« Est-ce que toi aussi, tu le sens ? » Cette connexion.. Elle ne peut pas se tromper. Quelque chose s’est créé pendant la nuit, et c’est redoutablement puissant, presque effrayant. Elle se prend la tête entre les mains. Écoute, les yeux fermés. Quoi que ça puisse être… elle doit le suivre.
– Chapitre V
Il l’avait enfin rencontrée.
Cette fille de Dinter, enfin, il avait pu passer une soirée avec elle. Et quelle soirée… Cette journée de repos avait commencé de façon tristement banale et s’était finie avec elle dans ses bras, bien au chaud dans son lit. Elle n’avait pas fui. Pourtant, ça n’avait pas été une mince affaire. Son accès de confiance en lui s’était évanoui aussitôt qu’il avait commencé à lui parler, alors qu’elle le regardait sans rien dire. Il ne savait plus quoi dire ni quoi faire, et avait tout misé sur le livre qu’il tenait toujours à la main. Et heureusement pour lui, ça avait fonctionné.
Il s’était installé à sa table et ils avaient commencé à discuter. Il l’avait écoutée puis il avait parlé de sa propre vie – du moins, des meilleurs aspects. Ils avaient parlé du livre, bien entendu, et il s’était dit qu’il fallait vraiment qu’il le termine pour qu’ils en parlent plus en profondeur. Le soir venu, il avait espéré de tout cœur trouver un prétexte pour rester encore un peu avec elle, et l’occasion parfaite s’était présentée : la soirée danse.
Il y avait d’abord eu le restaurant, et ce coup de fil… Le mot rencard. Ça, ça l’avait drôlement perturbée. Mais peut-être avait-il réussi à la rassurer, du moins il l’espérait. À la soirée de l’Express en tout cas, elle avait l’air d’avoir retrouvé sa bonne humeur.
Et c’était… C’était parfait. Ils formaient un bel ensemble à deux, harmonieux et plein de vie.
Puis il l’avait invitée chez lui alors que la pluie les avait complètement découragés à l’idée de marcher jusqu’à la tour Laurey. Elle avait semblé hésiter. Évidemment, s’était-il dit, qu’une fille pouvait se méfier à l’idée de dormir chez un garçon qu’elle connaissait à peine. Cela l’avait incité à prendre encore plus de précautions avec elle. Il ne fallait pas la faire fuir.
Le lendemain, ils avaient à nouveau discuté autour d’un petit thé et de quelques madeleines. Ils s’étaient échangé leurs numéros en se promettant de se revoir. Tout s’était bien conclu…
— Alors pourquoi tu la rappelles pas ?
Nathan reste silencieux.
— Nath…? Non, sérieux, t’es quand même pas en train de faire le coup du mec mystérieux qui se fait désirer ? Ça marche pas, ces conneries, c’est bon que dans les fictions pour ado.
Nathan laisse échapper un rire en soufflant la fumée de sa cigarette.
— Non, c’est pas ça… Ça s’est bien passé, c’est juste… Je sais pas.
— Que ça s’est trop bien passé, c’est ça ? T’as peur de te mettre à ressentir un vrai truc pour elle donc tu préfères tout arrêter avant que ça puisse arriver ?
Ce n’est pas entièrement pour ça, mais Nathan se contente de hocher la tête. Il n’a pas la moindre envie de s’épancher à ce sujet.
Quentin soupire en reposant son mug.
— Bon, écoute…
— Je sais ce que tu vas dire, te fatigue pas…
— Je m’en fous, je vais le dire quand même. Nath, faut que t’arrêtes tes conneries. Vous avez aussi bien accroché l’un que l’autre, vous vous entendez bien, elle est gentille, vous avez plein de points communs et de sujets de conversation, il te faut quoi de plus ? Vous lisez, elle danse, et tu peins, et…
– Je lui ai pas dit que je peignais…
– Et ? Il y a rien qui t’empêche de lui dire pendant votre prochain rendez-vous, si ?
En réalité, si. Mais Quentin ne comprend pas vraiment ce genre de choses.
— Je sais pas, Quentin. Je le sens pas trop. Je crois que j’ai dit des trucs qui lui ont pas plu par moments, et…
— Non mais t’es pas sérieux ? le coupe Quentin en levant les yeux au ciel. T’es pas en train de tout foutre en l’air pour ça, quand même ? Tu m’as dit que c’était parfait ! Alors oui, peut-être que t’as dit deux trois phrases qu’elle a pas aimées, j’en sais rien, mais… ça arrive à tout le monde ! Même moi ça m’arrive avec Nadya et inversement, mais si c’est grave on s’excuse, et si non on passe à autre chose… Nath, t’es sûr qu’il y a vraiment que ça qui te bloque là ?
Non, il n’y a pas que ça. Un ange passe.
— Je lui ai menti.
— Hein ? À propos de quoi ?
Nathan se passe la main dans les cheveux, embarrassé.
— Je lui ai dit que j’étais fils unique.
Son ami hausse les épaules, mais sa voix se radoucit :
— OK. Et donc ? Stresse pas pour ça, Nath… Écoute… vu… ton passif, je comprends totalement que t’aies pu mentir dans la panique. Mais c’est pas grave. Quand tu la reverras, t’auras qu’à lui dire que t’as une sœur mais que c’est compliqué entre vous et que t’es pas encore prêt à en parler. Elle comprendrait, non ?
— Peut-être…
Quentin soupire.
