Il est presque devenu trop petit pour elle, ce château. Étouffant, oppressant. Elle doit partir. De toute façon, quelque chose de meilleur, de plus grand l’attend dehors… Elle le ressent au plus profond d’elle-même.
– Chapitre III
C’est arrivé tellement vite, et il est incapable de penser à autre chose. Il s’est disputé avec Lyla.
Elle a rompu.
Ça paraît si difficile de rattraper les choses, maintenant…
Parce qu’elle a rompu.
Il retient un sanglot en se tenant au comptoir de la cuisine, portant précipitamment sa main à sa bouche. Non, elle n’a pas… c’est trop brusque.
Il l’aime vraiment vraiment bien, Lyla. Et il avait envie d’arranger les choses, il avait envie de lui parler de tout ce qu’il lui cachait, mais… mais il s’y est mal pris. C’est obligé, non ? Sinon, pourquoi se serait-elle énervée comme ça ? C’est forcément sa faute, il a raté quelque chose quelque part…
Non, il y avait trop de colère dans ses yeux…
Il prend une grande inspiration et tente de contrôler ses tremblements. Comment est-ce qu’il pourrait arranger les choses ? Si seulement c’est encore possible…?
Il sursaute en entendant la porte de l’appartement claquer. Trop tard pour se réfugier dans sa chambre sans être vu par Quentin ou Nadya, ou les deux s’ils sont ensemble… Il va devoir faire semblant.
— Hey, Nath !
Il se retourne et tente un sourire, tout en faisant semblant de ranger le plan de travail devant lui. Quentin n’y voit que du feu.
— Ça va ?
— Euh, ouais ouais, et toi ?
— Ça va. Nadya est partie chez ses parents, je l’accompagnais à la gare. Je vais retourner réviser. Mais… attends, faudrait que je te parle.
— Euh…
Nathan tressaille, nerveux. Est-ce qu’il aurait… oublié une tâche ménagère importante, des courses, une facture ? Il le suit alors qu’il s’éloigne au salon. Il ne lui semble pas avoir négligé quelque chose.
Quentin s’assoit et l’invite à faire de même, souriant d’un air qui se veut rassurant.
— Bon, écoute… Nadya et moi, on a commencé à chercher un appartement ailleurs. Et… on a des pistes intéressantes. Un ami à elle va quitter le sien et on peut s’arranger avec son proprio pour le reprendre. Il est vraiment excentré mais plus grand, dans un coin calme, bien isolé, à deux pas d’un parc et des rives de l’Orène… Tous nos critères, quoi. Donc… on va démarcher. Il va falloir que tu cherches autre chose.
Nathan accuse le coup, une boule dans la gorge. La fin d’une époque…
— Mais… c’est hyper brusque, j’ai combien de temps ?
— T’as un moment, t’inquiète pas. On emménagerait dans deux mois et demi. On va refaire ton dossier avec toi, on va pas te laisser comme ça. Et si tu trouves pas tout de suite, tu… tu pourras sûrement aller chez Set’ quelque temps. Je pense. Mais… tu comprends, fallait bien qu’on…
Vive une vraie vie de couple. Sans toi.
Il hoche la tête, abattu. C’est vrai, il fallait bien que ça arrive… Mais pourquoi maintenant ?
— Tu sais, maintenant que t’as l’air d’aller mieux, que t’as Lyla, on s’est dit que… t’arriverais à gérer. C’est sûrement trop tôt pour que t’emménages avec elle, mais…
Il ne peut pas entendre ça plus longtemps.
— On a rompu.
Quentin en pousse un cri de stupeur, les yeux écarquillés.
— Wow, attends, quoi ? Mais quand ça ? Merde, je suis désolé, je savais pas !
— Hier soir. On a discuté et… Et ça s’est mal passé.
Il n’a pas envie de s’étaler sur le sujet…
— Elle a fini par savoir… pour Laure ? C’est ça ? Elle est tombée sur un article, un truc du genre ?
Nathan ferme les yeux et soupire. Évidemment…
— Oui, mais il y a pas que ça. C’est pas que pour ça, elle… elle m’a aussi caché des trucs, et… Et il y avait rien qui allait, j’en sais rien !
— Nath, ça change rien, t’aurais dû être honnête avec elle…
— C’est bon, Quentin, tu me saoules à toujours me dire ce genre de trucs ! C’est pas toi qui te trimballes cinquante traumas en permanence, tu sais pas ce que ça fait de… d’avoir aucune confiance en toi, de penser que t’es jamais assez bien pour ta copine ! T’as trouvé Nadya du premier coup et c’est vraiment super que tout aille aussi bien entre vous, mais tout le monde peut pas être aussi parfait, à jamais se disputer, jamais se prendre la tête ! Et encore moins un mec comme moi, avec tout… tout ce que j’ai pris dans la gueule.
Quentin reste silencieux un moment avant de s’éclaircir la voix.
— Nath…
— Je t’ai dit, j’en ai assez entendu !
Il commence à se lever mais Quentin fait de même :
— Attends, je… Je suis désolé. J’aurais pas dû dire ça.
Nathan se tourne vers lui, surpris.
— Nadya me dit parfois que je… manque de tact, ou d’empathie. Et je sais que ça m’arrive souvent avec toi… Écoute, désolé. Je sais que t’as pas eu une vie facile et que tu fais ce que tu peux, alors… ouais, t’as eu un problème de communication avec elle mais… Mais bon, c’est clairement pas mon rôle de te reprocher ça. T’as raison.
— Euh… merci de… de le reconnaître.
— Non, t’inquiète pas, j’aurais dû le faire avant, même. J’ai beaucoup de mal à me mettre à ta place, j’ai pas… la patience et l’écoute de Roman ou de Set, alors je devrais juste suivre ce bon vieil adage.
— Lequel…?
— Quand on n’a rien à dire, on la ferme.
Malgré son humeur, Nathan se surprend à sourire. Puis Quentin en fait de même et sans prévenir, ils se mettent à rire.
