Qu’est-ce qu’il aime ces nuits à a belle étoile, quand ce ciel indigo est parfaitement dégagé. Observer les voies lactées, ces arbres lumineux qui se reflètent sur la fine étendue d’eau au sol. Il pourrait en oublier tout le reste, à demeurer ici pour contempler le paysage.
– Chapitre XXVI
Ce dimanche, Lyla a du mal à se lever. Sa peluche dans les bras, les yeux grand ouverts, elle fixe le mur sans bouger. Elle n’a même pas encore touché à son téléphone, perdue dans ses souvenirs. Cette soirée, au bar de Nathan… elle ne sait pas quoi en penser. Et elle n’arrive pas à comprendre ce qu’elle ressent pour lui, ce qu’il ressent pour elle. Ce qu’il y a entre eux.
Hier soir, c’était… c’était vraiment trop. Oui, elle est maintenant débarrassée de ce foutu mensonge concernant l’alcool pour de bon. Mais ça n’a plus aucune importance. Tout ce qui lui reste en tête, c’est cette façon qu’il avait de parler à ses clientes… Elle sent une boule se former dans sa gorge en y repensant.
Elle n’avait pas pu s’empêcher de l’observer, depuis sa table avec ses amis, et elle l’avait vu d’encore plus près, quand elle s’était assise juste en face de lui, au bar. Et elle ressassait cette foutue question en boucle, depuis la veille.
Il ose faire ça juste devant moi ?
Elle se sentait à la fois en rage, et complètement désemparée. Il draguait ses clientes. Il n’y avait pas d’autres mots. Ces sourires en coin, ces regards qu’il leur adressait, sa façon presque mielleuse de leur parler quand il prenait les commandes ou les encaissait… Il les regardait de la même façon qu’il l’avait regardée elle, la fois où ils s’étaient rencontrés dans ce café. Elle en aurait mis sa main à couper.
Je comprends mieux pourquoi il voulait pas que je vienne à son travail.
En le voyant agir ainsi, elle s’était sentie en colère. En colère, mais aussi humiliée. Elle avait laissé exactement le même schéma qu’avec D se reproduire.
⁂
Il y avait des jours où D se faisait désirer. Parfois une semaine sans qu’elle ait aucune nouvelle de lui, sans savoir ce qu’il devenait. Mais Lyla l’excusait : il avait une vie fort mouvementée. Il lui arrivait beaucoup de péripéties en très peu de temps.
Les amis de la jeune femme ne l’aimaient pas beaucoup. Ils le trouvaient faux, superficiel, et étaient persuadés qu’il mentait comme il respirait. Mais on n’écoute rien, lorsqu’on est amoureux. On devient aveugle, sourd, on ne doute de rien. On ignore tous les signaux que l’univers s’acharne à nous envoyer. On ne voit pas tous ces drapeaux rouges hissés au vent, on n’entend les claquements des drisses pendant la tempête. Plus rien n’existe que l’Autre.
Maintenant, elle sait tout ça. Mais à l’époque, elle n’écoutait personne. D avait été le premier homme à la regarder de cette façon, le premier à la faire se sentir si spéciale qu’elle en oubliait tout le reste. Et quand on est traité de cette façon, on en perd la tête.
Pourtant elle avait fini par comprendre. Ça avait pris des mois, et c’était bien après le début de leur relation, bien après cette soirée à la plage où elle l’avait rencontré. Elle avait enfin su qu’il mentait. Il n’avait aucun problème avec sa famille, son travail ou ses amis. Il avait tout inventé pour couvrir ce qu’il faisait vraiment.
— Mon père est malade, il faut que je retourne chez lui.
Une grande blonde digne d’être mannequin.
— Mon oncle s’est fait larguer, on va passer une semaine chez lui avec ma mère pour lui remonter le moral.
Une magnifique rousse.
— J’ai un ami qui a des galères pour déménager son appart’, je vais aller l’aider.
Une splendide brune de passage dans la région.
Lyla avait découvert le pot aux roses un beau jour, lorsqu’elle était venue chez lui à l’improviste pour lui faire une surprise. La surprise avait été de taille, en effet. Et elle aimerait oublier ce qu’elle avait vu ce soir-là.
Elle en avait eu le cœur brisé.
Elle n’était donc pas la seule à recevoir ces regards lourds de sens, ces étreintes, ces… moments d’intimité. Elle en avait eu envie de vomir, de l’imaginer avec toutes ces filles. Et elle se haïssait de s’être laissée embobiner aussi facilement. De s’être emballée aussi vite avec cet inconnu, d’avoir sincèrement cru qu’il n’y avait qu’elle dans sa vie.
Et, malgré elle, Lyla avait dû affronter les terribles étapes du deuil d’une relation amoureuse, mois après mois.