— Nath, tout le monde est pas…
— Comme Camille, oui. Je sais.
Il détourne les yeux, mais Quentin ne s’arrête pas :
— Je sais que c’est dur pour toi. Je vois bien que tu vas mieux mais… t’as encore un gros travail à faire sur toi… Mais là tout de suite, t’as pas le temps de le faire sans qu’elle se dise que tu la ghostes encore. Alors essaie de la revoir avant. T’as qu’à lui dire ce que je t’ai dit pour ta sœur, que t’es pas encore prêt… Je suis sûr qu’elle comprendra. Ça m’a l’air d’être une fille bien.
Nathan ne répond pas. Il déteste quand Quentin a raison, parce qu’il ne sait pas quoi lui répondre. Mais son ami le connaît, et il se doute que ses paroles l’ont plus touché qu’il ne le laisse paraître. Puis il regarde sa montre :
— Je vais devoir aller bosser, mais Nadya rentre bientôt. Nath…
— Quoi ?
— Rappelle-la.
— Mouais…
— Allez, ça te coûte quoi de le faire ?
Bien plus que ce qu’il peut imaginer…
— Ça va, notre rencard était y a une semaine, elle peut bien attendre un peu… Et elle aurait pu me recontacter aussi.
— Peut-être, mais ça n’empêche que tu devrais le faire quand même. La fierté mal placée pour savoir qui va rappeler l’autre en premier, ça mène à rien.
— Oui, oui, monsieur le psychologue des cœurs. J’ai compris.
Quentin fait une mine désabusée puis quitte le balcon, laissant Nathan seul avec ses pensées.
Puis celui-ci retourne dans sa chambre et avec un soupir agacé, il déverrouille son téléphone pour retourner sur son application de messagerie. Il descend jusqu’à trouver Lyla et rouvre leur discussion. Quasiment vide. Ils s’étaient juste mutuellement remerciés pour la soirée et la conversation s’était terminée sur une émoticône envoyée par Nathan.
Allez, ça te coûte quoi de le faire ?
Il n’a aucune envie de la rappeler. Ce n’est pas vraiment pour ce que Quentin croit, non. Mais Lyla est bien… trop, pour lui. Trop tout, trop parfaite. Il s’est montré sous son meilleur jour auprès d’elle. Confiant, souriant, bien habillé et bien coiffé. Qu’est-ce qu’elle dirait, si elle le voyait tel qu’il était vraiment ? Est-ce qu’elle aurait seulement envie de continuer à le fréquenter ? De le présenter à ses amis, à… sa famille ? Non, définitivement… Elle danse bien, elle a de la conversation, une petite vie bien rangée entre son alternance, sa famille et ses amis, et… et surtout, elle a une âme d’artiste.
Il y a rien qui t’empêche de lui dire pendant votre prochain rendez-vous, si ?
Bien sûr qu’il y a quelque chose. La honte. La honte de montrer des travaux aussi peu aboutis. Puis sérieusement, comment est-ce qu’il pourrait lui parler de peinture ? Se prendre pour un artiste, alors qu’il ne peint qu’une fois tous les trente-six du mois ? Avoir la confiance d’ouvrir son carnet d’aquarelles devant elle alors qu’il n’a osé en montrer qu’une ou deux à ses trois amis les plus proches, et qu’il craignait plus que tout leur jugement à chaque fois ? Ça n’a aucun sens. Et c’est beaucoup trop difficile pour lui.
Alors, qu’est-ce qu’il faut faire ? La rappeler ? Ne pas la rappeler ? Prendre un risque ? S’enterrer dans sa zone de confort, ne jamais en sortir tout en sachant pertinemment qu’il se le reprocherait indéfiniment ?
Elle m’aimera jamais pour ce que je suis. Et j’ai menti pour Laure.
Mais d’un autre côté…
C’était tellement bien avec elle.
C’est ça, le problème. C’est exactement ça. D’un côté, il vaudrait mieux pour elle qu’elle passe à autre chose et se trouve quelqu’un de mieux, mais de l’autre… il donnerait n’importe quoi pour revivre cette soirée.
⁂
Il est vingt heures trente et Nathan, son téléphone toujours ouvert sur sa discussion avec Lyla, soupire de frustration. Il a déjà essayé de l’appeler à trois reprises. À chaque fois, il tourne et retourne les mots qu’il pourrait lui dire dans sa tête et, lorsqu’il pense avoir trouvé la phrase parfaite, son assurance s’évanouit sitôt qu’il pose le doigt sur l’icône du téléphone. Alors il raccroche, avant même que le réseau ne trouve son chemin.
Des images du… rencard défilent dans sa tête. Il repense à ces moments où il avait l’impression de la gêner, de la blesser, du regard mi-perdu mi-effrayé qu’elle avait lorsqu’il lui avait proposé de dormir chez lui. Les choses s’étaient-elles aussi bien passées qu’il le croyait sur le moment ? Avait-elle passé une si bonne soirée que ça avec lui ? L’avait-elle trouvé charmant, ou ennuyeux à en mourir ? Avait-elle accepté qu’il la prenne dans ses bras par réelle envie, ou par peur de sa réaction s’il disait non ?
Trop. De. Questions.
Soudainement, son téléphone se met à vibrer, et le cœur de Nathan rate un battement. Appel entrant… Lyla. Il fixe l’écran un moment, abasourdi, lisant et relisant la bête indication « Glisser vers le haut pour décrocher » sans réagir.
Trois secondes.
