Elle repense parfois à ces longues nuits de solitude au château. Ce temps où son sourire était figé, son avenir tout tracé. Ce temps où elle se sentait mourir à petit feu. Et au jour où elle a tout abandonné. C’était il y a une éternité…
– Chapitre XXXIX
Il lève les yeux au plafond, réfléchissant un moment.
« Et Lyla, elle construit des trucs. C’est trop cool.
– Qu’est-ce qu’elle construit ?
– Elle a bricolé une cabane pour Stormy, un meuble pour mes chaussures, une petite étagère pour mes épices… Elle me laisse les peindre dans les couleurs que je veux. J’ai l’impression d’être un gosse, à faire que la partie fun et facile ! »
Il rit et se remet à tripoter les cordons de son sweat. Ça lui donne toujours le sourire, de penser à Lyla. Et avec tout ce qu’elle a apporté à l’appartement, il ne peut que penser à elle au quotidien. C’est en grande partie grâce à tout ce qu’elle fabrique s’il se sent de plus en plus à l’aise dans son nouveau chez lui.
« Elle passe pratiquement tous ses week-ends chez moi. J’aimerais bien qu’elle emménage, mais je sais qu’on n’est pas encore vraiment prêts pour ça, alors… C’est déjà bien comme ça.
– Oui, vous faites bien de prendre votre temps. »
La psychiatre esquisse un sourire en prenant note. On arrive à la fin de la séance, alors comme il la connaît, c’est le moment où elle va lui poser des questions.
« Bon alors, le moral, ça a l’air d’aller. L’anxiété aussi. Et votre sommeil, alors ? Vous avez l’air… plus en forme. »
Il hoche la tête :
« Ah oui oui, je le suis. J’essaie de pas trop m’accoutumer aux somnifères, mais ça aide. Je les prends surtout sur mes jours de repos vu que la plupart du temps, le bar me fatigue suffisamment pour bien dormir. »
Le bar… À ce propos, il a un projet en tête, qu’il laisse mûrir pour l’instant. Il risque de réduire ses heures dans un futur proche. Et, sur le long terme, peut-être qu’il s’en ira pour de bon. Mais c’est difficile à envisager pour l’instant. Tout ça lui paraît flou, irréaliste.
« Votre chat vous laisse dormir, alors ?
– Ah ah, oui ! Ça va. Elle est beaucoup plus calme qu’avant, la nuit. Surtout quand il y a Lyla. Elle aime bien dormir sur elle, ou entre nous deux… »
Il s’interrompt. Il parle déjà tellement de Stormy, à tout le monde, qu’il a presque peur de devenir lourd. Et de toute façon, l’heure s’est écoulée. Il se relève, réenfile ses baskets et s’assoit au bureau de la professionnelle pour sortir ses papiers en attendant qu’elle lui imprime sa nouvelle ordonnance.
« Bon, voilà pour vous… »
Elle se fige en lui tendant la feuille, l’air inquiet.
« Mais… vous êtes sûr de vous, concernant vos parents ? »
Il tressaille et secoue la tête.
« Ouais, je… je pense que c’est ce que je dois faire. »
Elle ne le quitte pas des yeux.
« Hm… Très bien. Alors vous me raconterez ça la prochaine fois ? »
Il acquiesce sans un mot, la gorge nouée. Évidemment. Elle saura tout dans les moindres détails. Puis il récupère son ordonnance et, avec un sourire effacé, il quitte les lieux. Il a hâte de rentrer chez lui et de se détendre sur son canapé, Stormy blottie sur ses genoux.
⁂
Ce soir, Lyla s’est endormie bien plus tôt que lui. Et ce n’est pas étonnant. Son chat en peluche sur le ventre, elle s’est étalée de tout son long sur son côté préféré du lit. Et Nathan, trop agité, est parti au salon pour terminer le roman qu’il lui a offert au Nouvel An. S’il peut oublier, même pour quelques heures, la raison de son insomnie, alors il saisit l’occasion. Oui, il aurait pu prendre un somnifère. Mais, étrangement, l’idée de le faire était presque plus angoissante, comme s’il avait peur de ne pas se réveiller à temps. Pourtant, un rendez-vous à quinze heures, c’est difficile à rater pour cause de panne de réveil. C’était irrationnel.
Plongé dans l’histoire, il se rend à peine compte du temps qui passe, gardant une main distraite sur la tête de Stormy qui l’a rejoint il y a un moment déjà. Ici, dans ce havre de paix, il tente de ne pas penser au lendemain. Mais il est au bout.
Il referme le livre avec un drôle de sentiment. C’est déjà fini ? Et à la fois… ce dénouement était précisément ce qu’il pouvait attendre de mieux, la meilleure chose qui pouvait arriver à cette histoire. Ça lui paraît juste si rapide. Mais ça, c’est parce qu’il n’a pas pu s’empêcher de le dévorer – comme quoi, Lyla a raison de le faire traîner autant. C’est un peu ce qu’il avait ressenti après la lecture de Déjà l’aube mais… c’est légèrement différent. Si le premier roman parle essentiellement d’amour et de psychologie, le deuxième est focalisé sur le rapport des deux personnages à leur entourage et particulièrement… à leur famille.
Aïe.
Même si celle de la protagoniste à laquelle il s’identifie le plus n’est pas aussi toxique que la sienne, il se retrouve encore en elle, en beaucoup de points. Mais dans le cas des deux personnages, rien n’est irrattrapable. Leur famille a été tout du long entre le toxique et le sain, entre la bienveillance et l’animosité. Aimante, étouffante, à donner des conseils ou à lâcher quelques piques sous couvert de bonnes intentions. À la lisière. Et les deux personnages ont mis les distances et les barrières dont ils avaient besoin, sans rompre le contact pour autant. Ni en dehors ni en dedans, à la lisière.
