chapitre-15-point-de-rupture-aujourdhui

Point de Rupture, 15 : Aujourd’hui

« On dit que la Cascade Scintillante a une aura bénéfique sur ceux qui s’en imprègnent. Comme si tout paraissait possible, comme si le chemin qui menait à nos rêves et nos espoirs nous était tracé clairement. »

 – Chapitre XIII

C’était la veille de Noël. Morgan n’était pas encore arrivé, il passait du temps chez Félix et sa famille. Lyla était seule avec sa tante, en attendant l’arrivée du reste de la famille. Des cousins de Suède, du grand-père…

C’était le moment de lui parler seule à seule.

« Tata, tu te souviens quand je t’ai dit que j’avais rencontré un garçon, mais que j’étais pas sûre de vouloir rester avec lui ? Ben… maintenant, je suis sûre. On est toujours ensemble, en fait.»

Sa tante avait ouvert de grands yeux et était restée bouche bée un moment, avant de sourire et de demander tranquillement:

« Nathan… c’est ça ? »

Lyla avait hoché la tête, fière.

« Nathan. Et je crois bien que je suis en train de… tomber amoureuse. Peut-être.»

Sa tante était ravie.

« Je suis très contente pour toi, ma petite Lili. Et… quand tu seras prête, tu me présenteras ce Nathan, hein? Enfin, rien ne presse, mais… j’ai bien envie de rencontrer celui qui a l’air de te rendre si heureuse, ces derniers temps.

– Ouais, bien sûr. Je lui en parlerai… plus tard.»

Elle n’allait pas précipiter les choses. Ce que lui avait raconté Nathan sur son ex Camille, sur toute la pression qu’il lui avait mise à l’idée de rencontrer ses parents ne lui était jamais sorti de la tête. Anja était probablement mille fois plus détendue et agréable que les parents de ce jeune homme, mais la peur de Nathan restait. Et elle la comprenait et l’acceptait. Ça irait à son rythme.

Au moins maintenant, elle était au courant. Morgan était apaisé et lui avait encore une fois adressé quelques excuses pendant le repas de Noël. Les choses allaient mieux, définitivement.

Puis le temps avait passé. Il y avait eu, entre Noël et le Nouvel An, le passage de cette étrange semaine. Un peu vide, mais fourmillante d’activités à la fois, cette semaine comme hors du temps que Lyla appréhendait toujours avec un goût étrange de nostalgie et de bien-être mêlés. En pyjama, à boire des boissons chaudes, à digérer les repas de Noël et leurs restes, à essayer les cadeaux qu’on lui avait offerts, à jouer avec Morgan ou ses autres cousins… Ça avait toujours été ainsi. Qu’elle soit chez sa tante aux abords de Cahen, ou chez le reste de la famille en Suède, les rituels restaient.

Et enfin, le Nouvel An était arrivé. Elle était rentrée dans son petit appartement pour se préparer. Elle avait pris une longue douche bien chaude, puis était sortie en refusant de regarder son corps dans le miroir. Elle avait préféré se dire que c’était pour ne pas se confronter aux kilos qu’elle avait dû prendre à Noël. C’était mieux comme ça.

Elle avait enfilé des sous-vêtements et un t-shirt pour se maquiller, puis était retournée dans sa chambre pour choisir le reste de sa tenue. Elle avait sorti sa jupe à carreaux rouges et noirs du placard et l’avait longuement contemplée, hésitante. Puis elle l’avait remise dedans et sorti un jean.

Ensuite… la soirée. L’absence de Nathan l’avait rongée, dévorée d’inquiétude. Ses amis aussi, elle le voyait bien. Ils peinaient à se mettre dans l’ambiance et gravitaient autour d’elle et de Setsuo pour savoir si l’un d’eux, par miracle, avait enfin obtenu une réponse. Tout le monde se faisait un sang d’encre. Mais rien… jusqu’à minuit. Il était venu, enfin, l’air complètement épuisé, au bord des larmes, à bout de nerfs, mais il était venu. Et avec un magnifique cadeau, en plus de ça.

« Je t’aime aussi, Nath…»

C’était une évidence.

« Non mais vous imaginez le culot de ses parents ? Ils l’ont maltraité pendant quasiment vingt ans, il s’échappe de là et quand ils le retrouvent, c’est pour quoi? Pour lui annoncer que sa sœur, sa sœur avec laquelle ils l’ont toujours mis en compétition, sa sœur parfaite là, va se marier? Et pour lui demander s’il est gay? Vraiment, j’hallucine…»

Le professionnel ne note rien, se contentant d’un regard en coin.

« Vous m’aviez parlé de tout ça à la dernière séance…

– Oui, ben… j’avais pas encore tout dit.