Puis cinq, six…
Alors va falloir que tu te fasses violence et que tu fonces.
Il s’éclaircit la gorge et tente de reprendre son sourire assuré, même si elle ne pourra pas le voir. Faire semblant, c’est tout ce qui compte. Comme d’habitude. De sa voix la plus posée, il décroche et lance :
— Hey Lyla, ça va ?
L’environnement de son interlocutrice semble très bruyant, et il peine à l’entendre.
— Salut ! Euh, je voulais savoir si t’étais libre ce soir ? Si tu bosses pas… En fait, je suis à une soirée en ville et… j’ai une amie qui voudrait que tu passes. Enfin, deux. Mais surtout une.
Il ne répond pas tout de suite. C’est une proposition étrange, pour un deuxième rendez-vous.
— C’est parce qu’elle te connaît, ajoute Lyla. Elle dit que vous étiez dans le même lycée.
Dans le même lycée ? Il se demande de qui il peut bien s’agir.
— Et elle est curieuse de revoir ta tête, en gros. Désolée si c’est bizarre, on peut juste faire autre chose une autre fois…
Il croit entendre une voix féminine crier « Mais moi je veux rencontrer ton date ! » dans le fond et se surprend à rire. C’est sûrement la même personne qui hurlait le mot rencard à pleins poumons la dernière fois. Finalement ça peut être amusant.
— Hm, ouais, OK ! Vous êtes dans quel bar ?
— Au 32 ! Tu peux venir, c’est vrai ?
— Ouais, carrément. Je vais venir à vélo, j’en ai pas pour longtemps. À tout à l’heure !
— OK, je t’attendrai devant la pharmacie au croisement de la rue C’ !
— Ça marche.
Il raccroche et se remet à rire en imaginant la scène. Son amie qui lui crie de ramener son date, et la deuxième qui veut… revoir sa tête. Bon, malheureusement… c’est au 32. Il le connaît bien, ce bar. Et ce n’est pas qu’il ne l’aime pas mais parfois, certains lieux se rattachent à des souvenirs bien particuliers. Et ces souvenirs-là, il n’a pas encore le courage de les confronter. Il les range dans un coin de sa tête, comme de la poussière qu’on projette sous un tapis d’un coup de balai pour qu’elle disparaisse de notre vue. Ça ne règle pas vraiment le problème, et il le sait bien.
Le 32, le QG de Camille.
Peut-être qu’il est temps de se créer de nouveaux souvenirs là-bas.
Mais alors qu’il se dirigeait vers son placard pour choisir sa tenue, il se fige net. Une fille du lycée. Il n’y avait pas pensé mais est-ce qu’il y a des chances… qu’elle sache qu’il a une sœur ? Et si c’est le cas, est-ce qu’elle aurait pu aborder le sujet devant Lyla ?
Il se passe la main dans les cheveux et ferme les yeux. Non, elle n’aurait aucune raison d’avoir fait ça. Qui que soit l’amie de Lyla, si elle l’a connu au lycée, cela signifie qu’elle était probablement dans la même classe que lui, du moins au même niveau. Tandis que sa sœur, étant de deux ans et demi son aînée, était déjà en terminale alors qu’il entrait en seconde. En partant de là, il y a peu de chance qu’elles se connaissent. Au pire, elles se seront tout juste croisées. Après tout, c’est ce qui s’est passé pour lui et Setsuo. Ils étaient dans ce même lycée mais se sont rencontrés plus tard, en fac de droit. La fac de droit…
Allez, arrête de tergiverser.
Il reprend son mouvement et se met à fouiller dans son placard pour se préparer. Il n’a pas envie de la faire attendre, mais il ne va pas non plus y aller habillé n’importe comment.
⁂
Ça y est, la pharmacie se dresse devant lui. Et Lyla est là, assise sur un bloc anti-bélier, ses jambes se balançant doucement dans le vide. Elle se tourne vers lui et se met à sourire alors qu’il descend de son vélo et le pose contre un poteau. Elle rive ses yeux verts dans les siens et se met à se trémousser sur place, semblant hésiter à venir vers lui.
— Hey…
Il doit avouer qu’il ne sait pas non plus comment la saluer et il serre l’anse de son sac à dos, nerveux. La dernière fois, ils ne se sont pas embrassés, et ça lui complique légèrement les choses. Il ne peut pas non plus lui dire bonjour comme si c’était une simple amie, si…?
Elle se lève de son bloc et le fixe en s’approchant timidement, et il se décide à la prendre délicatement par la taille pour la serrer dans ses bras.
— Salut, toi.
Ça semble lui convenir. Elle lui rend son étreinte et se met sur la pointe des pieds pour poser sa tête contre son épaule. Ça ne dure pas très longtemps mais elle semble ravie. Bon, il peut déjà se rassurer avec ça. Ça lui convient.
— T’as mangé ?
Il ne s’attendait pas à ce qu’elle lui demande ça en premier, mais il répond par la négative, tout en attachant son vélo.
— Cool, en fait j’allais passer la commande pour tout le monde à Ô Kahéné, tu veux venir ? Enfin, si t’aimes bien les burgers.
— Euh oui, ça me va !
Il aurait aimé se rendre directement au bar pour découvrir qui est sa fameuse amie mais il peut bien prendre son mal en patience. Il la suit dans la rue adjacente à la rue de la soif et se place à côté d’elle dans la file d’attente pour les burgers. Sans savoir quoi lui dire, il se met à observer les terrasses tout autour d’eux. La plupart des tables sont remplies, et les clients rient, parlent fort, s’échangent leur verre les uns les autres dans un joyeux brouhaha confus, si familier au jeune homme.
