chapitre-16-point-de-rupture-se-retrouver

Point de Rupture, 16 : Se retrouver

Elle observe la silhouette qui se dresse face à elle, prête à dégainer son arme. « Je ne te ferai aucun mal. Après tout, on vient tous les deux du Château ». Elle se tend, toujours muette. Ça, ça ne veut rien dire.

 – Chapitre XXVII

« Donc maintenant… Ça va avec Lyla, en tout cas, beaucoup mieux. Et son cousin a été bien plus cool quand je l’ai revu. Ça va au travail, j’ai pas abandonné l’idée de la formation mais je prends mon temps. Ça va avec mes potes aussi, on a fêté l’anniversaire de Roman et de Setsuo en même temps… Et ça va dans mon nouvel appartement. Ça fait bizarre de vivre seul encore, mais je vais sûrement adopter un chat bientôt.»

Il triture son porte-clés, les yeux rivés au plafond.

« C’est pour ça, je me dis que je suis peut-être… prêt? Pour ma marraine? Mes parents, ils sont revenus il y a… deux mois, déjà? Je pense que je suis dans le meilleur état d’esprit pour ça, là maintenant…»

Elle hoche la tête et se racle la gorge, réalignant une pile de papiers en les faisant claquer sur le bureau. Elle reprend son stylo en main:

« Je pense aussi. Vous aurez toujours une appréhension, mais c’est totalement normal. D’après vous, qu’est-ce qu’elle va vous dire, quand vous allez tout lui raconter?

– Je sais pas trop… Je pense qu’elle peut comprendre, mais à l’époque, je crois qu’elle se rendait pas compte que… que j’avais aussi mal vécu mon enfance.

– Nathan, j’aimerais que vous fassiez une chose… »

Il tourne la tête vers elle, intrigué.

« Ne dites pas que vous avez mal vécu votre enfance. Vous avez eu une enfance difficile, et ça fait une grosse différence. Vous avez le droit de le dire.»

Il a un rire nerveux. C’était souvent ce qu’elle faisait à l’époque où il la voyait plus souvent. Elle le confrontait à des mots.

Vous avez de nombreux traumatismes. Vos parents vous ont maltraité. Vous avez vécu du harcèlement moral.

Lui qui n’aurait jamais pensé que cela s’appliquait à son cas…

Vous avez le droit de le dire.

« D’accord…

– Bon, très bien… On arrive sur la fin de la séance, est-ce que vous avez besoin de parler d’autre chose?

– Ben… j’ai fait le tour, je crois…

– D’accord, alors vous me tenez au courant pour votre marraine?

– Oui, bien sûr. »

Il se redresse dans le divan et s’étire avant de reposer ses pieds au sol pour remettre ses chaussures. Elle est encore en train de prendre des notes, le nez dans son dossier. En réalité, il a encore quelque chose à lui demander.

« En fait… j’aimerais bien une ordonnance…

– Pour traiter quoi ? »

Il n’a plus besoin d’antidépresseurs, ni d’anxiolytiques. Ça, c’est du passé.

« Mes insomnies… Mais j’ai peur d’être accro, alors… je sais pas trop.

– Vous travaillez toujours de nuit, c’est ça?

– Oui, de cinq heures du soir jusqu’à deux heures du matin avec une heure de pause pour les repas et les clopes, tout ça. Donc j’ai pas… d’urgence à me réveiller tôt le matin, mais je suis presque constamment fatigué…

– Oui, je comprends bien… Je vais vous prescrire quelque chose. Mais vous ne devez en prendre qu’un à la fois, et vingt minutes avant d’aller vous coucher si possible.

– OK, c’est faisable. Mais… tous les soirs ?

– Eh bien, il ne vaut mieux pas. Une fois de temps en temps pour commencer, si vous sentez que vous allez mal dormir à cause du stress par exemple. Mais si une nuit vous n’en avez pas pris et que vous subissez une insomnie, coupez-en un en deux, ça fera l’affaire.

– D’accord. »

Elle imprime une feuille qu’elle lui tend. Puis il règle la séance, lui serre la main et sort du cabinet tout en pliant soigneusement l’ordonnance.

Il s’arrête un court instant en pensant au fait qu’il a complètement oublié de lui demander si elle avait des conseils pour arrêter de fumer. Tant pis, une autre fois…

En attendant, il doit rentrer chez lui. Ce soir, il appelle Estelle.

Il n’a pas réussi. Il a eu beau débloquer son numéro, tourner et retourner les phrases qu’il voulait lui dire dans sa tête, rien n’y a fait. Alors tant pis, ce sera à la manière forte. On est dimanche après-midi et il vient de prendre le bus pour se rendre chez sa marraine.

Estelle est professeure de piano, chez elle et à domicile. Dans ses souvenirs, elle donnait des cours du mardi au samedi, et jamais le dimanche. Il se souvient encore de son adresse pour y être beaucoup allé quand il était petit. C’est étrange la mémoire, quelquefois. Il retrouve sa route presque de tête, ne regarde qu’à peine l’application GPS qu’il a lancée quand il est descendu du bus.

Il s’arrête net. C’est sa rue. Et là, à quelques mètres de lui, c’est sa maison. Il ne s’y est pas rendu depuis très longtemps, mais elle n’a pas changé par rapport à ses souvenirs. Les briques rouges, le lierre, les fenêtres aux rebords blancs… Plutôt grande pour une personne seule, mais bien moins prétentieuse que celle de ses parents.

Il ferme le GPS et ferme les yeux, prend une grande inspiration. Puis il ouvre le petit portail de bois et s’élance dans l’allée, bien moins assuré qu’il n’en a l’air.