Le choc. Cette crise d’angoisse monumentale qu’elle avait endurée lorsqu’elle avait réalisé ce qu’il se passait dans son dos depuis tout ce temps, tous ces mensonges, toutes ces absences. C’était trop dur à encaisser, alors…
Le déni. Alors elle s’était dit que… peut-être que c’était faux ? Peut-être que ce n’était arrivé qu’une fois, peut-être qu’il fallait lui laisser une seconde chance ? Lui laisser une chance de s’expliquer, de tout réparer… peut-être y arriveraient-ils, tous les deux ? Après tout, peut-être…
Le marchandage. Peut-être que c’était sa faute. Peut-être que c’était elle, qui n’était pas assez bien pour lui. Peut-être que si elle avait été plus présente, plus sûre d’elle, plus attirante ou plus… sexy, il ne l’aurait pas trompée ? Et si elle avait été plus attentive à ses besoins ? Mais non…
La colère. Non, ce n’était pas sa faute. Elle avait décidé sur un coup de tête de le bloquer et de supprimer toutes ses conversations avec lui pour ne plus jamais pouvoir les relire. Elle avait mis ses cadeaux et tous ses petits mots au placard, hors de sa vue. Lorsqu’elle était en soirée avec ses amis, elle criait haut et fort qu’il n’était qu’un connard, et qu’elle méritait mieux que ça. De toute façon, elle était bien mieux sans lui, pas vrai ? À moins que…
La tristesse. À moins que la solitude ne soit encore pire que la mauvaise compagnie. Ces semaines, ces mois où elle ne faisait que pleurer, se déprécier. Sans personne, elle n’était plus rien. Toutes ces soirées où Noémie, Ruben ou encore Jenny avaient dû la ramasser à la petite cuillère sans broncher, alors qu’elle pleurait toutes les larmes de son corps et envisageait toutes les solutions possibles pour faire passer sa douleur au second plan. Des solutions que ses amis n’approuvaient pas. Est-ce que les choses pourraient seulement s’arranger un jour ? Est-ce que cette putain de douleur pouvait seulement cesser ? Est-ce que c’était possible ?
La résignation. C’était possible, oui. Il était possible de conjuguer leur relation au passé, de regarder vers l’avant même lorsque tout nous tirait en arrière. Il était possible de penser à D sans s’effondrer et rester prostrée sur le sol. Il était temps d’avancer, d’oublier ces événements et de vivre d’autres choses, d’autres histoires. Finalement…
L’acceptation. Finalement, peut-être était-ce mieux comme ça. Peut-être que cette histoire l’avait fait grandir, l’avait rendue plus vigilante, lui avait appris qu’il ne fallait pas croire n’importe qui sur parole. Peut-être qu’il était nécessaire qu’elle rencontre D avant de trouver quelqu’un de mieux. Maintenant…
La reconstruction. Maintenant, il fallait avancer. C’était toujours plus facile à dire qu’à faire, mais elle devait essayer, non ? Sinon, comment savoir si elle en était capable ? Sans vraiment de conviction, elle s’était inscrite sur Dinter, et avait parlé à deux ou trois personnes puis… elle ne se souvenait plus. Elle avait supprimé l’application de son téléphone, un beau jour. Cette étape était restée en suspens.
⁂
Quand elle regarde en arrière aujourd’hui, elle ne voit qu’un immense chaos. Ces étapes s’étaient entremêlées, enchaînées sans aucune logique, emboîtées les unes dans les autres. Par moments, elle a même l’impression que beaucoup de souvenirs de cette période se sont effacés. Tout ce qu’elle sait, c’est que ça avait été difficile, terriblement difficile. Mais comment avait-elle pu pleurer autant pour une personne aussi néfaste ? Comment avait-elle pu abandonner sa dignité au point de penser qu’elle était le problème ? Cela la dépasse, aujourd’hui.
Mais, bien que cela la dépasse… elle pense toujours à D. Oui, elle s’est réinscrite sur Dinter, et elle a rencontré Nathan. Mais l’ombre de cette ancienne relation plane toujours, comme un spectre, pour la parasiter.
Est-ce qu’il est sérieux avec moi ? Pourquoi est-ce qu’il ne voulait pas que je rencontre ses amis ? Pourquoi est-ce qu’il ne me parle pas de sa sœur ? Qu’est-ce qu’il me cache d’autre ? Quand est-ce qu’il m’en parlera… s’il compte seulement le faire ?
Et… comment il regardait ses clientes.
Elle sent les larmes lui monter aux yeux et, d’un geste brusque, elle attrape son téléphone. Sans réfléchir ni rattraper aucune de ses notifications, elle se met à taper très vite dans sa conversation de groupe. Et d’un bloc, elle expose ses doutes sur Nathan.
Heureusement pour elle, Noémie et Rafael sont connectés, et se mettent à lui répondre dans un chaos de messages successifs..
— Arrête de t’angoisser, Lyla. Je suis sûre qu’il va t’en parler, pour sa sœur.
— Et toi aussi, tu lui avais sorti un mensonge sur l’alcool. C’est peut-être pas la même chose, mais il y avait rien de grave. C’est peut-être pas grave non plus pour lui.
— Mais oui, voilà ! Il est adorable, il a l’air super attentionné… C’était peut-être juste trop tôt pour lui pour que tu rencontres ses potes ?
— Oui, et vraiment, au lycée, il était cool. Je pense pas qu’il ait pu drastiquement changer pour devenir un connard. Vraiment pas.
— Et il est super beau gosse !!
Lyla sourit devant cette intervention de Jenny, qui vient de se connecter. Bon… ses amis ont sûrement raison… Oui, elle lui a menti aussi. Et c’est vrai qu’elle pourrait tout simplement lui poser la question, concernant sa sœur…
Elle soupire et se passe la main sur le visage. Il faudrait vraiment qu’elle arrête de se monter la tête comme ça. Ce n’est pas bon pour elle. Si ça se trouve, elle se fait des idées, sur son attitude au bar. Il se comportait de la même façon avec ses clients, après tout.
