Si elle tombe dans l’eau, elle mourra. Elle le sait, personne n’est jamais remonté à la surface de la Rivière des Damnés. Elle avise la barque qu’elle a construite de ses mains malhabiles, avec ses maigres connaissances. Bancale. Mais elle n’a pas le choix, elle doit essayer.
– Chapitre XVII
Il fait nuit. Ce soir, il n’y a pas la moindre vague, le moindre remous sur le lac. Tout autour se dressent quelques sapins, parfaitement immobiles. Il n’y a pas de vent, tout est particulièrement calme. Dans ce coin si éloigné de toute civilisation, on voit remarquablement bien les étoiles et la voie lactée.
Calme, immobile, paisible.
Suspendu dans le temps.
Nathan repose son pinceau, apaisé. Cette sensation unique qui l’envahit lorsqu’il a terminé quelque chose qui lui tient à cœur, il ne l’échangerait contre rien au monde. Pour une fois que l’inspiration lui vient, et pour une fois qu’il a eu suffisamment de temps pour en profiter.
Trois coups contre sa porte le font sursauter. Heureusement qu’il n’a plus le pinceau à la main, il aurait été fichu de déborder sur le coup de la surprise. Une voix féminine lui parvient, un brin inquiète :
— Nath, ça va ? Tu veux manger un truc ?
Il s’apprête à refermer précipitamment son carnet et s’arrête juste à temps. La page n’est pas sèche, il pourrait ruiner sa peinture en faisant cela. Il se contente de répondre, en priant pour que sa colocataire ne rentre pas dans sa chambre :
— Ça va, oui. J’arrive.
Il regarde l’heure à sa montre et écarquille les yeux. Alors ça fait six heures qu’il est là, penché sur ce carnet ? Ce n’est pas si étonnant que Nadya se soit inquiétée pour lui. Il s’étire, se lève et après un dernier regard pour son œuvre, quitte la pièce pour la laisser sécher.
Il sort de sa chambre et met quelques secondes à s’habituer à la luminosité. Sa colocataire est là, en train de se préparer hâtivement. Elle porte une magnifique robe au style victorien qu’elle a entièrement designée et cousue elle-même, et des bottes à talons noirs. Elle se tourne immédiatement vers lui, l’air inquiet.
— Ça va ? Tu faisais quoi ?
— Rien, rien… Ça va. Tu vas où comme ça ? demande-t-il pour changer de sujet. Au magasin ? Je croyais que tu bossais pas aujourd’hui.
— Si finalement. Aurore m’a dit qu’Iris était malade, je vais la remplacer pour qu’elle aille chez le médecin. Je voulais juste m’assurer que t’allais bien avant de partir.
Elle noue ses longs cheveux châtains, ses yeux vairons posés sur lui. Un bleu, un tirant entre le bleu et le vert. Turquoise. Cette singularité a toujours fasciné Nathan qui, s’il peignait des portraits, aurait aimé lui demander de poser pour lui. Enfin pour cela faudrait-il déjà qu’il assume son passe-temps…
— Comme tu vois, je suis vivant. Je vais peut-être manger un bout.
— OK, il reste des pâtes d’hier soir. Tu bosses pas ce soir, c’est ça ?
Il secoue la tête.
— J’ai mes deux jours de repos consécutifs.
— D’acc, tant mieux, t’auras le temps de prendre un vrai repas, comme ça. Tu comptes manger, hein ?
— Oui, oui…
— Bon, j’espère que c’est vrai… Au fait, Quentin est pas de garde ce soir. Il devrait être là dans une heure, un peu plus.
— OK, OK…
— Et si tu pouvais juste penser à aller voir le chat du voisin… Ça va aller ?
— Mais oui, t’inquiète.
Cette fois, il commence à perdre patience.
— Allez, file, je vais m’en sortir.
— OK, à plus tard Nath.
— À plus.
Une fois la porte claquée, il pousse un soupir de soulagement. Il aime énormément sa colocataire, mais il a du mal avec son attitude de mère poule et ce, même s’il sait pertinemment qu’elle a toutes les raisons du monde de s’inquiéter pour lui. Aujourd’hui, il va bien. Et c’est tout ce qui compte. Il attrape les clés de son voisin sur la table et, un bout de pain en guise de casse-croûte entre les dents, il sort de l’appartement.
