Ça a l’air de leur convenir, à eux. Ce bal qui ne
rime à rien, ces masques aux couleurs criardes qu’ils portent, cette
cacophonie incessante. Mais elle, tout ce faux-semblant, elle n’y
arrive plus. A-t-elle déjà seulement réussi ?– Chapitre IV
— Mec, je suis désolé mais faut qu’on en parle. C’était quoi, ça ?
Nathan relève les yeux de sa tasse de thé, confus.
— De quoi ?
Quentin cligne plusieurs fois des yeux, le plateau vide à la main.
— Ben, ça. T’es tout le temps comme ça, avec elle ?
Nathan se dandine sur sa chaise, mal à l’aise. Mais alors qu’il s’apprête à protester, Quentin reprend :
— Au-delà de ce que tu m’as dit, sur… le fait que tu lui aies dit que t’étais fils unique, que tu lui aies pas parlé de tes peintures… Nath, il y a un problème. T’es tout sauf naturel avec cette fille. T’arrives vraiment pas à te détendre ?
Nathan soupire. On y est… Voilà précisément pourquoi il était réticent à l’idée qu’elle les rencontre. Parce qu’il savait que Quentin dirait ça.
— J’ai un peu de mal…
— Un peu ? Non mais Nath… on aurait dit que t’étais à un entretien d’embauche, là.
— T’exagères pas un peu ?
Nadya franchit la porte du salon à ce moment-là, son PC sous le bras, et secoue la tête.
— Il exagère pas, Nath. T’étais hyper tendu… C’est quoi le souci, avec elle ? Tu penses qu’elle t’acceptera pas comme tu es ?
Bien que le ton de sa colocataire soit très doux, Nathan ne peut s’empêcher de se renfrogner, maussade. Il ne manquait plus qu’une petite introspection…
— J’en sais rien, je suis peut-être pas prêt…
— Tu devrais commencer par lui parler de ta sœur, l’interrompt Quentin. Ça et lui dire que tu peins, t’as aucun intérêt à lui cacher ça, non ?
Nathan se renfrogne un peu plus, agacé. Si c’était aussi simple, il l’aurait fait…
— C’est Roman qui a fait psycho, non ?
— Euh… oui ? Mais…
— Et toi, tu comptes pas choisir psychiatrie comme spécialité, je me trompe ?
— Non, mais pourquoi tu…
— Alors arrête de te prendre pour un expert, merci. Lyla et moi, c’est mon problème, et je vais gérer ça.
Sans attendre de réponse, Nathan reprend sa tasse et s’éloigne vers sa chambre. Il n’a pas envie d’en entendre plus. Même si Quentin a toujours été là pour lui, et même s’il ne pense pas à mal quand il lui dit ce genre de choses, il a toujours le sentiment que son ami refuse de le comprendre. Pour Quentin, les choses sont assez simples. Quand on a un problème, on fait tout pour le résoudre, sans traîner. Et bien qu’il ne l’ait jamais brusqué à la période où sa dépression était le plus difficile à gérer, il a toujours eu ce genre de remarques qui le piquent au vif à chaque fois.
D’un côté, il sait qu’il a raison, et qu’il devrait prendre la situation en main pour avouer à Lyla tout ce qu’il lui cache. De l’autre… il ne trouve pas que ce soit aussi simple.
Ne lui dites surtout pas que j’ai une sœur.
Ne lui dites pas que je fais de la peinture.
Et surtout, ne lui dites pas que je suis bi.
Il priait, tout au long de cette rencontre, pour que ses deux amis n’abordent aucun de ces sujets devant Lyla. Heureusement, ce n’était pas arrivé. Mais il était resté là, tendu, cramponné à sa tasse de thé, s’efforçant de paraître normal. S’évertuant à changer de sujet dès qu’il avait l’impression que la conversation pouvait dériver sur un de ses mensonges.
Il soupire en fermant la porte de sa chambre derrière lui. Même s’il en veut un peu à Quentin… il doit avouer que c’est ridicule, cette situation. Et il faudra bien qu’il s’y confronte tôt ou tard. Il se demande s’il devrait prendre conseil auprès de Roman ou de Setsuo… Il y a Léo, aussi, mais il est si rarement disponible…
Il termine son thé désormais froid et ouvre son ordinateur portable, se passant la main dans les cheveux. La veille, Lyla a parlé de son ex-copain. Elle lui a dit qu’il s’était moquée d’elle, par rapport à sa peluche de chat. Dire qu’elle avait peur qu’il fasse la même chose… Loin de là. En réalité, lui aussi, il aimerait bien serrer une certaine peluche contre lui, de temps en temps. Une petite chèvre…
Mais il n’est même pas sûr de savoir où elle est, et même si c’était le cas, il n’irait probablement jamais la chercher.