— T’es toujours en train de tout regarder partout, toi, hein ?
Si elle savait… Il se tourne vers elle et, avec un sourire taquin, il répond.
— Ouais, je sais. C’est un réflexe. D’ailleurs, t’as les mêmes chaussures que l’autre fois, la même chemise mais pas le même t-shirt. T’as un bracelet de moins, j’imagine que c’est celui avec lequel tu t’es attaché les cheveux. Et t’as mis un peu de crayon et de mascara… bleu. T’avais pas ça la dernière fois. J’imagine que c’est parce que tu pensais pas sortir.
Lyla semble impressionnée et rougit presque à vue d’œil. Touchée. À voir sa tête, il comprend qu’elle ne s’attendait pas à ce qu’il l’ait autant observée. Mais c’est comme ça, et depuis toujours. Il a tendance à enregistrer le moindre petit détail de son environnement. Et mine de rien, ce genre de qualité peut s’avérer assez utile quand on travaille dans un bar.
— Salut, Nathan.
Cette voix ne lui est pas inconnue… Il se tourne et se retrouve face à une jeune fille aux cheveux si clairs qu’ils ont presque l’air blancs. Une carrure sportive, légèrement plus grande que Lyla…
— Noémie ?
Elle hoche la tête, l’air satisfait. Alors c’est elle, l’amie de Lyla qui le connaît. Ils étaient dans la même classe en première et en terminale, mais on ne pouvait pas dire qu’ils étaient amis, à l’époque. Elle était très réservée et ne parlait quasiment à personne. C’était tout juste si les gens de leur classe se souvenait de son existence. Jusqu’au moment où elle coiffait tout le monde au poteau à la course, y compris les garçons les plus rapides de la classe, ou bien quand elle grimpait les murs d’escalade en quelques secondes chrono. Ses performances sportives l’avaient toujours impressionné, pour être honnête.
— Gagné. Faut croire que j’ai pas tant changé que ça…
— À part tes cheveux.
— J’avais envie de tester des trucs, lâche-t-elle en haussant les épaules.
Elle se met à le détailler de la tête aux pieds.
— Toi, t’as clairement pas changé.
— Ah oui, tu trouves ?
Son regard pourrait le transpercer, et il a presque l’impression de voir une pointe de moquerie dans son sourire. Il s’efforce de rester impassible, tout en sortant une cigarette de son paquet. Ça y est, il recommence. Dès qu’il se sent un tout petit peu nerveux, il ressent ce besoin. Il n’a pas fumé de toute la soirée avec Lyla la dernière fois, mais là, en à peine quelques secondes d’interaction avec son amie, c’est reparti. Faudra bien t’arrêter un jour… Il retrouve son sourire alors qu’elle poursuit :
— Ouais. T’as toujours l’air de te la jouer beau gosse de la classe.
Il rit tout en essayant de masquer sa nervosité.
— C’est tout ce que t’as retenu de moi ? Je vais être vexé.
— Mais oui, je vais te croire.
Elle s’installe avec eux dans la file d’attente, réajustant les manches de son sweat-shirt.
— Je devais rester avec les autres mais j’ai eu envie de
prendre une pause dehors. Puis on sera pas trop de trois pour porter
les commandes.
Elle semble à l’aise avec lui. Il pourrait se permettre une petite pique…
— Mouais, t’étais trop curieuse voir ma tête tout de suite, avoue.
— Le monde tourne pas autour de toi, Narcisse !
Gagné, elle en rit avec lui. Lyla semble plutôt contente de voir son amie sympathiser aussi rapidement avec son… date, et saisit discrètement la main de Nathan, d’un geste hésitant. Il la serre tout en tirant une bouffée de cigarette, qu’il s’efforce de recracher à l’opposé de la file d’attente.
— T’es toujours ami avec Quentin ?
— Ah oui, on est colocs depuis des années.
Elle fait une moue surprise avant de sourire.
— C’est cool, il va bien ? Il avait envie de devenir médecin, je me rappelle… Tout le monde essayait de le pousser à faire des études d’ingé, y en avait qui pensaient carrément qu’il pourrait rentrer dans la NASA avec ses résultats en sciences.
Il est étonné qu’elle s’en souvienne aussi bien. C’était exactement ce que disaient ses différents professeurs de maths et professeurs principaux. Il lui résume le parcours sans faute de son ami avant de changer de sujet :
— Et toi, tu deviens quoi ?
Elle lui explique qu’elle travaille pour le moment dans le secrétariat d’un des nombreux lycées de Cahen, et qu’elle s’y sent assez bien. Elle continue d’aller à la salle de sport, de sortir courir de temps en temps. Ça ne l’étonne pas, qu’elle ait continué le sport. Tout comme lui, elle y consacrait beaucoup de temps.
Puis une fois qu’ils ont commandé, ils s’adossent contre un mur à côté pour continuer à discuter tous les trois. Il ne sait pas ce que lui réservent les autres amis de Lyla, mais il y a moins de chance qu’elles ou ils le connaissent déjà. Et quelque part… ça le rassure.
⁂
Lorsque le trio revient dans le bar, les bras chargés de cartons de burgers et de frites, les filles le guident jusqu’à une petite table dans le fond. Un couple y est déjà assis, et Nathan les trouve étrangement bien assortis. Des cheveux colorés n’importe comment, un style vestimentaire qui ne passe pas inaperçu… Il les a déjà vus quelque part, c’est certain. Cahen n’est pas une très grande ville, de toute façon.
