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Point de Rupture, 11 : Il revient toujours

Sur ses gardes, il se retourne et scrute les fourrés. Ce mouvement presque imperceptible ne trompe pas, il est bel et bien suivi. Et depuis un moment, même. Il ferme les yeux, réfléchissant à toute vitesse. Impossible de se cacher, ici. Très bien. Il va devoir l’affronter s’il veut s’en sortir vivant.

 – Chapitre XXII

— Lyla, dis-moi, je… je suis quoi pour toi?

Ce que tu es ? Bien plus que ce que tu crois. T’as l’impression que tu comptes pas, que je t’évite, que je te rejette? C’est pas exactement ça, Nath, mais c’est plus simple de te dire…

— C’est parce que j’aime pas cette odeur, c’est tout.

— C’est pas vrai, et tu le sais. Tu m’évites même quand j’ai pas fumé. Lyla, y a autre chose, me mens pas, d’accord? Écoute, je… je sais pas ce qu’il faut que je fasse, mais je suis prêt à le faire.

Il se montre vulnérable, tu le sens? Il est pas assuré, il a la voix qui tremble, il faut être honnête, c’est le moment où jamais!

Mais c’est plus simple de te blâmer.

— Ce qu’il faut que tu fasses ? Je sais pas, moi, éviter de me mentir ? Éviter de me prendre pour une conne?

— De quoi tu pa…

Tu le sais, que c’est bas. Tu sais que ça n’a aucun rapport, c’est comme la peinture. Mais c’est tellement plus simple…

— Je parle de Laure, Nath. Je parle de ta sœur!

Nathan se fige pour de bon, abasourdi.

— Comment…

— Comment j’ai su ? Noémie m’en a parlé, le premier jour où je lui ai parlé de toi. Toutes les fois où on s’est vus après, j’ai attendu que tu m’en parles. T’as eu tellement d’occasions, et tu l’as jamais fait!

— Je… Je suis tellement désolé, Lyla…

Il a l’air sincère. Suffisamment pour la perturber un instant. Mais elle ne doit pas s’arrêter là, sinon… Elle va penser au reste.

— Tu vois, ces trucs que tu me caches? Ta passion, ta famille? C’est énorme pour moi. C’est énorme parce que j’ai juste l’impression de pas compter pour toi!

— Attends, mais pas du tout ! Pourquoi tu dis ça?

— Tu me caches quelque chose qui est important pour toi, tu veux pas me présenter à tes potes, ni à ta famille! Parce que oui, le matin où j’ai rencontré tes colocs, j’ai très bien entendu votre discussion dans la cuisine.

Il reste un moment en suspens avant d’avoir l’air de percuter. Et il se mord la lèvre, l’air honteux.

— Oui, c’est vrai que ça a l’air moche vu comme ça, mais… je te jure que j’avais une bonne raison de…

Elle ne réfléchit pas. Et elle ne lui laisse aucune chance.

— Quelle bonne raison ? Me tenir à l’écart parce que personne doit tomber sur moi? Parce que je suis la deuxième copine, celle que tu vois en secret?

Il ouvre de grands yeux. Tu sais que c’est n’importe quoi, hein ? Tu sais que ça n’a absolument aucun sens. Mais tant pis.

— Mais Lyla, pas du tout, j’ai…

— Écoute, c’est bon ! J’en ai assez entendu. Tu sais quoi, j’ai même pas envie d’en savoir plus.

Lyla, arrête ça avant de dire quelque chose que tu vas regretter.

— Mais attends, je peux t’explique…

Je veux pas attendre. Je veux pas attendre parce que si je reste ici, avec toi, si je pense à tout ce que ça implique, je vais péter un câble. Je pète déjà un câble, tu vois? Il n’y a vraiment rien qui va.

— T’avais tout le temps de le faire avant. C’est trop tard. Je vais rentrer chez moi.

Déjà, elle s’est retournée.

— Attends, comment ça, trop tard?

La douleur évidente dans sa voix la fait ralentir un instant, mais elle ne doit pas flancher.

— T’as très bien compris…

Son ton n’est plus cinglant, mais il reste sans appel. Et il ne faut surtout pas qu’elle se retourne pour regarder son visage, parce qu’elle sait qu’elle flancherait. Et ça, ça ne doit pas arriver. À cause de… tout ce que ça implique.

— Lyla, attends…

Non, me dis pas que t’as réussi à le faire pleurer ?

Elle presse le pas. Il faut vraiment qu’elle rentre chez elle, qu’elle ne l’entende plus et surtout, qu’elle ne le voie plus. Bravo, t’as dit quelque chose que tu vas regretter.

Dans ce cas… Rentre chez toi, et enterre tout. T’étais pas prête, c’est comme ça.

Cette journée a été un enfer. Comme les quatre dernières, en réalité. Déconcentrée, démotivée, elle a peiné à effectuer ses sept heures de travail avant de se ruer à l’extérieur le soir venu. Tout ce qu’elle veut, c’est s’enterrer chez elle pour le week-end, ne plus entendre parler de rien, ne plus voir personne.

Nathan et moi, c’est terminé.

Voilà le message qu’elle a envoyé à ses amis quelques jours plus tôt. Sans aucune explication, sans aucun contexte, sans répondre à aucune question. Sûrement parce qu’elle n’a elle-même pas de réponse. À chaque fois qu’elle se demande pourquoi elle a réagi d’une façon aussi violente face à lui, elle coupe court à ces interrogations. C’était trop tôt. Voilà, c’est tout, merci et au revoir. Elle finira par rencontrer quelqu’un d’autre, plus tard, avec qui tout ira bien dès le début, qui ne lui mentira pas et avec lequel elle sera à l’aise. Pas vrai…?