Il repose le livre sur ses genoux, les yeux dans le vague. Demain, il voit Laure et ses parents. Est-ce qu’un tel compromis est possible, dans son cas ? Est-ce qu’il parviendrait à mettre toute sa colère, sa rancune de côté pour les laisser revenir dans sa vie ? Il en doute. Mais il s’en voudrait de ne pas avoir au moins écouté ce qu’ils ont à lui dire. Et si ça ne lui convient pas, il rompra le contact à nouveau, sans doute pour de bon. Il aura toujours Estelle. À ce propos, il paraît qu’elle a bel et bien confronté sa sœur jumelle depuis la dernière fois, et qu’elle ne l’a pas vraiment épargnée.
« Oui, je culpabilise de n’avoir rien fait, de l’avoir laissé entre de mauvaises mains. Mais toi et Christopher, ce que vous avez fait, c’est impardonnable. Tu me déçois tellement, Christelle. »
Ah, sa chère marraine… Elle, il est très content de l’avoir retrouvée.
Il s’étire, ce qui perturbe Stormy, et se met à rire alors qu’elle semble faire la tête.
« Pardon, ma belle… »
Il lui caresse le dos tout en bâillant. Il devrait se remettre au lit. Il y a Lyla, et Stormy le suivrait probablement, mais… Il jette un œil sur le roman. Lorsqu’il l’avait acheté, il avait regretté de ne pas avoir eu le temps d’écrire un petit mot dedans avant de lui offrir. Il tend le bras pour saisir son feutre fin noir, celui qu’il utilise dans son carnet d’aquarelles, et le débouche.
« Pour toi, Lyla, à notre premier Nouvel An ensemble »
Il réfléchit en appuyant son menton sur le bout du stylo, les yeux au plafond. Il voudrait ajouter quelque chose, un mot plus personnel, plus… vivant. Et au bout de quelques secondes, il trouve son idée. Et il l’écrit en souriant avant de laisser l’encre sécher. Des fois, la simplicité, c’est ce qu’il y a de mieux.
⁂
Lyla est agitée alors qu’il se prépare à partir. Elle lui lance des regards en coin, Stormy sur les genoux, tandis qu’il lace ses chaussures et saisit sa veste. Il lui adresse un sourire maladroit et se recoiffe brièvement avant de retourner auprès d’elle pour l’embrasser.
« Bon, j’y vais.
– J’aime pas trop ça…
– Ça devrait aller, je me suis bien préparé. Et tu sais que si ça se passe mal, je me préserverai et je les verrai plus jamais. Je te le promets, d’accord ? »
Elle acquiesce en faisant la moue.
« Ça va aller… Puis je vais peut-être retrouver ce que je cherche dans mon ancienne chambre, qui sait ? Allez, t’inquiète pas. Mais là, faut vraiment que j’y aille. Prends soin de ma petite Stormy. À tout à l’heure !
– Toujours. À plus tard, alors… »
Il tourne les talons mais, au dernier moment, se retourne vers elle avec un sourire. Il sort un petit papier bleu de sa poche et le lui montre.
« J’ai un porte-bonheur, il peut rien m’arriver. »
Enfin, elle lui rend son sourire. Voilà. C’est sur cette vision qu’il voulait quitter la pièce.
⁂
Il a trouvé où se garer plutôt facilement. Ces petites rues ne sont pas très fréquentées hors saison. Il s’éloigne de la voiture de Setsuo tout en le remerciant intérieurement de la lui avoir prêtée. Il lui a évité deux heures de bus aller-retour, sans compter que les horaires sont assez compliqués, en particulier le week-end. Il est bien content d’y échapper. Il faudra qu’il pense à lui payer un verre en plus de l’essence.
Il remonte la rue, la tête basse. Il aurait aimé avoir plus de temps devant lui, mais il y est. Il s’arrête net lorsqu’il voit le numéro sur le portail dans son champ de vision et prend une grande inspiration. Il lève les yeux vers la maison et, malgré lui, des sensations familières lui reviennent.
Les immenses haies qui entourent un jardin impeccablement entretenu, mais froid et impersonnel. La boule d’angoisse qui lui tiraillait le ventre lorsqu’il se traînait vers la porte d’entrée, jour après jour. Cette grande porte blanche, entourée de vitres opaques. La délicatesse avec laquelle il l’ouvrait et la refermait, en espérant que ses parents ne l’entendraient pas.
Il avance. Derrière cette porte, le long couloir qui menait aux escaliers, donc à sa chambre au premier étage. Mais avant cet escalier… le salon, à droite. La porte était toujours ouverte et ils s’y trouvaient presque invariablement. Alors il n’avait aucun moyen de passer là sans entrer dans leur champ de vision. L’angoisse, encore et toujours l’angoisse.
Mais pas aujourd’hui, n’est-ce pas ? Aujourd’hui, il est adulte. Il ne vit plus ici, il s’est construit une vie ailleurs, trouvé sa propre famille. Il a entamé une thérapie, plus qu’entamé même. Il a rencontré Lyla, avec qui il se sent grandir et s’épanouir un peu plus chaque jour, il a renoué avec Estelle, qui le soutient… Il n’a aucun compte à leur rendre, et il a bien l’intention de rester ferme.
Il frappe à la porte.
Voilà. Ils sont tous les trois là, assis en face de lui au salon. Laure n’a pas changé. Si ce n’est que ses cheveux sont encore plus longs et encore plus beaux qu’avant. Toujours bien coiffée, bien apprêtée, elle se tient parfaitement droite et ne bouge qu’à peine, les mains croisées sur ses genoux. Elle porte sa chevalière, bien entendu. En bagarre comme ses parents, c’est-à-dire le motif tourné vers elle. Cela signifie qu’on est fiancé ou marié, contrairement à la position baisemain qui signifie que l’on est encore un cœur à prendre. Vu que ses parents se moquaient de ce détail, Nathan portait la sienne en bagarre à l’époque où il était obligé de la mettre, mais il se souvient que ce n’était pas le cas de sa sœur.
Enfin, malgré son apparence calme et sûre d’elle, il la connaît et il sait qu’il n’en est rien. Elle est très tendue et eux aussi. Ils ont la même posture qu’au café et fuient son regard. Ça l’arrange bien, il n’a pas envie de les regarder non plus. Il touille son thé sans le boire, réfléchissant à ce qu’il va dire. Il voudrait qu’ils parlent en premier.
