si jamais je suis en famille ou autre quand t’as besoin de parler.
— Ouais, je sais… Merci.
En famille…
— Bon, en attendant… tu vas tenir le coup ?
— Ouais, ouais… Merci de m’avoir écouté.
— C’est normal… Au fait, je crois que Léo rentre bientôt. On va pouvoir se faire une soirée tous les cinq, comme avant.
Comme avant.
Ces deux mots font un drôle d’effet à Nathan.
Toutes ces soirées qu’il a faites avec eux… ces soirées chez Setsuo, Roman ou Léo, qui se terminaient presque invariablement en crises d’angoisse, en peur panique de voir ces quelques heures fugaces de bonheur prendre fin brusquement. Roman et Setsuo, qui le connaissaient déjà par cœur à cette époque, et ils savaient toujours exactement quand cela frappait leur ami. Alors ils installaient des matelas n’importe comment dans la pièce à vivre et tous les cinq, ils prolongeaient cette soirée ensemble, en parlant de tout et de rien pendant une heure ou deux. Nathan se mettait sur son matelas, presque en boule, les yeux mi-clos, pour les écouter parler. De cette façon, il se sentait moins seul. De cette façon, ses angoisses ne l’atteignaient plus. Elles refluaient, au moins pour quelques heures de plus.
Setsuo racontait ses voyages dans son pays d’origine, Léo les siens partout dans le monde, et Quentin évoquait les choses les plus mémorables qu’il avait faites avec Nathan, dans leur enfance et leur adolescence. Quant à Roman… il avait ce don, que Nathan avait toujours admiré, de rendre n’importe quoi plus intéressant que tout. Alors il parlait des univers de ses jeux vidéos ou séries préférés, et ses amis buvaient ses paroles. Même quand ils ne connaissaient rien aux œuvres qu’il évoquait, ils finissaient presque par théoriser avec lui, plongés dans ses récits.
Ces soirées… c’est étrange d’y repenser, pour Nathan. Cette période lui provoque un désagréable mélange de nostalgie et d’angoisse. Ces moments de liberté, quand il n’avait pas encore son temps plein au bar et écumait les autres établissements de la ville, quand il pouvait se lever à n’importe quelle heure, quand il était accompagné d’un date différent presque tous les soirs… Oui, cela lui manque un peu. Mais à la fois, il est plus que soulagé qu’elle soit derrière lui.
Et au moins… elle lui avait appris une chose. Il était très bien entouré. Ses amis ne l’avaient jamais abandonné. Même s’il y avait eu quelques conflits, quelques tensions et désaccords, ils avaient toujours été là, pour l’écouter, le conseiller, le guider.
— Je vais te laisser, soupire Nathan en regardant sa montre. Je prends bientôt au bar et j’ai la moitié de la ville à traverser.
— Ah oui, évidemment… Bon, on se revoit quand tu veux. Ça va aller, toi ?
Son air bienveillant lui réchauffe le cœur. Après s’être levé et avoir reposé la balle où il l’avait trouvée et caressé une dernière fois la tête du petit chat, Nathan lui fait une brève accolade, les yeux fermés.
— Ouais, merci beaucoup.
— Il y a pas de quoi.
Avec la sensation qu’un poids s’est retiré de ses épaules, Nathan quitte l’immeuble de son ami. Et tandis qu’il s’éloigne dans la rue, observant distraitement les nuages qui se déplacent au gré du vent au-dessus de sa tête, il pense à l’analyse de Roman. Et en y réfléchissant… il a sûrement raison. C’est logique, au fond. Dès ses tout premiers messages échangés avec Lyla, il a tout mis en œuvre pour être aussi parfait que possible, il a gommé chacun de ses défauts avec soin. Alors elle l’a idéalisé. Elle s’est imaginé que cette… parodie de lui-même, cette image qu’il avait créée, ça, c’était le vrai lui. Et il ne peut pas vraiment la blâmer pour ça. Mais maintenant, le problème…
Comment est-ce que je reviens en arrière…?