— Bon, je te laisse tranquille, alors… Écoute, je te promets de faire plus attention à ça. Parce que je voudrais pas que tu te sentes plus du tout de te confier à moi ni rien, on est amis depuis longtemps, quand même…
— OK, c’est noté.
Nathan s’est radouci. Au fond, il avait besoin de l’entendre.
— Et j’espère que… que ça va aller. Si t’as envie qu’on sorte dans un bar avec les gars ou qu’on les invite, tu me dis. Je peux bien mettre mes révisions de côté pour toi.
— T’es sûr ? Mais tes partiels…
— On s’en fout, je bosse assez comme ça. Tu passes avant.
— D’accord, merci… Je te dirai ça, alors.
Le cœur un peu plus léger, il retourne dans sa chambre pour se changer. Une sortie… ça lui ferait sûrement du bien.
⁂
Il a passé ces deux semaines dans un état second. Il n’avait pas été aussi mal depuis un moment. Pourtant, la vie devait suivre son cours. La routine au bar, le sourire de façade, une petite soirée avec ses amis, et Lyla qui occupait chacune de ses pensées.
Ses patrons ont bien remarqué son changement d’humeur et, soucieux, ils sont venus lui poser quelques questions :
— Tu fais pas une rechute, quand même ?
Une rechute… Il ne pourrait pas l’encaisser.
— J’espère pas…
C’est vrai qu’ils s’étaient beaucoup inquiétés pour lui, à l’époque. Il faut dire qu’un employé qui agit comme un fantôme, qui a les yeux vitreux et les mains tremblantes et finit par prendre un arrêt maladie de trois semaines… C’est sûr qu’ils avaient de quoi se poser des questions.
Non, il ne faut vraiment pas qu’il retombe aussi bas. Pourtant… c’est mal parti. Il dort peu, s’alimente mal et ne parle presque plus, en dehors du bar. Et même s’il a fini tôt ce vendredi, il ne fait que ressasser sa dispute avec Lyla, allongé dans son lit.
Si seulement il arrivait au moins à dormir…
Et encore une nuit blanche.
⁂
Il faut qu’il la recontacte. Il ne tiendra pas plus longtemps. Quitte à s’excuser, tout lui expliquer pour Laure et sa famille, le bracelet et cætera, tout. Et il faut qu’il le fasse maintenant, sinon, il ne fera que repousser encore et encore.
Il prend son téléphone et, sans réfléchir, il descend dans ses contacts et écrit un message à toute vitesse :
— Hey, je sais qu’on s’est quittés en mauvais termes et je suis désolé pour ce qui s’est passé. S’il te plaît, donne-moi une chance, j’ai beaucoup de choses à t’expliquer. Et j’espère vraiment que tu vas bien…
Il l’envoie sans le relire et rejette son téléphone sur la couette, tout tremblant. Il n’y a plus qu’à espérer… Il s’effondre sur son lit, éreinté. Juste fermer un peu les yeux…
⁂
Il se réveille de sa sieste en sursaut. Le vibreur de son téléphone. Son sang ne fait qu’un tour dans ses veines. Ça doit être…
Léo ?
Il le prend avec hésitation et décroche. Il n’a pas entendu sa voix depuis un moment.
— Hey…?
— Salut, Nath. Ça va pas ?
— Pourquoi tu dis ça ?
— Tu m’as envoyé un texto bizarre.
Il comprend en une fraction de seconde et soupire. Et voilà. Il est allé beaucoup trop vite, tout à l’heure.
— Désolé, c’était pas pour toi…
— J’imagine. Mais bon, maintenant que je l’ai eu, je peux pas juste l’ignorer.
— C’est vrai…
— Bon, tu veux qu’on se voie ? Je viens de rentrer, je suis claqué mais je suis toujours dispo pour toi. Surtout si tu vas pas bien.
— Euh, là, aujourd’hui ?
— Ouais, t’inquiète, je te ramènerai avant ce soir si tu prends ton service.
— Non, je suis en repos ce soir… Mais OK, je… je veux bien, c’est quoi le plan ?
— Mets des vêtements et des chaussures auxquels tu tiens pas et je passe te chercher dans une heure. Je connais un endroit que tu vas adorer. Ah, et tu devrais prendre ton carnet.
Nathan sourit malgré lui, touché.
— OK…
— Parfait. À tout à l’heure.
Il raccroche et Nathan s’étire pour se changer. Il n’a pas vu Léo des mois. Allez, il peut bien s’évader un peu aujourd’hui. Et ce soir, il contactera Lyla.
Il se retrouve rapidement en bas de l’immeuble, ses clés en main. Et comme prévu, Léo est là, la voiture de sa mère garée sur une place de livraison. Il retire ses lunettes de soleil pour faire une accolade à Nathan, l’air ravi.
— Hey, Nathan ! Je suis content de te revoir !
— Moi aussi ! Mais attends, t’as passé cinq mois…
— Un peu partout sous l’équateur, ouais ! C’était trop bien !
— Et tu reviens aussi blanc ?
Léo éclate de rire et secoue la tête.
— Eh bah, t’as encore un peu la forme, pour tailler comme ça ! Bon allez, monte. On a trente minutes de route.
Nathan s’exécute et s’installe sur le siège passager avec son sac. Et, alors que Léo lui raconte son voyage avec enthousiasme tout en conduisant, il l’observe. La peau, les yeux et les cheveux très clairs, Léo porte presque toujours des vêtements blancs et bleu ciel et a invariablement un bonnet enfoncé sur la tête. On le repère de loin, en général. Il fait partie de ces personnes qui dégagent une aura de sympathie et de bienveillance, capable de voir le meilleur en chacun sans pour autant en devenir naïf. Il est entré dans le petit groupe d’amis de Nathan par le biais de Quentin, à l’époque où ils étaient en PACES. Mais Léo avait abandonné et passe depuis le plus clair de son temps à voyager aux quatre coins du monde. Pour autant, il prend et donne toujours des nouvelles et prévient ses amis lorsqu’il rentre pour les voir. Il est vraiment précieux, dans leur groupe.
