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Point de Rupture, 9 : Enchaînement

Il prend un moment pour se reposer, perché tout en haut du volcan. En contrebas, il aperçoit le village. Ses lueurs, familières et rassurantes, et la fumée qui se dégage des cheminées. Il soupire, mélancolique mais soulagé. Il était temps de partir.

 – Chapitre VI

Assise en tailleur sur son fauteuil préféré chez Jenny et Logan, Lyla guette ses notifications, anxieuse. Toujours pas de Nathan en vue… ni aucune nouvelle de lui. C’est bizarre, ce n’est pas son genre d’être en retard à ce point. Est-ce qu’elle devrait l’appeler ?

— Un problème avec ton mec?

Elle laisse échapper un bruit de désapprobation.

— Dis pas ce mot, c’est… J’aime pas.

— Bah, c’est ce qu’il est, non ? Vous êtes en couple donc, c’est ton mec. CQFD.

— OK, va pour en couple. Mais dis copain, pas mec. J’aime pas.

— Bon, si ça peut te faire plaisir…

Le répit de Lyla ne dure qu’une demi-seconde.

— Bon, vous vous êtes embrassés, quand même?

— Comment ça, quand même ? Tout le monde a son rythme, je te signale.

— OK, ça veut dire non.

— Rah, mais ! Si, on s’est embrassés. T’es contente?

Jenny tape dans ses mains tout en s’étalant sur le canapé, les bras levés. Elle crie en direction de la cuisine:

— Mon petit hérisson, tu te rends compte? On a réussi à mettre notre Lili en couple!

— Oui, c’est génial. Et si tu arrêtais de la harceler, pour fêter ça?

Lyla rit en entendant cela. C’est vrai que ça commence à faire beaucoup… Mais avant qu’elle n’ait pu ouvrir la bouche, Logan revient dans le salon, suivi de près par le petit lapin qui trottine gaiement. Il dépose un plateau garni de biscuits apéritifs sur la table basse avant de s’asseoir à côté de sa petite amie, passant un bras derrière ses épaules.

— Alors… ça va avec lui ?

Lyla hausse les épaules avant de saisir un gâteau.

— Ben, t’es bien placée pour savoir que D n’aidant pas, j’ai un peu de mal à faire confiance. Mais c’est bon, on en a parlé, et lui, il m’a raconté des trucs sur son ex aussi. Donc ouais, on progresse. On s’en sort comme des grands, t’as vu?

Jenny rit, complètement surexcitée:

— OK, ça c’est vraiment trop cool. Et désolée, je suis obligée de demander, mais…

— Non, t’es pas obligée, réplique Logan.

Jenny l’ignore complètement :

— Est-ce que vous avez…?

Lyla fixe son amie sans comprendre. Qu’est-ce que c’est que ce sourire, ces yeux à demi-fermés et surtout cette pose, les mains jointes à plat devant son ventre ?

— Quoi…?

— Ben, tu sais… vous l‘avez fait ?

— Eh oh, ma petite chenille, qu’est-ce que je viens de dire! la réprimande Logan. Ça te regarde pas ! Ça nous regarde pas, j’ai pas envie de savoir, moi !

Visiblement exaspéré, il lui envoie un coup de coude et Jenny commence à râler, se justifiant comme elle le peut:

— Quoi ? Je m’inquiète pour la santé de mon amie, et…

— Mais j’ai pas compris, l’interrompt Lyla. Est-ce qu’on a fait quoi?

Ils interrompent net leurs chamailleries pour se tourner vers leur amie, l’air confus.

— Euh, t’es sérieuse ? T’as pas compris?

Lyla lève un sourcil tout en mangeant sa chips à petites bouchées, perdue. C’était si évident?

— Ben…

Avant qu’elle n’ait le temps d’ajouter quoi que ce soit, la voix de Noémie s’élève depuis la cuisine:

— Ça parle de sexe !

En moins d’une seconde, Lyla se sent rougir comme une pivoine. Tout se connecte. Oui, en effet. Vous l’avez fait… En y réfléchissant, c’est logique.

— Je…

— Non, non, t’oblige pas à répondre à ça, coupe Logan. On n’a pas à savoir.

Puis, alors que lui et Jenny recommencent à se disputer gentiment, Lyla sort ses clés de sa poche et se met à les triturer, nerveuse. Le sexe. En voilà un sujet.