« Merci d’avoir accepté de venir, Nathan… »
Il relève la tête vers son père, qui se dandine sur place. Il jette un œil à sa mère. Les yeux cernés, le teint pâle… Sa discussion avec Estelle a dû sacrément la secouer. C’est presque drôle, de penser qu’elle a elle aussi eu une insomnie avant sa visite. Ses parents avaient l’air de plutôt bien dormir malgré tout ce qu’ils lui faisaient subir, autrefois.
Il prend une gorgée de thé, anxieux. Cette pièce austère est chargée de mauvais souvenirs. De ses pires souvenirs, même. La voix de son père qui grondait, les cris sous l’œil indifférent, presque satisfait de sa mère, et l’expression moqueuse de Laure. Son poing qui s’abattait sur la table, les verres qui tintaient. Ces « regarde-moi quand je te parle ! », la terreur qu’il ressentait alors qu’il s’efforçait de lever les yeux vers lui, la mâchoire tremblante. Ses mots cinglants, sa peur, son envie de fondre en larmes et surtout cette question qui le taraudait, le hantait comme un spectre.
Est-ce qu’il va me frapper ?
Il desserre difficilement les dents. Peu importe ce qu’ils ont à lui dire, il sait très bien qu’il n’est pas près de pardonner quoi que ce soit. Laure et sa mère ne prononcent toujours pas un mot. Son père les regarde tour à tour furtivement avant de se décider à reprendre la parole :
« Écoute, la dernière fois au café, tu es parti avant qu’on puisse te dire que… »
Là, il a toute son attention. Est-ce qu’il va enfin le dire ?
« Qu’on sait qu’on a mal agi avec toi. On a été durs et…
– Non. Ça, vous me l’aviez déjà dit. »
Bien sûr que non. Te fais pas d’illusions.
Le ton de sa voix les fait sursauter et il les sent se tendre. Non, là, il n’a plus de patience.
« Écoute, si c’est juste pour me redire les mêmes choses, ça sert à rien. Je sais pas pourquoi vous avez envie que je revienne dans vos vies alors que je m’en passais très bien, si c’est de la culpabilité ou j’en sais rien, la peur d’aller en enfer, qui sait ? Vous vous êtes peut-être convertis depuis. Enfin bref, ce que je sais, c’est que j’ai suffisamment souffert à cause de vous. Donc si vous tenez vraiment à me voir revenir dans vos vies, j’ai des conditions. »
Il sort son téléphone de sa poche. Ces conditions, il y avait déjà réfléchi depuis un moment, mais la lecture de ce roman la veille l’a renforcé dans son idée. Son père hoche gravement la tête, toute ouïe. Personne n’ose l’interrompre, pour la première fois. Il s’efforce de masquer ses tremblements tandis qu’il cherche quelque chose dans ses photos. Une fois qu’il a trouvé, il le leur tend. Sa mère le saisit d’une main hésitante et il se remet bien droit dans son siège.
« Ça, c’est les diagnostics de ma psychiatre. Noir sur blanc, signés de sa main. Dépression généralisée, troubles de l’anxiété, insomnies chroniques, et tout une liste de petits traumatismes très sympathiques en plus. Ça, c’est ce que vous m’avez fait. Et si vous êtes pas prêts à lire ça, à l’affronter pour de vrai, on n’aura rien à se dire. »
Sa mère le regarde d’abord avec des yeux ronds avant de baisser la tête. Elle pose ses doigts sur l’écran pour agrandir l’image et reste concentrée dessus un moment. Son expression change au fur et à mesure tandis qu’elle lit. Ses yeux s’écarquillent et sa mâchoire se met à trembler. Et, sans un mot, encore plus pâle que deux minutes auparavant, elle passe le téléphone à son mari. Lui, il parvient à rester à peu près impassible, mais ses tics nerveux ne trompent pas. Nathan les connaît par cœur puisqu’il les a hérités de lui. Enfin, il relève la tête et, après un moment d’hésitation, le regard vide, il tend le téléphone à Laure. Elle reste interdite, jetant des regards angoissés à ses parents.
« J’ai pas à lire ça, moi. »
Ils se tournent vers elle comme une seule personne, sous le choc. Ça y est. Il est là depuis cinq minutes et elle l’agace déjà.
« Laure…, commence Christelle.
– T’es responsable aussi, la coupe Nathan, agacé. Et pourquoi tu tenais à me revoir, si t’as pas envie d’affronter ce que t’as fait ?
– Je… J’étais qu’une gamine, Nathan, je suis pas responsable de…
– Ah oui ? OK. Quand t’étais petite, peut-être. Quoique t’étais déjà bien cruelle, surtout quand t’étais ado. Mais dis-moi, t’étais une gamine quand t’organisais tes vernissages et que tu me narguais en me disant que j’y avais pas ma place, que je serais jamais artiste ? Ah et, t’étais une gamine aussi, quand t’es rentrée de soirée complètement bourrée et que t’as défoncé la voiture des parents ? Parce qu’il me semble qu’il faut avoir dix-huit ans pour passer le permis, non ? Et pour prendre une cuite aussi, d’ailleurs. »
Un silence de mort s’ensuit, jusqu’à ce que son père ouvre la bouche :
« La voiture, c’était toi ? »
Elle ne répond rien. Bien évidemment.
« Oui. J’ai essayé de vous le dire une bonne centaine de fois quand vous êtes rentrés. Mais pourquoi vous m’auriez écouté, moi ? »
Laure n’en mène pas large. Tremblante, elle s’obstine à rejeter le téléphone et bégaie des explications inaudibles tandis que Christopher ne la lâche pas des yeux, fulminant de colère. Ah, maintenant tu sais ce que ça fait.