⁂
— Bon, je pense que tu sais tout…
Léo fait un lancer parfait. Neuf ricochets, pas mal du tout sur ce terrain. Il se frotte les mains pour en retirer la terre et se rassoit à côté de Nathan, l’air soucieux.
— Donc… tu voulais lui écrire. Mais vu que c’est moi que t’as contacté par erreur, t’as pas peur d’avoir perdu ton élan de courage ?
— Je sais pas trop. J’espère pas, je… je me suis promis de la contacter ce soir en rentrant.
Léo hoche la tête et se met à triturer les brins d’herbe.
— C’est fou… je pensais pas que ça t’avait marqué à ce point. L’histoire avec l’autre perfectionniste…
— Bah, je sais qu’il y a pas que ça… mais ça joue beaucoup.
— Ouais, j’imagine. Au fait, tu… tu vois plus ta psy ?
— Euh, non… Mais Roman pense qu’il faudrait, et j’y réfléchis.
— C’est pas étonnant venant de lui.
— Mais sinon, t’en penses quoi ? De tout ça ? Tu penses que c’est normal qu’elle se soit énervée comme ça ? Est-ce que j’ai vraiment foiré à ce point ?
Il sent sa voix flancher sur ces mots et détourne le regard pour fixer la rivière, la gorge nouée.
— Non, je pense pas. Enfin, je la connais pas, mais je sais pas, il y a sûrement un truc qu’elle t’a pas dit. On réagit pas comme ça pour rien… Et son cousin, bordel, c’était super violent sa façon de te parler. Soit t’es tombé sur une famille bizarre, soit il y a vraiment un gros truc que tu sais pas.
— Tu penses…?
— Ouais, c’est… En fait, peu importe ce qu’il se passe, il faut que tu la recontactes pour essayer de tirer ça au clair. Et si elle veut vraiment pas te parler, alors… faudra que tu tournes la page. Mais… même si tu lui as caché des choses, même si t’as menti pour Laure, je pense pas que le problème vienne que de toi. Et j’espère que t’arriveras à le penser aussi au fil du temps.
Nathan esquisse un sourire. Il l’espère aussi…
— En tout cas, tu sais, t’as quand même beaucoup progressé depuis… depuis cette période.
Nathan suit son regard, sur son bracelet. Puis, après un petit silence, Léo reprend :
— Peut-être que tu t’en rends trop pas compte, et les gars pas autant que moi. Parce que moi, je suis là que trois ou quatre fois par an maximum, alors je vois bien la différence à chaque fois que je rentre. T’as vraiment l’air d’aller mieux.
— Merci… C’est vrai que c’est pas l’impression que j’en ai mais… rétrospectivement, je suis quand même moins… Moins mal qu’à cette période. Enfin, ça pouvait difficilement être pire.
— J’espère sincèrement que ça le sera jamais.
— Ouais, moi aussi…
Nathan réfléchit aux mots de Léo, regardant sans la voir la libellule qui s’est posée près de lui. Il va mieux. Et c’est tout ce qui compte.
Finalement, il se réintéresse à son carnet, toujours ouvert et posé sur ses genoux. Ce croquis qu’il a commencé au Jardin des Colombes… Il n’y a pas moyen qu’il pense à autre chose qu’à cette dispute en le regardant. Dommage, il l’aimait bien… mais il ne le finira probablement pas.
— Tu veux dessiner un peu ?
Nathan regarde autour de lui. La rivière, parfaitement tranquille, les quelques poissons dorés et rouges qu’il aperçoit près de la surface de temps en temps, les libellules qui la survolent… Le saule pleureur à côté d’eux, dont les feuilles caressent la surface de l’eau. De l’herbe à perte de vue et surtout, des tas et des tas de fleurs, de toutes les couleurs possibles. Le tout sous un éclairage parfait. Du soleil et quelques nuages, juste de quoi rester à la bonne température. Il sourit plus largement.
— Oui, je pense que oui… Mais dis-moi, comment tu découvres ce genre d’endroits ?
— J’aime bien explorer. C’était pas trop le truc de mes parents mais… ils me laissaient aller et venir un peu partout quand j’étais petit. Ce qui était pas super prudent, quand j’y pense. Enfin bref, dès que j’ai eu mon permis j’ai commencé à beaucoup emprunter leurs voitures. Je faisais des tours sur des routes de campagne juste pour trouver des coins comme celui-là.
— Je vois… En tout cas, c’est complètement désert. C’est un peu comme si je rentrais dans ton jardin secret.
— Oui, mais c’est toi. Donc ça va.
Nathan laisse échapper un rire nerveux, touché. En tout cas, il a très bien choisi le lieu. Sans mot dire, il sort sa trousse de son sac et taille son meilleur crayon pour esquisser un premier croquis. Et, sans rien ajouter non plus, Léo sort lui aussi son carnet et se met à écrire.
⁂
Léo l’a ramené à bon port, comme prévu. Puis après avoir promis de refaire une soirée avec leur groupe d’amis prochainement, il a redémarré et lui a fait un signe de la main depuis sa fenêtre.
Nathan suit sa voiture des yeux alors qu’elle s’éloigne dans sa rue. Cet après-midi était exactement ce qu’il lui fallait. Le cœur léger, il tourne les talons pour rentrer chez lui. Il contourne un vélo mal garé dans l’allée, puis sort ses clés et son téléphone avant de se souvenir qu’il est complètement déchargé et s’est éteint des heures plus tôt. Il faut qu’il s’en occupe…
Il le range et relève la tête, s’écartant machinalement pour laisser passer une personne qui descend.
Attends, quoi ?
Il se redresse subitement, le cœur battant la chamade.
Décoiffée, les yeux rouges, anéantie.