— Salut toi !
Elle est complètement survoltée, et se précipite directement pour lui faire la bise.
— Moi c’est Jenny et lui, c’est Logan !
— Euh, enchanté, moi c’est…
— Attends, dis rien !
Il reste debout, sans comprendre, ses cartons dans les mains, tandis qu’elle le fixe, complètement immobile.
— Toi, je t’ai déjà vu quelque part.
Il voit Logan remuer et hocher la tête, derrière.
— Mon dauphin, c’est…
— T’es un des barmans de l’Aquariel !
— C’est ce que j’allais dire !
— Mais je l’ai dit avant !
Nathan se met à rire et s’assoit en face d’eux. Eh bien, ça promet…
— C’est ça, t’as raison. Nathan, enchanté.
Jenny se saisit de son burger et recommence à parler à toute vitesse :
— C’est noté. Mais j’en étais sûre ! Je me souviens qu’à l’époque où on habitait aux rives avec Logan, on venait tout le temps, et on espérait tomber sur toi parce que tu faisais les meilleurs cocktails de tous tes collègues !
— Ah, bah, c’est gentil…
— L’Aquariel, c’est quoi comme bar ? Enfin, c’est où déjà ?
La voix timide de Lyla peine à se faire entendre dans le brouhaha du bar, mais Nathan rapproche sa chaise de la sienne pour lui prendre la main sous la table.
— C’est un bar LGBT, aux rives.
— J’ai entendu dire qu’ils embauchaient que des gens LGBT d’ailleurs, intervient à nouveau Jenny avant de croquer une énorme bouchée de son burger. C’est vrai ?
Sans le vouloir, Nathan contracte un peu brusquement sa main sur celle de Lyla. Il n’a pas envie de parler de ça. Pas maintenant. C’est beaucoup trop tôt.
— Euh, non, pas forcément. Enfin perso, on m’a rien demandé à ce propos à l’entretien. Faut juste pas être fermé d’esprit, là ça passerait pas.
Il ne ment pas, pour le coup. On ne lui a posé aucune question à ce sujet à l’entretien. Mais s’assumer avait été plus facile, avec ce genre de collègues. Il n’avait eu aucun souci à faire son coming out lorsqu’il s’était senti prêt. Et bien entendu, cela s’était très bien passé.
Mais c’est vraiment pas le moment d’en parler.
— Ouais, normal, conclut Logan entre deux frites. En tout cas, ils ont l’air cool.
— C’est les seuls qui m’ont accepté alors que j’avais précisé que j’étais en études de droit à l’époque où je cherchais… Donc oui, ils sont réglo, ils déconnent pas avec les heures supp’ ni rien, et ils sont plutôt cool.
— La chance, soupire Jenny. Mon resto essaye tout le temps de me les sucrer. Mais je me laisse pas faire.
— T’as bien raison.
Sur ces mots, Nathan ouvre son carton à son tour. Ces burgers… ça faisait une éternité qu’il n’avait pas commandé chez eux. Ça date de l’époque où il écumait les bars de la rue de la soif sur ses soirs de repos. L’époque où il était devenu purement ingérable, où Quentin ne savait plus quoi faire pour lui. L’époque où Setsuo était obligé de le surveiller de près pour l’empêcher de partir en vrille à la première occasion.
L’époque où je voyais une psy…
— Salut !
La voix d’un autre jeune homme le tire de ses pensées, et il se lève pour le saluer. Pas très grand, brun à la peau mate, il a un style plutôt reconnaissable, entre ces vêtements sombres et ses petits écarteurs noirs aux deux oreilles.
— Rafael, enchanté.
Il reprend sa place, juste en face de Nathan, et range son briquet et son paquet de tabac à rouler. Nathan se met à les observer à la dérobée tous les quatre, alors qu’ils discutent tout en mangeant et en buvant de temps à autre. Lyla semble plutôt bien entourée.
De ce qu’il a compris, Rafael est son plus vieil ami, ils se connaissent depuis l’enfance et sont toujours allés dans les mêmes établissements scolaires. Puis elle a rencontré Jenny à l’époque où celle-ci était en fac d’art du spectacle avec Logan, alors que Lyla était en licence de lettres. Quant à Noémie, elles deux avaient sympathisé à la salle de sport, à l’époque où Lyla s’y rendait, et elle s’était doucement intégrée au groupe.
Ils forment une petite bande d’amis étrange et hétérogène, mais ils semblent très soudés.
— Peut-être que la prochaine fois tu verras Sarah aussi, lance Jenny. C’est dommage qu’elle soit pas dispo !
— C’est qui, Sarah ?
— C’est la prof de danse de Lili, elle vient aux soirées, des fois. Mais là, ça fait un moment qu’on l’a pas vue ! T’essaieras de lui demander pour la prochaine fois, Lili ?
— Euh, ouais, bien sûr.
Il n’y a pas besoin d’avoir fait Saint-Cyr pour comprendre que le sujet ne met pas Lyla très à l’aise. Ses autres amis n’ont pas l’air d’avoir remarqué quoi que ce soit, absorbés dans leur discussion, mais Nathan l’a bien vu. Il n’a pas envie de lui poser la question. Il se contente de se dire que Lyla étant du genre à se lâcher sur la piste de danse, elle se sentirait peut-être scrutée sous les yeux de sa professeure.