Elle et Nathan n’ont… non. Pas encore. Ils ne sont jamais allés plus loin que s’embrasser, même quand ils dorment ensemble. Les câlins et les bisous, ça lui va tout à fait. Elle ne s’était même pas encore posé la question, à vrai dire. Mais Nathan… Évidemment, il a dû y réfléchir, lui. C’est un mec, après tout. Elle se déteste instantanément pour cela, mais c’est la première chose à laquelle elle a pensé. Mais que ce soit un mec n’a aucune importance, là tout de suite.

Ou peut-être un peu.

Ce qui compte, c’est… le fait qu’il soit à l’aise avec elle. À chaque fois qu’ils se retrouvent à dormir ensemble, il est à l’aise. Il n’a aucun souci à l’embrasser, la serrer dans ses bras, poser sa main sur sa taille ou sa hanche…

Oui, il y a sûrement pensé. Et le réaliser la met terriblement mal à l’aise. Est-ce qu’il… a envie d’elle? Est-ce qu’il la mate, quand elle porte ses petits shorts de pyjama ? Ses t-shirts amples avec lesquels elle dort, sans soutien-gorge? Bien sûr que oui. C’est… un mec, après tout.

— Lili ? Ça va ?

Elle voudrait…

Partir. Ne pas avoir cette conversation. Elle est agacée, tellement agacée par cette question. Par la chaleur dans la pièce, par cette odeur de…

Elle serre ses clés plus fort encore, la mâchoire crispée.

Partir. Fuir cette putain d’odeur.

Ça la met tellement en colère.

— Lili, tu…?

Elle redresse la tête.

— Je suis pas prête.

Jenny sursaute presque en entendant son ton cassant.

— De quoi ?

— Pour le sexe. Je suis pas prête, c’est tout. J’ai pas encore envie.

Noémie revient sur ces mots, jouant avec son téléphone.

— Et c’est ton droit. Bon maintenant, Jen, et si t’arrêtais de lui poser ce genre de questions?

— OK, OK… Désolée Lili, je t’embêterai plus.

Jenny se résigne et se laisse aller en arrière, la tête contre l’épaule de Logan pour discuter calmement avec lui, et Noémie s’installe sur le pouf le plus proche de Lyla. À voix basse et avec un sourire compatissant, elle attire son attention:

— Eh… tu peux le dire, quand c’est trop.

Lyla affiche un semblant de sourire, son cœur peinant à retrouver un rythme normal. Qu’est-ce qui lui arrive, encore? Il n’y a pas à se mettre dans un état pareil pour une question intrusive de Jenny… Sinon, elle n’aurait jamais terminé.

— Ouais, je sais…

— On peut parler d’autre chose, si tu veux…

— J’ai… j’ai besoin de prendre l’air. On étouffe, non?

— Ouais, en plus leurs brioches à la cannelle sentent vachement fort… Et t’aimes pas trop cette odeur non plus, hein?

— Oui, y a ça aussi…

— Bon allez, viens.

Lyla acquiesce et toutes les deux se rendent sur le balcon. Enfin. Adossée à la rambarde, elle prend une grande inspiration. Toute trace de colère a disparu comme par magie. Ça en devient presque bizarre…

Noémie en profite pour se rapprocher, curieuse :

— Et sinon… dis-moi si t’as pas envie de répondre à ça, hein, mais ton cousin, il sait pour Nath?

Lyla baisse la tête, honteuse, et lui résume le bref échange qu’elle a eu avec Nathan à ce sujet. Cette phrase qu’elle lui a dite, et qui a l’air de l’avoir beaucoup blessé.

— Ah, ouais, t’as gaffé, commente Noémie sans jugement. J’espère que ça s’est arrangé. C’est un mec bien, ça se voit… Ce serait con que ça déraille entre vous à cause d’un truc aussi stupide.

— C’est aussi ce que je me dis…

C’est un mec bien. Il la sort de sa zone de confort, il prend soin d’elle, il est ouvert d’esprit, très à l’écoute. Puis, pour aller dans les détails… Il cuisine, il fait d’excellents cocktails, et… il aime les chats. Oui, c’est un mec bien. Et surtout, c’est un mec bien pour elle, tout le monde le lui dit. Alors pourquoi est-ce qu’elle a encore tant de mal à lui faire confiance, à se livrer à lui? Elle aimerait vraiment y arriver, mais… elle ne peut pas. C’est trop tôt.

Il y a un truc qui va pas, chez moi… mais quoi?

Noémie a fini par rentrer mais Lyla a décidé de rester encore un moment sur le balcon, perdue dans ses pensées. Ça lui fait du bien, d’être ici. Un peu seule, loin de cette agitation, des questions de Jenny… Elle avait besoin de ça.