⁂
Allongé sur le dos sur le large tapis persan, il ferme les yeux. Le petit chat dort contre son bras, ronronnant à plein régime, bienheureux d’avoir de la compagnie. Théoriquement, ses colocataires et lui doivent seulement s’assurer qu’il a bien à manger et à boire pendant ces dix jours d’absence, et changer la litière une fois de temps en temps. Mais Nathan, grand amoureux des chats depuis toujours, ne peut s’empêcher de tenir compagnie au félin des heures durant lorsqu’il le peut. Plus tard, c’est décidé, il aura un chat pour lui. Quand il aura un logement plus grand et un endroit où le faire sortir, il en aura un.
En attendant, il caresse celui de son voisin de palier. Décidément, cette journée est plus agréable que les autres…
— Nath, t’es là ?
Encore ces trois coups sourds, contre la porte d’entrée de l’appartement cette fois-ci. Nathan se redresse d’un coup, surpris, et même le chat sursaute et détale à l’autre bout de la pièce. Mais il a identifié la voix de Quentin. La porte s’entrouvre.
— Ça va ?
— Oui, ça va. Je tiens compagnie au chat.
— C’est pas plutôt lui qui te tient compagnie ?
— Très drôle.
— Bon, au moins je sais où t’es et pourquoi notre porte est pas verrouillée. Je rentre.
— J’arrive.
Nathan s’étire à nouveau et se relève lentement.
— Bye p’tit chat. À demain.
Une minute plus tard, il est chez lui, en train de frotter son t-shirt pour en décrocher les poils de chat. Il aperçoit Quentin de dos, dans sa blouse et son pantalon blancs. Il se tourne vers lui et à la grande surprise de Nathan, il n’a pas l’air complètement épuisé.
— Bonne journée ?
— Tranquille, ouais. C’est rare.
— Eh ben, tu vas presque finir par choisir de bosser à l’hôpital pour de bon.
— Nan, c’est mort. C’est pas si horrible que je pensais, mais c’est quand même une sacrée purge. Je change pas de plan, je veux mon petit cabinet dans un village de campagne.
— Un labrador, deux enfants et une belle voiture…?
— C’est ça, fous-toi de moi.
Nathan est légèrement moqueur, mais il refuse d’admettre qu’il est impressionné par les plans de carrière de son ami. En voilà un qui a filé droit, depuis la fin du lycée jusqu’à maintenant. Un projet fixe depuis sa plus tendre enfance, aucun redoublement, du travail et encore du travail, sans jamais baisser les bras. Il aurait aimé être comme ça…
— Enfin bon, c’est bien de combler les déserts médicaux, quel altruisme.
— Désolé d’avoir choisi un métier utile.
— Oh là, eh, elle fait mal celle-là !
— OK, j’avoue, et elle est pas méritée.
— Ah bah j’espère bien !
Nathan fait semblant d’être vexé en prenant sa moue boudeuse. C’est le moment que choisit Quentin pour changer de sujet :
— Et sinon, tu sais où est ma chérie ?
— Elle remplace Iris au magasin, répond Nathan de mémoire. Elle devrait rentrer à la fermeture, j’imagine.
— OK. Et toi, comment tu vas ?
Il hausse les épaules, essayant d’avoir l’air nonchalant.
— Tranquille. Pas de plan pour ce soir, je me repose.
— Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait de mon colocataire ? demande Quentin d’un air suspicieux.
Nathan lève les yeux au ciel, faussement exaspéré.
— Non mais ça va eh, je sors pas sur tous mes soirs de repos non plus !
— Mouais, je suis sûr que si Setsuo débarque en te demandant d’aller te mettre une mine avec lui, t’iras sans hésiter.
— Bah, j’abandonne jamais un ami dans le besoin.
— Qu’est-ce que je disais !