— Au pire, pose-lui la question pour sa sœur, non ? Mets ça à plat, ça vous fera du bien.
Elle lit ce dernier message de Rafael, et soupire. Il a raison, c’est sûr… Mais… elle a tellement peur de ce qu’elle pourrait entendre. Entre ça et sa remarque sur le fait qu’elle ne risquait pas de rencontrer ses parents… Est-ce qu’il cherche vraiment à la tenir à l’écart de tout son entourage ?
Non, elle doit arrêter de se prendre la tête.
— Bon allez, il faut faire quelque chose de cette journée…
Elle s’étire, repose Sinicat à côté d’elle et se secoue. Elle ne va quand même pas passer son dimanche à ruminer dans son lit. Son regard se pose sur ce roman, sur son bureau. Du mal à faire confiance, à s’affirmer, à montrer ses faiblesses… Oui, plus elle y pense, plus elle se reconnaît dans le personnage masculin. Elle est comme ça avec Nathan… Mais dans le roman, lui et la fille se retrouvent.
Ils triomphent des épreuves et deviennent plus forts que jamais pour se réunir.
⁂
Épuisée par cette journée en entreprise, Lyla jette son sac sur son canapé et s’écroule en soupirant. Et dire qu’on n’est que mercredi… Cette semaine est particulièrement difficile, dans la boîte où elle travaille. Un bad buzz à gérer… Et quand c’est comme ça, évidemment, les équipes en communication ont du boulot. Et évidemment bis, c’est elle qui doit répondre au flot de commentaires négatifs, essayant tant bien que mal d’ignorer ces critiques de parfaits inconnus anonymes sans les prendre pour elle. Vraiment, tout ce dont elle a besoin en ce moment.
Pour couronner le tout… elle a eu beau demander à Nathan à se voir, n’importe quel soir où il serait en repos, il est resté plutôt évasif, lui répondant qu’il devait voir un pote. Bon, elle n’était visiblement pas prévue dans ce programme. Tant pis.
Comme pour la contredire, son téléphone se met à vibrer à cet instant. Message de Nathan.
— Hey, alors comme prévu, je serai au bar ce soir avec mon pote Setsuo et il veut absolument te rencontrer. C’est au Wrap Tone, aux rives, ça te dit ? Si t’es fatiguée t’inquiète pas, je comprends, surtout que tu bosses demain.
Oh, alors elle est invitée parce que ce Setsuo veut la voir ? En effet, on dirait presque que Nathan essaie de la décourager… Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ?
Elle se secoue pour lui répondre. Setsuo… C’est le garçon de la photo accrochée au bar, elle s’en souvient. OK, pourquoi pas.
Nathan lui propose vingt heures, et de manger dans un kebab pas très loin. Elle ne le connaît pas, celui-là, mais ça ira. Des frites restent des frites.
L’affaire conclue, alors qu’elle s’apprête à lâcher son téléphone, elle a un mouvement de surprise en voyant son dernier message. Un cœur, tiens… Elle sourit et en renvoie un. C’est idiot comme une émoticône peut lui remonter le moral.
⁂
Lyla s’éveille en bâillant au son de son réveil, qu’elle avait programmé dans le cas où… dans ce cas précisément. Elle repose Sinicat à côté d’elle et s’étire, bien reposée. Elle est plutôt contente d’avoir fait cette petite sieste. Sans ça, il y a fort à parier qu’elle se serait endormie sur place, au Wrap Tone. Ou alors, elle aurait complètement raté le début de la soirée. Ces baisses d’énergie se produisent bien trop souvent à son goût…
Elle se place devant sa penderie pour sélectionner un t-shirt. Celui-là, le blanc… il irait bien avec sa veste noire en similicuir. Quant au bas… elle avise sa jupe à carreaux rouges et noirs. À une époque, elle la mettait avec cette veste. Ses grosses chaussures noires à motifs de roses rouges, des collants stylisés… Ça allait bien ensemble… Elle reste quelques secondes à regarder la jupe, se demandant si elle va la ressortir.
Mais non, définitivement non. Ce n’est plus elle.
Elle reprend le jean qu’elle portait au travail et l’enfile avant de se diriger vers sa salle de bains. Pourquoi pas un peu de maquillage, par contre… Elle n’en met pas souvent, mais Nathan a l’air d’apprécier. Pas qu’il ne l’aime pas sans, mais ça ne fait pas de mal de temps en temps.
Elle applique un trait de liner et un peu de mascara avant de ressortir en bâillant. Il est temps de se mettre en route.
⁂
Elle est arrivée légèrement en avance, et pas de Nathan dans les parages. Il lui a envoyé un message pour prévenir qu’il aurait une dizaine de minutes de retard, alors elle l’attend devant, désœuvrée. Mais en se tournant, elle aperçoit un jeune homme à sa gauche. Une veste haori bleu ciel, des chaussures en toile assorties, et ce visage… Ce ne serait pas l’ami de Nath ?
Elle s’avance doucement vers lui et, dès qu’il l’aperçoit, il s’écrie :
— Eh mais, t’es Lyla, c’est ça ?
— Euh, oui, comment t’as su ?
— Nath m’a montré une photo de toi ! Toi, j’imagine que tu viens vers moi parce que tu sais qu’il a un ami japonais et que je suis le seul asiat’ dans le coin, hein ?