Forcément, Jenny, Noémie et Rafael l’ont bombardée de messages et d’appels ces derniers jours. Elle n’y a qu’à peine prêté attention et très peu répondu, se contentant de s’enfermer dans sa chambre pour dormir ou lire des heures durant. Tant qu’elle peut s’empêcher de penser à lui…

Mais ce soir, les filles ne la lâchent pas. Elles veulent absolument qu’elle vienne dans un petit bar restaurant tranquille du centre, lui répétant encore et encore que ça va lui changer les idées, qu’elle ne doit pas rester seule… Non, Lyla n’en a pas envie. Se débarbouiller, se changer, sortir ? Quel enfer.

Ça y est, Jenny l’appelle. En soupirant, Lyla rejette l’appel et se contente d’un texto :

Pas envie de sortir, désolée. Profitez sans moi, bon week-end.

C’était souvent comme ça, du temps de sa rupture avec D. Jenny se contente de répondre avec une émoticône triste, et Lyla l’ignore. Tant pis. Ça finira par aller mieux, un jour.

Elle se réveille en sursaut.

Quelqu’un est en train de tambouriner à sa porte d’entrée.

Elle se redresse d’un bond, le cœur battant la chamade et une légère boule d’appréhension dans l’estomac. Qui peut bien frapper aussi fort, un samedi, à… Elle regarde son téléphone. Neuf heures du matin?

Elle se lève et s’avance prudemment dans le couloir. Ça ne frappe plus… pour l’instant. Mais elle peut toujours regarder par le judas, voir si la personne est toujours là. Elle sursaute encore une fois alors que les coups reprennent, plus doucement et moins longtemps, cette fois.

— Hé, c’est Noémie, ouvre!

Elle s’arrête une seconde avant de marcher plus rapidement vers la porte. Noémie? Ça, c’est bizarre. Elle réajuste son t-shirt et tout en ouvrant la porte, dit:

— Hey, No, ça va…?

— Enfin, t’es là.

Lyla a un mouvement de recul. Le ton de son amie est vraiment amer, et son expression est dure. Elle la voit rarement comme ça et d’habitude, ce n’est pas contre elle.

— Oui, qu’est-ce…

— Tu pourrais éviter de nous planter, Jenny et moi? Je sais que tu vas sûrement pas bien et crois-moi, j’ai pas envie de t’enfoncer, mais c’est vraiment pas réglo!

 Comment ça, vous planter? J’ai jamais accepté de…

 Si, t’as accepté. Quand Jenny t’a appelée mardi et qu’elle t’a proposé la soirée, t’as dit oui.

 Ah bon…?

Elle ne s’en souvient sincèrement pas. Il faut dire qu’elle était dans un état second, en début de semaine… Toute la semaine.

 Oui, vraiment. On faisait ça pour toi, pour te changer les idées et toi, tu nous as laissées là-bas sans aucune nouvelle jusqu’à ce qu’on t’appelle!

 Je suis désolée, je m’en souvenais pas…

 Franchement, tu crois que tu vas aller mieux en t’isolant comme ça? Tu crois que ça te réussissait après ta rupture avec l’autre con?

 Je… Je me sentais pas de sortir…

 Tu nous fais tout le temps le coup, c’est pas vrai!

 Mais j’aurais dû marcher toute seule pour rentrer après, et tu sais que j’aime pas ça!

 Et toi tu sais très bien qu’on t’aurait raccompagnée! Arrête avec tes excuses foireuses!

Lyla baisse la tête, à court d’arguments. Elle sait très bien que Noémie a raison. Celle-ci soupire et son ton se radoucit:

 Bon… je t’ai dit que je venais pas t’enfoncer, mais… évite de nous refaire le coup, OK?

 Ouais, bien sûr… Désolée…

Noémie s’apprête à descendre l’escalier quand elle pivote. Lyla redresse la tête et la fixe dans les yeux, déboussolée. Qu’est-ce que c’est que cette expression…?

 Tu sais, hier… Sarah est venue à la soirée. On l’a croisée par hasard.

Lyla se met en alerte, sans pouvoir retenir un frisson.

 Elle nous a dit que t’avais arrêté les cours.

 Je…

Elle n’ajoute rien, fuyant son regard. Qu’est-ce qu’elle pourrait bien dire, de toute façon?

 Lili… Tu vas pas bien.

 Ben… ouais, je sais…

 Non, ça fait un moment, je parle pas de Nath… Je pensais que c’était à cause de ta rupture avec D, mais… les dates coïncident pas.

Alors… ça se voit?

— Qu’est-ce que tu veux dire?

Elle secoue de nouveau la tête et s’éclaircit la voix.

— J’en sais rien. Je me trompe peut-être… Je dois partir, j’allais courir, mais… Bon, arrête de nous ghoster, s’il te plaît. Il faut qu’on se voie avec le groupe, tu sais que c’est pas bon de rester seule. Jenny et Logan font leur anniversaire de couple ce soir, mais je crois que Raf bosse pas. Et moi je suis dispo. Donc si tu veux faire un truc, tu me dis. Mais même si c’est pas avec nous, essaie de sortir, de voir du monde… OK ?

— Oui, t’as raison… Je… je vais voir. À plus tard alors, et… désolée pour hier…

— C’est bon, on n’en parle plus… À bientôt, Lili. Et bon courage.

Sur ces mots, elle emprunte l’escalier et Lyla referme la porte. Elle cligne des yeux et laisse échapper quelques larmes. Puis elle se dirige vers sa chambre et s’écroule sur le lit en soupirant. Il ne manquait plus que ça…

Puis elle prend son téléphone. Noémie a raison, elle ne doit pas rester seule. Et… il y a une personne auprès de laquelle elle pourrait trouver un peu de réconfort.

— Hey tata… Je peux venir à la maison?

Cette journée lui a fait du bien. Après un petit-déjeuner rapide, elle a fait ses affaires et une heure plus tard, elle les déballait sur son ancien lit, dans la chambre où elle a passé toute son enfance et son adolescence. Après le repas a eu lieu un long gouthé, puis Lyla est montée faire une sieste qui s’est éternisée.