« Non, mais d’accord, mais je… je suis pas responsable de tout… »
En l’observant, Nathan commence à comprendre. Au fond, elle sait qu’elle a sa part de responsabilité, et elle n’est pas encore prête à l’affronter. Accepter de lire cette capture d’écran, ce serait commencer à reconnaître. Elle n’en est pas encore là, contrairement à ses parents. Il se laisse aller en arrière, un petit sourire satisfait sur les lèvres. Cette expression sur leur visage, un mélange de… Ils sont en train de réaliser que leur fille n’est pas aussi parfaite qu’ils le pensaient. Qu’elle est capable de manipulation, de cruauté. Elle n’avait pas cillé lorsqu’elle l’avait accusé à sa place ce jour-là, malgré le savon interminable que son père lui avait passé, malgré les larmes de son frère. Et à la fois, ils réalisent l’ampleur de leur propre culpabilité. Ce sont eux qui l’ont rendue comme ça.
« Tu as accusé ton frère à ta place. C’est inadmissible, Laure, on ne t’a pas élevée comme ça ! »
Nathan soupire. Ou pas.
« Si, vous l’avez élevée comme ça. Et c’est pas la seule fois où elle l’a fait. Le vase Ming dans le couloir, la crème glacée renversée sur ton manteau le plus cher… Et j’en passe. »
Finalement, il y prendrait presque plaisir, mais il peine à se détendre réellement. La tension dans la pièce est palpable et, même si pour la première fois, la colère de ses parents n’est pas dirigée contre lui, ses angoisses remontent. Cette pièce est trop chargée.
Pour se calmer, il triture le papier bleu dans sa poche. Il a promis à Lyla qu’il se préserverait et il ne compte pas s’éterniser. Il faut qu’il reprenne le dessus sur cette conversation. Il avait toujours rêvé de les voir invectiver sa sœur mais étrangement, c’est beaucoup moins agréable qu’il ne le pensait, d’assister à ça. Elle a les larmes aux yeux et bredouille des excuses peu convaincantes. Comme lui autrefois… Et tu souhaites ça à personne finalement, même pas à elle ?
« Bon, écoutez, vous règlerez ça plus tard. »
Tous s’interrompent net. C’est la première fois qu’il a ce pouvoir sur eux.
« C’est pas ma seule condition. Deuxièmement, j’attends rien de vous. Pas de cadeaux, pas d’invitation où que ce soit, et encore moins d’argent. Troisièmement, je veux bien vous débloquer, mais évitez de m’appeler. Envoyez-moi un message d’abord, et je vous répondrai quand je le sentirai. Quatrièmement, au moindre truc qui me convient pas, c’est-à-dire si vous voulez rien reconnaître ou si vous essayez de me rejeter la faute dessus, de me faire culpabiliser pour quoi que ce soit, je coupe à nouveau les ponts. Et ce sera pas négociable. Je dois me préserver. »
Ses parents hochent la tête sans rien dire, buvant ses paroles. Laure reste immobile, fermée, le téléphone maintenant verrouillé posé devant elle. Il n’y prête pas attention.
Il termine son thé. Il est vraiment excellent, il a presque envie de leur demander où ils se le sont procuré. Mais il ne veut pas leur parler plus que nécessaire. Il a besoin d’une pause.
« Vous avez jeté mes affaires ou pas ? »
Ils semblent surpris par la question et finalement, sa mère secoue lentement la tête.
« Non… au cas où tu finissais par revenir… »
Il se lève et embarque son sac.
« OK. Je vais fouiller un peu, j’ai besoin d’une pause. »
Ils ne le retiennent pas. Après tout, il faudra bien qu’il repasse par ici pour leur dire au revoir. La situation s’est inversée.
⁂
Assis sur son ancien fauteuil de bureau, il réfléchit. Passé le choc de revoir cette chambre, cet endroit dans lequel il a passé tant de nuits blanches à réviser et à angoisser, il a commencé à se détendre. Elle a été parfaitement entretenue, même le lit est fait, comme s’ils avaient attendu son retour tout ce temps. Il a presque eu l’impression de l’avoir quittée la veille. Alors, pour se mettre en condition, il a aéré et a entrepris sa fouille. Personne n’est venu le déranger.
Mais voilà. Il a tout retourné, retrouvé des tas de vêtements qui ne lui vont probablement plus, des livres qu’il a pris dans son sac, quelques vieux jouets et casse-têtes… Pas de Bliquette. Elle, il espère vraiment qu’elle n’a pas été jetée. Mais il a beau réfléchir, il ne sait pas où elle peut être. Il a regardé dans les tiroirs de son bureau, dans ceux de son placard, sur son lit, en dessous… Est-ce qu’elle aurait pu être changée de pièce ? Peut-être. Pas dans les autres chambres, ça n’aurait aucun sens. Pas dans le bureau de ses parents, ni dans la bibliothèque… Au garage, dans un carton ? Peut-être, mais dans ce cas, pourquoi ses autres affaires n’y étaient pas ? Il fait tourner le fauteuil avec ses pieds. Où est-ce que…
Il s’interrompt net. La planche. Il ne l’avait pas vue mais maintenant, il a les yeux bien en face. Il y a une planche dans son placard, un étage au-dessus des vêtements accrochés à leurs cintres. C’est le dernier endroit où elle peut être. Il se lève et approche le fauteuil avant de se percher dessus. Ça lui file immédiatement le vertige, mais il tient bon. Accroché à la planche, il tend le bras et fouille à l’aveugle. Quelque chose de doux… Gagné.
Il la tire vers elle et redescend prudemment du fauteuil avant de l’observer. Elle est plus petite que dans ses souvenirs, mais il n’était qu’un enfant. Elle lui paraissait immense à l’époque, quand il la serrait dans ses bras. Elle n’est plus très blanche. Elle est terne, bien moins douce qu’auparavant, et ses cornes sont abîmées elles aussi. Seuls ses petits yeux, deux billes toutes noires, sont intacts. Mais lorsqu’il plonge les siens dedans, il a l’impression de la revoir comme avant. Il l’aime toujours.