— Euh, non, pas du tout, je…
Elle reste à un peu moins de deux mètres de lui, perplexe. Il est… plutôt expansif et agité, et quelque part, il lui rappelle un peu Jenny et Logan. Mais elle ne s’attendait pas à ce qu’il entame la conversation comme ça. Est-ce qu’il s’est déjà braqué ? Vexé ? Elle n’en a aucune idée.
— En fait, j’ai vu une photo de toi avec Nathan sur le mur à l’Aquariel.
Il éclate de rire.
— Ah mais oui, c’est vrai ! Mais t’inquiète pas en vrai, je te charriais. Enfin, toi t’es comme moi, hein ? Toujours bien à l’heure ou en avance.
— C’est un peu ça…
— C’est notre malédiction, d’attendre les autres.
Elle se détend un peu plus et se rapproche, sans savoir quoi dire. OK, peut-être qu’elle va mettre un moment à s’adapter à son sens de l’humour, mais il semble sympathique. Et lui non plus, il ne force pas pour faire la bise, c’est très bien comme ça.
— Alors, comment t’as rencontré Nathan ?
— À la fac de droit. Ça doit faire… six ans, maintenant ?
De fil en aiguilles, ils se mettent à discuter. Il la questionne au sujet de sa vie, de ses passions et de ses projets… Elle lui retourne les questions, et apprend qu’il est organisateur d’événements. Concerts, festivals, en ville et ailleurs… Elle l’écoute en parler avec passion, avec ses grands gestes et ses yeux pétillants. En voilà un qui a l’air d’adorer son métier… Elle aimerait pouvoir en dire autant.
— Hey, désolé pour l’attente !
— Salut, Nath !
Elle tourne la tête pour voir son petit ami arriver, presque essoufflé. Il se passe une main dans les cheveux avant de venir saluer Setsuo d’un check, puis s’approche d’elle et la serre par la taille.
Est-ce qu’il va…?
Il semble hésiter, et ils se fixent l’un l’autre un moment sans bouger. Puis il se penche pour l’embrasser au coin des lèvres.
— Salut…
Elle répond dans un souffle, le cœur emballé. C’est bon, tout se passe bien.
— Bon, on va à l’intérieur ? Je vous ai fait perdre assez de temps comme ça !
Il lâche la taille de Lyla mais l’entraîne doucement par la main, Setsuo derrière eux. Ils choisissent une table de quatre, près d’une baie vitrée, et Lyla se met à observer son environnement. La rangée de gens à côté d’eux, derrière un ordinateur et des manettes dans les mains, qui jouent en se chamaillant bruyamment, les consoles et jeux d’arcade mis à disposition des clients… Le tout sous un éclairage aux néons et sur des musiques synthwave et rétro.
— Il y a des cocktails à thème de jeux vidéos, lui explique Nathan en lui tendant son téléphone après avoir scanné un QR code. Tiens, tu peux regarder, Set’ et moi…
— On va encore se mettre une mine avec leur mètre de shooters arc-en-ciel, complète son ami.
— Exactement. Mais, pas dès le début de la soirée, quand même. Je vais commencer sagement.
— Un cocktail Pocket Monsters, peut-être ?
— Ouais. La vodka, ça me réussit.
Lyla relève la tête, indécise. Elle a vu celui dont ils parlent, sur la liste. Vodka, citron, orange sanguine… Pourquoi pas, mais… elle n’a tellement pas envie d’être bourrée. Encore moins à jeun. Et malgré elle, elle n’est pas très à l’aise en les entendant parler de se mettre une cuite comme ça. Elle espère que Nathan ne sera pas trop KO pour la raccompagner.
Elle se décide finalement pour un petit cidre. Les cocktails, on verra après manger. Nathan prend son portefeuille et annonce qu’il paye la première tournée. C’est bon, la soirée peut commencer.
⁂
Jusqu’ici, tout se passe plutôt bien. Le kebab était bon, et même si Setsuo est toujours aussi agité et que l’alcool ne l’arrange pas… Lyla commence à le trouver vraiment sympathique. Entre son humour toujours bien placé, ses yeux pétillants et ses dix mille idées à la minute… Il la fait rire, franchement. Et elle se sent bien avec lui. Et elle est un peu flattée qu’il ait insisté pour la rencontrer, et qu’il lui ait lui aussi payé un verre.
— Bon… je vais fumer, moi.
— Ça marche, je vais passer aux toilettes.
En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, Lyla se retrouve seule à la table. Elle sort alors son téléphone pour patienter, répondant à deux ou trois messages non lus de ses amis sur la discussion de groupe.
— Salut.
Elle sursaute en apercevant le jeune homme qui s’est posté devant sa table, les mains dans les poches. Veste en jean sur un sweat gris, barbe bien taillée, cheveux bruns avec un sidecut, plus grand que Nathan… elle ne l’a jamais vu. Alors qu’est-ce qu’il fait là ?
Elle bredouille une réponse et sans attendre, il s’assied en face d’elle. OK, plutôt direct…?
— Moi c’est Roman. Nathan m’a dit où était votre table.
— Oh, euh… tu le connais, toi aussi ?
Fausse alerte, on dirait.