— Lyla ? Qu’est-ce que tu fais là ?
Elle redresse la tête vers lui, comme si elle n’arrivait même pas à réaliser qu’il était bien là, devant elle. Et sans prévenir, elle se jette dans ses bras, accrochée à son cou.
Il lâche son sac et lui rend son étreinte. Sans dire un mot, il la serre contre lui alors qu’elle fond en larmes. Ici, sur le palier entre deux étages baigné dans l’odeur du produit nettoyant, sous les faibles rayons du crépuscule.
Il n’y a pas de meilleur endroit.
⁂
Il fait l’effort de se maîtriser, bouillant de colère.
Si un jour je tombe sur ce mec…
Malgré la boule dans sa gorge et la tension qui monte dans son corps, il s’efforce de respirer lentement. Il ferme les yeux un moment et souffle. Et, le plus doucement possible, il prend la main de Lyla sur le canapé.
— Écoute-moi attentivement, Lili. T’y es pour rien dans ce qui s’est passé. Et il faut vraiment que tu comprennes ça. C’est lui, c’est cette espèce de… »
Calme-toi, elle a pas besoin de ça.
— Ce mec, c’est lui le fautif. OK ? C’est lui, le coupable. Et toi, tu es… »
Il hésite un moment à le dire.
— La victime. Et c’est tout. C’est pas plus compliqué que ça. Il y a pas de… t’étais bourrée, t’es venue l’aborder, t’étais habillée de telle façon qui tienne. C’est lui qui a agi comme ça alors que tu lui as jamais donné l’autorisation de le faire.
Il la voit hocher la tête dans son champ de vision. Mais est-ce qu’elle est vraiment convaincue…? Peut-être pas. Peut-être qu’il faudra du temps.
— Tu l’as jamais… recroisé ?
Elle frissonne et replace le plaid sur ses épaules avant de secouer la tête.
— Je sais plus exactement ce qu’il faisait comme métier, mais je sais qu’il voyageait pas mal, et je crois… je crois qu’il était que de passage à Cahen.
— D’accord… tant mieux.
Nathan ne sait plus quoi dire et baisse la tête, ne cessant de défaire et refaire la boucle de son bracelet. Qu’est-ce qu’il peut dire de plus ?
Quelle ordure. Quelle immense ordure.
Si, il y a bien quelque chose qu’il peut lui dire.
— Écoute, je… je te remercie de m’avoir retrouvé et de m’avoir parlé de ça. Ça a dû être très dur, surtout que… je suis le premier à qui tu le dis. T’as beaucoup de courage de l’avoir fait.
— Du courage…?
— C’est très dur de parler d’un truc pareil.
En tout cas, ça en a l’air… Elle s’est effondrée en larmes au moins trois fois pendant son récit, et encore une fois après. Mais elle l’a fait. Tu vas bien réussir, toi aussi, non ?
— C’est vrai…
Elle laisse sa tête retomber contre l’épaule de Nathan, l’air épuisé. Il lui caresse maladroitement la joue et les cheveux et s’éclaircit la voix :
— Est-ce que tu veux… une boisson chaude ? Quelque chose…? Mes colocs sont pas là ce soir, c’est la fin des partiels de Quentin donc ils sont partis en week-end pour fêter ça. Tu peux rester autant que tu veux…
— C’est gentil, je veux bien un thé…
— OK, je vais nous faire ça.
Il l’embrasse sur le front et lui réajuste le plaid dessus en partant. Une fois seul à la cuisine, il réfléchit aux révélations de Lyla tout en s’occupant du thé. Comment est-ce qu’elle a pu rester seule avec ça aussi longtemps sans flancher ? Dire que… qu’il n’avait jamais soupçonné ça. Pourtant, maintenant, tout est clair.
Il verse l’eau dans les mugs sans réfléchir et sort deux sachets de thé au pamplemousse. Elle l’adore, celui-là. Un demi-sucre chacun, deux cuillères. Puis il embarque quelques paquets de gâteaux et les pose sur un plateau avec les mugs. Il le porte à une main et le repose sur la table basse, tout en regardant Lyla du coin de l’œil. Ça a l’air d’aller mieux…
— Merci.
Il se rassoit à côté d’elle et le silence s’installe à nouveau. Est-ce qu’il devrait vraiment enchaîner maintenant sur… les raisons de ses mensonges ? Est-ce que ce n’est pas trop tôt ?
— Hey… tu sais, je suis pas très douée pour analyser les expressions des gens, mais je reconnais ta tête, là… Si t’as envie de me dire un truc, tu peux.
Il rit et secoue la tête.
— C’est juste… c’est pas relié à ce que tu m’as dit. Alors je me demandais si je pouvais…
— Tu sais, j’ai tout sauf envie de continuer à parler de lui… Donc oui, tu peux.
— Bon, ouais… Vu comme ça. Je voulais te dire que… Bon, voilà, j’ai coupé les ponts avec ma famille il y a des années. Cinq ans, en fait. Mes parents et ma grande sœur, Laure… Ça allait pas du tout avec eux. Et en fait, ça faisait un moment que j’avais pas rencontré quelqu’un de nouveau. Quelqu’un qui savait rien de moi, de ma famille, alors… Ce jour-là, quand tu m’as posé la question, j’ai eu comme un… bug, et je t’ai dit que j’étais fils unique. Et après, je savais pas comment rétablir la vérité, et parler de ma famille c’est… c’est vraiment dur. Donc j’ai fait que de reporter comme un con… Alors que j’aurais pu te dire ça, tout simplement. Que c’était dur pour moi.
— Non, mais… je comprends. Je comprends, et j’aurais pas dû en faire toute une histoire…
— Avec ton ex qui a fait que de te mentir, c’est normal que t’aies pensé que j’étais pas sérieux avec toi, à te tenir autant à l’écart de… de ma famille, de mes potes, de ma passion… C’est juste que j’ai tellement de mal à me dévoiler, peur que tu voies qui je suis vraiment et que tu te dises… je veux pas de ce mec-là.