– Je vois… »

Elle n’ajoute rien, vexée. Elle peut bien parler de ce qu’elle veut, non? Après tout, elle le paye pour ça. Et même si sa tante a décidé de l’aider lorsqu’elle a appris qu’elle voyait un psychologue – sans savoir pourquoi elle y allait vraiment, ce n’est pas donné quand même. Bon, sa santé mentale n’a pas de prix, mais… Mais oui, quand même.

« Vous allez encore me dire que je parle trop de lui?

– Je n’ai jamais dit ça, répond-il, l’air amusé.

– Mais vous m’aviez dit que je devrais parler plus de moi, et moins de lui.

– C’est pas exactement la même chose, non?

– Hm…

– Vous savez, en définitive, je ne peux pas vous forcer à faire quoi que ce soit. C’est à vous de voir ce que vous êtes prête à me dire.»

Elle détourne les yeux, perplexe.

« Est-ce que vous vous souvenez qu’à notre toute première séance, poursuit-il, je vous ai demandé ce qui vous amenait?

– Oui…

– Et vous vous souvenez de ce que vous m’avez répondu?

– Pas vraiment… Mais j’imagine que vous l’avez noté quelque part?»

Sa remarque le fait rire. Peut-être qu’elle s’est améliorée en sarcasme, mine de rien.

« En effet. »

Il feuillette son dossier pour revenir à la toute première page.

« Vous m’avez dit… Des problèmes avec vos relations amoureuses. Avec votre petit copain actuel, votre ex, entre autres… Et, ajout précipité, des soucis à mettre votre travail de côté lorsque vous rentrez chez vous.

– Ajout précipité…?

– Oui, c’est ce que j’ai écrit. Un peu comme si… Comme si vous aviez changé de sujet stratégiquement. Juste après ce entre autres, curieusement. »

Elle reste muette, la gorge nouée. Il se doutait de ça depuis le premier rendez-vous?

« Lyla, écoutez… Je vous l’ai dit, il n’y a rien qui vous force à parler de quelque chose si vous n’en avez pas envie ou que vous n’êtes pas prête. Mais je veux que vous sachiez que je suis là pour vous aider à…

– Il y a un garçon qui m’a agressée.»

Il la fixe un moment, sans sourciller. Si cette déclaration, brusque et qu’elle n’attendait pas elle-même l’a surpris, il n’en laisse rien paraître. Et elle fixe l’étagère derrière lui, immobile mais tremblante.

« C’était avant Nathan.»

Il ne dit toujours rien mais retourne silencieusement les pages, son stylo en main. Elle ferme les yeux un moment et les rive dans les siens.

« Ça fait des mois que c’est arrivé, et je sais pas comment faire pour aller mieux.»

Sa voix se brise mais elle retient un sanglot. Le corps tendu, elle s’efforce de maintenir les apparences, bougeant nerveusement son pied, sa jambe, tout ce qu’il ne peut pas voir depuis son bureau. Enfin, il retire ses lunettes, qu’il pose délicatement en face de lui avant de se racler la gorge et de soutenir son regard.

« Et est-ce que vous voulez m’en dire plus sur cette agression?»

La douceur inhabituelle dans sa voix la fait craquer pour de bon. Elle fond en larmes.

« Tu peux venir me chercher chez le psy stp ?»

Elle envoie le message, encore fébrile. Nathan n’habite pas très loin et, comme il a effectué deux heures supplémentaires la veille pour une soirée à thème drag queen, il compense en prenant plus tard aujourd’hui. Alors… est-ce qu’il va accepter? Elle a tout sauf envie de rester seule, de rentrer seule. Il fait nuit, il fait froid, elle se sent plus vulnérable que jamais. La voilà dans la salle d’attente presque vide, sa jambe tressautant nerveusement tandis qu’elle attend une réponse. Pourvu qu’il regarde son téléphone… Puis sinon, elle l’appelle. Tant pis si sa voix tremble…

« Oui, bien sûr. Je suis là dans cinq minutes.»

Elle soupire de soulagement. Nathan va arriver.


Il est devant l’entrée cinq minutes plus tard, et elle se rend compte qu’il s’est mis à pleuvoir en le voyant en contrebas sur le parking, dans sa veste en jean à capuche, à protéger son téléphone comme il le peut pour lui écrire un message. Autant ne pas le faire attendre.

Elle sort tout de suite du bâtiment et il relève la tête, souriant.

« Hey… »

Elle ne dit pas un mot et se jette dans ses bras, accrochée à son cou. Elle a tellement envie de pleurer, depuis la séance. Elle a déjà pleuré pendant, quasiment sans interruption, et n’a réussi à se calmer qu’à la toute fin, au moment de régler et de planifier un autre rendez-vous. Elle n’avait pas à avoir honte, selon le professionnel, mais c’était plus facile à dire qu’à faire. C’était tellement éprouvant.