Il la serre longuement dans ses bras et, alors qu’il prend une grande inspiration dans son pelage synthétique, il suffoque presque. Tant de souvenirs qui remontent, sa présence réconfortante, les nuits à la serrer si fort, toutes les larmes qu’il a versées dedans. Elle est là. Elle l’a attendu. C’est lui qui avait dû la mettre là, au moins dix ans plus tôt. Il avait si peur que ses parents la lui confisquent à nouveau qu’il la cachait souvent, lorsqu’il quittait sa chambre. Et au fil du temps, il s’était mis à oublier de la récupérer progressivement. Puis pour de bon. Il avait grandi. Mais maintenant qu’il est encore plus grand, il la veut à nouveau à ses côtés.
« Plus jamais je te lâche, toi. »
Après un baiser sur sa tête, il la charge dans son sac. Il peut repartir en paix, ça y est. Il jette un dernier regard circulaire dans la pièce, à la fois nostalgique et heureux de partir. C’est fait. Il essuie ses larmes et redescend au salon. Ses parents sont toujours assis là. Son père tient sa mère par les épaules et ils ont les yeux rouges. C’est étrange à voir. Il n’arrive pas à ressentir de peine, encore moins de pitié. Et Laure n’est plus là. Il ne sait pas si elle est définitivement partie mais il n’a pas envie de se soucier de ça. Lui, il s’en va.
« Je vais partir. »
Ils redressent la tête en même temps et sa mère ouvre la bouche sans rien dire, puis la referme. Son père, lui, acquiesce d’un air grave.
« D’accord, tu… tu as repris des affaires ? »
Il confirme, étonné. Il ne lui a jamais parlé d’une voix aussi douce.
« Ouais. J’ai repris ce que je voulais. Les vêtements et les livres qui restent, faites-en ce que vous voulez. Bon, bah… au revoir. »
Il leur tourne le dos et repart dans l’entrée pour enfiler sa veste. Sans un regard en arrière, il ouvre la porte. Mais alors qu’il n’a fait que quelques pas dans le jardin, il entend la voix de son père.
« Nathan ! »
Il tressaille. Alors ça fera toujours cet effet-là, pour toute la vie ? Il se retourne et sourit d’un air pincé, pressé de quitter les lieux.
« Quoi ? »
Son père garde la tête basse et se racle la gorge, l’air gêné.
« Je… je suis prêt à faire ce que tu as dit. À reconnaître mes torts, à… à m’excuser, mais je… je pense que ça prendra du temps, c’est… c’est encore compliqué. Mais ce que tu nous as montré, c’est… »
Il s’interrompt puis soupire avant d’affronter son regard. Comme il l’a toujours dit.
« Je n’ai jamais voulu te faire autant de mal. Tu méritais… tu méritais bien mieux que ça. Et je suis content que tu aies refait ta vie, tu as l’air bien entouré, puis tu as ta tante Estelle à tes côtés… Enfin, j’espère que tu arriveras à aller mieux, je veux dire… vraiment mieux. Malgré tout ce que je… ce qu’on t’a fait. Je suis… »
Est-ce qu’il va le dire ?
« J’ai été un très mauvais père, pour toi et… pour Laure aussi, d’une certaine façon. Et je te demande pas de me pardonner, mais je veux que tu saches que… que je le sais, et que je ne vais pas… répéter mes erreurs. Je te promets que ça changera, si tu acceptes de me revoir. Je… »
Nathan déglutit, une boule dans la gorge, tandis que son père baisse la tête, à bout de souffle et de nerfs. Pas encore d’excuse. Mais c’est un début. Et ça a l’air de lui coûter, de lui dire ça.
« D’accord. Je… j’entends ce que tu me dis mais… il faut que je me préserve. Tu comprends ?
– Bien sûr… Ce sera quand tu veux, et comme tu le veux. Tant que tu vas mieux… je serai content pour toi.
– OK. Bon, à… à plus tard, alors. »
Pour l’instant, du moins. Son père ne le retient pas et lui adresse un au revoir d’une voix étranglée. Il l’entend retourner dans la maison et fermer doucement la porte. Il est libre. Il presse le pas pour retourner à la voiture de Setsuo. Une fois à l’intérieur, il insère la clé et la tourne sans mettre le contact. Il veut prendre un moment pour lui. Il pose d’abord son sac sur le siège passager et le rouvre pour regarder Bliquette encore une fois, un petit sourire sur le visage. Peu importe ce que ça donnera avec ses parents, il a bien fait de venir, rien que pour ça.
Puis il sursaute en entendant taper au carreau. Sa mère. L’air embarrassé, elle lui montre son téléphone. Génial, il a réussi à l’oublier avec tout ça. Il inspire et descend la vitre pour le récupérer.
« Merci… »
Elle ne fait pas demi-tour. Elle reste un moment là, à le regarder droit dans les yeux. Et il soutient son regard, subjugué. Il ne l’a jamais vue aussi vulnérable, comme si elle allait s’effondrer devant lui à tout moment. Elle semble mourir d’envie de lui dire quelque chose mais n’en fait rien, les yeux simplement rivés dans les siens, la bouche entrouverte, tremblante. Puis lorsqu’elle cligne enfin des paupières, quelques larmes s’en échappent, qu’elle essuie précipitamment.
« Fais attention sur la route… »
Il n’a pas le temps de répondre. Déjà elle a fait demi-tour, les bras croisés sur la poitrine, et s’éclipse aussi vite qu’elle était venue. Il la regarde s’éloigner dans le rétroviseur, le cœur serré. Il se demande si un jour, elle arrivera à lui dire tout ce qu’elle retenait à l’instant. Mais il doit se préserver.
Il envoie un message à Lyla pour lui annoncer qu’il reprend la route et projette son téléphone à côté de son sac. Il soupire. C’est terminé. Par réflexe, il glisse la main dans la poche. Il a besoin du papier bleu, c’est le moment ou jamais. Il s’essuie les yeux et le déplie fébrilement. Il le lit, le replie et le range. Et avec un sourire, il met le contact.
⁂
« Je suis là ! »
Avec un soupir de soulagement, il referme la porte d’entrée derrière lui. Juste à temps : Stormy était déjà en train de débouler dans le couloir, toujours aussi curieuse.