Ce n’est que vers dix-neuf heures qu’elle émerge enfin, Sinicat toujours dans les bras, laissant échapper des bâillements plus longs les uns que les autres. Il est temps de redescendre.

Une agréable odeur de grillé lui parvient sitôt la porte du salon franchie. Sa tante est là, ses cheveux grossièrement noués, affairée devant un appareil à pierrades, des bols de légumes, de viande à faire griller et de sauces disposés tout autour d’elle sur la table.

— Euh… c’est quoi tout ça ? Depuis quand tu cuisines? Tu te sens bien?

Sa tante rit doucement et secoue la tête tout en surveillant la température de l’appareil.

— Écoute, j’ai gagné ça à un jeu concours alors… il fallait bien que je le teste. J’ai honte de toujours vous faire manger industriel, à force. De là à dire que je cuisine…

— Ouais, je vois. Mais… ça me va. J’ai… j’ai commencé à manger plus de légumes, récemment.

Elle se sent presque mal en le disant. Nathan… Sa tante, ignorant tout de son trouble, l’invite à passer à table. Alors elle essaie de se changer les idées tout en discutant avec elle pendant le repas, faisant griller des légumes et des bouts de viande les uns après les autres.


Et, lorsqu’elle a l’estomac plein à craquer, elle s’affaisse contre le dossier de sa chaise en soupirant. Elle a beaucoup trop mangé, elle qui avait si peu d’appétit au début du repas.

— Bon alors, qu’est-ce qui fait que tu manges tout ça, maintenant? Les aubergines, les poivrons…?

Lyla perd immédiatement son sourire. Nathan…

— Bah, qu’est-ce que c’est que cette tête?

— C’est… euh… C’est un garçon que j’ai rencontré…

— C’est pas vrai ? Il s’appelle comment?

— Nath… Nathan. Mais… ça va pas hyper bien en ce moment, et je sais pas si… si j’ai envie de rester avec lui.

Pour ne pas dire qu’elle a rompu… Sa tante soupire à son tour, l’air déçu.

— Oh, je vois… Je comprendrais que t’aies pas très envie d’en parler, mais tu sais… j’ai deux critères pour toi, pour savoir si c’est quelqu’un de bien.

— Ouh là. Dis toujours?

Elle ne s’attend pas à quelque chose d’incroyable vu le sourire de sa tante, mais on ne sait jamais. Ne pas mentir? Ne pas fumer quand sa copine déteste ça?

Sa tante lève un doigt:

— Premièrement, tu dois savoir comment il te traite quand tu as beaucoup bu.

— Sérieusement?

— Et deuxièmement, continue-t-elle sans se laisser perturber et en levant le deuxième doigt, comment il te traite quand il a beaucoup bu.

— T’es vraiment en train de me parler d’alcool comme critères? T’es pas croyable. C’est bien les origines suédoises qui parlent.

— C’est ça, me crois pas! Mais tu sais, l’alcool, ça montre le vrai visage des gens.

— Dans ce cas, le vrai visage de Jenny est un sacré chaos.

Sa tante éclate de rire.

— Oh, je veux bien te croire ! Bon, qu’est-ce que tu veux faire maintenant?

— Petit film et au dodo ? Je suis claquée, la digestion va être rude.

— T’as bien raison. On devrait même se faire une petite infusion.

— Bonne idée!

Voilà, c’était exactement ce dont elle avait besoin…

À part cette discussion, peut-être.

Le lendemain, la voilà revenue chez elle avec un sac de provisions en plus. Des légumes déjà coupés à ne plus savoir quoi en faire, du pain, des petits gâteaux… Après avoir rangé toutes ces victuailles, elle a comaté dans son lit quelques heures, puis s’est traînée de pièce en pièce, amorphe. Ça n’aura pas duré… Quoi qu’elle fasse, il revient dans ses pensées. Trop tôt…

Dix-sept heures. Elle se pose un instant sur son canapé, les mains croisées. Elle repense à sa journée chez sa tante, à ce qu’elle lui a dit, à la remarque de Noémie… L’autre raison pour laquelle elle a rompu avec Nathan, la raison principale, en réalité.

Il y a quelques mois…

Sans qu’elle sache pourquoi, elle sent une montée d’adrénaline en elle. Non. Elle n’a pas envie de savoir pourquoi, vraiment pas.

Alors il faut qu’elle bouge. Sur un coup de tête, elle décide d’aller se promener. Elle se fait rapidement un sandwich avec un peu de restes offerts par sa tante et en quelques minutes, elle est dehors.

Il faut qu’elle se vide la tête, là tout de suite. Il y a quelque chose qui ne va vraiment pas. Elle ne sait pas où elle va, elle ne sait pas pour combien de temps elle part, mais elle n’a pas la moindre envie de rester seule chez elle à cogiter sur ça.


Tout fout l’camp.

La voilà rentrée. Et… est-ce que ça lui a changé les idées ? Elle n’en a pas vraiment l’impression. Elle est sortie, elle a mangé, elle…

Ça va pas du tout.

Elle s’écroule dans son canapé, les yeux vitreux. Et avant même qu’elle n’ait le temps de comprendre ce qui lui arrive, la crise d’angoisse est montée. Elle se prend la tête entre les mains, le souffle court.

Il lui manque, il lui manque terriblement. Mais elle a rompu, il est trop tard, elle ne peut pas revenir en arrière, c’est trop tard, et de toute façon, il faudrait qu’elle lui parle et elle ne peut pas lui parler de ça, elle ne peut pas si elle-même, elle n’arrive pas à y penser !

Nath, c’était pas ta faute.

Elle ne peut plus se contenir et fond en larmes. Pas de Sinicat dans le canapé, pas le force d’aller le chercher pour… rejeter tout ça, encore un peu. Encore un peu plus loin dans sa tête…

Pendant quelques minutes, elle ne voit plus rien. Le corps secoué de sanglots, elle tente tant bien que mal de respirer, de reprendre son souffle au milieu de ses larmes, la gorge serrée.