— Ouais, on est amis depuis la fac, quand je faisais psycho. On s’était rencontrés dans un bar, et on est devenus potes. Je devais pas venir à la base mais je m’ennuyais, et comme j’ai appris que tu venais… C’était l’occasion de te rencontrer. Enchanté.
— Eh ben… de même.
Elle ne sait déjà plus quoi dire, perturbée. Son prénom lui dit quelque chose, en effet, Nathan a dû le mentionner. Mais elle ne s’attendait pas à son arrivée, et ses yeux noisette sont rivés dans les siens. Il a un regard un peu perçant, comme s’il cherchait à l’analyser.
— Ah, tiens… Setsuo qui revient. Dommage.
— Comment ça, dommage ?
— Ben il est insupportable, ce con !
Elle se fige. Il dit ça aussi fort, alors qu’il pourrait l’entendre ? Tous les deux, ils ne sont pas amis…? Roman lève un sourcil en voyant sa tête, avant de se justifier :
— Eh, euh, je rigole hein. Me regarde pas comme ça, je l’adore. Tu… tu parles jamais comme ça de tes potes ?
Elle se remet à regarder dans le vague, confuse. Non, pas vraiment, en réalité… À part un petit « je t’emmerde » de temps en temps… elle ne les insulte pas, surtout pas quand il y a des chances qu’ils l’entendent.
— Bon, OK… Alors fais pas attention, les gars et moi, on se tacle beaucoup, mais c’est pour rire. On le pense pas.
Elle acquiesce, un peu perplexe. C’est vrai que ses amis ont aussi tendance à faire ça entre eux, quand elle y réfléchit. Mais depuis le temps, elle ne prend même plus la peine de relever. Elle s’y est habituée.
— Est-ce que je suis vraiment plus insupportable que toi ?
Le regard malicieux de Setsuo confirme que ce n’est que de l’humour. Bon, tout va bien, alors. Tandis que Nathan revient dans le bar, Lyla se tourne vers Roman pour lui demander ce qu’il fait dans la vie. Et encore une fois, elle est impressionnée. Non pas parce qu’il est aussi passionné que Setsuo, mais… au contraire. Parce qu’il est complètement l’inverse. Roman travaille en comptabilité et se moque totalement de son job. Il vient à l’heure, fait son travail, repart à l’heure. Il se mêle le moins possible à ses collègues, ne leur parle jamais de sa vie et ne pense plus à son travail sitôt la porte franchie le soir. Il travaille uniquement pour son salaire et se fiche éperdument du reste. À défaut de trouver un métier qui lui corresponde, Lyla aimerait apprendre à être aussi détachée, à ne pas s’impliquer émotionnellement et ne pas se sentir plus bas que terre dès qu’un collègue ou un supérieur lui fait une réflexion. Ça se travaille, comme dirait Jenny…
— Et toi ? Nath m’a dit que tu dansais et tout… T’as jamais eu envie d’en faire ta carrière ?
Oh non, pas encore ce sujet… Elle commence à lui répondre, quand Nathan se rassied. Un poil plus loin d’elle qu’avant de sortir fumer, remarque-t-elle. Il a sûrement compris…
— Bon alors, on boit quoi ? Lyla, tu veux un truc alcoolisé maintenant qu’on a mangé ?
— Au cas où tu l’aurais oublié, répond Setsuo, il y a de l’alcool dans le cidre.
— Il y en a presque pas !
— Alcoolique.
— Ça va, eh !
Lyla les écoute se chamailler en souriant dans son coin. C’est vrai, il a l’air d’y avoir beaucoup de complicité entre eux trois.
Ils sont enfin décidés, et Lyla choisit de prendre un jägerbomb. Un petit cocktail énergisant ne lui fera pas de mal, histoire de tenir debout toute la soirée.
— Bon, je vais payer, déclare Roman.
Et sans laisser à qui que ce soit le temps de protester ni de le remercier, il s’est déjà éloigné. Eh bien, les amis de Nathan sont généreux avec elle.
⁂
L’arrivée de Roman a encore plus détendu l’ambiance à leur table. Setsuo commence à être bien éméché. Il parle encore plus que d’habitude et se met à rire pour un rien sans tenir en place. Roman et Nathan, eux, sont légèrement ivres aussi, mais clairement pas autant que lui. Lyla l’observe en souriant, sirotant lentement son jägerbomb de son côté. Elle n’a vraiment pas envie de se retrouver dans le même état. Surtout qu’elle travaille, demain…
Puis soudainement, il sort son téléphone de sa poche et pousse un cri d’indignation :
— Quoi ? Mais comment ils abusent !
— De qui ? s’enquiert Nathan après un cul-sec.
— Les gens pour qui on bosse en ce moment. C’est encore eux qui envoient des SMS ! À une heure pareille, on n’a pas idée…
— Red flaaaag, se contente de dire Roman sans lever les yeux avant de finir son verre.
— Pff, je vais clairement pas leur répondre à cette heure.
— C’est pour organiser quoi ? demande Lyla, curieuse.
— Tu vois le festival de Bellemire là ? Ben en gros, c’est des gens qui veulent leur faire concurrence qui nous ont engagé. Ouais, ils se sont vraiment présentés comme ça, en parlant directement de concurrence. Mais ils sont super chiants, ils nous appellent tout le temps pour régler des détails inutiles, ils gueulent au moindre truc qui va pas…
— Quel enfer, lâche Nathan. Pourquoi ta boîte les envoie pas chier ?