Soudain, un mouvement attire son œil, en contrebas dans la rue. Sur ce vélo, c’est… Nathan ?

Elle ressent presque comme une décharge dans son corps et s’empresse de quitter le balcon avant qu’il n’ait l’idée de lever les yeux. Pas prête. Elle se réfugie dans la salle de bains et la verrouille. Faisant face au miroir, elle se passe un peu d’eau sur le visage et se recoiffe. Pourquoi son cœur bat-il si vite, soudainement? Et pourquoi est-ce qu’elle… appréhende presque de retrouver son petit ami?

Déjà, elle entend des exclamations de voix à travers la porte. Nathan semble être monté. Elle ferme les yeux et essaie de rassembler ses idées. Et alors qu’elle passe la main sur son pantalon, elle se souvient de ce qu’elle avait mis dans sa poche. Son baume à lèvres… Machinalement, elle le prend et s’en applique tout en se fixant toujours dans le miroir.

Et après l’avoir rangé, elle souffle un bon coup. Il est temps d’y retourner.

Il est là. Dans le salon, à regarder ce qui se trouve sur la table. Dès qu’il la voit, il se met à sourire et s’avance vers elle pour l’embrasser. Elle se tend avant de reculer. Non, pas encore!

— Euh, je viens de mettre du baume à lèvres, c’est… pas trop le moment.

— Ah, d’accord. OK.

Elle s’assoit à côté de lui sans savoir quoi dire, nerveuse. Merci Jenny…

Puis leurs hôtes reviennent dans la pièce. Alors comme ça, Nathan était en retard parce qu’il a cuisiné pour la soirée? Le mec parfait, comme ils disent… Et dire qu’elle ne se détend toujours pas avec lui, mais qu’est-ce qui ne va pas chez elle?

Elle se rapproche de lui sur le canapé, essayant de sourire franchement. Il est adorable, il faut vraiment qu’elle fasse des efforts avec lui. Alors c’est tout naturellement qu’elle répond aux blagues de ses amis sur ses chips pointues en précisant que Nathan lui apprend à cuisiner, fière d’elle. Et le regard comblé qu’il lui adresse lui réchauffe le cœur.

On peut vraiment aller quelque part lui et moi, non?

Ça y est, la soirée est terminée, Nathan s’est proposé de la raccompagner. Alors après avoir réuni leurs affaires, ils se sont mis à marcher côte à côte, lui tout en tenant le vélo à deux mains. Le temps est frais, ce soir, et cette brise n’arrange rien. La bruine a fait frissonner Lyla, qui a préféré reboutonner sa veste. Entre ça, la lueur blafarde des lampadaires et le bruit du vent qui s’engouffre entre les bâtiments… C’est une drôle d’ambiance.

Elle a tenté de briser la glace en lui racontant tout ce qui lui passait par la tête avant de se taire, persuadée qu’elle allait passer de façon imminente de «faire la conversation» à «devenir un insupportable moulin à paroles». Le trajet est trop long pour monopoliser la discussion comme ça. Et c’est dur, de faire comme si de rien n’était. De faire comme si cette foutue conversation avec Jenny ne l’avait pas atteinte.

À chaque fois qu’il tentait un rapprochement, la question lui revenait en tête.

Vous l’avez fait ?

Nathan… Il n’y est pour rien, bien sûr. Mais à présent, c’est gravé dans sa tête. Alors elle a reculé, esquivé, inventé des excuses étranges… Quand elle n’avait plus d’idées pour s’y soustraire, elle lui rendait ses baisers de façon expéditive. Il s’en rend compte, il s’en rend forcément compte. Il remarque tous les détails, pas vrai? Alors… comment est-ce qu’elle va gérer ça, cette fois? Comment est-ce qu’elle va se tirer de ce faux pas? Bah, ça va s’atténuer tout seul, non?

Bien sûr, comme tout le reste. Comme le fait qu’elle devienne absolument imbuvable à chaque fois qu’il a le malheur de sortir une cigarette, n’est-ce pas? Ça va s’atténuer, c’est sûr. Mais pourquoi faut-il qu’elle fasse tout le temps ce genre de choses? Et quelle excuse pourra-t-elle bien lui sortir pour qu’il ne reste pas dormir chez elle ce soir, après l’avoir raccompagnée? Ça ne se fait pas de lui demander de partir alors qu’il est si gentiment en train de la ramener chez elle en toute sécurité!

Très bien. Il y a trop de choses, et ce silence monumental devient plus que gênant.