Elle se tourne vers lui, une expression indescriptible sur le visage.
— Nath… C’est exactement de ce mec-là, que je veux.
Il laisse échapper un rire nerveux et se détourne, ému. Il ne va quand même pas pleurer maintenant.
— Écoute, j’ai assez reporté alors… je veux bien te parler de tout ça. Si t’as l’énergie pour ça, ajoute-t-il précipitamment, parce qu’avec tout ce que tu viens de me…
— Non, non, t’as assez reporté, comme tu dis.
Il se redresse, anxieux, mais elle se met à rire :
— OK, à voir ta tête je suis vraiment mauvaise en sarcasme.
— Tu m’as fait peur…, répond-il en riant à nouveau.
— Désolée… Mais oui, bien sûr, tu peux m’en parler. Je suis prête à t’écouter.
— D’accord je… Je vais essayer de remettre tout ça en ordre dans ma tête…
Il réajuste son bracelet et tente de prendre une gorgée de thé. Encore trop chaud. Bon, par où commencer…
⁂
Il l’a sentie dès son plus jeune âge, la différence. Peut-être que certains diraient que ce ne sont pas des choses qu’un enfant peut savoir, mais il le savait, lui. Peut-être qu’ils ont fait de leur mieux pour ne pas le montrer trop ouvertement, pendant un temps du moins. Peut-être que de l’extérieur, ça ne se voyait pas, qu’ils avaient l’air d’une famille heureuse et unie. Peut-être qu’il donnait l’impression d’être à sa place avec eux.
Après tout, c’était un de La Villière par sa mère. Une famille bien connue dans la région, très influente dans le milieu de l’art. Et son père n’était pas n’importe qui non plus. À force de travail et de persévérance, il avait réussi à se faire une place dans cet entourage si fermé et impitoyable malgré ses origines indiennes par son père, malgré sa couleur de peau. Il était devenu respecté et craint, et encore plus depuis qu’il avait épousé une de La Villière. Ensemble, ils s’étaient imposés dans ce milieu. Ils avaient acheté des galeries, ils organisaient des ventes aux enchères d’œuvres rares qui partaient toujours à des prix exorbitants, ils étaient devenus les mécènes de nombreux artistes de la région. Ils prospéraient, à l’image de cette grande famille.
Puis, une fois leur réputation et leur carrière bien instaurées, ils avaient acheté une maison démesurément grande à une heure de route de Cahen, au bord de la mer. Et c’est ici que, quelques années après leur mariage, ils avaient eu deux merveilleux enfants.
Enfin, l’un était plus merveilleux que l’autre.
Laure.
Prends exemple sur ta sœur, Nathan.
Tiens-toi bien, Nathan ! Laure est vraiment plus polie que toi.
C’est quoi, ces notes ? Ta sœur est bien plus sérieuse que toi.
Mais pourquoi tu n’es pas comme elle, Nathan ?
Bonne question, ça. Pourtant, il essayait. Il essayait de mieux travailler, de bien se comporter, mais il faut croire qu’il n’était juste pas un bon fils. Alors qu’elle… Elle, elle réussissait tout en si peu d’efforts.
Pourquoi il n’était pas comme elle ?
Il avait grandi dans une solitude écrasante. Pas assez bien, pas digne d’intérêt, il attirait rarement l’attention de ses parents et ce n’était jamais pour les bonnes raisons. S’il essayait d’aller vers sa mère, elle l’ignorait ou le rejetait sèchement, avec un regard glacial qui le figeait sur place. S’il essayait d’aller vers son père, il le rejetait avec agacement ou lui criait dessus, en grondant d’une façon qui lui tordait toujours l’estomac.
Il pensait que c’était normal, au début. Puis il s’était mis à observer les autres élèves dans sa classe. Pourquoi est-ce qu’ils ne semblaient jamais aussi paniqués que lui lorsqu’ils recevaient une mauvaise note ? Et pourquoi semblaient-ils heureux de rentrer chez eux à la fin des cours ? C’était tellement étrange pour lui…
Lorsqu’il était à la maison, il passait le plus clair de son temps seul. Il s’isolait dans sa chambre avec sa grande peluche de chèvre, le cœur gros. En permanence angoissé et insomniaque dès son plus jeune âge, il faisait de son mieux pour surmonter son quotidien.
Ses parents… pourquoi faisaient-ils ça ? C’était simple. Parce qu’il était un enfant difficile. On le lui disait et on le lui répétait encore et encore, chaque jour. Et c’est ce qu’on disait aussi aux autres membres de la famille quand ils posaient des questions.
Pourquoi est-ce qu’il a eu moins de cadeaux que Laure ?
Tiens, c’est drôle, vous avez plus de photos d’elle que de lui…
C’était normal, parfaitement normal. C‘était un enfant difficile. Et ça justifiait tout. Après, est-ce qu’il pouvait leur donner tort ? Il enchaînait les caprices, les crises de colère, il brisait les affaires de sa sœur, il ne travaillait pas à l’école… Et le pire était que, une fois entré dans sa pré-adolescence, il avait eu l’audace de tenir tête à ses parents. Il remettait leur autorité en cause. Comment osait-il ?
Sa sœur était tellement calme, à côté de lui. Tellement parfaite. Et plus personne ne posait de question. Circulez, il n’y a rien à voir.
L’écart se creusait de plus en plus.
Une fois entré au lycée, il avait pourtant commencé à se calmer. Plus de crises de colère, plus de disputes avec sa sœur, et du travail acharné. Du travail à n’en plus dormir, du travail à en perdre des amis, du travail à n’en plus pouvoir.
Mais est-ce que c’était assez ? Bien sûr que non. À chaque fois qu’il revenait avec une note en dessous de quinze, les sermons s’enchaînaient. Et à chaque bulletin de notes qu’ils récupéraient sur l’espace en ligne du lycée, ses parents s’empressaient de ressortir celui que sa sœur avait eu à la même période deux ans plus tôt pour les comparer, note après note. Et cela pouvait durer longtemps.