Quelques minutes plus tard, les deux colocataires sont installés sur leur balcon, une bouteille de vingt-cinq centilitres de brune à la main. Leur rue est plutôt déserte sans être trop éloignée de l’agitation du centre-ville et du centre commercial des rives de l’Orène pour autant. Nathan l’aime vraiment bien, cet appartement. Puis avec Quentin et sa petite amie, il se trouve en bonne compagnie. Il faut dire qu’eux deux sont amis depuis leur plus jeune âge, et c’est naturellement que Nathan lui a proposé cette colocation, il y a cinq ans de cela. Puis quelque temps plus tard, ils avaient pris un logement plus grand lorsque Nathan avait modifié son contrat pour travailler plus d’heures, sans même évoquer la possibilité de se séparer. Et la copine de Quentin les avait rejoints deux ans après, après bien des péripéties. Pour le moment, cette petite cohabitation à trois leur convient. Pour Nathan, c’est même un gros avantage, lui qui ne sent pas du tout prêt à partir. Quentin et sa petite amie, eux, ont bien trop peur de ce qu’il pourrait faire s’il se retrouvait seul.
Quentin sort son téléphone de sa poche en l’entendant vibrer, puis soupire.
— Ah, on dirait que c’est pas Nadya…
— Non, c’est mon père.
— Aïe. Pas envie de lui parler ?
— C’est jamais simple avec eux… Mais bon, ça ira. Je lui répondrai plus tard…
Nathan hoche la tête sans mot dire. À l’époque de leur première année d’études, Quentin avait commencé à se sentir étouffer, chez ses parents. Ce n’était pas qu’ils se détestaient, plutôt qu’ils se disputaient souvent. Leur fermeture d’esprit et leur conservatisme étaient source de beaucoup de conflits avec leur fils, qui était loin de partager leur avis. Presque chaque dîner avec eux se terminait sur une note glaciale, car ses parents ne pouvaient s’empêcher d’évoquer des sujets sensibles devant lui. Même si Quentin faisait de son mieux pour ravaler sa colère, les dents serrées, il lui arrivait de contrer leurs arguments avec véhémence. Alors le ton montait, et il était trop tard pour revenir en arrière. Une période mouvementée…
Sur ces mots, son colocataire repose sa bière en soufflant.
— Wow, j’avais oublié à quel point elles tapent, celles-là.
— Ah ? Moi ça va.
— T’es alcoolique, ton avis compte pas.
— C’est bon, t’es relou. Je teste juste les produits que je vends, c’est tout. Ça s’appelle s’investir dans son travail.
— Ah oui, l’employé du mois, vraiment.
Nathan ne prend pas la peine de répondre à cette remarque. D’une traite, il termine sa bouteille et retourne à l’intérieur.
— Je commence à avoir froid, j’me rentre.
— Ouais, pareil.
Après avoir mis les bouteilles dans le grand sac près de la porte d’entrée, les deux colocataires s’installent dans leur canapé pour discuter en attendant le retour de Nadya.
⁂
La porte d’entrée claque une heure et demie plus tard. Quentin, qui était jusqu’ici avachi dans le canapé, se redresse d’un coup pour aller accueillir sa bien-aimée. Nathan ne peut retenir un sourire en coin. Il a bien changé, depuis qu’il est en couple.
Lorsque lui et Quentin s’étaient installés en colocation, Nathan s’était donné pour mission de lui redonner confiance en lui, de l’affranchir de cette maladresse et de cette timidité maladives qui lui pourrissaient la vie depuis bien longtemps. Et au fil du temps, il avait réussi à le décoincer, à force de le sortir de sa zone de confort. Soirées, nouvelles rencontres, nouvelles expériences… Quentin s’était peu à peu ouvert aux autres. Il avait finalement changé de style vestimentaire, optant pour des tenues plus décontractées, des cheveux rejetés en arrière avec quelques mèches rebelles laissées volontairement. Il était devenu plus assuré. Il n’avait plus rien du garçon timide qui s’effaçait en permanence, complexé par sa grande taille, sur le point de s’excuser à chaque fois qu’il entrait dans une pièce, comme s’il avait peur d’être de trop partout où il allait. Bon, Nathan n’avait pas fait tout le travail non plus. Nadya l’avait aidé, il fallait le dire. C’était en partie depuis leur rencontre à une soirée qu’il avait réussi à s’affirmer progressivement. Et voilà que des années plus tard, ils sont toujours ensemble, sous le même toit. Aucune dispute, des projets plein la tête…
En regardant le petit couple s’embrasser près de la porte du salon, Nathan ressent comme un pincement au cœur et ne peut s’empêcher de détourner les yeux. Il les envie, quelque part. Lui, il se sent bien incapable de construire quelque chose d’aussi solide que ces deux-là avec quiconque. Et même s’il refuse de l’admettre, une part de lui a envie de connaître une si belle histoire. Mais avec qui…?