Il me faut une clope.

Non, pas maintenant. Il ne peut pas reculer. Il lève le poing, hésite encore quelques instants, et frappe. Une éternité s’écoule avant qu’à travers la porte vitrée à moitié opaque, il ne perçoive un mouvement. Son estomac se tord, il a les mains tremblantes, presque moites. Est-ce qu’elle habite encore ici, au moins?

Il est pas trop tard pour faire demi-tour, hein ?

Si. Elle a ouvert.

« Oui, bonj…? »

Elle se fige net. Elle n’a pas changé, à peine pris de l’âge. Ses cheveux blonds mi-longs, ses boucles d’oreilles argentées caractéristiques, sa chevalière qu’il aperçoit de sa main qui tient le battant de la porte. Estelle…

« Nathan, qu’est-ce que… Qu’est-ce que tu fais là?»

Il ne répond pas tout de suite, anxieux. Qu’est-ce qu’il est censé dire?

« Oh, j’aurais dû me douter que tu finirais par me contacter… Ta mère m’a dit qu’elle cherchait à te revoir, et qu’elle et Chris t’avaient retrouvé.»

Elles se sont parlé de ça? Ah, ça, ce n’est pas une bonne nouvelle… Elle a probablement joué les victimes, pas vrai?

« C’est fou, tu as tellement changé… »

Il ne sait pas si c’est un compliment mais elle sourit, alors il fait de même, un peu gêné.

« Bon eh bien… entre… J’allais me faire du thé, tu… tu en veux?

– Oui, d’accord. Merci. »

Hors de question de faire demi-tour. Courage…

Il la suit à l’intérieur et accroche sa veste à une paterne. Il redécouvre les pièces. Le couloir de l’entrée, les escaliers qui mènent à sa chambre et sa salle de bains à l’étage, le salon à gauche. Il reste planté là un moment, indécis.

« Ne reste pas là, va t’asseoir au salon. J’arrive avec le thé.»

Il hoche la tête et s’exécute, mal à l’aise. La voix d’Estelle est douce, comme d’habitude, mais est-ce qu’elle est vraiment si calme? Et… heureuse de le revoir? Il en doute. Il ne lui a pas donné de nouvelles depuis plus de cinq ans…

Une fois au salon, il détaille la décoration. Ça n’a vraiment pas changé. C’est sobre, mais rempli de couleurs chaudes. Il y a quelques cadres avec des photos, sur un meuble. Ses grands-parents, qui vivaient à l’étranger et qu’il a peu connu avant leur mort. Plusieurs photos de sa mère, seule, avec Estelle ou avec Christopher. Et Laure… Il serre les dents. Il ne connaît pas cette photo mais elle semble récente. C’est donc à ça qu’elle ressemble aujourd’hui. Toujours aussi radieuse, avec son fiancé. Bien entendu. Mais contre toute attente, à l’extrémité du meuble se trouve une photo… de lui. Il ne s’y attendait pas, mais il se souvient de ce cliché. C’était elle qui l’avait pris, le jour de sa remise de diplôme au lycée. Il souriait, le papier en main. Il reconnaît le décor du restaurant dans lequel elle l’avait amené ce jour-là. Elle en a fait tellement plus que ses parents.

Il s’assied sur le canapé, pensif, quand elle revient avec un plateau. Deux petites tasses en porcelaine fleurie, une théière assortie, deux cuillères parfaitement parallèles. Il accepte sa tasse avec un remerciement et un sourire pincé. Par où commencer…

« Alors, Nathan… Qu’est-ce que tu deviens?»

Il ne pensait pas qu’elle commencerait par là, mais cela le surprend agréablement. Elle a l’air sincèrement intéressé.

« Eh bien… je suis barman à plein temps, à Cahen. Je vis là-bas, et j’étais en coloc pendant longtemps, là je viens d’emménager seul.

– Ça te plaît, barman?

– Oui, plutôt. »

Il lui résume son métier tandis qu’elle hoche la tête, l’écoutant attentivement. Ce n’est pas elle qui jugera son choix de carrière et il le sait. Estelle est la seule des de la Villière à ne pas avoir «mis à profit leur argent», comme ses parents disent. Divorcée, sans enfant, elle se contente de sa petite vie de professeure de piano sans prétention, et ne se sert de la fortune familiale que pour de petites vacances au quatre coins du pays dans un grand van aménagé avec ses amies. Rien d’extravagant, rien d’excessivement cher. Elle n’a jamais cherché à faire fructifier ses comptes en banque. Pas de placement, d’investissement, pas de profit. Elle n’achète que ce dont elle a vraiment besoin, et pas forcément au prix fort. Nathan se souvient que ses parents ne la comprenaient pas, quand il était petit. Maintenant, lui, il la comprend.

« Et toi, tu es toujours… prof de piano?

– Oui, bien sûr. Je n’ai pas envie de changer, ça me va très bien.»

Lui qui espérait gagner du temps avec cette question, voilà que cela tourne court.

« Bon, Nathan, dis-moi… »

On y est. Il s’efforce de respirer lentement, sous tension. Pourvu qu’elle le croie…

« Qu’est-ce qu’il s’est passé avec tes parents? Pourquoi est-ce que tu es… comme ça, aussi en colère contre eux? Je me souviens qu’à l’époque, ta mère me disait que c’était compliqué avec toi, ensuite… tu as ruiné le vernissage de Laure, coupé les ponts avec tout le monde et là, ils m’ont dit que tu avais été tellement froid, dans ce café…»

Il s’y attendait et pourtant, il sent comme une flèche lui traverser la poitrine. Ce ton accusateur… Il tente d’ignorer cette boule qui se forme dans sa gorge. C’était compliqué avec lui. Bien sûr.