Au moins, cette discussion l’a fait réfléchir. S’il est encore trop difficile de révéler toutes ces choses à Lyla, peut-être… peut-être qu’il pourrait lui parler un peu de Camille. Peut-être que ça pourrait l’aider à comprendre pourquoi il ne lui a pas dit la vérité tout de suite.
On a tous eu des ex un peu cons, j’imagine.
⁂
Camille était agité, ce soir-là. Il semblait aussi excité qu’anxieux, et il bondit presque sur Nathan dès que celui-ci franchit la porte d’entrée de son appartement. Nathan, son sac à dos à la main, le dévisagea d’un air perplexe :
— Qu’est-ce qu’il y avait de si urgent que tu voulais m’annoncer ?
— C’est mes parents ! Ils ont accepté de te rencontrer !
— Ah…
Camille ne remarqua pas que son petit ami était loin d’être aussi emballé que lui à cette annonce et, à peine la porte refermée derrière lui, il l’assaillit directement alors qu’il retirait sa veste et ses chaussures :
— Je sais pas encore quand, mais bon. Faut que je te briefe.
— Que tu me briefes…?
— Ben, ouais, évidemment. Il y a des trucs à pas dire.
— Genre quoi…?
Nathan appréhendait énormément sa réponse. Des directives à suivre, il ne manquait plus que ça…
— Bah par exemple, évite de leur dire que t’as lâché des études de droit pour devenir serveur.
— C’est plus barman que serveur. Et c’est pas vraiment comme ça que ça s’est passé…
— Non mais tu m’as compris ! souffla impatiemment Camille. Dis juste que t’es serveur… barman, si tu veux, en attendant de trouver autre chose, mais leur parle pas du droit. Parce qu’ils vont te dire que c’est du gâchis et que t’aurais dû continuer. C’est pareil pour tes autres études, même si c’est moins… prestigieux.
Il lâcha ce dernier mot avec un mépris presque palpable, et Nathan sentit presque comme un poids s’abattre sur ses épaules.
— Évite de leur dire que tu fumes, aussi. C’est pas super bien vu et tu risques d’avoir ma mère qui va te demander combien t’achètes de paquets par mois pour calculer combien ça te coûte et te faire la morale. Ils aiment pas trop les gens qui gaspillent leur argent comme ça.
— OK…
— Donc forcément, fais pas de pause clope, quand on sera là-bas. Au pire, laisse ton paquet chez toi. Ça évitera qu’ils tombent dessus.
Nathan laissa lourdement retomber son sac. Eh bien, ça promettait…
— Ah, et s’ils te posent des questions sur tes parents et tout, leur dis pas que t’as coupé les ponts avec eux. Fais genre tu leur parles encore, même si c’est pas souvent, on s’en fout. Moi à la limite, je peux comprendre avec ce que tu m’as raconté, mais eux, c’est sûr que non. Ils sont très famille et ils vont mal réagir s’ils apprennent que tu les vois plus. En plus, tes parents c’est genre… des pointures dans le milieu de l’art, non ? Ouais, avec leur nom à particule… Ça pourrait être stylé que tu leur parles d’eux.
Parler de ses parents, comme si de rien n’était ? Comme s’il ne s’était pas passé… tout ce qu’il s’était passé ? Parler de ce putain de nom à particule comme s’il en était fier, comme si c’était la chose la plus importante à propos de lui ? Nathan sentit cette malheureusement familière boule dans sa gorge se reformer. Il n’y avait même pas encore de date prévue pour cette rencontre qu’il sentait déjà qu’elle allait l’angoisser plus que tout.
— Ah et, leur dis pas que t’as pas encore le permis, ils comprendraient pas…
— En fait, il serait mieux que vous ne parliez pas du tout.
— Quoi ?
— Non, rien. C’était une référence à… Laisse tomber.
Camille se retourna vers lui, l’air dubitatif. Sa tentative de détendre l’atmosphère avait échoué… Impuissant, il observa son petit ami qui continuait son discours comme si rien ne s’était passé.
Essaie d’avoir de la conversation.
Tiens-toi toujours droit.
Évite les sujets politiques, ça lancerait des débats pour rien.
Ne refuse rien à manger ou à boire, quand on sera à table.
Dis-leur que ta sœur est une artiste reconnue, ça fera bien sur le tableau de famille.
Tu devrais porter tes lunettes de lecture, ça te donnera un air intello.
Nathan l’écoutait sans vraiment l’entendre. Il avait les oreilles qui bourdonnaient, et la tête qui tournait. Est-ce qu’il était sérieux…?
— Et le plus important, leur dis surtout pas que t’es bi.
— Quoi ? Pourquoi ?