Il s’est passé quelque chose. Noémie le sent bien, Nathan aussi, et elle… Elle aussi, elle le sait, bien évidemment. Ce ne sont pas des choses qu’on oublie, même quand on fait tout pour.

Elle se lève avec difficulté et, chancelante, elle s’éloigne dans le couloir pour s’écrouler dans son lit. Un mouchoir, Sinicat, la couette. Recroquevillée sur le côté, elle la rabat sur elle et, une fois complètement dans le noir, elle ferme les yeux. Le souffle toujours court, les paupières lourdes… Son cœur bat bien trop vite. Aussi vite qu’à chaque fois qu’elle sent cette odeur.

Elle soupire et dégage sa tête de la couette. Les yeux mi-clos, rivés sur le mur, elle réfléchit. Et plus elle y pense, plus ça lui revient en tête. C’est désagréable, ça lui tord l’estomac, mais… je crois qu’il faut passer par là… Et si c’est fini depuis longtemps, ça ne peut pas me faire de mal, pas vrai ? C’est loin, c’est derrière…

OK. Elle prend une grande inspiration et se remet sur le dos, les mains sur Sinicat, sur son ventre. Il y a quelques mois… Elle ressent encore ce frisson désagréable. Mais elle doit le faire, pour Nathan… Non. Pour elle avant tout. Allez.

Après le D vient le E.

Le souvenir de D commençait à s’estomper peu à peu. Il y avait des hauts et des bas mais en ce moment, ça allait plutôt bien. Elle enchaînait les sorties avec Jenny et Logan, Rafael et Noémie. Il est loin derrière et on l’emmerde, je suis très bien sans lui ! Et elle s’était mise sur cette appli de rencontre, si ça n’était pas une preuve. Franchement, elle ne pouvait pas aller mieux. Pour quelqu’un qui avait rompu, du moins.

Ce soir, Jenny et Logan lui avaient proposé de sortir, encore une fois. Une soirée géante chez des amis d’amis éloignés, dans un immense appartement près de la gare. C’était un peu étonnant mais après tout, pourquoi pas. Il fallait bien qu’elle sorte.

Alors elle s’était changée. Sa veste en similicuir noire et un t-shirt rouge, sa jupe à carreaux assortie, ses Doc Smarten, un peu de maquillage et tout était parfait. Elle n’avait plus qu’à prendre son sac avec son téléphone préalablement chargé à bloc, sa batterie de secours et bien entendu, les doritos et la sauce piquante. En plus de quelques bières, on ne savait jamais.

Elle avait rapidement trouvé l’adresse et une fois sur place, avait été sidérée de voir autant de monde. Elle avait presque peiné à localiser Jenny et Logan au milieu de ce chaos. La musique à fond, les parties de billard et de bière pong dans tous les coins, la température presque étouffante à l’intérieur… Des inconnus partout. Autant d’occasions de discuter, et peut-être de se faire un ou deux nouveaux potes?

Alors qu’elle se mêlait à quelques discussions, Lyla avait compris pourquoi Noémie et Rafael avaient refusé de venir. Une grosse soirée de ce genre, jamais de la vie ça ne l’aurait fait avec eux. Mais pour elle, c’était rafraîchissant. Elle sociabilisait, participait à quelques jeux à boire…

— Lili, ça fait tellement plaisir de te voir retrouver la forme comme ça!

Jenny était ravie. Et tout en trinquant avec elle, Lyla en rit, euphorique.

— Je crois que j’avais précisément besoin de ça!

Étrangement, le fait de ne connaître personne lui faisait du bien. Ici, les gens avec qui elle discutait ne savaient pas pour sa rupture. Personne ne la regardait avec cette pointe de compassion tirant vers la pitié, personne ne pouvait la définir comme «la pauvre fille qui s’est fait tromper». C’était parfait.

Tandis que Jenny et Logan se fondaient à nouveau dans la masse, Lyla saisit le moment où les fumeurs désertaient le balcon pour s’y rendre, seule. Pompette, elle se mit à observer la ville en riant légèrement, jouant avec son gobelet vide d’une main. Il n’y avait pas à dire… cette ambiance lui faisait beaucoup de bien.

Son instant de tranquillité fut de courte durée. Un inconnu, seul, s’avança sur le balcon. Sitôt dehors, il alluma une cigarette et s’adossa à la rambarde à deux mètres d’elle. Et tandis qu’il regardait l’horizon, elle le détailla rapidement. Grand, brun… Plutôt beau gosse. Elle se surprit presque à rougir, quand… elle le reconnut. Elle en était certaine. Elle s’avança doucement, tout en se tenant à la rampe.

— Hey…

— Salut.

Lorsqu’il tourna la tête vers elle, elle en fut certaine. Elle ne pouvait pas se tromper. En plus, il avait une jolie voix.

— Tu… tu serais pas Ethan?

— Pourquoi, on se connaît?

Avant qu’elle n’ait le temps de répondre, son regard bleu s’illumina.

— Ah, mais attends ! T’es… Lydia, ou… Lisa? De Dinter?

— C’est ça ! Enfin, Lyla. Mais oui!

Et voilà, il l’avait reconnue en plus de ça. Enfin, presque. Elle se dandina légèrement sur place, flattée. Bon, elle ne pouvait pas se défiler. Elle n’avait pas installé cette application pour rien. Elle devait oublier D, il était temps. Alors elle engagea la discussion, déterminée.

Bon. Toutes les expériences ne pouvaient pas être concluantes. Ethan était terriblement ennuyeux. Oh, et puis ses discours… En voilà un qui était né dans le mauvais siècle, et c’était le moins que l’on pût dire. Et on ne peut plus rien dire, et tout le monde se vexe pour rien, et à quoi ça sert de revendiquer ses droits quand on vient d’une minorité soi-disant opprimée, et bla bla bla… Honnêtement, elle était presque étonnée qu’il ait révélé ses pires travers dès les dix premières minutes. Mais au moins elle ne perdait pas de temps, comme ça. Et… le temps d’un quart d’heure, elle avait eu l’impression qu’elle pouvait le faire.