⁂
Il prend une grande inspiration, les yeux fermés. Il a bien réfléchi, depuis sa discussion avec Roman hier après-midi. Ne pas rester bloqué sur le passé, affronter le présent, anticiper le futur. Il peut le faire. Ça va être difficile, bien sûr. Et honnêtement, ça faisait longtemps qu’il n’avait pas ressenti une telle angoisse. Mais il le faut. Lyla et lui ne se sont pas revus depuis leur altercation, il y a sept jours de cela exactement. Alors… il doit tenter quelque chose.
Adossé à une rambarde sur le port de Cahen, le regard dérivant sur l’eau et les lumières tout autour, il a pris le temps de penser à ce qu’il allait lui dire, et de quelle façon il allait le faire. Cela doit bien faire… une heure. Une heure qu’il est ici, l’estomac vide, à ressasser les derniers événements, à se demander s’il va enfin trouver le courage de l’appeler.
Dix heures moins le quart… Bon. Il est temps. Lyla, avec ses coups de fatigue, pourrait se coucher tôt avant d’entamer cette nouvelle semaine. Alors…
Non, une dernière cigarette avant. Autant la fumer avant qu’elle n’arrive, si elle vient. Comme ça, l’odeur ne la gênera pas, et lui, il se sentira un peu plus d’attaque. Il sort le briquet et le paquet de ses poches en même temps. Son paquet est presque vide… plus qu’une après celle-ci. Il y a un tabac ouvert jusque tard le soir dans cette rue qu’il longe le port, peut-être qu’il pourrait…
Non, pas maintenant. Arrête de reporter. Tu fumes et tu contactes Lyla.
Il tire bouffée sur bouffée, tout en tapotant des doigts sur la rambarde de sa main libre. Ça y est, plus l’échéance arrive à mesure que la cigarette se consume, plus il sent l’angoisse monter en lui. Il y a tellement de choses qu’il doit lui dire…
Ses parents, Laure, la peinture, sa vie après la fac de droit, le bracelet. Et il doit lui demander…
Pourquoi elle est fuyante, pourquoi est-ce qu’elle a un tel problème avec la cigarette, peut-être l’alcool…
Dans le genre, sois honnête et je le serai.
Ah, c’est beaucoup trop d’un coup. Et si elle refusait de l’écouter…?
Il jette un œil désespéré à son mégot éteint. Plus le temps de réfléchir. Il se penche pour l’écraser dans une flaque avant de le projeter dans la poubelle la plus proche. Puis, fébrilement, il se saisit de son téléphone. Appel ou message…?
Message. Et si elle ne répond pas, appel. Dans cinq minutes, ou dix… Et si elle ne répond pas ? Il peut sonner chez elle. Mais il est tard, alors, si elle dormait ?
Arrête de reporter.
— Hey, je suis au port, en face de chez toi. Est-ce que tu pourrais venir ? Ce serait bien qu’on se parle
Il hésite. Un point, trois ? Finalement, il n’ajoute pas de ponctuation et l’envoie tel quel. Allez, un peu de courage.
— Ouais, je suis là. T’as raison, j’arrive.
Rapide, c’était tellement rapide. Est-ce qu’elle guettait son message ? Est-ce qu’elle a envie de lui parler ? Peut-être qu’elle aussi est angoissée. Peut-être qu’elle aussi, elle voudrait mettre cette discussion derrière elle au plus vite.
Respire. Ça va le faire.
Et en effet, la voilà qui arrive, moins de trois minutes plus tard. Elle porte sa grosse veste noire en similicuir mais frissonne, sans oser le regarder dans les yeux.
— Hey…
Il la salue en retour, sans bouger de sa position, tendu. Qu’est-ce qu’il peut bien dire, de toute façon ?
— Écoute, je suis désolée pour Morgan, et je suis désolée de pas avoir su réagir sur le moment. Je m’attendais pas à ce qu’il te parle aussi mal, et ça m’a… ça m’a complètement perturbée. Mais si tu veux tout savoir, je me suis engueulée avec lui, après ton départ. Je lui ai dit qu’il était allé trop loin.