« Dure séance ? Tu… tu lui as parlé de…?»

Elle se contente de hocher la tête.

« Ouais. J’ai connu ça aussi, le moment où… les traumas remontent pour les traiter… Mais ça va finir par aller mieux, t’inquiète pas.»

Sa voix est si rassurante, elle avait besoin d’entendre ça… Elle recule et renifle.

« Merci… Et désolée, il pleut, on devrait partir…

– Ça me dérangeait pas… »

Elle esquisse un sourire.

« Merci d’être venu… Mais vu qu’il pleut, t’as peut-être pas envie me ramener, tu veux peut-être… qu’on aille chez toi?

– Ça me rappelle quelque chose, pas toi ? »

Son sourire malicieux lui arrache un rire.

« Un peu…

– Ouais, répond-il en lui prenant la main pour commencer à marcher. C’est vrai que je préférerais, surtout que j’avais commencé à faire à manger, comme je prends bientôt…

– Oh, je t’ai interrompu. Désolée…

– C’est rien, c’est rien. Je vais continuer, et je vais en faire plus. Ça devrait te plaire, c’est des pâtes.

– Ah oui, un incontournable!»

Ils s’éloignent du cabinet. Elle n’est pas mécontente de changer de sujet.

« Ils sont là, tes colocs?

– Ouais, mais ils mangent tard en général. Je leur laisserai des parts à réchauffer. Oh d’ailleurs, tu sais… comme ils vont déménager…

– Oui, c’est vrai que tu m’avais dit ça…

– Ben voilà, j’ai peut-être trouvé un appartement. Il est grand, il est près des rives aussi. Ça m’éloigne un peu de mon travail et ça me rapproche un tout petit peu de toi. Et c’est cool, parce qu’il est pas très cher. Donc… ça pourrait être bien, non?»

Elle sourit en serrant sa main un peu plus fort.

« Oui, ça serait très bien, même. »

Ils pressent un peu le pas, quand Lyla lui désigne discrètement un homme qui ouvre la portière de sa voiture.

« Eh, c’est lui mon psy… »

Nathan s’arrête un instant pour le regarder alors qu’il ne semble pas les avoir vus.

« C’est marrant… Il ressemble à Roman, tu trouves pas?»

Enroulée dans un plaid, elle sirote une infusion. Nathan leur a mijoté un délicieux plat de pâtes bolognaise puis après avoir mangé, il est parti en vitesse au travail. Lyla a bien envie de rester là, ce soir. Elle a un peu discuté avec ses deux colocataires et s’est ensuite installée dans la chambre de son petit ami. Elle feuillette des bandes dessinées, passant le temps comme elle peut. Dire qu’il termine à deux heures du matin… Elle se sera probablement écroulée de sommeil d’ici-là.

En attendant, elle lit. Elle a sorti ses affaires de son sac pour se mettre en pyjama et prendre le chat en peluche sur ses genoux. Elle avait préparé tout ça avant sa séance, sans vraiment savoir si elle allait dormir chez Nathan ce soir. Mais mieux vaut être prévoyante.

Puis… en réalité, elle fait tout pour ne pas dormir chez elle, en ce moment. Ou du moins, pas seule. Si, avant que les souvenirs de cette horrible fin de soirée ne lui reviennent elle fuyait toujours Nathan, de façon inconsciente ou non, c’est complètement l’inverse aujourd’hui. Aujourd’hui, elle ne veut plus être seule. Quand elle est seule, elle pense trop. Les réminiscences remontent en permanence, sans lui laisser aucun répit. C’est comme s’il était là, dans chaque recoin de son appartement, et c’est presque comme si elle l’entendait la rejoindre le soir, sur la deuxième place du matelas. Elle a l’impression de sentir son souffle, par moments…

Elle frissonne et cale le deuxième oreiller de son petit ami dans son dos. Non, elle ne doit pas être seule cette nuit, et encore moins après avoir parlé de tout ça au psychologue. Elle termine son mug et se replonge dans l’ouvrage.

En attendant Nathan.

C’est avec étonnement qu’elle constate qu’elle ne s’est pas endormie à l’instant où elle entend la porte s’ouvrir doucement. Et Nathan semble surpris lui aussi alors qu’il les regarde, elle, sa peluche, et sa pile de bandes dessinées.

« Hey… Je pensais que tu dormirais.»

Il referme précipitamment derrière lui.

« Moi aussi, mais… Je sais pas, j’ai pas vraiment fatigué.»

Peut-être qu’inconsciemment, son corps a veillé pour l’attendre…

Il saisit son mug et le porte à son nez, l’air perplexe.

« T’as pris quelle boîte tout à l’heure, pour ton infusion ? La dorée ou la grise?

– La dorée, ça avait l’air d’être aux fruits rouges…

– Ah… Je t’avais dit la grise, je crois. La dorée, c’est du thé assez fort. Tu l’as pas senti?»