⁂
Cette nuit-là dans son lit, Nathan n’a plus envie de peindre. Il a regardé son aquarelle à nouveau et, comme à chaque fois, il a commencé à lui trouver des défauts après coup. En soupirant, il a refermé le carnet, en se demandant, comme toujours, si cela valait le coup de continuer à s’acharner. Il n’est sûrement pas fait pour ça.
Mais il pensera à cela plus tard. Vers minuit, gagné par l’ennui, il ouvre Dinter sans réfléchir. Il descend machinalement le long de ses conversations sans prendre le temps de lire quoi que ce soit. Il s’ennuie ce soir, mais peut-être pas au point de faire ça…? Ça n’est plus lui, ça. Ces rencontres charnelles d’un soir, ces passions éphémères avec des inconnus dont il oubliait tout le lendemain, jusqu’au prénom. Il ne fait plus ça depuis un moment. Et ce n’est pas plus mal.
Il arrête son mouvement, le regard absent. Puis il repense à cette fille. Lyla… Il s’apprête à chercher la conversation, quand son regard est attiré par un message qui vient d’apparaître en haut de l’écran.
— Set’ : T’es dispo pour sortir un peu ?
Il esquisse un petit sourire. Pourquoi pas, après tout. Il n’a rien à faire demain et, si Setsuo lui propose de sortir, c’est que c’est aussi son cas. Il lui envoie rapidement une question :
— Bar classique, bar de nuit, boîte ?
La réponse de Setsuo le fait déchanter :
— Je pensais juste faire un tour dans Cahen, comme on faisait à l’époque.
Comme à l’époque… Nathan regarde au plafond un instant, pesant le pour et le contre.
— OK, ça me va. On se rejoint où ?
Après avoir réglé les détails, Nathan enfile une veste, se recoiffe devant le miroir de sa porte et, tout en silence pour ne pas réveiller ses colocataires, lace ses baskets préférées pour quitter l’appartement.
Dès qu’il pousse la porte de l’immeuble, il est agréablement surpris par la température. OK, Setsuo a raison : c’est le moment idéal pour faire un tour. Et ça ne peut pas lui faire de mal, de toute façon. Cinq minutes plus tard, ils se rejoignent sur le pont le plus proche de chez eux. Comme toujours, Setsuo a l’air de déborder d’énergie, souriant largement. Il porte encore une de ces vestes que Nathan trouve très classes, en particulier sur lui. Il lui semble que dans la culture japonaise, ça s’appelle un haori. Mais Setsuo ne les porte pas de façon traditionnelle, au-dessus d’un kimono, mais sur des t-shirts classiques. Il achète presque tous ses vêtements dans des boutiques de streetwear japonaises, lorsqu’il s’y rend en vacances avec ses parents. Mais même s’il propose toujours à Nathan de lui en ramener, celui-ci refuse, ne pensant pas que ça irait bien avec son style. C’est bien sur Setsuo, mais peut-être pas sur lui.
Son ami le salue en lui faisant une accolade, les yeux pétillants.
— Comment tu vas ?
Nathan hausse les épaules, feignant un air flegmatique.
— Tranquille. C’était pas une mauvaise journée. Et toi ?
Setsuo se met à lui raconter ses dernières aventures avec animation. En ce moment, il travaille sur la réalisation d’un festival de musique qui se déroule dans une petite ville aux abords de Cahen. Nathan l’écoute le sourire aux lèvres, toujours impressionné par le débit de parole de son ami. Au moins, il a l’air épanoui dans ce qu’il fait.
⁂
Après un long tour dans la ville, à marcher côte à côte tout en discutant, Nathan et Setsuo sont revenus non loin de leurs appartements respectifs, sur l’un des ponts surplombant les rives de l’Orène. Ils s’adossent à une rambarde pour admirer les lumières le long de l’eau. Naturellement, Nathan ressort son téléphone pour prendre quelques photos. De temps en temps, il lui arrive de s’inspirer de celles-ci pour peindre une fois chez lui. Mais alors qu’il déverrouille son téléphone, l’interface de Dinter réapparaît. Setsuo reconnaît le logo tandis qu’il regarde brièvement son écran :
— Ah, tu t’y es remis ?
Nathan hausse les épaules en fermant l’application.