« Excuse-moi, mais… je comprends pas pourquoi tu t’es comporté comme ça… Enfin, tu peux comprendre que je sois pas ravie de voir ma sœur dans cet état, non?»

Non, il ne peut pas comprendre, parce qu’il n’a jamais ressenti un tel dévouement envers la sienne.

Il essaie de se contenir et souffle un bon coup. Il faut aller droit au but.

« Estelle, je… Je sais que les apparences sont contre moi. Mais tu sais, c’est pas aussi simple. T’as qu’une version de l’histoire, là…

– Alors c’est quoi, la tienne?»

Son ton s’est adouci, ce qui l’encourage. Mais il se sent déjà vaciller et il se cramponne à sa tasse, le souffle court.

« Excuse-moi, c’est juste que je sais pas par où commencer, ça faisait tellement longtemps que je t’avais pas vue, et…»

Et j’ai peur de te dire que ta sœur s’est comportée comme un monstre.

« C’est pareil pour moi, Nathan…

– Oui, évidemment… »

Non, ce n’est pas vraiment pareil pour elle. Elle n’a jamais coupé le contact avec Christelle, et elle n’a pas dix-neuf ans de maltraitance de ses parents derrière elle. 

Est-ce que tu me croiras, seulement? Quand je vais accuser ta propre sœur de m’avoir maltraité, d’avoir monté ta nièce contre moi, d’avoir gardé le silence pendant que mon père me brisait à force de me hurler dessus?

« Écoute, je sais que ça va te paraître difficile à croire, mais… si j’ai fait tout ça, c’est à cause d’eux.

– Eux ? Tes parents ?

– Et Laure, oui. »

Elle lève un sourcil avec une moue étrange. Exactement la même que sa mère, quand il essayait de lui parler quelquefois…

« Oui. Je sais que je parle de ta sœur, et je suis désolé de te dire ça, mais c’est vrai… Elle et mon père, ils m’ont…»

Il met quelques secondes à choisir ses mots. Ne pas la braquer.

« Poussé à bout. »

Elle souffle du nez, l’air toujours aussi fermé.

« Oui, ça me paraît difficile à croire, en effet.»

Il accuse le coup, baissant les yeux. Comment pourrait-il l’amener à changer d’avis? Il a bien une idée, mais il va devoir commencer fort.

« Tu sais peut-être que j’étais pas… j’étais pas un enfant désiré, à la base.»

Elle le regarde d’un drôle d’air. Il ne sait même pas si elle le croit, rien que pour ça.

« Tu sais, quand mes parents ont eu Laure, ils pensaient s’arrêter là. Et quand ma mère est retombée enceinte accidentellement, elle voulait pas me garder au début, et elle et mon père se sont sentis un peu… forcés de le faire.»

Elle semble vraiment étonnée.

« Ils l’ont fait à cause de la pression sociale, des gens qui leur disaient que… que l’avortement, c’était horrible, que Laure avait besoin d’un frère ou d’une sœur. Mais si ça avait tenu qu’à eux, ils m’auraient pas gardé…»

Elle ne dit toujours rien.

« Tu… tu me crois pas ? »

Elle secoue la tête, semblant enfin se reprendre.

« Si, si. Je te crois parce que je me souviens de ça, ta mère m’en avait parlé à l’époque, mais… je me demande comment tu le sais, surtout.»

On y est. Il la regarde droit dans les yeux. 

« C’est eux qui me l’ont dit. »

Il la voit sursauter légèrement.

« Ils t’ont dit ça ? »

Il hoche simplement la tête.

« Mais pourquoi ?

– C’était le jour où je leur ai demandé si je pouvais faire de la peinture aussi. Ça les a énervés, et maman… ma mère m’a dit tout ça.»

Elle écarquille les yeux. La brèche est ouverte, c’est le moment. Il inspire, ferme les yeux une seconde, et se lance.

«Je… je suis désolé de devoir te dire ça, mais… Estelle, mes parents, ils m’ont maltraité. Ils ont encouragé Laure à faire la même chose, j’ai toujours été… rejeté, j’ai pas reçu d’amour, rien, c’était elle qui avait tout.»

C’est étrange, son expression. C’est comme si elle le croyait et ne le croyait pas à la fois. Mais il continue. Il débite ses phrases à toute vitesse, les mains crispées sur sa tasse, les larmes lui montant aux yeux. Il sort tout ce à quoi il pense, tout ce qui lui vient d’une façon décousue, sans s’arrêter, sans oser la regarder en face, la vue de toute façon trop brouillée pour ça.

Sa mère qui l’ignorait et le rejetait froidement. Son père qui la tenait loin d’elle, lui hurlait dessus à la moindre occasion. Laure qui le poussait à bout, l’accusait à sa place quand elle faisait des bêtises. Tous les trois qui lui rappelaient qu’il n’était pas assez bon, qu’il n’arriverait jamais à la cheville de sa grande sœur, qu’il leur faisait honte.

Puis le vernissage, cette période où il se tuait à la tâche, montant de plus en plus en pression tandis qu’elle rayonnait. Le grand soir, sa fugue. Il ne peut s’empêcher d’enchaîner sur sa dépression, ses problèmes de sommeil chroniques, ses angoisses, sa tentative de suicide…

Sa voix se brise définitivement sur cette partie. Il sort un mouchoir de sa poche, fébrile, et n’ose plus la regarder dans les yeux, essayant de reprendre contenance. Il ne s’était pas senti aussi mal depuis… Non, pas depuis très longtemps, malheureusement. Depuis qu’ils l’ont retrouvé, ce jour-là au café.