Ah, c’est moins romantique comme explication.

« Non, j’ai pas fait gaffe…

– Enfin bon, l’effet de la caféine aurait dû redescendre quand même, depuis.

– Comment ça ? C’est pas de la théine ? »

Il rit en débarrassant le mug sur le bureau.

« Nan, c’est marketing ça. Ça existe pas, c’est la même molécule que pour le café. Il y en a juste beaucoup moins dans le thé, en général.

– Je savais pas…

– Toujours là pour t’apprendre des trucs sur les boissons !

– C’est l’avantage de sortir avec un barman. »

Il a l’air touché.

« Bon, dans tous les cas c’est pas grave… Tant que tu vas bien.

– Ça va très bien. Et toi ? Le bar, tout ça…

– C’était beaucoup plus tranquille qu’hier, forcément… Oh, mais… tu l’as ramené. »

Elle suit son regard, sur son bureau. Là où elle a posé À la lisière, tout à l’heure, le nouveau roman de l’auteur de Déjà l’aube. Il se déroule dans le même univers, et plus de personnages sont en jeu, cette fois. Ça ne ressemble pas à une romance pour l’instant, du peu qu’elle en a lu, et elle accroche à l’histoire.

« Tu le lisais dans la salle d’attente?

– Oh, non. C’est juste que… je le prends un peu partout avec moi.»

Il sourit en entendant ces mots, puis reprend le livre dans ses mains.

« Tiens, ton marque-page est pas très loin encore. Moi qui pensais que t’allais le dévorer…

– Nan, c’est ce que j’avais fait pour le premier, mais j’avais un peu regretté. J’avais plus rien à lire après, alors ça m’avait rendue un peu triste… Donc là, je lis maximum deux chapitres par semaine.

– Ouh là, t’en as pour un bail, en effet. Mais tant mieux. Ça te plaît, l’histoire? Ça t’embête pas si je te l’emprunte à l’occasion?

– Oui, j’aime bien, je sais pas encore si j’aimerais autant que le premier mais ça part bien. Et non, ça m’embête pas.

– Cool. »

Il enlève sa veste et s’assied à côté d’elle, souriant, avant de retirer son bracelet. Tiens, avant, il ne le faisait qu’au moment d’éteindre la lumière.

« D’ailleurs, j’y pense… On n’a jamais vraiment parlé de Déjà l’aube.

– Ben… tu m’as dit que t’avais adoré, mais t’avais d’autres choses à dire?

– Ouais, en fait… »

Elle referme la bande dessinée qu’elle tient dans les mains et se redresse, attentive. Il cherche ses mots.

« Tu sais, il y a toute cette métaphore autour de la santé mentale, des traumatismes et tout ça, et ça m’a fait penser à…

– Attends, comment ça, une métaphore?»

Nathan s’interrompt net. Là, il a l’air aussi perplexe qu’elle.

« Ben, je veux dire… la métaphore du bouquin entier. Les… les épreuves, quoi.

– Mais comment ça?

– Tu… tu trouves pas qu’il y en ait une?»

Elle est confuse. De quoi est-ce qu’il parle? On dirait Logan, quand il sur-analyse les films qu’ils regardent ensemble. Qu’est-ce qu’ils peuvent faire comme théorie, avec Noémie et Rafael…

« Ben… Tu sais, moi, quand je lis un truc, je le lis, c’est tout. Je fais pas gaffe aux… métaphores, aux sens cachés ou je sais pas quoi. Je lis l’histoire et quand j’ai fini, ben… j’ai fini. Je relis si j’aime beaucoup, mais ça va pas plus loin…

– Ah, euh, OK. Désolé, c’est juste que je la trouve assez… apparente. Alors je pensais que toi aussi, comme t’aimes beaucoup ce livre, t’avais pensé à ça. Mais c’est pas grave…

– Non mais, explique-moi. »

Nathan reste un moment en suspens avant de se décider. Et là, il lui résume son interprétation. Comme quoi les deux personnages n’ont jamais été physiquement loin l’un de l’autre, et que ces épreuves représentent leur passé, qu’ils doivent affronter, et que chaque bout de chemin parcouru est en réalité un symbole de leur santé mentale qui leur revient peu à peu. Lyla l’écoute jusqu’à la fin sans l’interrompre, fascinée.

« C’est fou, j’avais jamais pensé à ça. Mais c’est joli, en fait. Merci, c’était intéressant.»

Nathan lui sourit d’un air étrange.

« De rien… »

Lyla rajuste le plaid sur ses épaules et réfléchit un moment.