— Parce que ça nous ferait une mauvaise réputation, répond-il sur un ton caricatural. Enfin voilà… Ces gens qui veulent tout le temps tout contrôler, quelle angoisse.
— Ouais, appuie Nathan, on est bien d’accord.
— Ah c’est vrai que t’en sais quelque chose, toi…
Lyla redresse la tête, curieuse, alors que Nathan s’est figé. Il rit nerveusement :
— De quoi tu parles ?
— Roh, désolé, c’est pas cool de parler de ça devant ta copine… Mais ouais, Camille, là.
— Euh…
Lyla le fixe, perplexe. Pourquoi ce ne serait pas cool de parler de ça devant elle ?
— Camille ? tente-t-elle, trop curieuse. C’est qui ?
— Son ex, répond Setsuo. Vraiment le pire control freak.
— Set’, lance Roman, tu devrais pas…
— C’était genre… une meuf qui voulait que tout soit parfait tout le temps ?
Setsuo acquiesce tout en buvant une autre gorgée de son cocktail, alors que Nathan lève les yeux au ciel :
— Eh, c’est bon, on n’est peut-être pas obligé de parler de mon ex en pleine…
Mais il n’a pas le temps de terminer :
— Pas une meuf. Un mec. Mais oui, c’était ça.
Lyla sursaute légèrement et se met à fixer Nathan, qui semble se décomposer et baisse la tête sur son verre.
— T’es sorti avec des mecs aussi…?
Elle aurait aimé que cette phrase ne sorte pas de sa bouche d’un ton presque accusateur. Elle aurait aimé que l’on ressente à son intonation que cela ne changeait rien pour elle, que ça n’avait aucune importance… Elle aurait vraiment aimé.
Mais ce n’est pas ce qu’il s’est passé.
— Euh, oui, c’est arrivé une ou deux fois….
— Une ou deux fois ? crie presque Setsuo d’un air scandalisé. Mais…
Il se tait soudainement alors que Roman lui envoie un coup de coude, et que Nathan lui adresse un regard qui semble suppliant. Son ami se mord alors la lèvre, et Roman le tire par la manche.
— Bon, toi, tu vas venir boire un verre d’eau avec moi.
— OK…
Penaud, Setsuo le suit vers le bar. Et ça y est, elle se retrouve seule avec Nathan. Elle essaye de retrouver une contenance et s’éclaircit la voix.
— Alors, t’es bi…?
— Oui, répond-il à voix basse, sans affronter son regard.
Elle reste muette et le fixe sans aucune expression, perdue. Elle aimerait tant le rassurer, lui dire qu’elle s’en fiche. Mais tout ce qui lui traverse l’esprit, c’est cette soirée au bar où elle l’a vu avec ses clients.
Ces sourires charmeurs, ces regards appuyés…
Elle s’était rassurée comme elle pouvait.
Il se comportait de la même façon avec ses clients, après tout.
Maintenant, ça ne voulait plus rien dire. Est-ce qu’il les draguait aussi…? Et ce soir-là, il lui a menti en plus de ça. Il lui a dit que cette photo sur le mur ne voulait rien dire, qu’il protestait simplement contre la manifestation. Pourquoi ne pas lui avoir révélé à ce moment-là ? Pourquoi, alors qu’il travaille dans un bar LGBT, alors qu’il semble s’assumer ? Est-ce qu’il ne lui fait pas assez confiance ? Ou… est-ce qu’il a autre chose à cacher ? Est-ce qu’elle est la deuxième copine…?
Elle s’éclaircit la gorge et, en voyant Setsuo revenir, elle se contente de lâcher :
— D’accord, OK.
Nathan ne réagit pas et reprend une gorgée, le regard toujours fuyant.
Puis Lyla se remet à discuter avec Roman tentant tant bien que mal de passer à autre chose.
⁂
— Pourquoi tu m’as pas dit la vérité, ce soir-là ? Quand j’ai vu ta photo avec Setsuo ?
Assis dans le salon de Lyla, ils se font tous les deux presque face, un verre d’eau chacun devant eux. Nathan l’a raccompagnée à la fin de la soirée et, tout le trajet durant, elle avait du mal à le regarder en face, pensive, et vexée qu’il lui ait menti. Il l’avait bien senti et il savait sans doute qu’en la raccompagnant chez elle, il s’engagerait forcément dans une discussion très peu agréable. Mais il fallait assumer son mensonge, n’est-ce pas ? Tout comme elle a assumé le sien concernant l’alcool.
Nathan a l’air de réfléchir, les yeux dans le vague. Puis il prend une mine plus renfrognée.
— Je… j’aime pas parler de ma bisexualité. C’est difficile pour moi, parce que les gens sont souvent… dégoûtés. Ou alors ils pensent que je suis un coureur, ou qu’il y a deux fois plus de chances que je sois infidèle, des trucs du genre… Et ça m’énerve.
Lyla se tend. Elle n’aime vraiment pas cette explication.
— Tu pensais pas que c’était important de le dire à ta… Enfin, de me le dire ?
— Si, évidemment. Mais je voulais prendre mon temps pour faire ça bien, je voulais pas te balancer ça n’importe comment, au bar. J’avais pas envie que tu penses que juste à cause de ça, j’étais pas sérieux avec toi.
— Je…
Je n’ai jamais pensé ça.