Il souffle et affronte enfin le regard d’Estelle. Mais celle-ci garde les yeux rivés sur la table, une expression indéchiffrable sur le visage. Elle est livide et respire plus fort que d’ordinaire. Il ne sait pas quoi dire. Il ne sait pas si elle le croit ou si elle va le traiter de menteur et le virer de chez elle.

Il n’ose pas prononcer le moindre mot, tétanisé. Elle ne bouge toujours pas d’un pouce. Il ne sait combien de temps s’écoule dans ce silence pesant, seulement troublé par le tic-tac de sa grande horloge. Un héritage des grands-parents.

« C’est pas possible… »

Il redresse la tête, surpris. Elle a toujours les yeux vitreux, mais elle se remet à bouger, les doigts tapotant nerveusement la table. Elle s’éclaircit la voix et plante son regard dans le sien. Il en a un coup au cœur. Il est à la fois accusateur mais aussi… infiniment triste.

« Nathan. Tu n’es pas en train de me mentir. Tu ferais pas ça, hein ? Tu me mentirais pas là-dessus?»

Il secoue la tête, surpris par le ton sa voix. Elle est crispée, la mâchoire tremblante.

« Tu peux pas mentir… T’as l’air… tellement sincère.»

Et ça semble lui faire si mal…

« Mon Dieu… »

Elle laisse échapper un sanglot mais se reprend très vite. Elle se lève pour aller chercher un mouchoir dans une boîte en carton.

« Estelle, je suis désolé de… »

Elle le coupe d’un geste. Très bien, il lui faut un peu de temps.

Elle termine son thé tout en fuyant son regard, l’air plus abattu que jamais.

« J’avais tout sous les yeux… »

Elle a parlé d’une voix si faible qu’il a failli ne pas comprendre ses mots.

« Qu’est-ce que tu veux dire?»

Elle cligne des yeux et essuie à nouveau une larme.

« Quand t’étais petit… Les jours où je venais vous rendre visite, je me souviens comment tu me collais. Tu passais ton temps à me suivre, à monter sur mes genoux, à me demander des câlins et de l’attention, et tu… t’avais l’air tellement heureux de me voir alors que j’étais juste ta marraine, et que je venais souvent, je me souviens que je comprenais pas… Je me souviens m’être dit plusieurs fois…»

C’est vrai, Estelle était la seule adulte auprès de laquelle il se sentait en confiance et aimé. Blotti dans ses bras, sa peluche de chèvre serrée contre son cœur, il se souvient des longs après-midis qu’il passait en sa compagnie. Heureusement qu’elle était là…

Elle ferme les yeux et souffle douloureusement.

« Je me suis dit plusieurs fois… Mais, ma sœur et Chris, ils font jamais ça ? Ils lui font jamais de câlins à ce gosse, ou quoi?»

Il reste en suspens. Sa façon de parler a changé. Mais alors…

« Je me souviens de… de ta sœur, qui regardait toujours tes parents avec autant d’amour et de confiance, alors que toi… toi quand tu regardais Chris ou ma sœur, t’étais terrifié, comme si t’avais en permanence peur qu’il te reproche quelque chose, qu’il te crie dessus ou… Je sais pas, mais je sais qu’il y avait jamais ça dans les yeux de Laure… Et ta mère… ma… ma sœur.»

Une douleur sourde le lance dans sa poitrine. Alors tout ça, ça veut dire que…

Elle manque de pleurer à nouveau, mais elle se reprend.

« Je me souviens comment elle s’adressait à Laure. Elle avait toujours le regard qui brillait, et ce grand sourire… Comme un parent devrait regarder son enfant, mais… Mais quand elle se tournait vers toi, il y avait ce truc qui changeait dans ses yeux, et je… Je sais pas comment décrire ça, Nathan, on aurait dit qu’elle te… qu’elle te détestait.»

Sa voix se brise sur ces derniers mots. La douleur dans la poitrine de Nathan s’intensifie. Ça veut dire que depuis tout ce temps…

« Il y avait tellement de reproches et de regret dans ses yeux, je me souviens que je l’avais vu, et que ça m’avait… glacée. J’étais restée là, sous le choc, à essayer de comprendre pourquoi… pourquoi elle te regardait de cette façon. Et j’avais essayé d’oublier, de me dire que c’était sûrement pas grave, que t’avais dû faire une bêtise et qu’elle était en colère contre toi, mais… Mais toutes les fois suivantes, elle te regardait toujours comme ça et moi… Et moi, je lui trouvais toujours une excuse, à chaque fois…»

Depuis tout ce temps, ça se voyait. Ça se voyait et personne n’a rien fait.

« Je voulais pas… je voulais pas penser que ma sœur était capable de ça, de te détester, te… haïr, toi, son propre fils. Je me disais naïvement que si ça allait pas, que si elle se sentait surmenée ou n’importe quoi d’autre, elle se serait confiée à moi, elle m’aurait demandé de l’aide avec toi, ou que Chris aurait pris le relais pour la soulager, mais… mais elle a rien dit à personne. Et tout ce qu’il faisait pour la soulager, c’était s’acharner sur toi.»

Il fixe sa tasse vide, la gorge serrée. Elle savait. Mais elle a choisi de ne rien voir.

« Je me souviens la fois où t’as passé une semaine de vacances chez moi, et… t’étais heureux, t’étais bien, jusqu’au moment de rentrer où tu… tu pleurais. J’ai tout fait pour me convaincre que c’était à cause de la fin des vacances, mais je savais. Au fond, je savais que c’était pas normal que t’aies l’air aussi mal, que tu paniques comme ça à l’idée de retourner chez toi…»

Il s’en souvient très bien, mais il n’avait aucune idée que cela l’avait inquiétée.