« Moi… j’aimais surtout l’univers. J’aimais bien essayer de me figurer ses paysages, et je trouve que c’est écrit d’une façon un peu atypique. Et… j’aime bien le personnage du gars. En fait, je pense que je m’identifie pas mal à lui. Dans ses problèmes de confiance, sa peur du monde extérieur, au début…

– Ah, oui, ben tu vois… C’est là que je voulais en venir. Parce que moi, je me reconnais pas mal en la fille. Elle vient d’un milieu bourge mais elle s’y sent pas intégrée et sa famille fait rien pour. Alors elle s’en va en emportant ce qu’elle peut, mais toute seule dehors, elle a du mal à tenir. Puis c’est son caractère aussi. Pas trop les pieds sur terre, peu confiance en elle…

– Ouais, maintenant que tu le dis… Ça fait pas mal de coïncidences.

– Enfin bon, heureusement que j’étais pas tout seul, moi.

– Non, c’est sûr… »

Nathan s’installe plus près d’elle, les yeux dans le vague.

« C’est ça que je voulais te dire aussi, le soir où… où on s’était disputés, au port. Je voulais te parler du roman parce que… avec cette métaphore, j’avais l’impression que c’était un peu comme nous deux. Les épreuves, le passé à affronter pour se retrouver… Je voulais te parler de ça pour faire comme… un parallèle. En espérant que ça te redonne un peu de patience par rapport à moi, le temps que j’arrive à te parler de Laure.

– Oh, je vois… »

Cela l’attriste de repenser à cette soirée. C’était un beau geste, ce qu’il comptait faire. Mais tout a raté. Il sourit d’un air rassurant et lui prend la main sur la couette.

« C’est pas grave, c’est du passé… On a tous les deux fait des erreurs mais au moins, on arrive à se parler maintenant.

– T’as raison…

– D’ailleurs, je… Attends, est-ce que t’es fatiguée?»

Elle hausse les épaules.

« Ça commence à venir, mais pas tellement…

– OK, en fait, je voulais… »

Il hésite, se passe la main dans les cheveux, s’agite nerveusement. Puis il souffle un coup et se tourne vers elle:

« Est-ce que tu voudrais voir mes peintures?»

Tout sentiment de fatigue s’est envolé.

Elle voyage.

Elle tourne les pages les unes après les autres au rythme des explications de Nathan. Une forêt dense et sombre, vue de haut. La montagne la plus haute du pays, sous ses neiges éternelles au sommet. Un lac, de nuit, éclairé par les rayons de lune, dans un ciel parsemé de milliers d’étoiles. Parfois, il y était. Parfois, il imagine. Mais c’est toujours, toujours tellement beau et apaisant.

Nathan a une mémoire fascinante. Pour chaque page, chaque peinture, il a une myriade de souvenirs très précis. Le muret de pierres et les hortensias…

« Ça, c’était un jour où je déprimais, et Setsuo m’a pris en voiture avec lui pour faire un énorme tour, juste pour me changer les idées. On avait carrément changé de département.

– Oui, je me disais… Là où il y a autant d’hortensias, c’est dans l’Ammanche, non ?

– Oui, exactement. Et là… »

Il reprend sur une autre page. Parfois, il n’y a pas de grand paysage mais une série de petites peintures. Il s’entraîne. Un chat, un oiseau, une fleur ou un arbre… Colorés à la douceur de l’aquarelle, ou aux crayons.

« Je me souviens de ce soir-là, on avait dû dormir à la belle étoile juste parce qu’on n’a pas réussi à retrouver notre chemin vers le gîte avant la nuit… On était trop cons, heureusement qu’il avait pas plu…»

Il interrompt son flot de paroles.

« Je… Ça doit t’ennuyer peut-être? Mes histoires.

– Ah non non, pas du tout. Au contraire. C’est super intéressant, ça se voit que ça fait vraiment… partie de toi, tout ça. Ça rend ton carnet vivant.

– OK, tu me rassures…»

Elle termine. Un dessin incomplet, pas coloré. En l’examinant, elle reconnaît l’endroit. Le Jardin des Colombes. Elle en a presque un pincement au cœur.

« Celui-là, je l’ai pas fini parce que…

– Je m’en souviens…, le coupe-t-elle doucement, lui épargnant de parler de ça.»

Et en silence, leurs regards se tournent vers la page suivante. Une rivière, un immense arbre, quelques libellules.

« Là, c’est quand j’étais avec Léo, juste avant le soir où t’es venue chez moi. Je faisais tout ça pendant qu’il écrivait.

– Oh, il écrit lui ?

– Ouais. Des poèmes, souvent en prose. Il écrit sur tous les endroits qu’il visite dans le monde. Il poste ça sur son compte Instar, si ça t’intéresse.

– Oui, carrément. »

Un petit silence s’ensuit, comme si Nathan avait deviné ce qu’elle allait dire et préparait déjà sa réponse.

« Et toi… tu crois que t’en mettras un jour, sur le tien?