« Non, pas de sortie pour toi ! »
Elle reste tout de même un moment à se frotter à ses pieds en ronronnant, puis fait demi-tour lorsqu’il se dirige vers le salon. Lyla l’attend là, sur le canapé, à lire le roman qu’il lui a offert. Mais son expression n’a rien de tranquille.
« Ça va ? »
Il s’assied lourdement en hochant la tête.
« Ouais. Ouais, ça va. Je me préserve.
– Tu veux dire que ça s’est mal passé ? »
Il hausse les épaules.
« Non. Pas tant que ça. Enfin avec Laure, un peu. Mais elle est dans le déni, ça viendra… Ou pas. Mes parents, par contre… c’était autre chose. »
Il lui résume leur discussion avec le plus de détails possibles, en commençant par la fermeté dont il a fait preuve en les obligeant à lire le compte-rendu de sa psychiatre jusqu’au moment où sa mère l’a rattrapé alors qu’il allait partir. L’étrangeté de son expression, figée dans un mélange d’abattement et de culpabilité, dont il se souviendra longtemps. Ému, il peine à retenir quelques larmes alors qu’il termine son récit, tout en caressant Stormy pour se calmer. Lyla l’écoute avec attention, l’air grave.
« Bon, alors… tu te laisses du temps, hein ?
– Ouais, bien sûr. Je les ai assez vus pour un long moment.
– Tant mieux. Et au fait, t’as retrouvé ta peluche ? »
Il se remet immédiatement à sourire. Il en avait presque oublié Bliquette.
« Oui ! Je vais te la montrer. »
Il la sort de son sac et la lui tend, ravi. Et Lyla semble attendrie alors qu’elle la tient précautionneusement entre ses mains.
« Oh, elle est trop chou !
– Oui ! Je suis content de l’avoir récupérée.
– Moi aussi… Mais… à vrai dire, je t’avais préparé un… un lot de consolation, si on peut dire. Au cas où tu la retrouvais pas.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Attends… »
Elle se penche vers un tote bag en tissu qu’il n’avait pas vu jusqu’ici et, après avoir ménagé son suspens encore quelques secondes, elle en ressort une magnifique peluche. Un peu plus grande que Bliquette, c’est un petit panda roux. Et dès qu’il le tient entre ses mains, il est surpris par sa douceur.
« Il est trop beau… »
Il l’admire sous toutes les coutures, les yeux brillants, tandis que Lyla sourit.
« J’en conclus que tu l’aimes bien ?
– Bah ouais ! Il est incroyable.
– Tant mieux, parce que j’ai déjà enlevé l’étiquette et je l’ai lavé à l’eau chaude. Avec un peu d’adoucissant à la fin. »
Nathan prend le temps de le renifler, surpris.
« Ah oui… Mais tu l’as acheté quand ?
– Quand tu m’as dit que t’avais accepté d’aller les voir chez eux surtout parce tu voulais retrouver Bliquette. Je me suis dit qu’il te faudrait un nouveau compagnon, si tu la retrouvais pas.
– T’es adorable… En plus, il pourra te servir à toi aussi si t’oublies encore Sinicat.
– Non, je te le laisse. Ou je t’emprunterai Bliquette…
– Eh non, elle prend une retraite bien méritée, elle ! »
Lyla rit avec lui, heureuse que la peluche lui plaise. Puis Nathan la montre à Stormy, qui la renifle d’un air curieux. Il se laisse aller en arrière dans le canapé, souriant mais absent. Stormy qui lui donne des coups de tête, ce que son père lui a dit dans le jardin. Le sourire de Lyla, le regard douloureux que lui a adressé sa mère. Le petit rire qu’elle laisse échapper lorsque Stormy est surprise par la chute du panda roux du canapé qu’elle a elle-même provoquée, les bredouillements fébriles de sa sœur. Lyla qui ramasse la peluche, lui qui réajustait son sac, prêt à partir, et leur expression à cet instant. Sa moue amusée, leurs regards meurtris, empreints de tant de culpabilité. La chevalière au doigt de Lyla…
« Tu vas l’appeler comment ? »
Il revient au présent, surpris.
« Je… je sais pas encore. Il me faut un peu de temps. »
⁂
Il termine son verre d’une traite et se laisse aller en arrière dans sa chaise en soupirant. Voilà, Estelle sait tout maintenant. Comme elle est de passage à Cahen et qu’il lui avait dit qu’il avait revu ses parents, elle lui a demandé s’ils pouvaient se retrouver dans un café. Et maintenant qu’il a terminé son récit, elle regarde une photo de Bliquette sur le téléphone de Nathan, souriant d’un air nostalgique.
« Elle est comme dans mes souvenirs… »
Mais elle retrouve rapidement son sérieux tandis qu’elle lui rend son téléphone :
« Bon, merci de m’avoir tout raconté. Si je comprends bien, tu ne sais pas encore si tu as vraiment envie qu’ils reviennent dans ta vie. Et… je trouve que tu as bien raison. Laisse-toi du temps, préserve-toi. Et il n’y a rien qui t’oblige à leur pardonner quoi que ce soit, même s’ils s’excusent… »
Il hoche la tête, les yeux rivés sur son verre. Mais il se redresse en sentant ses deux mains sur la sienne. Elle a les yeux au bord des larmes.
« Ni même à moi… »
Il lui sourit d’un air rassurant.
« C’est pas à toi que j’en veux, tu le sais ? »
Estelle s’essuie le coin des yeux en hochant la tête, comme si elle avait honte de ses émotions. Gênée, elle change de sujet :
« Bon, alors… Qu’est-ce que tu vas faire de ton week-end ? Tu… tu travailles ?
– En fait, je suis en repos samedi, pour une fois. Et je crois qu’après toutes ces émotions… j’ai besoin d’une bonne soirée. »
⁂
Le samedi approchant, Nathan a réalisé qu’il n’avait pas fait de vraie crémaillère dans cet appartement. Il avait bien invité les garçons à rester boire un verre lorsqu’ils l’ont aidé à déménager, mais sans plus. Alors il s’est dit que c’était le moment et, après avoir convié tous ses amis, il a proposé à Lyla d’en faire de même.