— Bah écoute, ils ont déjà mis super longtemps à accepter que je sois gay… Alors les bis, laisse tomber. Pour eux, ça existe pas vraiment, c’est juste des gens… indécis, ou immatures. Donc leur dis rien là-dessus.
Nathan se sentait au bord du malaise. Il ne prononça pas un mot. Il aurait fondu en larmes, s’il l’avait fait. Semblant enfin voir son air dépité, Camille tenta un sourire, qui parut plutôt crispé au goût du jeune homme, avant de parler d’une voix légèrement plus douce :
— Non mais t’inquiète, moi je m’en fiche… Mais bon, tu comprends, ils acceptent enfin que je me sois mis en couple avec toi et en plus de ça, de t’inviter à manger alors… j’ai juste envie que ce soit parfait.
Nathan s’efforça de hocher la tête en tentant de faire bonne figure. Alors, c’était tout ce qu’il y avait à retenir.
Ne sois pas toi-même, ce sera parfait.
⁂
Nathan se met à jouer avec un stylo entre ses doigts, les yeux dans le vague. Sa relation avec Camille l’avait marqué, dans le très mauvais sens du terme. Son obsession pour la perfection, le paraître… Avec lui, il s’était forcé à toujours montrer le meilleur de lui-même. Aucune faille, aucun défaut, aucun moment de laisser-aller.
Ne sois pas toi-même, ce sera parfait.
Ça avait été épuisant, éreintant, et bien sûr… cela ne l’avait pas laissé indemne. Cette relation l’avait dissuadé de s’engager avec quelqu’un d’autre. Dès qu’il sentait que ça devenait un minimum sérieux, à la moindre évocation des mots « te présenter mes parents », il était pris d’une peur panique et se mettait à inventer des excuses plus pathétiques les unes que les autres pour éviter cela avant de rompre abruptement à la première occasion.
Lyla… elle est sa première vraie tentative de s’engager. Pour elle, il a envie de faire des efforts. Il a envie de surmonter ses peurs, ses blocages… Il a sincèrement envie que ça marche, entre eux deux. Mais pour ça… il faut qu’il lui dise la vérité.
Si seulement c’était aussi simple.
Pour l’instant… c’est juste très compliqué, entre eux. À la fois, il est toujours heureux de la voir, et il se sent bien avec elle, quand elle s’endort à ses côtés, quand elle se blottit contre lui pour lui parler de ses œuvres préférées. Il la trouve créative, intelligente, et… il doit bien l’admettre, il la trouve très attirante, physiquement. Ses boucles brunes qui n’en finissent pas, ses yeux d’un vert profond, ses hauts sobres qu’elle prend toujours soin d’assortir avec ses chaussures Doc Smarten… Elle a un style bien à elle, naturel et décontracté.
Oui, Lyla a l’air d’être une fille très bien. Enfin, plus important, très bien pour lui. Il arrive presque à se projeter. Il s’y voit bien, avec elle, à regarder les étoiles ensemble à la fin d’une soirée, à lui préparer des cocktails sans alcool, à danser avec elle…
Il se rend compte qu’il s’est mis à sourire, plongé dans ses bons souvenirs avec elle. Il a envie d’en créer tant d’autres encore… Oui, Lyla est une fille super. Elle lui a conseillé un romain incroyable, avec ce personnage auquel il s’est identifié jusqu’au bout. Un manque de confiance en soi, un caractère un peu trop rêveur, et ces épreuves pour retrouver l’autre personne… Ces épreuves, il peut les traverser, il le sent. Ça n’est pas impossible.
Souriant toujours rêveusement, il se saisit de son carnet d’aquarelles et l’ouvre à la première page blanche qu’il trouve. L’inspiration est revenue.
⁂
L’été est officiellement terminé. Lyla a commencé son alternance et, malgré son stress, elle a l’air de bien gérer. Elle envoie régulièrement des nouvelles à Nathan, qui l’encourage comme il peut. Mais forcément, comme elle n’est plus en vacances, ils se voient moins qu’avant. Quant à lui… les affaires au bar ont repris de plus belle, avec la rentrée des classes. Les fameuses fêtes étudiantes du jeudi sont de retour, et de nombreux étudiants fréquentent l’établissement, certains y organisant même de petites soirées d’intégration. Et qui dit reprise d’activité dit également retour des soirées à thèmes, avec les spectacles de drag show, les concerts dont les bénéfices sont versés à des associations LGBT… C’était précisément ce pourquoi il adore son travail, même s’il est si prenant.