– Je sais pas… Peut-être… »

Peut-être, ce n’est pas jamais.

« Bon, en tout cas… Merci, c’est vraiment trop beau ce que tu fais. J’aime beaucoup.»

Il retrouve le sourire et ferme le carnet pour le poser délicatement sur sa table de nuit.

« Qu’est-ce que… Qu’est-ce que t’as préféré, comme ambiance, comme histoire?»

Elle fixe le plafond un moment, en pleine réflexion.

« Je dirais… Celui avec le lac, et la montagne. Quand t’as fait le ciel orangé, avec le jour qui se levait…

– Ça m’étonne pas… T’aimes bien l’aube, toi, hein?

– Ouais, mais je suis rarement levée assez tôt pour l’admirer.

– Et moi, un peu trop souvent à mon goût.»

Il se rallonge à ses côtés et elle pose sa tête sur son épaule, les yeux fermés, toutes les anecdotes qu’il lui a partagées se mélangeant dans sa tête. Tout compte fait, elle est un peu fatiguée. Il est peut-être temps de dormir et… de rêver de tous ces beaux panoramas.

Allongés côte à côte sur l’épais tapis du salon de Lyla, elle et Nathan regardent le plafond. Il leur a mijoté un bon petit plat – elle l’a beaucoup assisté, et préparé d’excellents cocktails. Confortablement installés là, ils discutent de tout et de rien. Le temps s’est écoulé, depuis qu’elle a parlé d’Ethan a son psychologue.

Elle et Nathan ont refait quelques soirées avec leurs amis respectifs, qui se sont rencontrés – et Noémie était ravie de revoir Quentin. Ce qui est sûr, c’est que ceux de Lyla apprécient encore plus Nathan maintenant qu’il est plus naturel, plus posé.

Il a obtenu l’appartement qu’il souhaitait, et elle et ses amis vont venir l’aider à déménager le mois prochain. De ce qu’elle en a vu en photos, il va être bien loti. Il a même une cour intérieur… pour un chat, éventuellement.

Elle a eu quelques séances de psychologue de plus, et elle sent que cela l’aide beaucoup. Ethan revient sur le tapis, encore et encore, mais elle sait que c’est pour le mieux. Il revient toujours mais peut-être qu’avec le temps, il reviendra moins souvent.

Il…

« Je vais recontacter ma marraine. »

Il quoi ?

Elle tourne la tête vers lui, surprise.

« Hein? Quand ça ? »

Il hausse les épaules et triture les cordons de son sweat.

« Je sais pas encore. Ça fait un moment que j’y pense, avant même le jour où mes parents m’ont retrouvé, mais… maintenant qu’ils sont revenus, j’y pense encore plus souvent.

– D’accord… Mais dis-moi… à la base, tu m’avais dit que c’était la seule de ta famille à te soutenir, alors pourquoi t’es plus en contact avec elle?

– En fait… après l’histoire du vernissage, quand j’ai emménagé à Cahen, je t’avais dit que j’avais bloqué les numéros de mes parents et de ma sœur. Ben il se trouve que… quelques jours plus tard, alors que j’étais encore sur les nerfs à cause de tout ça, elle m’a appelé. Sauf qu’elle avait pas du tout… sa patience, sa douceur habituelle avec moi, elle m’a… elle m’a reproché toute cette histoire, elle m’a engueulé pour le vernissage, elle m’a dit que c’était irresponsable de ma part et que j’avais humilié ma sœur. Et moi-même, au passage. Bon, ça…

– Oh, c’est dommage…

– Oui, parce que… comme j’étais moi aussi sur les nerfs, je me suis emporté. Je lui ai dit qu’elle avait qu’une version de l’histoire et qu’elle pouvait pas juger comme ça. Elle voulait pas redescendre alors je lui ai dit que j’avais plus envie de lui parler, j’ai raccroché et je l’ai bloquée aussi. Je m’en veux encore, quand j’y pense… Mais après, j’ai été pris par la vie, j’avais ma dépression à gérer, mon anxiété, les séances de psy. Au fil du temps, j’ai un peu oublié, et je me disais que c’était trop tard…

– Et maintenant, tu te dis qu’il est peut-être encore temps.

– Ouais. Elle était adorable, Estelle… Puis, je pense qu’elle peut me comprendre, elle a toujours été un peu… différente de ma mère, de mes oncles et tantes.

– C’était la dernière de la fratrie, comme toi?

– Ouais, mais avec ma mère. Elles sont jumelles.

– Oh, super. Comme ça au lieu de parler avec ta mère, tu vas revoir son clone?»

Il éclate de rire.

« Non, non ! Elles sont fausses jumelles. Elles toutes les deux blondes aux yeux bleus mais elles ont pas du tout les mêmes traits.

– Estelle et Christelle, les jumelles… Ça devait pas passer inaperçu.»