— Pas tellement. J’étais revenu dessus tout à l’heure avant que tu me proposes de sortir mais non, j’étais pas vraiment décidé…
— Hm, t’es sûr que ça va ?
— Oui, oui, t’inquiète pas…
— Je sais ce qu’il se passe quand tu me dis de pas m’inquiéter.
Nathan ne répond rien, mais soupire d’un air mélancolique en triturant son bracelet. Oui, évidemment. Il sait que son ami a raison.
— Enfin, du coup, toujours pas envie de…
— Me mettre en couple ? Pas vraiment. J’ai pas l’impression que ce soit fait pour moi…
— Mouais… Pas toi, je te connais. Tu dis juste ça parce que t’as peur de ce que ça implique. Pas parce que t’as envie de rester célib.
— Roh là, c’est bon, recommence pas…
Setsuo lève les mains.
— OK, OK, je capitule ! T’es trop borné. Mais sur Dinter… il y avait cette fille avec qui tu parlais bien. Lyla, c’est ça ? Celle qui t’avait envoyé un super j’aime. Ça t’avait fait rire, même, parce que tu t’y attendais pas.
— Ouais…?
— Je sais pas, t’avais l’air bien quand tu parlais d’elle, la dernière fois. Tu disais que vous aviez eu des conversations intéressantes, qu’elle te conseillait des bouquins, qu’elle était vraiment impliquée, quoi. En plus, tu m’avais dit qu’elle prenait des cours de danse, que c’était une passionnée… Une artiste, comme toi.
Nathan ne répond pas tout de suite, assez étonné que Setsuo ait retenu autant de détails sur cette fille dont il ne lui a parlé qu’une fois. Lyla… Cette fille, il n’avait parlé d’elle qu’avec lui. Pas avec Quentin, pour une fois. Peut-être parce que Quentin est un peu trop insistant, lorsqu’il apprend que Nathan a quelqu’un en tête. Et le fait qu’ils habitent ensemble n’aide clairement pas. Setsuo, lui, n’est pas du genre à juger, ni à trop insister. Le jeune homme finit par répondre, l’air maussade :
— Ouais, c’est vrai. Mais je sais pas… On se répondait plus trop, des fois c’était elle qui le faisait pas, des fois c’était moi… Puis là, elle m’a laissé en vu depuis un moment. Peut-être que finalement elle voulait pas vraiment qu’on se rencontre, j’en sais rien…
— Pourtant, vous pouviez vous parler de plein de trucs… Entre les livres, puis la danse, la peinture, tout ça…
— Je sais pas, je lui avais pas dit que je peignais…
— Ah oui, forcément…
Nathan soupire, dépité. Il n’a pas vraiment envie de penser à ça, là tout de suite. Ce n’est pas le bon moment.
Mais c’est quand, le bon moment…?
— Je te laisse tranquille, si t’as pas envie d’en parler, le rassure Setsuo. J’ai juste envie de te dire une chose… Tu rayonnais, quand tu me parlais d’elle. Ça voulait dire quelque chose. Je pense qu’elle vaut le coup, vraiment. Elle vaut au moins le coup que tu la rencontres, même juste une fois, même si ça mène à rien. Ce sera jamais du temps perdu.
Nathan reste silencieux mais, quand il fait cette tête, Setsuo sait que ça signifie qu’il est en train de réfléchir à ce qu’il lui a dit. Alors il n’insiste pas et se remet à regarder les lumières avec lui. Puis, une minute plus tard, il rompt à nouveau le silence :
— Frites ?
— Carrément.
Nathan lui emboîte le pas, un sourire nostalgique sur le visage. À l’époque où Nathan avait abandonné la fac de droit et où lui et Setsuo s’étaient rapprochés, tous deux sortaient régulièrement le soir pour marcher dans Cahen sans but. Et, lorsqu’il se faisait tard et qu’ils avaient froid aux doigts, ils prenaient invariablement une barquette de frites au même endroit, dans un kebab ouvert jusqu’à très tard dans la nuit. Puis ils rentraient, soit chez Setsuo, soit chez Nathan et Quentin, et mangeaient des bonbons ou des sucreries japonaises avant d’aller dormir.