« Et la fois où tu… L’état dans lequel t’étais…»

Il relève la tête alors qu’elle ne finit pas sa phrase. Elle a les larmes aux yeux. Il sait à quoi elle fait référence.

« La fois où ils m’avaient confisqué ma peluche?»

Elle ouvre de grands yeux, comme si elle venait de comprendre quelque chose.

« Confisquée ? »

Elle a de nouveau élevé la voix, l’air presque en colère, mais pas contre lui. Il hoche doucement la tête, la laissant connecter ces informations.

« La petite chèvre que je t’avais donnée en cadeau? Quand j’avais demandé à tes parents pourquoi tu étais aussi mal, ils m’avaient dit que tu l’avais perdue. Ils m’ont jamais dit qu’ils te l’avaient confisquée! Donc s’ils étaient même pas inquiets de te voir… apathique, déprimé comme t’étais, c’est parce que… parce que c’était leur faute?»

Il acquiesce en silence, la gorge nouée.

« Mais comment ils ont pu… »

Elle étouffe difficilement un sanglot mais il n’est pas en reste. Qu’est-ce qui est pire? Quand elle ne le croyait pas, quand elle avait cette voix accusatrice et ce regard perçant, ou maintenant? Maintenant qu’elle le croit, qu’elle se décompose au fil de ses aveux, maintenant qu’elle réalise l’ampleur de sa propre culpabilité?

« Nathan, je… »

Elle se lève presque d’un bond et fait le tour de la table pour se planter devant lui. Elle est dévastée, les yeux rouges, les mains et la mâchoire tremblantes. Puis elle s’écroule plus qu’elle ne s’assoit sur le canapé et se penche vers lui pour le serrer dans ses bras.

« Je suis tellement désolée… »

C’est trop pour lui. Il se met à pleurer aussi.

Elle a toujours les yeux rouges mais tous deux ont cessé de pleurer depuis un moment déjà. Elle ressasse quelques phrases en boucle, décoiffée et les traits tirés, et il n’a pas la force de la contredire.

J’aurais dû le voir.

J’aurais dû t’aider.

J’aurais jamais dû te laisser avec eux.

J’aurais dû te prendre avec moi.

Au fond, il ne peut s’empêcher de le penser aussi. Une part de lui lui en veut de l’avoir abandonné à son sort alors qu’elle savait, alors qu’elle aurait pu faire quelque chose. Mais… à quoi bon ? À quoi bon lui reprocher ça alors que c’est trop tard, alors qu’elle n’est pas la vraie fautive dans cette histoire? Est-ce qu’il peut lui en vouloir de s’être mis des œillères concernant sa propre sœur? Peut-être, dans le fond. Mais il n’a pas la force pour ça non plus.

Il la regarde en coin, à la fois soulagé et déprimé. Oui, il est heureux qu’elle le croie, et c’est bon de ne plus se sentir si seul dans cette famille, et à la fois… À quel prix? Elle est dévastée, elle culpabilise, et il l’a forcée à voir des personnes qu’elle aime de tout son cœur autrement. Sa sœur, sa nièce, son beau-frère…

Mais toi aussi elle te voit autrement, maintenant.

« Quel immense gâchis, soupire-t-elle. Tu sais, c’est tellement ironique quand j’y pense… oh, je devrais peut-être pas te dire ça…

– De quoi? Si, vas-y?

– À l’époque où nos parents étaient encore en vie… c’était toi, leur préféré.»

Il reste interloqué.

« Quoi ? Mais pourquoi ?

– Tu devines pas ? Indice, c’est très de la Villière, comme raison…

– Oh non, parce que…?

– Oui… Parce que tu es plus blanc que ta sœur et que tu as les cheveux blonds.»

Il ferme les yeux et pousse un soupir agacé, cette fois-ci.

« Ils ont jamais vraiment accepté mon père, hein?

– Ça a toujours été compliqué… Ça s’est un peu amélioré quand il s’est fait un nom et qu’il a fait fortune, mais non, il n’a jamais été leur gendre préféré. Bon, dans tous les cas, ils ont reporté leur déception sur moi quand j’ai divorcé…

– Ah oui, ça… »

Elle soupire tristement, tapotant les doigts sur la table, plus doucement cette fois-ci.

« Dire que ta naissance nous avait fait renouer, avec Christelle…

– Renouer ? Comment ça ? Vous êtes jumelles, quand même?

– Nathan… Puisque je suis sa sœur jumelle, tu t’es jamais demandé pourquoi c’était ton autre tante et pas moi, la marraine de son premier enfant?»

Maintenant qu’elle le dit…

« Christelle m’en a énormément voulu d’avoir divorcé d’Adrien. C’était son meilleur ami à la base, et elle était tellement ravie qu’il ait rejoint la famille, qu’il porte une de nos chevalières…»

Sur ces mots, elle se lève et se dirige vers sa commode, là où sont posées toutes les photos.

« Elle m’a jamais crue, quand je disais qu’il était abusif. Ni elle ni tes autres oncles et tantes, ni nos parents. C’est le problème des abus psychologiques. Pas de trace de coups, pas de bleus, on n’a que notre parole pour nous.

– Ouais, j’en sais quelque chose… »

Il la voit sursauter et secouer la tête, de dos.

« Bien sûr, excuse-moi… »

Il faut encore qu’elle s’y fasse. Elle revient vers la table basse, une petite bague noire dans la main.