Même s’ils se sont peu revus, Lyla et lui ont eu l’occasion d’aller au cinéma, puis dans un restaurant qu’elle affectionne particulièrement et qu’il n’avait jamais testé. Il en profite pour passer un maximum de temps juste avec elle, pour apprendre à la connaître en toute intimité. Roman et Setsuo insistent pour la rencontrer, mais il n’est pas encore sûr d’être prêt pour ça. Peut-être plus tard. Le petit déjeuner partagé avec elle et ses colocataires l’a suffisamment marqué comme ça. Il sait bien que ses deux autres amis, en particulier Roman qui est très observateur, diraient exactement la même chose qu’eux.
On aurait dit que t’étais à un entretien d’embauche.
Il soupire intérieurement en y repensant. C’est tellement gênant…
Enfin, au moins, il y avait un point positif à tout ça. Quentin et Nadya l’aimaient bien. Elle est sympathique, elle a de la conversation, et on voit qu’elle écoute vraiment quand on parle, avaient-ils dit. Bon, ils l’avaient aussi trouvée un peu trop directe, par moments, voire un peu cassante lorsque l’on parlait de quelque chose qui lui déplaisait. Nathan l’a bien remarqué aussi mais, en apprenant à la connaître, il se rend bien compte qu’elle n’a jamais l’intention d’être blessante. Alors oui, c’est un peu déroutant, mais… il s’y habitue. Oui, il pourrait presque envisager quelque chose de durable.
Alors ce matin-là, Nathan s’est promené dans Cahen, son carnet d’aquarelles dans son sac à dos, jusqu’à rejoindre le lieu de travail de sa petite amie. Ils ont prévu de manger ensemble ce midi, et il a déjà acheté son panini et sa boisson préférés.
Une fois à destination, il observe les alentours, curieux. Ce n’est pas un coin de la ville où il s’aventure souvent. À deux pas d’un immense parc dans lequel il a rarement l’occasion de se promener, c’est en quelque sorte la zone industrielle de Cahen, et on y trouve beaucoup d’entreprises et d’écoles supérieures. Il n’était pas revenu ici depuis… depuis ce foutu BTS en développement web, qu’il avait abandonné quelques années plus tôt. Cette drôle de période…
Il soupire en s’asseyant sur le banc de leur point de rendez-vous, au milieu d’un coin d’herbe. Les yeux dans le vague, il pense à son carnet de peintures. Il ne l’a pas pris pour rien. C’est la première fois depuis longtemps qu’ils se retrouvent dans un endroit calme, sans qu’il y ait trop de bruit autour d’eux. Alors, prenant son courage à deux mains, il s’est dit que c’était sûrement le moment idéal pour lui parler de sa passion pour la peinture. Et, au passage, pour lui montrer quelques-unes de ses œuvres. Il appréhende, évidemment, mais peut-être qu’il n’y a pas de meilleur moment que ça. Peut-être qu’il pourra en profiter pour aborder le sujet Camille…
En revanche, concernant sa sœur, et concernant sa bisexualité…
On verra ça plus tard.
— Salut !
Il se tourne vers elle, retrouvant immédiatement son sourire.
— Hey…
Il se lève pour l’enlacer par la taille et déposer un baiser sur son front, et elle reste quelques instants dans ses bras, tout en lâchant la lanière de son sac au sol en soupirant presque d’aise.
— Comment tu vas ?
— Ça va, je crois que… je commence à me faire au rythme de la boîte. J’ai école la semaine prochaine, et c’est plutôt cool, j’ai pas vu ma promo depuis juin.
— OK, tu me diras comment ça se passe, alors ?
Ils s’asseyent tous les deux, et elle le remercie pour son panini tout en le déballant.
— T’es adorable, je te revaudrai ça. Et toi, comment tu vas ?
Il hausse les épaules, lui résumant brièvement sa dernière soirée au bar. Ses patrons ont relancé les ventes de pins et de porte-clés à l’effigie des différents drapeaux LGBT et les affaires se portent plutôt bien. Lyla hoche la tête et, après une bouchée de son panini, elle lui pose quelques questions sur les événements à venir au bar. Il répond patiemment, ravi qu’elle s’intéresse autant à son métier. En réalité, elle a même l’air de le trouver bien plus intéressant que le sien.
Lorsqu’ils ont tous les deux terminé leur repas, il lui prend la main sur le banc, détendu. Il fait doux, et ils peuvent rester là encore un moment avant que sa pause se termine. Pour une fois, il ne ressent pas de pression avec elle. Il ne ressent pas ce besoin impérieux d’être parfait à tout prix, de lui plaire coûte que coûte, quitte à sacrifier une part de lui.
À ce propos…
Ses yeux se posent sur son sac. Il est temps…
— Dis, au fait ?
Il interrompt son geste.
— Oui ?
— Est-ce que tu travailles, vendredi et samedi soir ?
— Euh, cette semaine… Oui. Vendredi jusqu’à vingt-trois heures, et samedi, je fais la fermeture.