Il sourit, les yeux rivés au plafond.

« C’est elle qui m’avait offert Bliquette. La petite peluche de chèvre que je traînais partout quand j’étais petit. Ils ont dû la jeter depuis le temps, ils m’avaient tellement menacé de le faire à l’époque… Je vois pas pourquoi ils se seraient privés après mon départ.»

Lyla ne dit rien, une boule dans la gorge. Jeter la peluche d’un enfant… Elle n’a pas Sinicat depuis son enfance. À vrai dire, toutes les peluches avec lesquelles elle jouait et dormait petite ne sont plus vraiment en état, depuis le temps. Elle l’a achetée une fois adulte, pour combler le vide qu’elle ressentait dans ses bras toutes les nuits. Alors elle sait à quel point c’est important, en particulier pour un enfant, et encore plus pour un enfant qui ne recevait pas d’amour de ses parents.

« Je suis tellement désolée qu’ils t’aient fait tout ça… »

Nathan ne répond pas, les yeux toujours rivés au plafond.

« Ça te dit un mojito ? Histoire que j’aie pas ramené autant de menthe fraîche pour rien…»

Elle sourit.

« Ouais, bien sûr.

– OK. Je reviens. »

Il l’embrasse sur la joue et se lève avant de quitter la pièce. Elle en profite pour se rasseoir sur le canapé, un plaid sur les épaules. Elle regarde à l’extérieur par la baie vitrée.

Il ne pleut plus depuis un moment.

Aujourd’hui, elle se reprend en main, c’est décidé. Aujourd’hui et pas un autre jour.

Aujourd’hui, elle a arrêté de laisser passer les remarques désobligeantes de ses collègues de travail, sous prétexte que certains d’entre eux sont ses supérieurs. Ça s’est remarqué et étrangement, elle a eu bien moins de mal à le faire que ce qu’elle pensait, et il n’y a pas de retombée négative. Pour l’instant du moins, mais elle s’est promis de ne pas se laisser abattre si cela devait arriver.

Aujourd’hui, elle a rappelé Sarah. Elle lui a tout raconté au téléphone. Pour Ethan, pour sa peur de sortir le soir, son dégoût proche de l’effroi à chaque fois qu’elle aperçoit son propre corps, en repensant à ce qu’il lui a fait ce soir-là. Et que, même si elle avait du mal à se sentir reprendre du poids et perdre en souplesse, ce qu’elle ressentait presque comme un dépérissement, elle ne parvenait pas à se convaincre de retourner en cours. Sarah l’a écoutée en silence, et c’est avec une voix chargée d’émotion qu’elle a repris la parole tout à la fin. Lyla pensait qu’elle allait simplement lui dire qu’elle était désolée, comme ils l’avaient tous fait jusqu’ici, mais rien de cela. Elle lui avait proposé de reprendre les cours si elle le voulait, en lui assurant qu’elle la ramènerait toujours en voiture à la fin même si cela lui faisait un petit détour. Lyla l’avait remerciée et avait dit qu’elle allait y réfléchir, mais toutes deux savaient qu’elle ne disait cela que pour la forme. La décision était prise, et Nathan était plus que fier d’elle… et elle aussi.

Aujourd’hui, elle a fini de réfléchir à son idée pour Nathan, au petit cadeau qu’elle veut lui offrir pour l’aider à gérer ses angoisses et sa peur de l’abandon. Elle tient à tout faire elle-même donc cela va prendre un peu de temps, mais c’est pour le mieux. Elle va peut-être demander conseil à Rafael, lui qui aime bien fabriquer des choses de ses mains. Rien n’est fait, bien sûr : il faut encore prendre des mesures, réunir du matériel et un peu de peinture… Mais elle imagine déjà le résultat. Et cela devrait plaire à Nathan.

Ce soir, elle s’est rendue chez sa tante. Elle a cuisiné pour elle, et même si c’est encore un peu rudimentaire, le repas leur a beaucoup plu. En plus, elle leur a fait un bon guacamole avec la recette de Nathan pour en manger avec l’apéritif. Pas de casse, rien de cramé, pas besoin de commander des pizzas en catastrophe.

Et après leur repas, elles se sont toutes les deux installées au salon pour discuter avec une infusion et des petits gâteaux. Aujourd’hui, il y a encore quelque chose qu’elle veut faire…

« Au fait dis-moi, tu prends toujours tes cours de danse? Avec ta prof super sympa, là… Sarah, c’est ça?»

Lyla fuit son regard. On y est…

« Non, écoute… Je vais reprendre, j’ai appelé Sarah aujourd’hui justement, mais j’avais arrêté…

– Ah bon, pourquoi ? Ça te fatiguait trop avec l’alternance?