Il lui caresse le dos de la main sous la table en lui adressant un sourire rassurant. Puis constatant que son verre est vide, il lui propose :
— Tu veux que je te paye quelque chose ? Un cocktail sans alcool, un soda…?
Elle fuit son regard en rougissant, et il jette un œil autour de la table. Tous ses amis ont le regard fuyant, eux aussi.
— Non, ça va aller, merci.
Il se racle la gorge et lui lâche la main, perturbé. Est-ce qu’il a encore dit quelque chose qu’il ne fallait pas…?
⁂
La soirée se poursuit dans le bar de plus en plus bruyant. Nathan fait de son mieux pour s’intégrer au plus de discussions possibles. Les amis de Lyla sont plutôt sympathiques et l’ont très bien accueilli, essaient d’apprendre à le connaître…
Pour autant, il n’arrive pas à se détendre complètement avec eux. Déjà, parce qu’il a la désagréable l’impression de replonger dans ses années lycée dès que son regard croise celui de Noémie. Et parce qu’à chaque fois qu’il adresse la parole à Lyla ou parle à voix haute devant elle, il ressent une légère tension. Ne pas la contrarier. Ne pas la décevoir.
Lui plaire à tout prix.
— Bon, je vais fumer, je reviens.
Cette annonce de Rafael sonne comme une échappatoire. Il faut qu’il sorte de là, qu’il prenne une pause.
Il se sent étouffer.
Quand il est de l’autre côté du bar, à l’Aquariel, c’est différent. Il passe toutes ces heures à composer ses cocktails, discuter avec les clients et courir à droite à gauche… Et tout ça lui vide l’esprit, l’aide à ne pas penser à tout ce qui ne va pas le temps d’une soirée. Être ici ce soir, avec Lyla, c’est plus stressant qu’autre chose. Il s’oblige à rester toujours à l’affût de la moindre de ses réactions, à mesurer chacun de ses propos. Au fond de lui, il sait que c’est idiot, que ça n’a aucun sens et que ça ne pourra pas durer comme ça, s’ils décident tous deux de se revoir. Mais il ne peut s’en empêcher.
— Je t’accompagne !
L’air contrit de Lyla ne lui échappe pas. C’est vrai qu’à leur premier… rencard, comme il n’était pas sorti fumer une seule fois, elle a dû penser qu’il était non-fumeur. Peut-être qu’elle n’aime pas l’odeur, et qu’elle n’a pas osé le lui dire tout à l’heure ? Il s’efforce de l’ignorer et termine son verre avant de suivre Rafael à l’extérieur. Cette pause, c’est l’excuse parfaite.
Debout sur le trottoir d’en face, au milieu de la clameur étouffée des étudiants alcoolisés, Nathan et Rafael allument leur cigarette en même temps, sans se parler. Sitôt la première bouffée absorbée, Nathan sent tout son corps se détendre et il ferme les yeux. Il ne pense plus à la pression, à Lyla qu’il a peur de braquer en permanence, à ses amis auxquels il essaie de faire bonne impression à tout prix.
Enfin une pause.
Les deux garçons ne savent pas comment engager la discussion et se contentent de fumer silencieusement, pour le moment. Mais ça n’a rien de gênant. En réalité, c’est même plutôt agréable.
— Ça se passe bien, avec Lili ?
Rafael a fini par rompre le silence au bout de quelques minutes. Nathan hausse les épaules.
— Hum, pour l’instant, oui. Mais on peut pas dire qu’on ait passé beaucoup de temps ensemble.
— Ouais, mais elle a l’air d’être bien avec toi. Enfin je trouve.
Nathan ne peut retenir un sourire.
— Elle t’a dit ça ?
— Ouais, et ça se voit. Enfin bon, vous allez apprendre à vous connaître et vous verrez bien si ça marche, mais elle est cool, Lili. Par contre, faut pas trop l’énerver. Elle a des colères meurtrières.
Nathan lui jette un regard en coin, surpris. Quand il voit Lyla, ses petits airs timides et son attitude presque effacée, il a du mal à penser qu’elle puisse avoir des accès de colère aussi violents qu’il le dit.
— Je t’assure. Une fois en cours de sport au lycée, je me faisais… harceler par un groupe de mecs, enfin, c’est une longue histoire. Je vais pas rentrer dans les détails mais ils voulaient me faire un truc vraiment très humiliant. Le genre qui laisse un trauma.
Nathan ne lui pose aucune question. Ils ne se connaissent pas assez pour ça. Il se contente de soupirer, crachant la fumée de sa cigarette vers le ciel :
— Les gens peuvent être très cons, à cet âge…
— Je te le fais pas dire. Et certains le restent après, en plus. Enfin voilà, Lili les a vus faire de loin et avant que le chef de leur petite bande ait le temps de… d’aller au bout, elle s’est ramenée en courant et elle lui a donné un énorme coup au visage avec sa raquette de badminton. Avec la tranche, évidemment.
Nathan en est impressionné. Non, vraiment, il ne la voit pas agir comme ça.
— Elle lui a pété l’arcade sourcillière. Ça a pissé
le sang et il a eu un énorme bleu. Et le mieux dans tout ça, c’est qu’elle s’est jamais excusée. Elle a frôlé l’expulsion mais elle est restée campée sur ses positions.
— C’est elle qui a failli se faire expulser, et lui…? Il allait rien prendre ?