« Il n’y a rien de plus honteux que de faire retirer sa chevalière à un membre de la famille. Et c’est ce que j’ai fait.»

Nathan prend l’objet entre ses doigts, la gorge nouée.

« C’est la première chose que j’ai remarquée quand tu es entré.»

Il regarde sa main gauche par réflexe. Faire attention à tous les détails, c’est de famille.

« Je parie qu’ils t’ont fait la remarque, pas vrai?

– Oui…

– Ne cède surtout pas. T’as eu raison de l’enlever. »

Il repose la bague noire sur la table, silencieux. Estelle la regarde un instant puis après un rire nerveux, exténuée, elle retire sa propre chevalière et la pose à côté de l’autre.

« J’aurais dû le faire depuis longtemps. Je peux plus cautionner tout ça.»

Il ne dit rien, esquisse un sourire admiratif.

« Quelle famille de merde, grommelle-t-elle.»

Il touille son verre, jaugeant le cocktail tout en résumant les événements à ses amis. Roman et Setsuo l’ont immédiatement rejoint à cette terrasse de café lorsqu’il a envoyé un message groupé dans leur conversation pour leur annoncer qu’il avait revu Estelle.

« C’est tellement bien qu’elle soit de ton côté, commente Setsuo. Mais elle en a fait quoi finalement, de sa chevalière ?

– Elle l’a remise dans son tiroir avec celle de son ex-mari. Elle a mis une autre bague qu’elle s’était offerte il y a longtemps à la place. Elle a dit qu’elle était trop habituée à en porter une à cet endroit.»

Roman hoche la tête.

« Tu crois qu’elle va confronter ta mère?

– C’est possible, mais je pense qu’elle va d’abord prendre un peu de temps pour elle.

– Elle a raison… Et sinon, t’as parlé de tout ça à Lyla?»

Nathan a un sourire crispé.

« Ouh là, qu’est-ce qu’il se passe? Ça va pas avec elle?

– Non, non, j’ai dit que j’arrêtais de me monter la tête pour rien, alors j’arrête de me monter la tête pour rien.

– Mais…? »

Nathan boit une gorgée de son cocktail et soupire.

« Mais ça fait plusieurs fois qu’elle refuse de me voir sans vraiment me donner de raison, et là, elle répond pas à mes messages.

– Depuis combien de temps? s’enquit Setsuo.

– Depuis le week-end dernier. J’ai essayé de la voir dimanche comme je bossais le samedi, et elle m’a dit qu’elle faisait un truc important et qu’elle allait y passer un moment, pareil hier, et là… ben, elle répond pas depuis ce matin.

– C’est peut-être pas grave…

– Non, non, et c’est ce que j’essaie de me dire. J’arrête de stresser pour rien. C’est pas grave, elle va répondre, et tout va bien. En plus on s’est vus mercredi soir quand j’étais en repos, on a fait un resto et… voilà, c’était cool, et je vais pas stresser.»

Romain hoche la tête.

« C’est bien. Je suis sûr qu’elle va te donner des nouvelles. En attendant, nous…»

Il échange un regard avec Setsuo, qui se met à sourire plus largement.

« On voulait t’emmener quelque part. Comme t’as l’air dispo cet après-midi, c’est le bon moment.

– Où ça ?

– Dans un magasin, répond tranquillement Setsuo. Pas très loin.

– OK…? »

Il termine son verre et Roman fait de même avant de reprendre:

« Écoute, on va t’emmener, et sache que… si tu achètes un truc, c’est cadeau. On s’est mis d’accord avec Quentin et Léo pour dire que c’était ton cadeau d’anniversaire en avance, donc on divisera en quatre, t’auras rien à payer.

– Euh OK, merci… mais pourquoi ? Quel genre de magasin?»

Ses deux amis se lèvent et remettent leur veste.

« Tu vas bien voir… »

Nathan capitule et les suit, curieux. Il se demande bien où ils vont l’emmener. Faire du shopping? Ça ne leur ressemblerait pas. Choisir un nouveau jeu vidéo? Il y a un peu plus de chance. Ils n’ont pas à marcher longtemps, en tout cas. Ses deux amis l’entraînent dans une rue adjacente puis s’arrêtent moins de deux minutes plus tard devant une petite boutique… de cigarettes électroniques?

« Sérieux ? »

Ils acquiescent tous les deux.

« On sait que tu veux arrêter de fumer… Ça pourrait t’aider, non?»

Il reste un instant immobile, jaugeant la vitrine. Il avait déjà songé à cette solution, mais il n’avait jamais franchi le cap par manque de courage. Parce qu’il fallait réfléchir au modèle à acheter, au liquide à choisir, parce qu’il fallait trouver un moment pour y aller… Trop d’étapes. Mais maintenant qu’il est là, devant la boutique avec ses amis, il n’a plus d’excuse. Il a envie d’arrêter, et encore plus depuis qu’il sait ce que ça fait à Lyla, de sentir cette odeur. Lyla…

Qui va te répondre, ne stresse pas.

« Bon… OK, je veux bien essayer.»

Ses amis se réjouissent et l’invitent à passer devant eux. Il pousse la porte.

Sa nouvelle acquisition en main, il est rentré chez lui. Assis sur son canapé, il a sorti la cigarette de sa boîte pour la mettre à charger et lit distraitement les instructions. Plus il y pense, plus il se dit que ses amis ont raison, cela pourrait l’aider à arrêter. Il envoie un message dans leur conversation de groupe pour remercier Quentin et Léo pour leur participation, quand son regard est attiré par une notification. Enfin

« Salut ! Désolée, j’avais pas vu tes messages ! Wow t’as revu ta marraine?! Ça va?»