— Oh, dommage…
— Mais, on peut toujours se voir dimanche après-midi, si tu veux ?
Il lui sourit d’un air rassurant, tout en lui serrant la main un peu plus fort.
— Oui, ou alors…
Elle a un air un peu espiègle, tout à coup.
— Ou alors, je pourrais passer te voir dans ton bar…
— Euh, ouh là, je préfère pas !
Elle se recule aussi sec.
— Ah bon… ?
Il regrette immédiatement d’avoir dit cela d’un ton aussi catégorique, secoue la tête et s’empresse de rectifier le tir :
— Non, non, c’est pas que j’ai pas envie de te voir, c’est juste que… c’est mon lieu de travail. Ça me ferait bizarre que tu viennes, tu vois ?
Elle lève un sourcil, l’air toujours sceptique.
— Désolé, mais ça me met pas trop à l’aise… Je sais pas, c’est comme si… je venais m’asseoir derrière toi quant t’es à ton bureau. Je pense pas que tu serais super enthousiaste, non ?
Elle détourne les yeux, l’air de considérer l’argument, avant de hausser les épaules.
— Ouais, peut-être… Je comprends, OK.
Il n’ajoute rien, guettant ses réactions. Non… ça peut aller. Elle n’a pas l’air vexé. Quand même pas…? Il soupire intérieurement alors qu’il saisit sa gourde d’eau pétillante pour reprendre une gorgée. Ça y est, il est retombé dans ses travers. Il a à nouveau cette impression stupide de l’avoir braquée à la première occasion, et maintenant… il a bien trop peur d’aborder le sujet de la peinture.
Il faut vraiment que j’arrête d’être aussi con.
⁂
C’est un enchaînement qui paraît sans fin. Sourire, accueillir les clients et clientes toujours plus nombreuses dans le bar, retenir leurs commandes, verser des pressions, du cidre ou des sodas avec une précision milllilitrée. Sourire, pousser leur verre sur le comptoir d’un geste calculé pour qu’ils glissent sans accroc, sans renverser la moindre goutte.
Sourire, encaisser.
Passer au suivant.
Pourtant, il adore ça. Ça lui vide la tête, ça lui permet de penser à autre chose le temps d’une soirée. Sept heures où son esprit le laisse enfin un peu tranquille, sept heures par jour pendant lesquelles il ne pense plus à rien. Ni à ses problèmes de communications avec Lyla, ni aux petites embrouilles entre lui et Quentin, ni à… tout le reste.
Sept heures où il peut enfin faire le vide. Voir des gens, discuter, décompresser.
Ce qu’il y a de mieux là-dedans, c’est sans aucun doute les cocktails. Il ne sait pas pourquoi mais dès le début, il a adoré ça. Les mélanges, les outils, cette créativité dont le bar fait preuve pour toujours se renouveler, créer des mixtures inédites… Il doit admettre qu’il est plutôt bon dans cette discipline. Cela lui vaut de nombreux pourboires, même.
Et ce soir-là, c’est justement au moment précis où il est en train de préparer son premier pichet de guet-apens de la soirée que cela se produit. Apercevant deux nouvelles clientes dans son champ de vision, il lance son habituel :
— Bonsoir ! Qu’est-ce que ce sera pour vous ?
Il a baissé d’un ton dès qu’il les a identifiées, et son regard passe de Jenny à Lyla. S’il est gêné, il a l’impression que c’est encore pire pour sa petite amie.
— Euh, salut…
Il se force à sourire, mais se passe nerveusement la main dans les cheveux. Qu’est-ce qu’elle fait là ? Il pensait qu’elle avait compris, quand ils en avaient parlé. Et pourtant, elle est là, et elle n’est pas venue seule. Pourquoi est-ce qu’elle lui fait ça ?
Du calme.
Il inspire un grand coup alors que Jenny s’avance.
— Bonsoir ! Tu peux me faire un Dark’n’stormy, s’te plaît ?
— Ouais, bien sûr. Et toi, Lili, tu…?
— Euh… je vais juste aux toilettes, je choisirai après.
— D’accord, comme tu veux.
Jenny s’est installée à une table entre-temps, c’est donc seule que Lyla se rapproche du bar pour sourire timidement à son petit ami. Il est en train d’essuyer un verre et relève les yeux vers elle dès qu’elle arrive à sa hauteur.
— Hey, désolée d’être venue sans prévenir… Je… je voulais pas au début, on était dans un autre bar, mais Jenny voulait absolument reprendre un cocktail ici, alors quand je lui ai dit que t’étais de service, elle a pas compris que… je disais ça pour la dissuader, tu vois. Au contraire.