Quand ils étaient chez Setsuo, le lendemain matin, celui-ci se levait plus tôt que son ami pour préparer un petit déjeuner. Thé japonais, biscuits, le tout servi sur un adorable plateau orné de fleurs rapporté tout droit du Japon. Setsuo était ce genre d’amis, et Nathan l’a toujours adoré pour ça. Il était toujours ce dont il avait besoin, au bon moment. Son retour dans la région, depuis la fin de ses études, est une excellente nouvelle pour Nathan, qui en profite pour le voir aussi souvent que possible.
Cette période des sorties nocturnes… Elle lui manque presque, parfois. Mais à la fois, il est content qu’elle soit derrière lui.
⁂
Nathan et Setsuo sont restés un long moment côte à côte, sur un banc en face des rives de l’Orène. Puis une fois leurs barquettes de frites terminées, ils sont rentrés chacun de son côté. Nathan est revenu dans sa chambre le plus silencieusement possible et, après être passé à la salle de bains, a doucement refermé la porte de sa chambre.
Il se déshabille en bâillant et s’écroule dans son lit. Peut-être qu’il n’aura pas trop de mal à s’endormir, cette fois-ci…? Il reprend son téléphone pour regarder rapidement ses notifications sur ses réseaux mais, alors qu’il allait ouvrir Instar, les paroles de Setsuo lui reviennent en tête.
Elle vaut au moins le coup que tu la rencontres, même juste une fois.
En se retenant de soupirer, il se décide à ouvrir l’application de rencontre. Elle ne doit pas être si loin… Ils se sont parlé il y a moins de trois semaines, pour la dernière fois. Mais alors qu’il descend dans ses conversations, il est incapable de la localiser au milieu de ce chaos. Il essaie de se souvenir de sa photo de profil, circonspect. Brune, cheveux longs et bouclés, jolis yeux verts légèrement maquillés… Il ne la trouve pas. Il essaie de se remémorer d’autres détails : sa veste était noire, elle portait des collants, une jupe à carreaux rouges et noirs et des chaussures assorties… Toujours rien. Et… elle était assise sur ce qui ressemblait à la pelouse du château de Cahen, le fond était plutôt reconnaissable… Non, toujours pas. Rien qui ressemble à sa description, nulle part.
À moins que…
En se concentrant sur les prénoms, il recommence sa recherche. Lyla. Elle est juste là, mais… sans photo. Avec appréhension, il ouvre la discussion. Il se sent coupable lorsqu’il constate que c’est lui, et non elle, qui n’avait pas répondu la dernière fois. Cinq messages lus et restés sans réponse. Et il se sent d’autant plus coupable lorsqu’il se rend compte que la conversation est grisée, et qu’il ne peut plus y répondre.
Elle s’est désinscrite.
⁂
Le lendemain, vers huit heures, Nathan sent qu’il est incapable de dormir plus longtemps et se lève. Même sur ses seuls jours de repos et malgré l’heure à laquelle il s’est endormi. Il a l’habitude, maintenant. Dans le pire des cas, s’il est vraiment épuisé, il s’écroulera dans son lit pour une sieste de plusieurs heures. Un rythme tout sauf sain, comme d’habitude. Il s’étire longuement en bâillant et se dirige vers le salon. Tout est calme, dans l’appartement. La porte de la chambre de ses deux colocataires est grande ouverte, ils sont donc partis au travail.
— Génial, j’avais tellement envie d’être seul…, soupire-t-il pour lui-même.
Les yeux éteints, démoralisé et fatigué, Nathan prend un grand mug de thé qu’il se boit à petites gorgées, assis sur son balcon. Qu’est-ce qu’il pourrait bien faire…? Il a juste envie d’être avec quelqu’un… Mais Quentin est à l’hôpital, Nadya à la boutique, Setsuo est parti voir ses parents et, à cette heure, il y a de grandes chances que son ami Roman soit au travail aussi. Il regarde sa montre, anxieux. C’est vrai, un vendredi à cette heure-ci, il n’y a pas grand-monde qui soit disponible. Et quand il se sent angoissé comme ça, Nathan n’a envie de traîner qu’avec les personnes dont il se sent le plus proche.
Il jette un œil à son salon vide, nerveux. Qu’est-ce qu’il pourrait bien faire pour passer le temps ? Il a déjà peint hier, et l’inspiration ne lui est pas encore revenue. Faire un tour ? Non, pas encore. Peut-être qu’il pourrait faire son sport. Oui, ça c’est une bonne idée
Autant se dépenser pour se maintenir en forme et se réveiller un peu plus. OK, c’est décidé. En plus… il n’y a rien de mieux que de prendre une bonne douche après l’effort.