Elle pouvait oublier D.

Alors elle était passée à autre chose, évitant Ethan comme elle le pouvait au milieu de la foule. Il y avait bien d’autres personnes infiniment plus intéressantes que lui avec lesquelles discuter, après tout. Et c’est ce qu’elle avait fait. Entre jeux d’alcool et jeux vidéos, elle s’était promenée de groupe en groupe avec aisance, buvant un peu plus que de raison. Avec quelques verres d’eau de temps en temps, bien entendu. Elle n’avait pas non plus envie de faire un blackout.

— Hey, Lili !

Elle se tourna vers Jenny et Logan. Celui-ci la retenait par la taille alors qu’elle ne cessait de s’agiter, le regard divaguant d’un point à l’autre. Eh bien, en voilà une qui n’avait pas perdu sa joie de vivre.

— On va rentrer avec Lolo, mais… ça va aller, toi ?

Lyla haussa les épaules et se tourna vers une pendule accrochée au mur. Bientôt deux heures ?

— Waw, il est tard. Ouais, je pense que je vais rentrer aussi. Enfin…

— Après avoir pris un dernier petit shot, devina Logan. Vodka pomme.

— Ah bah oui, oui. Tu me connais bien.

— On peut t’attendre pour te raccompagner, si tu veux.

— C’est booon, ça va aller. Vous en faites pas pour moi, j’ai même pas un quart d’heure à marcher. Puis vu le monde à la cuisine, j’en ai pour longtemps. M’attendez pas.

— Bon, OK… Alors rentre bien!

— Vous aussi, et tombe pas, Jenny!

— Mais non, je suis parfaitement fraîche!

— C’est ça, comme la rosée du matin.

Lyla éclata de rire en la regardant s’éloigner. Puis elle réajusta son petit sac à main. Allez, il était temps pour elle de se préparer. Un dernier shot pour la route.

Elle quitta enfin la soirée, après avoir fait le tour des pièces pour dire au revoir aux personnes avec lesquelles elle avait le plus discuté. Au moins une demi-heure s’était écoulée depuis le départ de ses deux amis alors, définitivement, ils avaient bien fait de partir sans elle.

Sitôt la porte de l’appartement refermée derrière elle, elle frissonna et s’empressa de descendre les quelques marches vers la rue. Elle s’était habituée à cette chaleur étouffante et peu couverte, elle sentit nettement la différence une fois dehors. Elle pressa alors le pas, tête baissée et recroquevillée sur elle-même, elle retrouva sans réfléchir son chemin. Comme quoi, malgré l’alcool, elle avait encore un certain sens de l’orientation.

— Bah alors, tu pars sans me dire au revoir?

Elle retint un soupir. C’était la voix d’Ethan, elle en était persuadée. Pourquoi l’avait-il suivie, qu’est-ce qu’il lui voulait encore? Elle se retourna et, sans réussir à se forcer à sourire, répondit:

— Bah, je suis fatiguée, j’ai plein de trucs à faire pour mon école demain et de toute façon je savais pas où t’étais… Alors oui.

— C’était une blague, tu sais. Moi aussi, j’étais en train de partir. Je suis juste tombé sur toi par hasard.

Ah, encore du second degré qu’elle n’avait pas compris. Elle le laissa venir jusqu’à sa hauteur sans grande conviction. Elle avait froid, et pas la moindre envie de lui parler.

— T’habites par où ? Je vais te raccompagner, c’est pas prudent de rentrer toute seule!

Mon Dieu, je n’ai tellement pas besoin de ça.

— C’est un peu infantilisant. Je vais me débrouiller.

Il se mit à rire et entreprit de la suivre. Non mais, quelle partie de sa phrase n’avait-il pas comprise?

— Bon alors, t’es une élève studieuse, comme ça?

Elle se retint de rouler des yeux. Qu’est-ce qu’il était fatiguant, et en plus de ça, il la suivait contre son gré. Pourtant, elle avait été plutôt claire.


Ce trajet était une catastrophe. Et pourtant, elle n’en était qu’à la moitié. Ethan n’était définitivement pas intéressant et plus elle passait de temps avec lui, plus elle peinait à cacher sa mauvaise humeur. Elle qui d’ordinaire avait déjà très peu de tact commençait à devenir de plus en plus cassante, et l’alcool n’aidait pas. Pour autant, elle ne savait pas si Ethan s’en rendait compte. Il semblait particulièrement lent à la comprenette, comme disait Rafael.

Mais au bout d’un moment, il avança de quelques pas et se planta devant elle. OK, vu son regard, il semblait qu’elle avait bel et bien fini par le vexer. Si ça pouvait le faire partir…

— Bah, dis-le si je te fais chier, hein?

Elle s’arrêta net, surprise par son ton. Mais, toujours pompette et très directe, elle se contenta de hausser les épaules. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien dire?

— Je te raccompagne et c’est comme ça que tu me remercies?

— Eh, je t’ai demandé de pas me raccompagner, hein, je t’ai dit que je trouvais ça infantilisant et…

— T’étais sérieuse ?

Elle ne répondit pas. Elle n’aimait pas sa façon de lui parler, et elle avait juste envie d’être chez elle. Le plus gros du trajet était passé mais il ne voulait toujours pas partir. Elle lança un regard par-dessus son épaule, avisant la rue derrière lui. Plus que celle-là, un autre croisement, et…

— OK, donc t’es ce genre de meuf?

Elle roula des yeux et soupira pour de bon. Elle n’avait pas la moindre envie d’avoir cette discussion. Elle tenta de passer en le contournant mais il la bloqua.

— Tu m’allumes toute la soirée et une fois que ça devient sérieux, tu te casses?

— Hein ? Mais de quoi tu me parles ? Je t’ai jamais…

— Ah ouais, et venir m’aborder avec tes grands yeux là, me dire que tu m’as reconnu d’une appli de rencontre, t’appelles pas ça m’allumer?