Nathan la considère un moment, silencieux. Ça, c’est ce qu’on appelle aller droit au but. Pour autant… il est sceptique. Quelque chose dans son regard lui dit qu’elle ne lui dit pas toute la vérité.
— Ouais… OK…
Elle lève les yeux, l’air abattu.
— Tu m’en veux…?
Pour ça, pas vraiment, non. Il secoue négativement la tête sans la regarder, pensif. Tout doit sortir, c’est ce que dirait Roman.
— Dis-moi, Lyla…, reprend-il plus lentement. Au fond, si tu m’as pas défendue, c’est parce que t’étais d’accord avec lui, pas vrai ?
Elle pivote vers lui, l’air presque outré, mais il ne lui laisse pas le temps de finir :
— Au fond, tu projettes toujours ta relation avec ton ex sur moi.
Comme si tu ne faisais pas la même chose…
— Je…
— C’est pour ça que tu m’as dit que tu voulais attendre que ce soit vraiment sérieux entre nous. Tu t’étais pas trompé de mot, c’est vraiment ce que tu penses…
Elle se renfrogne un peu plus à chaque mot. Est-ce qu’il n’est pas un peu trop direct ?
— J’y peux rien, Nath. Tu sais bien que j’ai du mal à faire confiance, depuis mon ex.
Il soupire, désemparé. Qu’est-ce qu’il peut bien répondre à ça ? Ça va être sa réponse à tout, c’est ça ? Comme si tu ne faisais pas la même chose.
— Lyla, je suis sérieux, mais moi aussi je…
— Ah oui, t’es sérieux ? Je dois te rappeler combien de trucs tu m’as cachés ?
Il en sursaute presque et se fige en apercevant son regard presque mauvais. Mais déjà, elle enchaîne :
— La peinture, par exemple.
— Mais…
— Je sais ce que tu vas dire, oui, j’ai menti pour les cours de danse ! Mais c’est pas pareil. Moi, j’en ai pris et j’ai arrêté que récemment. Alors que toi, tu m’as complètement caché ça.
— Mais, Lyla, en quoi c’est… aussi important ?
— C’est juste que… J’arrête pas de me demander ce qu’il y a d’autre, à ce stade ! C’est quoi, je suis pas assez bien pour que tu me parles de quelque chose qui te passionne ?
De quoi ? Est-ce qu’elle pense vraiment ce qu’elle vient de dire ? Non… elle ne peut pas l’attaquer autant sur quelque chose d’aussi futile. Il y a autre chose, pas vrai ?
Il la regarde alors qu’elle s’agite, de plus en plus nerveux. Comment est-ce qu’il peut enchaîner sur ça ? Lui qui voulait une discussion calme, voilà ce que c’est devenu, en deux minutes chrono. Inextricable.
Anxieux, il se met à triturer son briquet et le sort de sa poche pour jouer avec. Non, pas de clope, il s’était promis de…
— Quoi, encore une clope ?
Non, là c’est trop. Ce petit air excédé, cette pointe de… haine dans ses yeux.
— Mais qu’est-ce que t’as avec ça ? Et avec l’alcool ? Pourquoi t’es aussi…
Il ne finit pas sa phrase, encore plus sur les nerfs. Il n’en peut plus de ce petit air accusateur presque suffisant qu’elle lui adresse à chaque fois qu’il a le malheur de toucher à son briquet. Il va falloir qu’elle s’y fasse, si elle veut rester avec lui. Ne pas fumer chez elle, OK. Toujours faire en sorte que la fumée aille loin d’elle, OK. Mais il ne peut pas arrêter du jour au lendemain. Ça ne se fait pas comme ça, d’un claquement de doigts.
— Aussi quoi ? s’offusque-t-elle. Allez, dis-le. Aussi chiante ?
— Mais non ! J’allais pas dire ce mot. Mais je sais pas, je… Tu veux juste me faire la morale, c’est ça ?
— Comment ça ?