Il s’efforce de sourire, crispé malgré tout. C’est bon, ce n’est pas sa faute. Elle s’est fait entraîner là-dedans.
— Ouais, je comprends. C’est rien, t’inquiète pas… En vrai, c’est plutôt flatteur, si elle est venue pour un de mes cocktails.
Là-dessus, il ne ment pas.
— Et sinon, qu’est-ce que tu veux boire ? J’ai plein de cocktails sans alcool, si tu veux.
— Oh, euh, t’embête pas. Une limonade, ça ira très bien.
— OK, je te sers ça.
S’éloignant de quelques pas, il laisse Lyla admirer la décoration. Il se penche vers le frigo derrière lui, et revient avec une bouteille de trente-trois centilitres. Il s’apprête à lui annoncer le prix quand elle l’interrompt dans son élan :
— Hey, c’est toi sur la photo ?
Il se tourne vers la coupure de journal punaisée au mur et se sent se liquéfier sur place. Cette photo… Elle date d’une manifestation contre le mariage pour tous. Pour protester, lui et son ami Setsuo étaient montés sur un arrêt de tram et s’y étaient embrassés devant la foule, un drapeau arc-en-ciel à la main. Ça avait fait la une du journal local, et le patron de son bar avait gardé un exemplaire de l’article. Évidemment, il fallait que Lyla tombe dessus avant qu’il n’ait l’occasion de lui parler de sa bisexualité. Enfin, des occasions… il en a eu des tas, bien sûr. Il ne les a simplement pas saisies. Comme toujours.
Il tente un sourire et improvise :
— Euh, ouais. Et c’est Setsuo, un de mes potes. C’était pour protester et c’était juste pour la photo, je me sens pas mal impliqué dans la cause depuis que je travaille dans ce bar.
Il se demande si ce mensonge est convaincant. Il n’aurait pas dû lui mentir, mais c’est trop tard à présent.
Quel con.
— Oh, OK. Jolie photo, en tout cas. Je te dois combien ?
Il retient un soupir de soulagement et lui annonce le prix. Mais alors qu’elle s’éloigne après qu’il a encaissé sa monnaie, il se flagelle intérieurement. Pourquoi est-ce qu’il a fallu qu’il mente ? Pourquoi est-ce qu’il ne lui a pas dit qui il était vraiment ? Elle va le découvrir tôt ou tard de toute façon, non ?
Tu sais très bien à cause de qui t’es comme ça.
Il s’efforce de se tirer de ses pensées pour prendre la commande suivante, retrouvant avec une facilité et une rapidité qui l’étonnent lui-même son sourire de façade.
⁂
— Hey, Nathan !
Lyla et Jenny sont de retour, leurs verres vides à la main. Les yeux écarquillés et la démarche un peu chancelante, l’amie de sa copine les dépose bruyamment sur le comptoir avant de s’écrier :
— Tu l’as grave chargé, mon cocktail !
Il la regarde avec un sourire en coin.
— C’est possible, mais j’ai cru t’entendre dire que tu les aimais comme ça. Si tu veux, le prochain, je le dose moins…
— Ah non, c’était pas un reproche, hein !
Malgré lui, il se met à rire. Lyla aussi semble amusée par la situation, bien qu’elle peine toujours à se détendre complètement. Elle reste légèrement en retrait, sans oser s’approcher du bar. En voyant cela, Nathan se met à regretter de l’avoir découragée à venir sur son lieu de travail. Ce n’est rien, après tout. Et tout se passe bien, non ? Il vient doucement à elle et d’un air bienveillant, il lui demande ce qu’elle veut boire. Mais à peine a-t-elle le temps d’ouvrir la bouche que son amie la devance, le regard s’illuminant soudain :
— Oh, je sais ! Tu nous mets deux jägerbomb ?
Lyla ouvre de grands yeux et Nathan, lui, regarde Jenny d’un air perplexe.
— Mais Lyla va pas boire ça…
— Ah, elle t’a raconté sa cuite au jäger, c’est ça ? s’enquit-elle avant de se tourner vers son amie, qui se décompose sur place. Nan, Lili, ça fait longtemps, c’est rien ! Tu crains rien avec un seul.
Puis, se retournant vers le bar et, sans se rendre compte le moins du monde de l’ambiance étrange qui règne, elle poursuit plus bas :
— L’autre soir elle pensait pouvoir se bourrer la gueule avec ça, mais ça lui a juste filé des palpitations horribles pendant deux jours, du coup depuis, elle a du mal avec ce cocktail, mais…
Nathan détache son regard de Jenny et se remet à fixer Lyla, un sourcil arqué. Elle se contente de rester la tête basse, l’air plus gêné que jamais.
— Donc, quand tu m’as dit que tu buvais pas d’alcool… c’était pas vrai…?