Ça y est, il peut déstresser pour de bon. Lyla a répondu. Il engage une conversation avec elle, quand elle renvoie:

« Je suis désolée d’avoir été un peu absente, j’avais un truc à finir mais c’est bon. Je peux passer chez toi ? Tu me raconteras tout comme ça.»

Elle veut venir directement? Ça, c’est encore mieux. Il accepte et laisse son téléphone de côté pour se rafraîchir un peu.

Quelle journée… Au moins, Estelle le croit. Et tout en se passant de l’eau sur le visage, il réfléchit à ce qu’ils se sont dit cet après-midi. En y repensant… la chevalière. Il l’a forcément prise lors de son déménagement. Il n’a pas encore fini de ranger tous les cartons mais le temps que Lyla arrive, il a bien envie de fouiller pour la retrouver un peu.

Eh bien… Il en a, des vêtements, des paires de chaussures, tellement qu’il n’avait même pas tout déballé. Mais ça y est, il l’a retrouvée. Il l’avait soigneusement rangée avec quelques bracelets et un pendentif dans une boîte à bijoux, entre deux hoodies pour qu’elle ne s’ouvre pas et que rien ne se renverse.

Il l’examine. C’est vrai qu’elle est belle… Il se souvient du jour où ses parents l’ont emmené prendre ses mesures chez le graveur héraldique à ses dix-sept ans, pour qu’il ait le temps de la terminer d’ici à ce qu’il soit majeur. Et il se souvient du jour où il l’a reçue, avec bien plus d’appréhension et de stress que sa sœur n’avait eu l’air d’en manifester. Il avait tellement peur de la perdre… Mais non, elle est toujours là, intacte, sans la moindre éraflure.

Il l’enfile, pensif. Elle lui va toujours à merveille, bien sûr. Il sursaute en entendant sonner à l’interphone. Il la retire précipitamment et part ouvrir à Lyla.

« Nath !»

Elle s’est jetée dans ses bras, le sourire aux lèvres. Il a une bonne nouvelle à lui annoncer.

« Hey toi…»

Elle l’embrasse directement. Ce n’est pas toujours le cas. Elle a encore des mouvements de recul, des hésitations quelquefois, mais il ne lui reprochera jamais cela. Il se contente d’être heureux quand elle accepte. Elle va à son rythme. De toute façon aujourd’hui, il a autre chose en tête. À peine a-t-elle retiré ses chaussures qu’il la prend par la main pour l’entraîner au salon avec enthousiasme:

« Eh viens, j’ai un truc à te dire!

– Ah ah, OK!»

Elle le suit en souriant et retire son sac à dos avant de s’asseoir sur le canapé à côté de lui.

« Alors…?

– Eh bien… je finis mon paquet de clopes actuel et… j’arrête. Mes potes se sont cotisés pour m’acheter une cigarette électronique, donc voilà, je pense que ça va être derrière moi, tout ça.

– Oh, euh… bravo. Et… c’est gentil de leur part. »

OK, elle est heureuse pour lui, mais… qu’est-ce qui cloche ?

« Quoi, il y a un truc qui va pas? Tu sais, mon paquet, je le finirai quand tu seras pas là, t’auras plus à subir ça du tout, je t’assure…

– Oh non non, c’est pas ça, c’est super! Mais c’est juste que je pensais que t’allais me parler de ta marraine avant…

– Ah, oui. Oui, évidemment…

– Non mais t’inquiète, prends ton temps. Et oui, je suis vraiment contente… pour toi, et pour moi aussi, je vais pas mentir. C’est trop cool qu’ils t’aient fait ce cadeau.»

Il sourit en lui prenant la main sur le coussin, apaisé. Puis il entreprend de lui résumer sa conversation avec sa marraine dans les moindres détails, tandis qu’elle l’écoute avec attention en hochant la tête de temps en temps, impassible.

« Bon, voilà… Je pense qu’on va se revoir un peu plus souvent, elle et moi. Et je sais que j’ai toujours un peu de mal à l’idée de… rencontrer les parents, ce genre de trucs, mais si t’as envie que je te la présente, ça sera avec plaisir. Après tout c’est pas ma mère, c’est différent.

– Oh bah oui, bien sûr. Elle sait que tu es en couple?

– Oui. On a discuté de trucs un peu plus… légers, quand elle m’a ramené sur Cahen en voiture. Donc oui, on a parlé de toi.»

Lyla sourit, l’air ravi. Il fera tout ce qui peut l’aider à comprendre à quel point elle est importante pour lui. Puis ses yeux se tournent vers la table basse, avisant la bague.

« C’est la chevalière dont tu m’as parlé? Je peux voir?

– Bien sûr, vas-y. »

Elle la prend à son tour pour l’examiner sur toutes les coutures et, d’un regard, elle demande à Nathan si elle peut l’essayer. Elle lui va parfaitement à l’index et à l’annulaire.

« Elle est superbe…

– Tu veux la garder?

– Quoi ? Ta chevalière familiale? Mais c’est pas du tout dans la tradition, non?

– Justement. Franchement, que mes parents l’apprennent ou pas, je m’en fous, tu sais. Si elle te plaît, prends-la. J’ai confiance en toi, je sais que tu la perdras pas.

– Ouais, mais… t’es sûr que t’as envie de me voir avec ça au doigt?»

Il hausse les épaules.

« Ça fait rien, au contraire, je pourrai l’associer à quelque chose de positif comme ça.»

Elle sourit plus largement encore et tend sa main devant elle pour l’admirer.