— Ouais, c’était l’idée. Parce qu’il faisait rien de mal, il… jouait, c’est tout. C’est souvent ce qu’on dit des harceleurs.
— Évidemment…
— Mais heureusement, on a réussi à faire comprendre à la direction que ce qu’il faisait c’était grave, et qu’il méritait une sanction. Finalement il a pris un conseil de discipline et elle un simple avertissement.
— C’est cool pour elle… Et OK, c’est vrai que c’est impressionnant, j’aurais pas pensé qu’elle puisse s’énerver comme ça. Mais si c’était pour te défendre, alors elle a eu raison.
— Clairement. Je peux te dire qu’après ça, ils ont plus jamais osé revenir m’emmerder.
Nathan sourit un peu plus franchement.
— C’est pas étonnant.
Après avoir fini leur cigarette, Nathan et Rafael les écrasent dans un cendrier de la terrasse et retournent à l’intérieur. Finalement, c’était instructif, cette pause.
⁂
Lorsque le bar commence à fermer, le petit groupe se retrouve dehors à discuter. Il fait doux et c’est plutôt agréable, mais Nathan voit Lyla chanceler, visiblement très fatiguée.
— Tu veux que je te raccompagne chez toi ?
Elle lui sourit en se collant presque à lui, la tête sur son épaule.
— C’est pas de refus…
Il passe un bras dans son dos pour la tenir par la taille, et le couple d’amis de Lyla lui lance un regard ému. Même Noémie et Rafael ont l’air un peu attendri. Logan se met à rire :
— C’est parfait, parce que c’est sur la route d’aucun d’entre nous !
— Dis tout de suite que vous m’auriez laissée toute seule ! Quel ami, celui-là…, s’offusque Lyla avant d’être interrompue par un long bâillement.
— Roh, mais non, tu sais très bien qu’on l’aurait fait quand même ! Allez Nathan, on te fait confiance pour la ramener chez elle en un seul morceau. Et à la prochaine, c’était super de te rencontrer !
— Moi aussi, ça m’a fait plaisir.
Lui et Lyla leur disent au revoir et remontent la rue C’ vers la pharmacie tandis que les autres partent dans plusieurs directions différentes. Lyla se laisse entraîner par Nathan, bâillant à s’en décrocher la mâchoire. Il détache son vélo et le garde à la main d’un côté, tenant celle de Lyla dans l’autre, avant de se remettre à marcher.
— Comment tu sais où j’habite ?
— Je sais pas exactement, mais tu m’avais parlé de la tour Laurey la dernière fois.
— Ah oui, c’est vrai…
Il lui jette un regard un peu inquiet. Elle semble si fatiguée qu’elle serait prête à s’effondrer sur le trottoir pour faire une sieste. Il resserre sa prise sur sa taille dans son dos et presse le pas. Plus vite elle sera rentrée, plus vite elle pourra s’écrouler dans son lit et s’endormir.
Ils arrivent assez vite au niveau de l’arrêt de tram de l’église du château, et la tour se dessine à l’horizon. Lyla habite vraiment en plein centre-ville. Plongé dans ses pensées, Nathan se demande combien ça peut lui coûter par mois, un logement à cet endroit. Ce qui est sûr, c’est que cela doit avoir ses avantages pour les transports en commun et trouver des commerces à proximité.
Arrivés en face d’une petite boulangerie de nuit, Lyla sort ses clés et tape d’abord un digicode pour passer la première porte. Nathan reste indécis, son vélo à la main, tandis qu’elle l’ouvre. Il ne sait pas du tout si elle veut qu’il reste ici ce soir ou non.
— Il y a des portes-vélos dans le local à poubelles, si tu veux… Il y a pas vraiment de vols par ici mais c’est toujours mieux de le ranger.
On dirait bien qu’il a sa réponse. Il se contente de sourire et de passer la porte tandis qu’elle le guide. Puis une fois dans l’immeuble, elle se remet à bâiller de plus belle.
— Je suis au troisième étage… On prend l’ascenseur ?
— Je crois que si je te dis non, tu vas t’effondrer sur les marches de toute façon, répond-il avec un sourire amusé.
— T’as pas tort…
Heureusement pour elle, l’ascenseur est déjà au rez-de-chaussée, et elle s’y prend à deux fois pour appuyer sur le trois tout en se laissant aller sur une paroi. Nathan l’observe sans rien dire. C’est étrange, ce coup de fatigue qui est arrivé si soudainement. Elle semblait encore en pleine forme vingt minutes plus tôt, et c’était la même chose après leur soirée danse. Il était comme ça, à une période… Mais il est malheureusement insomniaque depuis son enfance, et incapable de s’endormir sitôt sa tête posée sur l’oreiller, aussi fatigué soit-il. Ça n’aide pas vraiment à récupérer.
Une fois la porte de son appartement franchie, Nathan retire ses chaussures et Lyla lui propose un verre d’eau avant de s’enfermer dans la salle de bains. Sans savoir quoi faire en l’attendant, il arpente simplement le couloir pour regarder les pièces, son verre à la main. Elle n’est vraiment pas mal lotie, avec ce balcon aménagé et ces larges fenêtres. Et la décoration lui ressemble : des plantes, des posters de paysages et de films, des coussins colorés…
— Hey, tu pouvais t’asseoir quelque part, tu sais…
Elle s’est changée et démaquillée. Vêtue d’un t-shirt ample et d’une espèce de short de pyjama, elle s’est aussi détaché les cheveux. Il la trouve tout aussi mignonne, dans cette tenue.