— Ben… Entre ton mensonge sur l’alcool, et… Et le fait qu’aujourd’hui, tu continues de quasiment rien boire ou des trucs super légers alors que selon tes potes, tu t’en privais pas avant moi. Puis tes critiques sur la clope, à chaque fois que j’en sors une… Tu peux me le dire, si ça te donne l’impression d’être… meilleure que moi, ou je sais pas quoi !
OK, ces derniers mots étaient peut-être de trop. Lui qui voulait éviter ça…
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Et pourquoi tu reviens sur ça ? Je croyais qu’on avait dit qu’on n’en parlait plus ! De toute façon pour la clope, ça a rien à voir, c’est nocif pour moi, t’as entendu Morgan, je…
— Tu vas vraiment me sortir l’excuse de l’asthme alors que tu l’avais jamais évoqué avant que Morgan me le dise ?
Non, Lyla, je peux supporter beaucoup de choses mais ça, ça s’appelle de la mauvaise foi.
— D’accord, très bien, je supporte pas cette odeur, c’est tout. T’es content ? Et c’est pareil pour l’alcool, j’ai juste pas envie de me prendre de cuites. Donc non, je cherche pas à te faire la morale. Autre chose ?
Il reste en suspens, presque choqué par l’agressivité dans sa voix. Comment est-ce que de simples questions ont pu la mettre dans un état pareil ? Est-ce qu’il est allé trop loin sans s’en rendre compte ? Est-ce que ses mots étaient mal choisis ?
Roman, tu m’avais dit de tout sortir mais là, on dirait que j’aurais mieux fait d’en garder pour plus tard.
Il remet sa main dans sa poche pour masquer ses légers tremblements, déboussolé. Il ne sait même plus quoi dire. Pourtant… il le faut, non ? S’il ne le fait pas maintenant, il ne le fera jamais. Une boule dans la gorge, il se lance :
— Tu me fuis…
— De quoi ?
Elle a cessé net de s’agiter pour le regarder dans les yeux, choquée.
— Ces derniers temps, reprend-il après avoir dégluti. Tu me fuis, tu… tu refuses de me voir, ou qu’on dorme ensemble, tu m’embrasses à peine, t’as toujours… une excuse pour pas le faire, ou alors tu le fais vite fait avant de me lâcher comme si… comme si c’était une corvée pour toi.
Le ton bien plus doux de sa voix a l’air de la troubler, et elle se met à trembler légèrement alors qu’il s’approche lentement d’elle, sans la quitter du regard.
— Lyla, dis-moi, je… je suis quoi pour toi ?
L’instant qui suit semble suspendu dans le temps. Il s’approche progressivement, à pas feutrés, attendant désespérément une réponse. Qu’il a terriblement peur d’entendre. Et elle le fixe toujours droit dans les yeux, sans bouger, jusqu’à…
Elle recule et baisse la tête.
— C’est parce que j’aime pas cette odeur, c’est tout.
Il s’arrête net. Lui qui croyait… qu’elle allait enfin être honnête. Non. C’est un mensonge, ça, et ça lui fait mal au cœur.
— C’est pas vrai, et tu le sais. Tu m’évites même quand j’ai pas fumé. Lyla, y a autre chose, me mens pas, d’accord ? Écoute, je… je sais pas ce qu’il faut que je fasse, mais je suis prêt à le faire.
Sa voix tremble toujours un peu plus, mais elle n’a même pas l’air de s’en rendre compte. Elle se contente de reculer d’un pas encore et de le fixer droit dans les yeux, l’air hargneux.
— Ce qu’il faut que tu fasses ? Je sais pas, moi, éviter de me mentir ? Éviter de me prendre pour une conne ?
Il en sursaute presque, désarçonné. Il y a vraiment ce truc dans son regard…
— De quoi tu pa…
Avant même qu’elle ne réponde, il a compris. Elle sait…
Et elle crie presque ces mots, plus accusatrice que jamais :
— Je parle de Laure, Nath. Je parle de ta sœur !