Tu n’es pas assez bon.
⁂
Nathan fait une pause et boit une gorgée de son thé, le mug serré entre ses deux mains. Il n’ose pas affronter le regard de Lyla, qu’il entend soupirer.
— Est-ce que je peux te demander quelque chose ?
— Vas-y, ça me fera une pause…
— J’ai un peu peur de la réponse, mais… est-ce qu’ils ont déjà été violents envers toi ?
— C’était pas trop le genre… C’est arrivé que ma mère me gifle quand j’étais petit, une ou deux fois où je l’avais vraiment énervée… Je dis pas ça pour minimiser, c’est juste… que c’était rare. Pourtant étonnamment, j’avais plus peur de mon père en grandissant. Alors que lui, il l’a jamais fait. Il y a qu’une seule fois où… Ouais, je… j’y viendrai après.
— D’accord…
Elle touille son thé et reprend :
— Mais… ta sœur ? Elle en pensait quoi ?
— Elle s’en foutait complètement. Elle en était même plutôt contente, elle avait toute l’attention, tout ce qu’elle voulait. La typique gosse de riche à qui on passe tout. Elle m’a déjà accusé plusieurs fois pour ses conneries parce qu’elle savait que c’était elle qu’on croirait, donc… on peut pas dire qu’elle me soutenait.
— C’est tellement bas de sa part… Donc… toute ta famille était contre toi, en gros ? Les oncles, les tantes…?
— Quasiment. Mon père a pas de famille dans la région, mais les cousins, les frères et sœurs aînés de ma mère, ils croyaient tous mes parents et s’en foutaient de moi. Tous sauf Estelle, la sœur jumelle de ma mère. Ma marraine. Elle prenait pas parti dans tout ça, elle m’offrait des cadeaux à mon anniversaire, elle m’a invité au restaurant quand j’ai eu mon bac… En fait, elle en a fait bien plus qu’eux.
— J’imagine… Et du coup, tu… tu devais te sentir super seul…
— Ouais. Heureusement, j’avais Quentin. C’était ma bulle d’air de l’école au lycée. Et en plus, j’avais le droit de le voir en dehors des cours parce qu’il était meilleur que moi en sciences… Pour qu’il me fasse réviser, mais c’était toujours ça.
— Mais vous révisiez vraiment…?
— Pas autant que mes parents l’auraient voulu, mais oui. Je me souviens que ça étonnait toujours Quentin que j’aie envie de bosser comme ça.
— Alors il savait rien ?
— Personne savait rien. C’était ma plus grosse peur, l’idée que ça s’ébruite. Tu peux pas savoir à quel point ça me faisait flipper quand ils venaient aux réunions parents professeurs. Je pense que j’aurais trouvé ça tellement honteux… Le pauvre garçon qui se fait en permanence crier dessus par ses parents et humilier par sa sœur et ne sait même pas se défendre tout seul, t’imagines ?
— Alors que c’était pas ta faute…
— Non, évidemment. Et je le sais aujourd’hui. Mais à l’époque, je pensais que je méritais tout ça.
Elle a un sourire triste.
— C’est vrai que quand Noémie m’a parlé de toi, elle m’a jamais dit que t’avais l’air en détresse ou quoi que ce soit. Juste que t’étais le mec… extraverti et populaire, toujours délégué, que tu…
Il la regarde d’un drôle d’air. Pourquoi est-ce qu’elle s’interrompt ?
— Que je quoi ?
— Que tu te la jouais… beau gosse de la classe.
Il rit et elle semble soulagée. Elle avait sûrement peur qu’il le prenne mal.
— Ah oui c’est vrai, elle me l’a dit le soir où on allait au 32… Ouais, je vois ce qu’elle veut dire. Elle a un peu raison, et… je suis toujours comme ça. Je sais que ça fait très narcissique, c’est juste que… avec tout ce que me disaient mes parents tout le temps, j’avais aucune confiance en moi. Et même aujourd’hui, c’est assez dur de la retrouver. Alors j’ai eu tendance à un peu trop miser sur mon physique pour me redonner confiance. Pour avoir l’air confiant, aussi. Bon, ça paraît sûrement ridicule de l’extérieur, je sais. Mais c’est assez clair que ça me vient de là…
— J’avais pas pensé à ça…
— T’inquiète, c’est normal.
Un long silence s’installe tandis qu’il rassemble ses pensées. Le plus dur reste à raconter… Il termine son thé d’une traite et fait craquer ses doigts.
— Après… après, j’ai compris un truc. C’est que peu importe ce qu’il se passe… les choses peuvent toujours empirer.
⁂
Elle s’était mise à la peinture. Nathan avait l’impression de vivre un cauchemar éveillé alors que, jour après jour, des toiles toujours plus nombreuses envahissaient les pièces à vivre de la maison. Et tous ces compliments, à n’en plus pouvoir.
Elle vient à peine de commencer et elle est déjà si douée !
Et lui, pendant ce temps, avait tout juste le droit de sortir faire une ou deux heures de sport par semaine en dehors des cours. Alors tenir un crayon, un pinceau…? Sûrement pas. Il ne dessinait qu’en cachette à la fin de ses cahiers de cours. Et encore, il avait si peur que ses parents ne tombent dessus un jour.
Il faut absolument qu’on lui organise un vernissage !
Et voilà, c’était de pire en pire. Ses parents, déjà obnubilés par sa sœur d’ordinaire, n’eurent plus d’yeux que pour elle des mois durant. Ils utilisaient chaque contact de leur immense réseau pour faire connaître leur fille, qui paradait un peu partout dans la région pour raconter à qui voulait l’entendre qu’elle allait bientôt devenir célèbre. Quelle horreur. Et encore, quelques fois, elle osait même revenir au lycée pour distribuer ses foutus tracts, son sourire radieux si agaçant toujours sur les lèvres. Elle le mettait hors de lui.