— Oh, c’est rien. J’attendais que tu sortes, je vais aller à la salle de bains aussi.
Elle hoche la tête tout en bâillant et se dirige directement vers ce qui doit être sa chambre.
Il a bien fait de prévoir quelques affaires au cas où il ne dormait pas chez lui ce soir. Une fois enfermé dans la salle de bains, il sort sa brosse à dents de son sac et pique un peu de dentifrice à son hôte. Comme il le soupçonnait, elle n’a pas eu l’air de beaucoup apprécier l’odeur de la cigarette, lorsqu’il est revenu de sa pause. Elle ne l’a pas dit clairement, mais elle était moins à l’aise lorsqu’il se rapprochait d’elle sur leur banc, et a semblé hésiter à reposer sa tête sur son épaule. Il ne sait pas à quel point elle déteste ça ni si elle finira par s’y accoutumer, mais autant mettre le paquet sur le brossage de dents.
Quelques minutes plus tard, il la rejoint et ferme la porte. Il reconnaît bien là son univers : d’autres posters sur les murs, beaucoup d’objets de décoration et de jeux vidéos rétros… La pièce est éclairée par une longue guirlande lumineuse à laquelle sont accrochées des dizaines de photos. Il y reconnaît ses amis, mais il y a d’autres photos avec deux garçons qu’il ne connaît pas, ainsi qu’une femme plus âgée. Probablement sa tante.
Voyant qu’il fixe la guirlande, Lyla assise, sur le bord de son lit, lui désigne une photo où ils sont tous les quatre :
— Mon cousin Morgan, son copain Félix, et ma tante, confirme-t-elle. Tous les deux, ils habitent à Éreinnes et ils reviennent pas souvent en ce moment. Mais ma tante est dans le coin, son cabinet est juste aux abords de la ville.
Nathan acquiesce sans rien dire. Il situe à peu près Éreinnes. C’est dans la région voisine, mais pas très loin. Puis voyant qu’elle se remet à bâiller, il change de sujet :
— Au fait, tu veux que je dorme dans le salon ou…?
— Oh euh, tu peux rester, bien sûr.
Il lui sourit en retour, mais il ne peut s’empêcher de se dire que ça tombe mal. Ce n’est pas qu’il n’a pas envie de dormir avec elle, mais… Mais il a passé toute la soirée à surveiller le moindre de ses propos, à se demander constamment s’il l’avait braquée à tel moment ou tel autre… Et en plus de ça, il sent que l’insomnie le guette. Il n’aurait pas été contre un peu de solitude.
Pour autant, il est hors de question de la vexer. Il retire quelques vêtements et s’assied sur le bord du lit, la guirlande de photos toujours allumée. Ah oui, c’est vrai, le bracelet… Il soupire discrètement et le retire avant de s’installer sous la couette.
— Ça va, tu… t’as passé une bonne soirée ? Je sais pas si t’allais trouver ça bizarre comme deuxième… rendez-vous.
— Ça va, t’inquiète pas. Tes amis… ils sont sympa, ils m’ont bien accueilli.
Il sent qu’elle s’apprête à répondre quelque chose mais qu’elle se retient. Au lieu de ça, elle se remet à bâiller.
— Oui, ils t’aiment bien, finit-elle par dire.
Il ne préfère pas dire le fond de sa pensée. Revoir Noémie, ça lui a mis une sacrée claque. Retomber d’un seul coup dans cette période, ces années lycée, c’était très étrange. Avec Quentin, c’est différent : ils se connaissent depuis si longtemps… Ils ont toujours été amis et se sont vus grandir et évoluer l’un l’autre. Quand il regarde Quentin, ça ne lui évoque pas cette période en particulier. Vingt ans d’amitié, rien de moins. Alors que tomber sur Noémie, c’était comme… C’était comme retrouver cette ancienne version de lui-même. Sa version parfaite. C’était déterrer ces souvenirs qu’il s’efforce de toujours rejeter en bloc. La poussière sous le tapis.
Laure… Il faut qu’il lui en parle.
— Lili, je…
— Nath, je peux avoir un câlin avant de dormir ?
Il se tourne vers elle, surpris mais touché. Elle semble terrassée par la fatigue mais elle a toujours envie de se rapprocher de lui… Comment est-ce qu’il a fait pour dégoter une fille aussi attachante, sur cette application ? Et pourquoi l’a-t-il ghostée ainsi ? Il ne peut pas lui refuser ça. Il ouvre les bras pour l’accueillir et ferme les yeux, le visage dans ses cheveux. C’est toujours aussi agréable… Il passe de longues minutes ainsi, à la bercer sans rien dire.
— Qu’est-ce que t’allais dire…?
Il s’écarte légèrement. Cette fois, le mensonge lui vient naturellement. Et… ça n’en est pas vraiment un, de toute façon.
— Que j’avais envie de t’embrasser.
Elle rougit à vue d’œil, mais elle ne détourne pas le regard. D’un sourire discret, elle lui a donné son accord. Il passe sa main à l’arrière de sa tête tandis qu’elle approche son visage du sien et le laisse franchir les derniers centimètres qui les séparent.
Les yeux fermés, elle se laisse aller contre lui alors qu’ils s’embrassent pour la première fois.
Et concernant Laure… Il verra ça plus tard. Il n’a pas envie de penser à ça. La seule chose à laquelle il pense, c’est à quel point il se sent bien avec elle. Peu importe le reste.