Pourtant, ce serait le moment idéal pour lui parler. Lui parler… de tellement de choses.

Elle voudrait lui avouer qu’elle a momentanément arrêté la danse, mais elle ne sait même pas comment justifier cette décision.

Elle voudrait lui dire qu’elle va faire tout son possible pour convaincre Morgan que leur relation est saine et qu’elle sait bien qu’il ne lui fera jamais de mal, mais elle n’en est même pas si sûre.

Elle voudrait lui révéler qu’elle sait qu’il a une sœur et lui demander pourquoi il ne lui en a jamais parlé, mais elle ne sait comment s’y prendre pour ne pas le braquer ou sembler trop accusatrice.

Elle voudrait mettre à plat toutes ses difficultés, tout ce qui fait qu’elle a tant de mal à lui faire confiance, à aller de l’avant depuis sa relation avec D, bien, bien plus en détails que la dernière fois. Lui avouer qu’elle se sent profondément connectée au personnage du garçon dans Déjà l’aube, qu’elle a besoin d’aide pour ordonner le chaos qui règne dans sa tête dès qu’il apparaît dans ses pensées. Nathan… ça n’aurait pas dû tomber sur toi.

Mais elle ne sait pas comment faire. De quelle façon commencer? Quels mots employer? Écrire de belles phrases, ça n’est pas son truc et ça ne le sera jamais. Alors en dire comme ça, spontanément, impossible. Et comment est-ce qu’il réagirait?

Alors elle se contente de le suivre, les lèvres scellées, fixant le sol devant elle. Et lui… pourquoi est-ce qu’il ne dit rien non plus? Il semble complètement plongé dans ses pensées, lui aussi, mais garde la tête haute, les yeux rivés droit devant lui. Elle le regarde un moment, déboussolée. À quoi est-ce qu’il peut bien penser? À elle, à eux deux? Est-ce qu’il lui en veut encore pour Morgan? Ou… pour autre chose?

Nath, t’as rien à dire? À quoi tu penses?

Décidément, ce retour ne ressemble pas du tout à une petite promenade de couple. Ce silence oppressant, leurs regards qui ne se croisent pas un seul instant, et sa main qu’elle ne peut même pas tenir… Elle n’espère plus qu’arriver au plus vite, à présent. Et heureusement pour elle, la tour Laurey se dessine bientôt devant eux, éclairée par ces projecteurs rose qu’elle voit depuis sa fenêtre.

Nathan pose son vélo sur la béquille une fois devant l’immeuble de Lyla, et se tourne vers elle avec un sourire étrange. OK, elle n’est peut-être pas très douée avec tout ça, mais une chose est sûre : ce sourire est factice. En plus de ça… elle doit le virer. De mieux en mieux.

Elle prend une grande inspiration et lui fait face, souriant de la façon la plus convaincante que possible.

— Bon, ben… Merci.

Ça ne suffira probablement pas. Il va falloir être directe…

— Je… Je vais remonter. Je suis désolée, je suis vraiment fatiguée, alors…

— Tu veux rester seule.

Il a compris. Elle a presque un sursaut en l’entendant dire cela, mais il ne semble pas… vexé? Ou peut-être que si, et qu’elle est incapable de le dire. Comme souvent. Elle bredouille une explication peu convaincante qui semble le satisfaire, puis…

Il veut encore m’embrasser.

Normal, c’est ton mec, idiote.

— Je sens plus la clope depuis le temps, tu sais.

Elle s’excuse encore une fois, confuse, avant de lui rendre son baiser.

Voilà, tu lui donnes ce qu’il veut et il s’en ira.

Pourquoi est-ce que tu le vois comme ça? C’est horrible.

Elle retombe sur ses talons et recule, penaude. Ça va toujours être aussi gênant…? Bonne nuit. Rentre bien. À peine ces mots prononcés, elle tourne les talons pour s’engouffrer dans sa résidence. Porte à code fermée, porte d’entrée verrouillée avec le loquet, en sécurité.

Et une fois déshabillée, démaquillée, réfugiée dans sa chambre, elle s’écroule dans son lit. Les larmes aux yeux, elle s’empare de la peluche de chat pour la serrer contre elle, complètement lessivée. Pour autant, elle n’a pas envie de dormir. Cette soirée l’a mise de la pire humeur possible et le pire, c’est qu’elle ne sait même pas pourquoi, alors elle n’est pas fatiguée. Juste… inexplicablement en colère, et tendue.