– C’est pas vraiment ça… »

Anja a l’air de sentir qu’il se passe quelque chose parce qu’elle se met à regarder sa nièce avec attention. Lyla tapote sa tasse nerveusement. Par où commencer?

« Est-ce que tu te souviens de ce que tu m’as dit, la première fois que je t’ai parlé de Nathan?

– Quand tu m’as dit que t’étais pas sûre de rester avec lui, tout ça? Je sais plus trop… pourquoi tu me reparles de ça? Il y a quelque chose qui va pas avec lui ?»

Lyla repose sa tasse sur la table basse et réarrange ses boucles. Il est temps. Elle se racle la gorge et se lance:

« Non, pas avec lui. Mais tu sais, tu m’avais parlé de tes… critères, pour savoir si c’était un mec bien. Que je devais savoir… comment il me traitait quand il avait bu, et comment il me traitait quand moi, j’avais bu…

– Ah oui, ça… Oh non… t’as quelque chose à me dire ? »

Lyla soupire.

« Disons que… ça a fait remonter des souvenirs. Ouais, il faut que je te parle de quelque chose. »

Elle vérifie encore une fois son sac, puis le boucle et le pose sur ses épaules. Allez, en route.

« Je vais partir de chez moi »

Elle envoie. Traverser la ville pour rejoindre Nathan en pleine nuit… Elle n’est pas prête pour ça, pas à pied du moins. Le vélo fera l’affaire.

Ce soir, ils vont au bar. Un petit bar à thème steampunk proche des rives de l’Orène, tout près de celui où Nathan travaille… avec Morgan.

C’est décidé, ils vont se revoir ce soir, et même si Morgan a de bonnes intentions et compte s’excuser pour de bon en face de lui, elle sait que Nathan est stressé, alors elle va chez lui pendant qu’il se prépare pour tenter de le rassurer. Elle a un sourire en se demandant s’il va encore mettre une éternité à choisir une tenue et à se coiffer. Et encore, heureusement qu’il ne se maquille pas… À part quand des amis lui mettent du crayon, du mascara ou encore du fard foncé sur les paupières, en soirée. Elle trouve que ça lui va plutôt bien, d’ailleurs, ça contraste avec ses cheveux blonds et ça ressort sur ses photos…

Mais ce n’est pas vraiment le moment de penser à ça. Il faut qu’elle parte en vitesse, ou elle va être en retard. Pour revoir Morgan…

Morgan, il ne sait rien de toute l’histoire avec Ethan. Alors que sa tante… Anja, maintenant, elle sait. Et Lyla ne pourra jamais oublier son expression chargée de tristesse, sa voix qui tremblait, ni les sanglots qu’elle essayait de contenir de toutes ses forces. Puis l’abattement avait laissé place à une colère sourde quand elle avait demandé à sa nièce si elle comptait l’envoyer en taule, comme il le méritait. Et lorsqu’elle avait expliqué ses raisons de ne pas impliquer la justice là-dedans, elle avait répliqué qu’il méritait une bonne claque tout de même. Et potentiellement pas avec la main, plutôt… un objet très lourd, et très dur. Lyla ne pouvait que la comprendre. Quelquefois, il lui arrivait de rêver qu’elle retrouvait Ethan et qu’elle restait là, à regarder Nathan lui régler son compte. Parce que… elle, bon, elle ne ferait pas le poids. Mais si Nathan l’immobilisait pour elle, peut-être…

« À quoi tu penses, c’est ridicule, se sermonne-t-elle elle-même à voix basse. »

Elle a d’autres choses à faire que de penser à Ethan. Il revient bien trop souvent à son goût.

Elle sent son téléphone vibrer.

« OK, à tout à l’heure ! Bon, je te cache pas que je stresse à mort. Mais ça ira mieux quand tu seras là. »

Elle sourit et, juste avant d’ouvrir la porte du local à poubelles, elle a le temps d’envoyer :

« Mes câlins sont magiques, je sais. »

Morgan et Nathan…

La première fois qu’ils se sont rencontrés, ça avait été explosif. Elle se souvient de ce qu’elle avait ressenti quand elle était là, entre eux deux. Tiraillée entre celui qui avait grandi à ses côtés, comme un grand frère, qui l’avait toujours soutenue, défendue quand elle se faisait harceler au collège ; et Nathan, celui qu’elle ne connaissait pas bien encore mais qui lui correspondait, avec qui elle avait tant de points communs et partagé de bons souvenirs. Mais la relation avec l’un était presque étouffante, et avec l’autre, pleine de mensonges et de non-dits. D’un côté comme de l’autre. Maintenant que ces deux relations se sont améliorées, qu’elles sont devenues plus saines, ça ne peut que bien se passer entre eux.

Elle enfourche son vélo et s’élance dans la rue, direction l’appartement – plus pour très longtemps – de Nathan.

Aujourd’hui, ça va mieux.

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