Il est parti faire quelques courses en bas de la rue pendant que sa petite amie organisait l’espace au salon. Et une heure plus tard, après quelques préparatifs supplémentaires en cuisine, ils ont accueilli les invités les uns après les autres. Nathan a tamisé les lumières, Lyla a choisi une playlist tranquille, et quelques petites choses à grignoter sont encore sur le feu et dans le four. En attendant, tout le monde a pris ses aises et pioche dans les chips, morceaux de légumes et bouts de pain sur la table basse.
Puis, alors qu’elle était absorbée par sa discussion avec Sarah, Lyla se redresse en entendant le minuteur du four.
« J’y vais, adresse-t-elle à Nathan. Je regarde comment vont les trucs sur le feu aussi. »
Il l’observe tandis qu’elle s’affaire, concentrée. Les cheveux attachés, elle vérifie tout. Coupe le four, le feu. Sort tout sans se brûler, sans casse, et va d’abord déposer les raviolis won ton de Nathan au salon, avec son guacamole qui a fini de refroidir. Il la rejoint pour récupérer du citron et sourit alors qu’il la voit si fière tandis qu’elle admire son œuvre tout juste sortie du four. Parfaitement dorée, elle se gonfle et se dégonfle doucement, et elle ne peut s’empêcher de prendre quelques photos avant de planter son couteau dedans.
« Elle a l’air très bonne. Bravo.
– Merci, souffle-t-elle. »
Elle l’embrasse furtivement puis coupe la tarte en morceaux les plus petits possibles et l’apporte à son tour au salon. Il y a un silence dans la pièce à cet instant précis. Et ils savent très bien pourquoi.
« Voilà. Tarte. Tomate chèvre avec de la moutarde. C’est… euh, c’est moi qui l’ai faite. »
Ses amis la dévisagent et Nathan ne peut retenir un sourire amusé.
« Toi ? T’as fait ça?
– Lyla, t’as cuisiné ? Tu te sens bien ?
– Roh, ça va, eh… fallait bien que je m’y mette. Et euh, attendez, c’est encore un peu chaud… Et j’ai encore un truc à aller chercher… »
Elle s’éclipse quelques secondes pour revenir avec un bol… et un paquet de doritos, plus la sauce piquante. Rafael pouffe de rire.
« Sérieusement ? »
Avec un sourire, Lyla hausse les épaules.
« Bah, au cas où elle est ratée ? »
⁂
Assis sur une dalle dans la cour, la laisse dans une main et la cigarette électronique dans l’autre, Nathan souffle sa vapeur en l’air, levant les yeux vers les rares étoiles qu’il peut apercevoir. Stormy fouille les buissons à proximité, tirant sur son harnais pour explorer toujours un peu plus loin. Elle avait bien besoin de sortir, voir autant de monde à la maison l’a un peu stressée. Maintenant que la plupart des invités sont partis, elle se détend dans la cour, dans le silence environnant.
C’était une très bonne soirée. Il a appris à connaître Sarah, Noémie et Quentin ont beaucoup discuté pour rattraper le temps perdu, Setsuo s’est très bien entendu avec Jenny et Logan, le couple infernal. Léo et Lyla ont passé au moins une heure à parler littérature et écriture, captivés. Et Nadya, toujours aussi prévenante, lui a demandé s’il se faisait bien à sa nouvelle vie depuis son déménagement. On peut dire que oui.
« Hey. »
Il reconnaît la voix de Lyla avant de la voir. Elle referme la porte puis s’assied à côté de lui, l’air ravi.
« C’est bon. J’ai bien installé Jen, Logan et Raf. Ils sont crevés. J’ai dû ranger un peu pour déplier le canapé et gonfler le matelas.
– Parfait, merci. Je ferai le reste demain.
– Non, non, je t’aiderai. Mais en attendant… je me pose un peu avec toi. »
Sur ces mots, elle soupire et appuie sa tête contre son épaule, son verre à la main.
« T’as toujours pas bu ton jägerbomb ? Il est un peu tard pour ça, non ?
– Bof, tant pis. Ça fait pas si longtemps que tu me l’as fait, il a encore toutes ses bulles. Bon, je goûte enfin ça… »
Il se remet à regarder le ciel tandis qu’elle prend une gorgée. Puis il la voit faire une drôle de tête et le regarder fixement.
« T’as mis quoi dedans ?
– Euh, je…
– C’est la deuxième fois que je bois un jägerbomb qui a ce goût, ce goût très précisément. La première fois, c’était… »
Elle s’interrompt, très perturbée.
« C’était mon ex, D. Il me l’avait fait le soir de notre rencontre. Et il a jamais voulu me dire ce qu’il avait ajouté.
– Ah ouais ? Il la jouait secret défense ?
– Ouais, faut croire… Après notre rupture, j’avais un peu oublié cette histoire et pas pensé à chercher plus que ça, mais… c’est quoi ? »
Nathan hausse les épaules.
« Juste un peu d’angostura. »
Elle le fixe avec des yeux ronds, puis rit doucement.
« T’as résolu un mystère, là…
– Ravi d’avoir pu t’aider. Et désolé de t’avoir fait penser à ton ex… »
Lyla se rapproche encore un peu de lui, un petit sourire aux lèvres.
« T’inquiète, c’est rien. C’est très bon. À propos, elle était comment ma tarte ?
– Très bonne. Mais j’en ai pas eu beaucoup. Faudra que tu m’en refasses une…, ajoute-t-il avec un sourire taquin.
– Si tu me refais un guacamole aussi parfait que celui-là, deal.
– Deal. C’est vrai que j’ai géré. »
Ils ne disent plus rien pendant un moment, Lyla regardant Stormy qui explore la cour, et Nathan relevant les yeux. Il voudrait que toutes ses soirées se terminent comme ça.