C’est ce qu’elle voudrait dire. Mais c’est faux. Depuis qu’elle l’a vu avec ses clientes… et ses clients, elle ne peut s’empêcher de douter. Il se comporte comme D. D, qui était barman, et un putain de menteur pathologique en plus de ça.
Elle soupire et s’assied pour réfléchir à une réponse convenable.
— C’est juste que l’autre fois quand je suis venue dans ton bar, tu… t’arrêtais pas de sourire à tes clientes d’une façon qui me paraissait pas juste… bienveillante. J’ai essayé de me rassurer en me disant que tu faisais pareil avec les clients hommes. Et maintenant, j’apprends que t’es bi alors… Je sais pas, ça me fait bizarre. En plus à la base, tu voulais pas que je vienne te voir travailler là-bas. Je peux pas m’empêcher de me demander pourquoi.
Nathan s’assied en face d’elle et se passe la main dans les cheveux, le regard sombre.
— Pourquoi ? Tu penses vraiment que j’essaie de draguer tout le monde ? Tu penses que je voulais pas que tu viennes parce que j’avais peur de pas pouvoir pécho mes clients tranquillement ? Tu penses vraiment que c’est mon genre ?
— Bah j’en sais rien, Nath, je te connais à peine !
Il soupire et cesse de la regarder dans les yeux. Cette fois, il est vraiment contrarié.
— Ben, non. Non, ne suis pas comme ça. Si je voulais pas que tu viennes sur mon lieu de travail, c’est parce que ça me gêne que les gens que je connais me voient bosser. C’est tout, et c’est pareil avec Set’ ou Roman.
Avant que Lyla ne puisse ajouter quoi que ce soit, il poursuit :
— Et je drague pas mes clients. C’est pas mon genre et je l’ai jamais fait, que je sois célibataire ou pas. Et s’il y en a un ou une qui essaie de me draguer, je refuse ses avances. J’essaie juste d’être… d’être commerçant. J’essaie d’être amical et d’être chaleureux, parce que ça attire les clients et ça booste les ventes. Je sais pas, dans les autres bars où t’es allée, t’as jamais eu l’impression que les barmen ou les barmaids se comportaient comme s’ils étaient tes meilleurs potes ? Ben c’est exactement ça. J’aime vraiment être au contact des gens donc je le fais aussi par plaisir, mais c’est une stratégie avant tout.
Lyla ne dit rien, réfléchissant à ses paroles. Il a raison. Dans les bars qu’elle a l’habitude de fréquenter… elle a déjà vu ce comportement. Et ça ne l’avait pas choquée.
— Puis je suis désolé, mais je trouve pas ça très correct que tu me tombes dessus par rapport à ça alors que tu m’as menti aussi.
Elle sursaute presque, touchée. Il est vraiment très direct, et ça ne lui ressemble pas. Est-ce que c’est à cause de l’alcool ?
— Je te demande pas de t’excuser ni rien, ajoute-t-il après un soupir. Tu l’as déjà fait, et c’est du passé. Mais tu peux pas me reprocher à ce point-là de t’avoir menti, t’as pas été irréprochable non plus.
Elle se ferme, une boule dans la gorge. Elle ne sait plus quoi lui dire. Il a raison, sur ce point-là. Elle lui a menti, et elle ne sait toujours pas pourquoi elle l’a fait. Mais lui… il lui cache toujours l’existence de sa sœur. Il n’est pas plus honnête qu’elle.
Elle essaie de ne rien laisser paraître. C’est idiot, ces mensonges, ces non-dits… Il faut bien commencer quelque part.
— OK, je suis désolée d’avoir réagi comme ça par rapport à… à ton orientation sexuelle. Honnêtement, je pense qu’il y a eu une période où… ça aurait eu aucune importance, et j’aurais pas été plus méfiante.
— Mais…?
Même si le ton de Nathan s’est radouci, il semble toujours sur la défensive.
— Mais j’ai eu un ex, Dorian, qui… qui a vraiment tout gâché. Il était barman, comme toi, et… et lui, pour le coup, il draguait vraiment ses clientes. Et pas que. Il m’a trompée énormément de fois, avec un nombre de filles… que j’ose même pas essayer d’imaginer. Je me suis mis des œillères pendant très longtemps, j’écoutais pas mes amis quand ils me disaient que je devais me méfier de lui… Et le jour où j’ai découvert le pot aux roses, j’en ai énormément souffert.
Nathan hoche gravement la tête, l’air attristé.
— J’ai eu beaucoup de mal à me remettre de notre rupture, et… même si ça fait bientôt un an, j’y pense encore beaucoup. Je pensais que ça irait mieux avec toi, mais… mais je crois qu’il m’a rendue jalouse, avec ses conneries. Et je suis désolée que ça retombe sur toi…
Nathan semble se détendre, mais ne répond pas tout de suite, en pleine réflexion. Il termine son verre d’eau avant de répliquer, bien plus doucement :
— Je comprends. C’est… c’est super dur, d’avoir sa confiance trahie comme ça, et c’est normal que ça laisse des traces. Je suis désolé que t’aies vécu ça.
— C’est ça, c’est que… ça rend parano. Je sais pas si tu l’as déjà vécu et je le le souhaite pas, mais… le moindre truc un peu suspect, le moindre signe et on s’imagine que ça va recommencer. Alors c’est pas… c’est pas le fait que tu sois bi. Je m’en fous, vraiment, c’est plutôt… le fait que tu m’aies pas dit la vérité. Parce que moi, je peux pas m’empêcher de m’imaginer que tu m’as menti pour continuer à voir un ou… des mecs dans mon dos, sans que je suspecte quoi que ce soit.