« La classe… Merci ! Bon, vaudra mieux que je l’enlève pour la danse, mais j’aime bien.

– D’ailleurs la danse, ça va?

– Oh, ouais. J’avais perdu l’habitude mais ça revient doucement. Ça me plaît toujours autant, en tout cas, alors… si un moment tu repères une autre soirée, à l’Express ou ailleurs, je suis partante.

– Trop cool alors. Tant mieux, je suis content que ça se passe bien.»

Un silence s’installe. Il faut qu’il lui demande…

« D’ailleurs, c’est… c’est pour ça que tu pouvais pas me voir? Dimanche dernier, hier… Tu répétais une chorégraphie, quelque chose?»

Il ne lui demande pas pourquoi elle ne répondait pas à ses messages aujourd’hui. C’est déjà bien assez, ça. Le regard qu’elle jette vers son sac ne lui échappe pas.

« Euh, non, pas vraiment. Je m’étais mise à… bricoler un truc. Et j’ai terminé.

– Ah ouais ? Tu bricoles ?

– Ça arrive. Tu sais, la guirlande de photos dans ma chambre ? C’est moi qui l’ai faite. Pareil pour certains de mes espaces de rangements, mon support pour mes livres… Là ça faisait longtemps que j’avais pas fait un truc. À la base, je voulais attendre ton anniversaire mais j’ai pas réussi.

– Attends, tu te souviens de la date?

– Premier jour du printemps.

– Ah oui. Et toi, premier de l’été.»

Ça semble la toucher autant que lui.

« Donc… j’ai fait un truc pour toi.»

Elle se penche pour ramasser son sac à dos et en ressort un sac en tissu qu’il prend précautionneusement. Ça n’est pas très lourd et au bruit, ça semble être en bois. Il sort doucement l’objet du sac. Une boîte. C’est bel et bien en bois. Peinte en rouge foncé et les jointures en doré, elle a un petit loquet, lui aussi doré.

« Attends, tu as fabriqué la boîte? Tu l’as pas juste peinte?

– Oui, c’est ça. J’ai pris des mesures et j’ai assemblé les éléments. J’ai trouvé les chutes de bois chez Raf comme il bricole aussi, et j’ai acheté le reste. Oh et sur le dessus, la partie plastifiée avec une encoche c’est au cas où tu voudrais mettre une photo, ou un souvenir genre… un billet de concert, une carte postale, ce que tu veux, quoi.

– C’est parfait… Merci, elle est belle. »

Il reste un moment là, la boîte dans les mains, à la soulever et à l’observer. C’est un beau cadeau, et c’est encore mieux sachant que c’est elle qui l’a fabriqué.

« Est-ce que tu… comptes l’ouvrir? Un moment…?

– Hein, attends ? Il y a un truc dedans?

– Bah ouais, quand même!»

Elle se met à rire.

« Je t’offre pas une boîte vide, Nath!

– Mais je sais pas, moi, elle est déjà très bien comme ça! Et c’est tellement léger que je pensais pas que… Oh, te moque pas!

– T’es trop mignon… »

Finalement, ça le fait rire aussi. C’est absurde. Mais il s’exécute et soulève le couvercle. La première chose qu’il remarque, c’est qu’il y a une deuxième encoche sur le dessous du couvercle, mais une feuille de papier blanche, pliée en deux, est glissée dedans. Il ne la saisit pas tout de suite, les yeux écarquillés. Dans la boîte, il y a des tas et des tas de papiers. Petits, de toutes les couleurs, ils sont tous pliés de sorte qu’on ne voie pas ce qui est écrit dessus.

« C’est… c’est quoi?

– Lis le papier sous le couvercle, dit-elle d’un ton malicieux. Tu vas comprendre.»

Il s’exécute. Entouré de petits dessins d’étoiles et de lune, il y a ce petit texte qu’elle a écrit à la main.

« Instructions:

1 • Quand ça ne va pas, quand tu doutes de moi ou de nous, prends un papier, lis-le, garde-le avec toi si tu veux.

2 • Tout ce qui est écrit ici est vrai et le restera tant que je ne t’aurai pas dit explicitement le contraire.

3 • J’espère que ça te plaira…»

Il replie la feuille, ému mais perplexe. Les papiers… Il plonge doucement ses doigts dans la boîte et lance un regard interrogateur à Lyla.

« Tu peux en lire un ou deux, si tu veux…»

Il s’exécute. Il en prend un orange et le déplie.

« Tu es très créatif »

Un violet.

« Tu n’as pas idée de tout le bien que tu me fais»

Un rouge.

« Tu te souviens de la soirée où tu m’as préparé ce cocktail avant qu’on aille observer les nuages depuis mon balcon ? Moi, je m’en souviendrai toujours»

Un bleu…

Elle se remet à rire.

« Eh, gardes-en pour plus tard, le but c’est quand même qu’il en reste !»

Il rit et replie le bleu sans le lire mais ne le remet pas dans la boîte. Il est presque ému aux larmes. Elle a pris tout ce temps pour fabriquer ça, pour lui? Pris des mesures, assemblé du bois, fixé un loquet, peint le tout, puis écrit tous ces petits mots, juste pour lui?

« Lyla, c’est… je sais pas quoi dire, c’est génial…»

Il repose la boîte sur la table et serre sa petite amie dans ses bras en poussant un long soupir, les yeux fermés.

« Merci beaucoup…

– Si avec ça t’as encore des angoisses… Je sais pas c’qu’il te faut.»

Il rit nerveusement, la gorge serrée par un sanglot.

« Tu t’améliores en sarcasme.»

Elle rit à son tour, la tête contre son épaule.

« Je sais. »

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