Toujours dans son ombre, il parvint, à force de se tuer à la tâche, à décrocher son bac avec mention très bien dans l’indifférence la plus totale de ses parents. Au moins, c’était fait. Et c’est ainsi que, juste après le premier vernissage de sa sœur, il commit une immense erreur.
Il osa leur demander s’il avait le droit de peindre, lui aussi.
Pas de l’acrylique, pas de grande toile, pas de vernissage ni la moindre demande aux contacts de ses parents, juste du crayon et un peu d’aquarelle, dans son coin, sur un carnet, juste…
Comment est-ce que tu oses demander un truc pareil ? Tu crois qu’on va te laisser jouer les artistes comme ça avec les études qui t’attendent ? Et de toute façon, tu crois vraiment que tu as le moindre talent ? Pourquoi est-ce qu’il faut toujours que tu essaies d’attirer l’attention comme ça ?
Il se souviendrait toujours du regard de sa mère, un regard profondément blessé, comme s’il lui avait dit la pire chose qu’elle pouvait entendre. Mais leurs propos étaient allés bien trop loin pour lui, ce jour-là. Et pour la première fois depuis des années, il avait pleuré devant eux.
On ne pouvait pas dire que sa relation avec ses parents s’était améliorée depuis ce jour, mais ils étaient moins souvent sur son dos. Alors qu’il entamait sa première – et dernière – année de droit, ils avaient commencé à lui laisser plus de liberté. Il avait le droit de se rendre à quelques soirées avec sa promotion et, même s’il y allait parfois sans leur demander l’autorisation, ils ne le sermonnaient pas lorsqu’il revenait à la maison. Il décrochait de bonnes notes, des notes que ses parents ne pouvaient plus comparer à celles de sa sœur, et cela semblait leur convenir. Une sorte de statu quo. Une entente sans en être une.
Pour autant, au fond de lui, sa jalousie envers Laure le dévorait toujours. Elle, ses foutues peintures, ses foutues toiles qui se vendaient si bien, ses putains de vernissages dont on parlait sans arrêt à la maison… Même si elle ne vivait plus sous son toit, elle était toujours là, à le narguer plus que jamais. Il la détestait.
Il la détestait parce qu’elle représentait tout ce qu’il aurait aimé être.
Il était devenu major de promo sans aucun compliment de leur part alors qu’elle avait complètement bâclé ses études au profit de la peinture. Il ingurgitait des litres d’alcool pour oublier sa détresse lors de ses soirées étudiantes, elle se contentait d’une petite coupe de champagne à chaque nouveau succès. Il s’était mis à travailler secrètement dans un bar pendant les vacances d’été en espérant quitter la maison familiale tandis qu’elle se prélassait dans un loft spécialement acheté pour elle. Il se sentait progressivement sombrer dans la dépression, elle faisait la une des journaux locaux. Il la jalousait et l’enviait à mort, elle oubliait complètement son existence.
Il était au fond du trou. Elle rayonnait au sommet.
Nathan et Laure.
⁂
Ça y était, le troisième vernissage de Laure approchait. Le plus médiatisé, le plus important. Et il ne cessait d’en entendre parler. Il en entendait parler lorsqu’il rentrait de la fac, le cerveau bourdonnant d’informations qu’il ne parvenait plus à retenir. Il en entendait parler le lendemain de ses courtes nuits à squatter le canapé d’un ami quelconque de la fac après ses heures de travail au bar. Il en entendait parler à chaque fois qu’il descendait dîner, la tête lourde, ses cernes s’agrandissant chaque jour un peu plus. Et il se forçait à serrer les dents, les doigts crispés autour de sa fourchette. Toujours plus en colère chaque jour.
Et un jour, pour une raison qui lui avait lui-même échappé, il avait posé une autre de ses questions idiotes.
— Est-ce que je pourrais avoir une invitation, moi ?
Ses parents et sa sœur s’étaient retournés vers lui d’un même mouvement, les yeux écarquillés. Comme si c’était la chose la plus stupide qu’ils avaient entendue de leur vie.
— Mais tu rêves ? Qu’est-ce que tu ferais là-bas ? T’as aucune sensibilité artistique, et franchement, j’ai pas besoin que tu viennes gâcher ma soirée !
Sa soirée. Bien sûr, son petit frère n’y avait pas sa place.
Il s’était contenté de quitter la table sans rien dire, les dents serrées. Il n’avait pas envie d’en entendre plus.
⁂
Ce jour était arrivé.
Quatre heures de partiel le matin.
Quatre heures de travail au bar à l’ouverture.
Et enfin, il avait pu rentrer chez ses parents en courant pour avoir le dernier bus de la journée, complètement épuisé.
Seul dans la maison vide, il cogitait. Il pensait à Laure, à son foutu vernissage, à ses invités prestigieux à la con, tous ces contacts démesurément riches sans lesquels elle n’aurait jamais eu tout ça. Tout ce qu’il n’aurait jamais.
Plus il y pensait, plus ça le rendait malade. Il n’en pouvait plus, de ces années d’injustice, de cette sœur qui le méprisait, de ces parents qui ne faisaient que le reléguer au second plan depuis toujours. Il perdait la raison.
Pourtant, il aurait pu tenir bon. Lui et Quentin venaient enfin de signer leur tout premier bail pour un petit meublé. Pas incroyable, mais c’était déjà ça. Ils avaient récupéré leurs clés et n’attendaient plus qu’un technicien pour raccorder l’électricité le lendemain. Il aurait pu tenir un jour de plus, ravaler sa colère et sa rancœur un seul jour de plus. Mais il n’en pouvait plus.
Alors il commença à boire. Tout ce que ses parents avaient dans les buffets. Il fit des mélanges qui auraient fait grimacer ses collègues et descendit verre après verre, les idées de moins en moins claires. Mais une chose l’était : il détestait Laure.