Ce n’était même plus de l’agacement. Il la dégoûtait.

— Non, j’appelle ça faire la conversation pour apprendre à connaître quelqu’un! Et ça a pas collé de toute évidence, alors j’ai arrêté les frais. Si t’es incapable d’avoir une interaction avec une fille sans penser qu’elle te drague, c’est pas moi le problème. Maintenant, laisse-moi passer. Je t’ai jamais demandé de me raccompagner…

Il l’empêcha encore une fois de passer et alors qu’elle relevait la tête vers lui pour le regarder brièvement dans les yeux, elle réalisa ce qu’elle refusait d’admettre depuis tout à l’heure. C’est fou…

— T’es en train de dire que c’est moi le problème?

C’est fou ce que ça peut être attirant. Les mecs grands, musclés, qui ont ce genre de carrure…

— Mais t’es quel genre de connasse, en fait?

… jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose de ce genre.

Elle ne répondit pas. À quoi à est-ce que ça pouvait bien servir, à ce stade? Et est-ce qu’elle avait envie de lui montrer à quel point sa voix tremblait?

Il lui restait une dizaine de minutes à marcher, un peu moins.

Combien en courant ?

— Et donc là tu vas te casser et rentrer tranquillement chez toi alors que tu m’as chauffé comme pas possible? On a matché sur une appli et je mérite même pas une conversation avec toi? Tu te prends pour qui, en fait?

— Laisse-moi passer.

C’était ce qu’elle aurait voulu dire, d’un ton dur et décidé. Tout ce qui sortit fut une voix cassée et à peine intelligible. Elle tenta de passer en force encore une fois mais elle sentit une pression désagréable sur son poignet: sa main le tenait fermement, tandis qu’il s’approchait d’elle et qu’elle reculait.

— Tu vas où comme ça?

Le temps qu’elle comprenne ce qu’il disait, elle sentait déjà le froid du mur dans son dos.

— Allez, c’est bon, arrête de faire ta princesse. Tu me dois au moins ça.

Elle n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Déjà, il était collé à elle, la forçant à relever la tête pour presser ses lèvres contre les siennes. Elle eut comme une décharge d’adrénaline en sentant ce contact qui la répugnait, cette odeur de tabac dans son haleine, la pression de ses doigt sur son poignet.

— Lâche-moi tout de suite !

C’est ce qu’elle aurait voulu dire, encore une fois. Mais elle restait là, paralysée. Et lui, il la tenait toujours d’une main et passait l’autre sur son corps comme s’il lui appartenait. Il ne pouvait pas faire ça.

Tétanisée, incapable de réagir, elle sentit son corps se tendre encore plus et les battements de son cœur s’affoler alors qu’il remontait ses doigts le long de sa cuisse, sous sa jupe.

— Tu t’habilles comme ça et tu vas me dire que tu voulais pas me chauffer?

C’était impossible, il ne pouvait pas faire ça. Pas comme ça pas ici alors que j’ai pas envie pas dit oui, et cette horrible odeur de tabac alors qu’il ne reculait toujours pas, envie de crier de lui mettre une droite de courir, mais…

Toujours immobile. Il allait forcément finir par s’arrêter, par se rendre compte qu’elle ne voulait pas…?

— Allez, tu vas pas me dire que t’en as pas envie…

Elle ne l’entendit qu’à peine. Sa voix ignoble, son souffle désagréable alors qu’il cherchait à l’embrasser encore tandis que tout son corps se raidissait au contact de ses doigts qui tiraient sur ses collants. Non, il n’allait pas partir. Alors il fallait qu’elle le fasse. Il fallait qu’elle s’enfuie.

Des cris retentirent au loin. Probablement des gens alcoolisés. Qui rentraient de soirée. Aucune importance. Ça avait suffit à le distraire.

Une seconde.

À ce qu’il tourne la tête, juste le temps de…

Elle glissa la main qu’il ne tenait pas dans son sac sans même y réfléchir et referma sa prise sur la base de son téléphone. Et au moment où il se retourna, elle lui abattit la tranche au visage de toutes ses forces, juste au niveau de l’œil. N’importe quoi peut devenir une arme. Il hurla et enfin, il lui lâcha le poignet pour porter sa main à son visage.

Maintenant c’est ta chance.

Elle le contourna et en quelques secondes, elle avait changé de rue.

— Putain de salope, reviens ici !

Comme une décharge supplémentaire, son cri la fit courir encore plus vite. Est-ce qu’elle devrait… le semer? Tourner dans des ruelles à n’en plus finir pour qu’il ne sache plus où elle était? Risqué. Et si elle se perdait? S’il la retrouvait?

Non. Elle devait courir tout droit chez elle. Faire en sorte qu’il ne la rattrape pas, qu’il ne voie jamais où elle habitait. C’est ce qu’elle fit alors, courant à en perdre haleine sous la lueur des lampadaires, s’ils pouvaient s’éteindre pour qu’il ne me voie pas, sans réfléchir, sans se retourner, est-ce qu’il est encore là, les talons de ses chaussures claquant sur le goudron, ça fait beaucoup trop de bruit. Elle croyait encore l’entendre…

— Putain !

Un bruit de chute. Quoi qu’il ait pu se passer derrière elle, c’était une chance inespérée. Elle s’enfonça dans une ruelle qui menait à la tour Laurey. Pas un raccourci, mais elle serait hors de sa vue.

Enfin…

Elle tremblait de tout son corps et avait l’impression que son cœur allait exploser lorsqu’elle atteignit finalement son portail. Elle dut s’y reprendre trois fois pour taper le code, tout en se retournant nerveusement toutes les deux secondes. Pas d’Ethan en vue.

Elle courut les trois étages d’une traite, sans se soucier du bruit que ses grosses chaussures faisaient sur les marches. Et lorsqu’elle fut enfin enfermée chez elle à double-tour avec le loquet, elle s’effondra contre la porte avant de pleurer à chaudes larmes.