⁂
Une fois douché et après un repas rapide, Nathan s’assoit sur son lit. Il est épuisé. Mais il connaît son corps par cœur, et il sait pertinemment que soit il n’arrivera pas à faire de sieste, soit celle-ci durera au moins trois heures et le décalera complètement, en plus de l’empêcher de dormir le soir.
Il prend un moment pour réfléchir. Personne à voir, rien à faire, plus rien à lire… On n’est qu’en milieu d’après-midi, alors… autant sortir. Il prépare son sac avec sa batterie externe, son carnet d’aquarelles, son crayon favori et sa gomme et après avoir fermé l’appartement à clé, il s’éloigne dans la ville.
Où aller, à cette heure ? À la prairie, il y aura sûrement trop de joggeurs et de chiens, dans le centre, trop d’animation… Peut-être qu’il pourrait aller au jardin des plantes ? Bon, avec les vacances scolaires, il pourrait y avoir du monde mais… ça se tente.
Il vérifie qu’il a toutes ses affaires et son casque sur les oreilles, s’éloigne vers le centre-ville.
⁂
Moins d’une demi-heure plus tard, il franchit la grande grille bleue métallique du parc. Il ralentit le pas sans même s’en rendre compte, subjugué par les lieux. L’odeur, le chant des oiseaux… Et évidemment, la vue : les arbres, la serre tropicale, et toutes ces petites fleurs aux mille couleurs cultivées avec soin. Le lieu le plus paisible de sa ville. Et son endroit préféré, en tant qu’apprenti artiste fasciné par les paysages.
Il se met à marcher droit devant lui, apaisé. Il prend le temps d’admirer le papillon de fleurs en face de l’entrée, puis il contourne la petite aire de jeu pour enfants. Il ne va peut-être pas dessiner à nouveau dès aujourd’hui, mais il a bien envie d’aller admirer les poissons de l’étang, là-haut. Doucement, il gravit la côte du jardin. Il pourrait prendre une photo et la reproduire dans son style plus tard, à tête reposée, loin de toute cette agitation.
Mais avant même d’avoir atteint l’étang, son regard s’illumine lorsqu’il aperçoit la petite boîte à livres. Il a toujours adoré ce genre d’initiatives dans les villes et les villages, ces petites bulles de lecture protégées du monde extérieur, à l’abri dans le bois verni et le verre.
Attiré comme un aimant, il s’approche et ouvre le loquet de la boîte, curieux de savoir ce qu’il va bien pouvoir y trouver aujourd’hui. Il laisse ses doigts glisser contre les tranches, s’emplissant de la douce sensation du papier sous ses doigts. Il lit quelques titres, çà et là. Il connaît une partie des auteurs dont il voit les noms, et a même déjà lu quelques-uns des romans entreposés ici. Les autres ne l’inspirent pas spécialement… Mais alors qu’il allait refermer la boîte sans se décider à choisir un ouvrage, son regard est attiré par une tranche qu’il n’avait pas vue.
Déjà l’aube.
Pourquoi est-ce que ce titre particulièrement lui rappelle-t-il quelque chose ? Il en a entendu parler récemment, mais où ? Il regarde le nom de l’auteur. Non, ça ne lui dit rien… Mais pourquoi est-ce qu’il connaît ce titre ? Il le prend d’une main et regarde la couverture. Ce paysage fantastique, ce ciel étoilé et cette lumière féerique…
Ça y est. Tout lui revient en tête d’un coup.
— Mon livre du moment ? Je dirais Déjà l’aube. C’est une histoire d’amour, mais c’est loin d’être juste romantique. Ça se passe dans un univers fantastique. Les deux personnages ont une sorte de connexion mystique, et ils doivent traverser le monde entier et affronter plein d’épreuves pour se retrouver. J’aime pas trop les histoires d’amour, mais là, j’ai vraiment accroché. C’est super poétique, et j’ai trouvé ça tellement inspirant…
— OK, tu me l’as bien vendu… Tu l’as acheté où, le tien ?