Jenny s’interrompt soudainement, comprenant enfin ce qu’elle vient de faire. D’un mouvement un peu trop brusque pour son alcoolémie, elle se retourne vers son amie, les yeux écarquillés. Alors, elle a bien menti.
Pourquoi tu m’as menti ? Qu’est-ce que ça t’a apporté ?
Il se met à agripper plus fort le shaker qu’il tenait encore à la main, les dents serrées. Il y a des clients. Il y a Jenny, il y a le patron, quelques mètres plus loin. Reporter cette discussion, à tout prix.
Il détend ses doigts et se racle la gorge. De toute façon, elle a l’air suffisamment gêné comme ça, alors inutile d’en rajouter.
— Bon, OK… Je vous mets quoi, alors ?
Jenny commande un jägerbomb d’une petite voix avant de s’éclipser avec sa boisson, adressant au passage un regard désolé à son amie qui est toujours pétrifiée sur place. Lyla finit par se décider à avancer timidement vers le bar.
— Euh, si t’as un cocktail sans alcool avec du jus d’ananas…
— T’es plus obligée de faire semblant.
Il aurait aimé ne pas prononcer ces mots sur un ton si cinglant, mais c’est sorti malgré lui. Puis il pose les mains sur le comptoir et prend une grande inspiration, les yeux fermés.
Reporter cette discussion.
— Bon, désolé. C’est pas grave. Mais… te force pas, OK ? Si tu le veux avec alcool, je te le fais avec.
Lyla secoue la tête, le regard fuyant toujours le sien.
— Non, non… J’ai pas envie de boire, ce soir…
— Comme tu veux.
Il reprend son couteau et découpe une rondelle d’ananas, les yeux rivés sur sa planche. Alors qu’il continue à s’occuper des ingrédients, Lyla s’avance encore un peu.
— Je suis désolée, je sais pas moi-même pourquoi je t’ai dit que je buvais pas… Peut-être…
Elle s’interrompt et soupire.
— J’en sais rien. Je voulais pas te mentir, mais quand tu m’as posé la question à l’Express, c’est sorti tout seul et après… je savais pas comment rectifier…
Il jette un regard à la photo de Setsuo et lui, accrochée au mur. Il comprend très bien… Et peut-être est-ce le moment de se décharger de ça, avant d’être entraîné à nouveau dans cette foutue spirale du mensonge. Comme pour Laure… Il souffle un bon coup et ouvre la bouche, quand son patron l’appelle :
— Nath, tu peux aller remettre du papier aux toilettes ? Et il faudrait essuyer la grande table du fond, les clients viennent de partir et ça risque de vite revenir !
— Ouais OK, je finis cette commande et j’arrive.
Il tend son cocktail à Lyla et lui annonce le prix. Et tandis qu’elle sort sa carte bleue, il retrouve son sourire habituel :
— T’inquiète pas, je comprends. Mais t’as pas à te priver de boire avec moi. Profite de ta soirée, OK ? On se voit plus tard.
— Euh, oui, d’accord. Bon courage !
Il s’éloigne du bar après son paiement mais ne peut s’empêcher de pousser un soupir une fois seul aux toilettes. Pourquoi est-ce qu’il n’en a pas profité pour lui dire la vérité… Et à ce rythme… quand le fera-t-il ?
⁂
La soirée se poursuit dans le rush habituel du samedi soir, et Lyla et Jenny sont toujours là. Elles ont depuis été rejointes par Logan et le couple passe commande de temps en temps, tous les trois assis sur une table à l’écart. Nathan les observe alors qu’ils discutent avec animation, un sourire triste aux lèvres. Lyla n’a pas osé reprendre de verre, depuis que Jenny a gaffé tout à l’heure. Elle a toujours l’air d’éviter le regard de Nathan, gênée. Celui-ci soupire en reposant les verres qu’il vient de rincer. Les épreuves à traverser…
Il est temps de briser la glace.
— Marianne, ça va si je prends ma pause maintenant ?
— T’inquiète beau gosse, je gère !
— OK, merci.
Il retire le torchon de son épaule et passe de l’autre côté du bar pour rejoindre la table de trois, essayant de ne pas trembler ni avoir l’air hésitant. Ça va le faire.
— Hey, Nathan ! lance joyeusement Logan. Tes cocktails déchirent toujours autant ! Merci beaucoup !
— De rien, ça me fait plaisir ! Dis, Lyla, je vais prendre ma pause, tu veux venir dehors avec moi ?
Lyla se met à rougir mais hoche la tête. Elle semble hésiter à prendre son sac, puis sa veste, et finalement, elle laisse les deux à la table et le suit, acceptant la main qu’il lui tend pour fendre la foule dans le bar.