Qu’est-ce qu’il s’était passé ? Ethan avait vraiment…?

Tout défilait à toute vitesse dans sa tête. Sa tête qui tournait tellement à cause de l’alcool, et cette nausée persistante… Elle ferma les yeux, une main posée sur son front, toujours en larmes. Elle était bien trop alcoolisée pour comprendre ce qu’il venait de se… Non, tu le sais, et tu sais que c’est grave.

N’y pense pas. Pas maintenant.

Dans un hoquet, elle retira ses chaussures et les projeta près de l’entrée, sans se relever. Puis elle se frotta sous les yeux pour sécher ses larmes. Son maquillage étalé… Aucune importance. Elle se remit sur ses pieds et parcourut le couloir en titubant jusqu’à sa chambre avant de se laisser lourdement tomber dans son lit. Elle saisit sa peluche les yeux fermés et lorsqu’elle la serra contre elle, elle fondit à nouveau en larmes.

Il n’a pas pu…

Non… Il avait vraiment?

La respiration saccadée, elle s’enroula dans sa couette, toute tremblante.

Oui, il l’a fait. Mais en même temps… t’étais bourrée, habillée comme ça, et t’es allée l’aborder…

Elle éclata encore en sanglots. Peut-être… oui, peut-être que c’était sa faute, qu’elle avait envoyé des signaux, que… Elle serra Sinicat un peu plus fort encore. Peut-être… Elle avait honte. Terriblement honte d’avoir atterri dans cette situation alors qu’elle aurait pu l’éviter, qu’elle aurait pu faire tellement de choses pour que ça n’arrive pas…

Elle avait envie de vomir, la tête qui tournait. Il fallait absolument qu’elle dorme. Tant pis si elle n’était pas démaquillée, ni changée, tant pis si elle n’avait pas bu de verre d’eau.

Il fallait mettre cette soirée derrière elle.

Elle y repense souvent. Elle sait bien que, même si elle a essayé de s’en convaincre de toutes ses forces et malgré tout l’alcool qu’elle avait bu ce soir là, elle n’a jamais vraiment réussi à l’oublier.

Elle pense souvent à Ethan.

Elle le voit dans la rue, quand elle marche seule. Elle le voit en chacun des hommes qu’elle aperçoit sur le trottoir, elle l’entend dans leur voix lorsqu’ils rient ou crient, comme si chacun de leur mot lui était adressé.

Elle le voit en cet homme qui se contente de marcher dans la même direction qu’elle, lorsqu’elle baisse la tête et presse le pas tout en refermant sa veste, les bras remontés contre sa poitrine et son téléphone serré bien fort dans sa main.

Elle le voit dans le regard des hommes qui la fixent quelques fois, dans les bars ou sur le chemin du travail. Elle le voit alors qu’elle n’est même pas certaine qu’ils la fixent, au fond. Elle ne peut s’empêcher de le voir.

Elle le voit dans ces verres d’alcool qu’elle n’ose plus boire, elle le revoit à chaque fois qu’elle se sent même légèrement pompette, comme une poussée d’adrénaline, comme une petite voix qui lui demande pourquoi elle se remet dans cet état. Comme si elle n’avait pas retenu la leçon, finalement.

Elle le voit dans cette jupe qu’elle n’a plus jamais portée, dans ces collants qu’elle n’a jamais ressortis de son placard, comme si, sitôt le tissu posé sur sa peau, elle allait à nouveau sentir ce contact qui l’avait paralysée ce soir-là. Comme si tout allait recommencer.

Elle le voit en Nathan à chaque fois qu’il sort une cigarette. Elle le sent dans cette odeur et ce stress qui monte, qui ne s’est jamais atténué avec le temps, qui fait revenir à la surface ce souvenir parfaitement intact. Elle l’a vu dans le regard fixe qu’il lui a adressé à la fin de la soirée danse, et dans ceux qu’il lui adresse juste avant de l’embrasser. Et elle le voit toujours, à chaque fois qu’elle dort dans le même lit que lui, quand elle serre fort sa peluche de chat contre son cœur comme si elle pouvait la protéger de lui.

Elle le voit en elle-même. Elle le voit quand elle est seule chez elle, quand elle se retrouve nue en sortant de la douche. Quand elle croise son propre regard éteint et apeuré dans le miroir avant de s’enrouler précipitamment dans sa serviette. Elle le voit chaque soir avant d’aller dormir, comme s’il l’attendait dans son lit, son horrible sourire narquois sur le visage. Comme s’il ne l’avait jamais quittée, et qu’il ne le ferait jamais.

Elle se redresse doucement pour s’asseoir dos au mur, la peluche toujours serrée contre elle. Puis elle expire longuement par le nez, la tête en arrière. Elle frissonne et se recouvre de sa couette. Nathan lui manque.

C’était pas ta faute…

Elle a repris le cours de sa vie.

Travail, petites sorties avec ses amis, lecture… Elle essaie de voir du monde, comme Noémie le lui a conseillé. Et le plus étrange dans tout ça, c’est qu’elle ne se force pas vraiment à sourire. Elle arrive à apprécier ces moments qu’elle passe avec eux, et elle a moins de mal que la semaine passée à se concentrer sur son travail et sur ses devoirs à rendre.

Pourtant, ils ne quittent pas son esprit. Ethan et Nathan.

Depuis qu’elle a enfin fait remonter ces souvenirs, Ethan est omniprésent. Elle le voit encore plus souvent qu’avant, dans tout ce qu’elle fait au quotidien. Mais c’est presque comme si le plus dur était fait… pour l’instant. Ça n’est probablement qu’une phase, et dès qu’elle se replongera un peu plus en profondeur dans ces souvenirs pour les raconter à quelqu’un, elle sait que ça empirera. Et ça ne devrait pas tarder, parce qu’elle a pris sa décision.