— Ouais. Je vois.
Elle scrute ses expressions, tendue. Mais il n’a pas l’air en colère.
— Mais je… je te crois, si tu me dis que c’est pas le cas. Les gens peuvent être tellement… fermés. J’ai déjà même entendu des mecs gays ou des filles lesbiennes avoir des propos vraiment rétrogrades sur les bis ou les pans, alors… Je comprends que t’aies eu peur de me le dire.
— Ouais. Comme quoi on a deux fois plus de chance d’être des partenaires infidèles.
Il a dû l’entendre souvent, à voir sa tête. Le regard las, sur la défensive, il joue avec ses clés.
— Moi je dirais plutôt… que t’avais deux fois plus de choix de partenaires. Et que t’es quand même allé vers moi.
Elle lui a fait relever la tête. Et il retrouve le sourire, enfin.
— C’est trop mignon de le voir comme ça.
C’est bon, la tension est définitivement redescendue.
– Ouais, j’ai un peu honte, mais ouais… Je me suis dit que cette fois, j’allais me fier à leur jugement.
– Je comprends, en vrai. Et ça me rassure, parce que si on se voit toujours, c’est qu’ils m’aiment bien.
– Oui, c’est le cas.
Il sourit plus franchement.
— Bon, puisque tu m’as dit tout ça… Si je t’ai pas parlé de ma bisexualité, c’est en partie à cause de mon ex, moi aussi. Celui que Set’ a mentionné tout à l’heure, Camille. Il… il voulait que je cache cette partie de moi. Pas que ça, mais… entre autres, quoi. Il était vraiment épuisant, et… je pense que ça a laissé des traces, chez moi aussi.
Ah, là… elle comprend mieux. Lui aussi, il a eu un ex dans le genre toxique.
— Bref, c’est une longue histoire, mais il voulait tout le temps tout contrôler, et maintenant… je suis un peu plus méfiant aussi. J’ai du mal à me livrer, on va dire. Et moi aussi, je suis désolé que ça tombe sur toi.
Elle n’ajoute rien. Peut-être que ça expliquerait pourquoi il ne lui parle pas de sa sœur ? Si c’est ça… c’est un peu rassurant. Nathan repose son verre et se lève.
— Bon… Je vais te laisser, je sens que t’es fatiguée.
— Attends, je… J’ai une dernière question…
— Dis-moi ?
Même s’il semble se tendre légèrement, il a l’air disposé à lui répondre.
— Je repense à la photo… Finalement, Setsuo, c’est aussi ton ex ou pas ?
Elle a demandé du ton le plus neutre possible. Peu importe ce qui a pu se passer entre eux s’ils sont purement amis aujourd’hui. Elle est capable de passer outre, pour lui.
— Oh, euh… Non. C’est… un peu plus compliqué que ça. À l’époque de la photo, moi j’avais vraiment fait ça pour protester, pour le fun. Et je pensais… que Set’ était hétéro.
Il regarde dans le vague tout en triturant son bracelet.
— Mais j’ai découvert plus tard qu’il était plutôt pan, et qu’il avait un… crush sur moi. Depuis le début. Des sentiments plutôt qu’un crush, en réalité…
— Oh, je… je vois.
Ça a l’air de le mettre mal à l’aise de parler de ça, et c’est le moins qu’on puisse dire. Elle se demande comment elle réagirait, à sa place, si Rafael devait lui déclarer sa flamme. Oui, ça serait très bizarre.
— J’ai culpabilisé de… pas m’en être rendu compte. On en a beaucoup parlé, quand je l’ai su. Aujourd’hui, ça va, il… il est passé à autre chose depuis, il a commencé à fréquenter une fille et ça a l’air de bien se passer. Enfin, voilà. C’est du passé.
Sur ces mots, il se lève et lui adresse un sourire maladroit.
— Je vais y aller… Je fatigue aussi, finalement.
— Ça va aller… pour rentrer ?
— Oui, t’inquiète. C’est pas si long, et j’aime bien marcher de nuit.
Elle acquiesce et le raccompagne à la porte. Elle se dandine, un peu mal à l’aise.
— Bon, alors… à bientôt ?
— Ouais, à bientôt. Et… c’est bien qu’on ait parlé de ça, je pense.
Elle confirme d’un sourire, avant de bâiller à nouveau.
— Ouais, je… je pense aussi. Rentre bien…
— Merci. Passe une bonne nuit.
Il se penche pour l’embrasser et elle lui rend brièvement son baiser avant de le laisser partir. Au moins, l’odeur de cigarette est partie.
Puis elle retourne au salon pour débarrasser les verres, songeuse. Oui, il était sûrement temps qu’ils aient cette discussion. Même s’il reste encore des zones d’ombre, elle est rassurée qu’il lui ait avoué une partie de la vérité et d’avoir pu se décharger à propos de D. Maintenant, elle sait pour son orientation sexuelle et pourquoi il lui a menti. Il n’a plus qu’à lui parler de sa sœur une autre fois et tout sera réglé. Mais elle verra ça plus tard. Elle n’a pas envie de tout gâcher pour un détail aussi… insignifiant.