Et son vernissage, son événement, son grand soir, ne se déroulait pas si loin d’ici. Avec un sourire torve, il prit sa décision. Il attrapa ses clés et, sans se changer, il se mit en route.
— C’est l’heure de passer à la caisse, ma petite Laure.
⁂
Une fois à destination, Nathan s’arrêta un moment devant le bâtiment. Plus personne ne surveillait l’entrée à cette heure-ci. Tous ceux qui avaient un carton d’invitation étaient déjà à l’intérieur. Il se dégageait de la grande salle quelques sons de conversations étouffés et de musique inidentifiable par les quelques fenêtres ouvertes. La soirée battait son plein. Il était temps. Chancelant et les yeux à moitié fermés, il poussa la porte.
Il faisait chaud à l’intérieur, et il mit quelques secondes à s’habituer à la lumière. Il regarda autour de lui : tous ces hommes en costumes et ces femmes en robes et talons hors de prix… Il détonnait, avec ses chaussures et son pantalon tachés par une bière renversée par un client, ses cheveux décoiffés et son t-shirt trempé de sueur. C’était parfait, donc.
Quelques personnes proches de l’entrée tournèrent la tête vers lui, les yeux écarquillés. Avec un grand sourire, il s’avança et se racla la gorge avant de clamer bien fort :
— Hey, s-salut la compagnie !
Ce coup-ci, au moins la moitié des invités pivotèrent, surpris. Personne ne lui rendit son salut et les conversations s’éteignirent les unes après les autres, ne laissant plus qu’un vague murmure derrière elles.
Il fit quelques pas, les invités s’écartant sur son passage avec un regard entre le dégoût et la méfiance. Les yeux troubles et la démarche imprécise, Nathan avança entre les toiles. Ces toiles qu’il n’en pouvait plus de voir chez lui, qui le dégoûtaient presque autant que sa sœur. Mais tout était parfait, bien sûr Les projecteurs en dessous et les rideaux de velours noirs derrière, la composition, la musique. Chaque détail avait été réfléchi pour mettre chacune des toiles en avant. Et même s’il détestait Laure de tout son être, Nathan devait admettre qu’elle et ses parents avaient bien travaillé, avec leurs quelques employés. Le vernissage parfait pour la petite fille parfaite.
Puis il avança en direction du buffet et poussa un sifflement.
— Champagne, caviar, petits sushis du traiteur, toasts de foie gras…? Eh bah, on s’emmerde pas ici ! Vous pensez que j’ai eu le quart de ça pour mon anniversaire ? Bon, vous m’en voulez pas hein, je goûte un peu tout ça…
Il enfourna quelques petits fours dans sa bouche et se salit les doigts et le menton, riant à gorge déployée.
— Eh bah, c’est pas mal, vous vous mettez bien…
— Nathan, qu’est-ce que tu fous ici ?
Son père, à quelques mètres de lui. Il n’avait jamais vu autant de colère dans son regard. Mais, complètement ivre, il ne se laissa pas démonter :
— Bah quoi, j’ai bien le droit de venir voir comment se porte le vernissage de ma très chère sœur ! Eh oui, poursuivit-il en élevant la voix, parce que je suis le frère de l’artiste, pour ceux qui ne savaient pas ! Le fils raté, celui que personne n’invite nulle part et dont personne ne parle jamais ! C’est bien moi ! Séance de dédicaces juste après la…
— Nathan ! Arrête ça tout de suite, tu te donnes en spectacle !
Mais oui, c’était bien le but, chère mère. Pour autant, aucun d’entre eux n’osait s’approcher, comme s’ils ne savaient pas ce qu’ils devaient faire. Et tout autour, le monde s’amassait comme des fourmis sur un morceau de sucre, les appareils photo des journalistes crépitant à n’en plus finir. La si précieuse soirée de Laure était foutue.
Et justement, un bruit de talon se fit entendre. Laure, dans sa splendide robe brillante à un ou deux SMIC, se tenait devant lui, rouge de colère et de honte. Et pendant un court moment, ils se firent face sans rien dire. Le frère et la sœur. Cette sœur qu’il détestait tant, pour la première fois, le regardait avec autant de haine que lui durant toute son adolescence. Mais à cet instant précis, en voyant son visage déformé par la haine, la sienne s’évanouit. Il jubilait. Enfin, il tenait sa vengeance. Enfin, la grande sœur parfaite qui l’avait tant méprisé allait tomber de son piédestal.
— Nathan, espèce de connard ! Dégage tout de suite de ma soirée ! »
Il avait gagné. Il feignit l’indignation :
— Oh, ça va, tu peux bien inviter ta famille… Allez, Laure, souris un peu ! Et à ton succès ! »
Sur ces mots, il attrapa une bouteille de champagne bientôt vide et la termina d’une traite au goulot avant de la laisser se fracasser au sol.
— Santé !
Cette fois-ci, c’en était trop pour son père qui, aidé d’un ami, se mit à tirer Nathan par le bras, hors de lui.
— Maintenant tu vas dégager d’ici !
— Quoi, déjà ? Mais je viens à peine d’arriver…
— Arrête tes conneries !
Ils l’entraînèrent de force vers la sortie et Nathan se laissa faire, riant aux éclats. Il jeta un dernier regard à sa mère et à sa sœur, rouges de colères et de honte, et leur sourit. Puis une fois à la porte, il se sentit perdre l’équilibre et s’écrasa sur le goudron. Son père ne l’avait encore jamais projeté au sol.
— Dégage d’ici, rentre à la maison ! Et crois-moi, tu vas pas t’en tirer comme ça ! Ça va être ta fête quand on va rentrer !
Il accusa le choc, le poignet endolori, et se redressa pour affronter le regard de son père. Et un éclair de peur le traversa et le prit au ventre. Il n’avait jamais vu autant de haine dans ses yeux.
Pour la première fois, il sentit que son père était capable de le frapper.
Walala, douce vengeance!
Oui, ça fait du bien 😀