Une fois dehors, Nathan prend une grande inspiration. Un peu de calme… Même s’il adore son métier, les pauses lui font toujours le plus grand bien. Loin du bruit, loin de cette chaleur étouffante. Et ce soir, il est en bonne compagnie. Ils s’éloignent un petit peu et il se tourne enfin vers elle, tentant un sourire.
— Ça va ? Vous… vous passez une bonne soirée ?
Elle hoche la tête, tout en replaçant une mèche de cheveux derrière son oreille.
— Oui, ça va, c’est juste que… par rapport à tout à l’heure… Je voulais te dire…
Sans même réfléchir à ses gestes, Nathan a déjà sorti son briquet et son paquet de cigarettes. Lyla garde la tête basse, l’air de réfléchir à la façon dont elle va tourner sa phrase. Nathan garde les yeux rivés sur elle, suspendu à ses lèvres, quand…
Le cliquetis du briquet lui fait brusquement relever la tête. Immédiatement, son visage se referme, et son expression se durcit.
— Je pensais pas que t’allais fumer…
Pris de court, Nathan ne prend même pas sa première bouffée. Elle a presque l’air en colère.
C’est à ce point-là ?
— Euh, bah, c’est ma seule occasion de la soirée, je… Désolé, j’ai pas pensé que…
Lyla n’ajoute rien, les sourcils légèrement froncés, et se décale pour ne pas recevoir la fumée. Nathan s’empresse de prendre une bouffée pour la souffler à l’opposé, confus.
— Désolé…
Elle frissonne légèrement, sans répondre, les yeux dans le vague. Un ange passe, l’ambiance entre eux est plus gelée que jamais. Nathan est sous tension, complètement perdu. Qu’est-ce qu’il doit dire, ou faire ?
Il n’ose pas lancer un regard vers elle. Tout se mélange dans sa tête.
Camille.
Son mensonge sur l’alcool.
La bisexualité, la peinture.
Laure…
Son mensonge sur l’alcool.
Il ferme les yeux, le cœur au bord de l’implosion, les dents serrées.
Pourquoi elle a menti ? Pour avoir l’air plus cool ? Pour pouvoir se la jouer gardienne de la morale, pour pouvoir me reprocher de fumer, et même de boire peut-être ? Elle pense quoi, qu’elle est meilleure que moi ?
Il recrache une autre bouffée, une boule dans la gorge.
Parce qu’elle l’est…
— Écoute, euh… désolée d’avoir menti, pour l’alcool…
Cette phrase le tire de sa léthargie, et il ouvre les yeux pour se tourner vers elle.
— C’est… c’est pas grave, t’inquiète pas…
Et c’est peut-être l’occasion de lui dire…
— J’ai un peu froid… Je vais rentrer, c’est mieux.
Avant qu’il n’ait le temps d’ajouter quoi que ce soit, elle disparaît à l’intérieur. Il soupire en expirant sa fumée, déçu. Il n’a rien dit…
Il écrase sa cigarette dans un cendrier de la terrasse et retourne derrière le bar, démoralisé. Mais à sa grande surprise, Lyla est juste là, assise sur une chaise du comptoir, et l’observe en souriant timidement.
— Tu veux autre chose ? lui demande-t-il, rassuré par sa présence.
— Pourquoi pas… un cocktail pas très fort ?
— Je choisis pour toi ?
— Ça me va.
Ils se sourient d’un air complice. Enfin, ça semble aller un peu mieux… Mais à peine a-t-il repris sa place que d’autres clients arrivent, toujours plus nombreux. Un pichet, une pinte, un verre d’eau, une serviette, un cocktail, un soda.
Sourire, encaisser.
Passer au suivant…
Finalement, il n’a pas le temps de discuter avec Lyla, alors qu’il pose son verre devant elle. Et, son paiement sans contact tout juste accepté, elle s’éclipse pour retourner à sa table. Nathan la regarde partir un instant, perdu. Est-ce que c’est juste lui ou… ou elle avait le regard fuyant, à l’instant ? Ou est-ce qu’il passe vraiment trop de temps à se prendre la tête, avec elle ?
— Hey, Nath.
Il cligne plusieurs fois des yeux et se tourne vers Marianne.
— Quoi ?
Sans rien dire, elle lui fait un geste de la tête pour lui désigner un client qui attend, un billet tendu vers lui.
— Oh pardon, j’arrive.
Il l’encaisse en s’efforçant de sourire, perdu dans ses pensées, et soupire en posant ses mains sur le comptoir.
Décidément… cette relation n’a rien de simple. Et même s’il aime vraiment bien cette fille, il est sérieusement en train de se demander où cela le mène. Tous ces mensonges… est-ce que ça peut seulement bien finir ?