— À la base, je l’ai trouvé dans la boîte à livres du jardin des plantes. J’ai trop accroché, j’hésitais même à le garder pour moi quand je l’ai fini. Mais j’en parlais tellement que mon cousin a fini par me le trouver je sais pas où sur Internet et me l’offrir. Du coup je l’ai remis dans la boîte. Peut-être que tu le trouveras là-bas…
C’est ce livre, le livre dont cette fille de Dinter lui a parlé. Lyla. Il en avait discuté avec elle mais, la première fois qu’il était retourné à la boîte à livres après cette conversation, il n’y était pas. Déçu, il avait abandonné l’idée et n’y avait plus repensé. Jusqu’à aujourd’hui…
Il le prend et lit la quatrième de couverture, de plus en plus intrigué. Le résumé au dos n’est pas très différent de ce qu’elle lui a dit. Lui non plus, il n’est pas très histoires d’amour, mais elle lui a vraiment bien vendu. Il se surprend à sourire, rêveur. Il aurait dû continuer cette conversation… Il aurait pu parcourir ce roman à ses côtés, peut-être même qu’ils auraient pu se faire la lecture de leurs passages préférés, échanger leurs avis… Sa voix, il se demande à quoi elle ressemble.
Tu te projettes un peu trop, pour une fille à laquelle t’as plus jamais répondu…
Il soupire et referme la boîte. Au moins, il a le livre, son livre préféré. Il s’installe sur le banc le plus proche et sort ses lunettes de lecture de leur étui. Sans attendre, il se plonge dedans.
⁂
Il ne relève la tête que deux chapitres plus tard, complètement happé. Lyla avait raison… Il accroche. Il n’est encore qu’au début, mais il sent que ça va le passionner. Il aime surtout les passages dans lesquels le récit est présenté du point de vue de la fille. Observatrice, rêveuse mais peu confiante… Quelque part, il se reconnaît en elle.
Est-ce que c’est une bonne nouvelle ?
Il referme le roman, les yeux dans le vague. Malheureusement, l’endroit est devenu trop bruyant pour continuer à se concentrer convenablement. Des enfants jouent et crient en se poursuivant, un couple s’est installé sur le banc à côté du sien et discute particulièrement fort… À contrecœur, il se lève et quitte les lieux, le livre soigneusement rangé dans son sac. Il n’a pas envie de rentrer dans son appartement vide pour l’instant, mais il peut toujours poursuivre sa lecture à la terrasse d’un café.
Il emprunte les rues qui mènent vers le centre-ville et choisit un café au hasard. Les grands esprits. Il le connaît bien ce café, avec ses tables rondes sur lesquelles sont imprimés les visages et noms des grandes figures de l’Histoire. Sa terrasse couverte et abritée du vent, son intérieur classe, très lumineux et épuré. Il l’a toujours bien aimé, c’est vrai.
Mais aujourd’hui, il n’en a pas grand-chose à faire : il a juste envie de se poser avec un diabolo menthe et de continuer le roman conseillé par Lyla. Il le ressort de son sac et une fois sa commande reçue et payée, il n’attend pas pour se replonger dans l’autre monde.
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Il relève la tête encore deux chapitres plus tard pour constater que son verre est vide. Il se demande ce qu’il devrait faire. Partir d’ici ou en commander un autre ? Ici aussi, ça devient bruyant et fréquenté, à cette heure de la journée.
Il devrait partir. Il vide les dernières gouttes de son verre et s’étire. Mais alors qu’il commence à se lever en bâillant, son regard est attiré par une table en face de la sienne.
Est-ce que ce serait…? Ses lunettes de soleil l’empêchent de voir clairement son visage, mais il en est presque certain. En tout cas, les cheveux et le style vestimentaire semblent coller. Il l’observe quelques secondes de plus, indécis. Il en est certain, c’est elle. C’est Lyla de l’application de rencontre, celle qui lui a conseillé le livre qu’il tient entre ses mains en ce moment-même.
Alors qu’il essaie de se remettre de cette coïncidence, elle ne semble pas avoir remarqué sa présence. Elle a l’air captivé par la rue, perdue dans la contemplation de quelque chose qu’elle seule comprend. Il repense aux paroles de Setsuo.
Tu rayonnais, quand tu me parlais d’elle. Ça voulait dire quelque chose. Je pense qu’elle vaut le coup, vraiment.
Il a raison. Il se lance.