Nathan. Elle pense à lui tous les jours, réfléchissant à la façon dont elle va le recontacter. Elle ne peut pas le laisser tomber après cette dispute, elle ne peut pas le laisser penser que c’était lui, le problème. Oui, il lui a menti, oui, il lui a caché des choses… Mais ça a si peu d’importance maintenant. Si peu d’importance à côté d’Ethan. C’était lui, depuis le début, qui détruisait cette relation. Tapi dans l’ombre, il guettait la moindre occasion pour la faire partir en vrille, pour mettre Lyla sur les nerfs dès que le plus petit problème survenait. Et elle n’aurait pas dû le laisser faire.

Il faut qu’elle rectifie ça.

Elle s’assied en tailleur sur son lit, son chat en peluche en travers des jambes. Elle hésite un moment entre un message et un appel mais se décide pour la deuxième option. Le temps d’attente avant une réponse, c’est la dernière chose qu’elle pourra supporter. Puis, qu’est-ce qu’elle pourrait bien lui envoyer? Tu me manques? Il faut qu’on parle? Non, il vaut vraiment mieux qu’elle l’appelle. Et il ne faut pas attendre plus longtemps, sinon elle pourrait le perdre pour de bon si ce n’est pas déjà fait

Elle souffle un grand coup et lance l’appel, son téléphone collé à son oreille et l’autre main posée sur la tête du chat. Allez, courage…

Répondeur.

Elle soupire et recommence, même si elle sait que ça ne sert à rien. Répondeur.

Elle soupire une deuxième fois, plus agacée. S’il est injoignable, alors elle doit le retrouver. Son téléphone est rarement éteint, alors soit il l’a éteint lui-même pour le travail, soit il est déchargé, auquel cas il n’est peut-être pas chez lui. Voyons, où a-t-il le plus de chance d’être? Au bar? Ailleurs ? On est samedi soir, le bar semble probable. Mais elle préfère aller chez lui d’abord. Ce n’est pas loin du bar dans tous les cas.

Elle se lève pour sortir de sa chambre mais s’arrête net. On est samedi soir

Elle ferme les yeux et sent ce frisson désagréable la parcourir à nouveau, les battements de son cœur martelant sa poitrine. Il y a bien longtemps qu’elle n’est pas sortie seule un soir. Tellement peur de tomber sur lui, qu’il la reconnaisse, qu’il termine le travail

Elle serre les dents. Non, elle ne va pas abandonner pour autant. Elle veut le voir ce soir, elle ira ce soir, un point c’est tout. Quitte à ressortir ce vieux vélo que sa tante lui a filé, ce vélo qu’elle n’utilise jamais et qui reste à prendre la poussière et les toiles d’araignée dans le local à poubelles. À vélo, on a quand même moins de chance de se faire agresser, pas vrai…?

Allez, en plus, ça ira plus vite.

C’est étrange, ce regain d’énergie. Elle n’a pas connu ça depuis si longtemps… Alors, c’est ça que ça fait? De retrouver l’envie de se lever, de faire quelque chose, de se battre pour quelqu’un ?

Elle s’habille à toute vitesse. Son téléphone est presque déchargé, le col de sa chemise est mal remis, ses lacets mal noués, mais elle s’en fiche complètement. Pas de musique, pas le temps de contourner les lignes des pavés au sol ou d’éviter de rouler sur les bandes blanches des passages piétons. Elle fonce.

Courage.

Blocage.

Une fois devant la porte de l’appartement de Nathan, c’est le vide. Elle reste devant, suspendue, incapable d’abaisser son poing pour se décider à frapper. Elle s’est préparée pour ce moment toute la semaine, elle a révisé son discours encore et encore, mais arrivée si près du but…

Ça ne sert à rien. Il doit la détester à l’heure qu’il est. Il doit lui en vouloir de lui avoir aussi mal parlé, de l’avoir à peine défendu face à Morgan, de l’avoir réprimandé à chaque fois qu’il avait le malheur d’allumer une cigarette. C’est trop tard, c’est sûr.

Enfin…. Ce n’est pas ça le fond du problème. Elle le sait. Le problème, c’est que si elle lui raconte tout, il va lui dire…

Bah, en même temps, à quoi tu t’attendais ? À t’habiller comme ça, à aborder un mec pour le draguer ?

C’est ce que disait Ethan.

T’avais qu’à pas boire. Puis t’avais qu’à lui dire non clairement. C’est ton problème s’il t’arrive ce genre de choses, après.

C’est ce qu’elle pense.

Et bon au pire, ça fait longtemps maintenant, alors pourquoi t’es encore bloquée là-dessus? Moi, je suis pas comme ça, moi je suis un mec bien. Alors arrête ta parano, c’est juste vexant.

C’est ce que Nathan va dire. Tout ça. C’est certain, parce que c’est ce que n’importe qui dirait, pas vrai?

Nath n’est pas comme lui.

Non, il n’y a rien à faire… Elle recule de deux pas, les larmes lui montant aux yeux. C’est impossible. Elle s’en pensait capable, mais tout est tellement…

C’est impossible.

Elle resserre sa prise sur son sac et recule encore un peu avant de faire demi-tour. Tant pis. Elle commence à descendre les marches au pas de courses tout en essuyant ses larmes. Non, tant pis, tout ça… Tout ça lui a juste montré qu’elle ne méritait pas un gars comme Nathan. À quoi est-ce qu’elle s’attendait, de toute façon? À ce que tout se passe bien juste parce qu’ils se sont trouvés par hasard, grâce à ce roman? Comme c’est romantique.

Mais dans le livre… le garçon parvenait à retrouver cette fille, il risquait tout pour elle… Et il y a une demi-heure, t’étais prête à faire la même chose…

Elle se retourne et lance un regard à la porte de son appartement.

Nath….

Elle secoue la tête et recommence à descendre.

Je suis désolée.

Elle remet ses mains dans ses poches et s’éloigne. Mais au moment où il ne lui reste plus qu’un étage, quelqu’un commence à monter.

Bien évidemment.

— Lyla ? Qu’est-ce que tu fais là?

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