⁂
Il s’écroule dans son lit et enfonce sa tête profondément dans l’oreiller, épuisé. Il a eu une longue semaine et ce soir, il s’est forcé à étudier les cours de code de Lyla pour retenir un maximum d’informations. Elle en a peu comme elle n’est pas dans un cursus de développeuse, mais elle a quand même pu lui expliquer pas mal de choses, très patiemment. Elle est plutôt douée pour ça. Elle dit qu’elle apprécie cette logique, qu’elle s’y retrouve bien avec ses incrémentations et ses jolies couleurs partout. Au moins, tout ça lui a facilité la tâche pour reprendre les bases. Ça, ça n’est pas comme le vélo. Il avait oublié beaucoup de choses.
Il est de plus en plus décidé à se lancer dans une formation. Il en a trouvé une qui se fait intégralement à distance et qui commence en septembre prochain. Ça va venir vite, alors il a déjà discuté de tout ça avec ses patrons pour réduire ses heures à ce moment-là. Il faudra tenir sur ses économies mais il ne s’inquiète pas plus que cela. En plus, Estelle lui a gentiment proposé de l’aider financièrement le temps que sa situation se stabilise. Il n’est pas sûr qu’il acceptera, mais avoir cette sécurité le rassure, et il l’a chaudement remerciée.
Bien sûr, la perspective de reprendre des études l’angoisse. Bien qu’il ait déjà les bases, ça reste des cours. Des cours, des professeurs, des examens, des matières à valider… Non, il ne se mettra pas la pression comme à l’époque où il était en droit. Il se fichera bien d’être le premier en tout, d’avoir les meilleures notes, et il n’aura de toute façon pas accès au moindre classement pour se focaliser là-dessus. Mais tout de même, il a un peu peur de ne pas tenir le coup. Et s’il recommençait à se tuer à la tâche, à se rendre malade ? En plus de ses vingt heures par semaine au bar ? Bon, cette nuit ne promet pas d’être reposante. Il va lui falloir un somnifère et…
« Hey. »
Après un long bâillement et avoir étiré ses bras aussi haut que possible, Lyla s’écroule dans le lit à ses côtés.
« Ça y est, t’en as marre de réviser ? »
Elle ne répond pas mais sourit, un air étrange sur le visage.
« Je t’aime aussi. Et toi, merci pour tout. »
Il met un moment à comprendre puis son visage s’éclaire et il rit, touché.
« T’as fini le roman…
– Oui, j’ai pas pu résister quand j’ai arrêté de réviser. T’es trop mignon d’avoir mis un mot… Je suis un peu triste de l’avoir fini trop vite, mais tant pis… J’aime bien la fin. Les barrière qu’il met avec sa famille, on dirait moi avec Morgan… »
Ah, alors ça lui a fait cet effet à elle aussi ? C’est drôle…
Elle lâche un autre bâillement.
« Mais on en parlera plus tard, hein ? Je suis crevée.
– Moi aussi… J’allais prendre un somnifère, justement.
– T’as peur de mal dormir ? T’es stressé ?
– Ben… c’est l’idée de reprendre une formation, oui. Tes cours, ça m’intéresse et tout, mais j’ai toujours peur d’être à la ramasse, ou au contraire, de trop bosser et de me retrouver en burn-out comme à la fac… »
L’air sérieux, Lyla se rapproche de lui sur le matelas.
« Tu m’en parleras, si tu ressens encore tout ça ? Et à ta psy aussi, si ça peut t’aider ? Je sais que c’est pas forcément une solution incroyable, mais il y a des traitements contre l’anxiété…
– Oui, bien sûr. On verra à ce moment… Je suis pas fermé à l’idée, c’est juste… je me prends trop la tête, j’ai encore quelques mois pour réviser les bases et être paré, et pourtant…. »
Elle s’appuie contre lui et lui prend la main, pensive.
« Nath, quoi qu’il se passe… tu pourras m’en parler. Et le fait de réussir ou pas cette formation, c’est pas ça qui définit ce que tu vaux. Tu le sais, hein ? »
Il serre sa main, retrouvant le sourire. Elle a raison.
« Merci. Je… je ferai de mon mieux, et on verra… »
Sur ces mots, Stormy débarque dans la chambre et les rejoint sur le lit. Tant mieux, il n’avait plus vraiment envie de parler de ça. Comme presque à chaque fois, elle se blottit tout près d’eux, les pattes avant et la tête sur la peluche de panda roux. Nathan l’a baptisée Ginger, et la calico l’a adoptée encore plus vite que lui. Il la retrouve souvent à dormir dessus quand il revient du travail ou des courses. Forcément, elle est envahie de poils de chat, mais… c’est si mignon, il ne peut pas lui en vouloir.
Il prend finalement un demi-cachet et souhaite une bonne nuit à Lyla. Une dernière caresse pour Stormy et il éteint la lumière, prêt à dormir.
Le temps que le cachet fasse effet, ses pensées tournent en boucle dans sa tête. Cette formation qui l’inquiète, ses parents… qu’est-ce qu’ils diront, s’ils apprennent qu’il reprend des études ? Il n’a aucune raison de leur dire cela, mais il ne peut s’empêcher d’y songer. Non, il ne sera jamais à la hauteur des attentes qu’ils avaient envers lui. Même s’il a coupé les ponts avec eux si longtemps, essayé de se détacher de cette pensée parasite, et même s’ils semblent s’en moquer aujourd’hui, ça lui reste en tête. Il le sait, ce ne sont pas ces cicatrices qui s’effaceront facilement. Peut-être même qu’elles resteront là toute sa vie, qu’elles seront juste… moins douloureuses.
Il ferme les yeux. Ça agit rapidement. Et tandis que sa tête commence à tourner et son corps à s’engourdir, il prend une grande inspiration en repensant aux mots de Lyla. Et… étrangement, aux mots de son père aussi. Il a refait sa vie. Il a d’excellents amis à ses côtés, puis il y a Lyla, Estelle, et la présence rassurante de Stormy, grâce à laquelle il ne se sent plus jamais seul chez lui.
C’est sûrement ça, le plus important. Il ne se sent plus jamais seul.
Bravo! C’est fini, quel dommage…
Merci beaucoup ♥ Pas encore, mais presque !