Qu’est-ce qu’il lui faudrait…? En général, quand elle se sent mal, elle… elle danse. Mais tu sens venir la plainte pour tapage nocturne, si tu fais ça. Puis, elle n’a pas dansé depuis… cette soirée avec Nathan, au bar. Les cours, c’est fini, peut-être définitivement. Tu vas enfin l’admettre? Ces messages de Sarah laissés en vus, ton corps qui devient moins souple, reprend du poids, perd l’habitude de ces mouvements…

OK, pas de danse. Alors quoi…? Elle se relève et jette un œil à son étagère, de loin. Elle n’est peut-être pas vraiment d’humeur pour une histoire d’amour, mais, ce livre-là… Elle est toujours d’humeur pour ce livre-là.

Elle s’empresse d’aller le chercher avant de retourner dans son lit. Elle a accroché de petits pense-bêtes entre certaines pages, sans en écorner aucune, juste pour retrouver ses passages préférés facilement. Elle le parcourt de nouveau, retrouvant peu à peu le sourire. Les battements par minute qui s’espacent, la tension qui redescend, les nerfs qui se détendent… Finalement, lire est presque aussi bon que danser. Elle n’a peut-être aucun talent pour l’écriture, mais qu’est-ce qu’elle peut admirer celui des autres.

Sinicat serré contre son cœur, elle redécouvre ces pages pour la énième fois, transportée. Sa lampe de chevet réglée sur l’intensité la plus basse, elle plisse de plus en plus les yeux au fur et à mesure, gagnée par la fatigue. Le volcan, la rivière…

Son corps a un léger spasme en luttant contre le sommeil. Le dernier chapitre. Le dernier jour avant leur réunion, l’ultime épreuve. Sûrement la plus difficile. Ils pensaient pouvoir enfin se retrouver face à face avant la tombée de la nuit, mais… c’était bien trop difficile.

Ses yeux se ferment tout seuls en même temps que le livre sur ses doigts, mais elle ne le sent pas.

Et, quand il l’a enfin aperçue, c’était…

Il est grand temps qu’elle dorme.

Déjà l’aube.

Non, elle ne peut pas refuser. Pas encore une fois.

Debout au milieu de son salon, son téléphone entre ses deux mains, elle tapote nerveusement le bord de l’écran. Puis dans un soupir, elle commence à rédiger une réponse.

Non, elle ne peut pas encore refuser de voir Nathan. Il va vraiment finir par trouver ça bizarre et plus que tout, il va finir par poser des questions auxquelles elle n’a pas envie de répondre et ne sait pas répondre. En plus de ça, le week-end prochain, Morgan sera de retour en ville et elle ne pourra pas revoir Nathan tant qu’il sera là. Sachant qu’elle lui a déjà déconseillé de le rencontrer… Non, elle ne peut pas lui faire ça. Il le prendrait mal, et à raison.

Ces dernières semaines ont été difficiles. Non, pas ce soir. OK, mais je m’arrangerai pour rentrer dormir toute seule. OK, parce qu’il y aura tes potes, ou les miens. Que veux-tu, Nath ? J’ai du mal à me retrouver seule avec toi. Pourquoi…?

T’en poses des questions.

En apparence, il n’a pas l’air de mal prendre la chose. Du moins, il ne lui a rien dit. Mais au fond, elle ne peut pas savoir. Sa grande capacité à analyser les expressions faciales ne lui est d’aucune utilité, bien sûr.

OK. Il peut venir. Il va apporter son matériel à cocktails et des ingrédients pour cuisiner un plat indien. Le mec parfait, comme diraient ses amis.

Crispée, tendue, et incapable de suivre proprement les conversations. Voilà son état. Et toute la soirée durant, assise à ses côtés sur le canapé, elle reste dans cette posture nerveuse, essayant tant bien que mal de se concentrer sur lui. Il a préparé un délicieux repas, un délicieux cocktail pour elle – sans alcool, à sa demande, et il n’est pas sorti fumer une seule fois. Peut-être qu’il essaye vraiment d’arrêter, après tout. Le mec parfait.

Et toi t’es là, à juste espérer qu’il rentre chez lui cette nuit.

— Tu te sens bien?

Elle se redresse, prise de court. Que répondre…?

— Oh, euh… C’est juste… que c’est pas de semaines faciles en ce moment. Au travail, à l’école. Je suis… un peu crevée.

— Oui, tu m’étonnes… T’es très occupée, j’imagine. Avec ton cousin qui vient, les cours de danse…

Elle n’ose pas relever, perplexe, et le fixe un long moment. Est-ce que c’était… une pique ? Pourquoi est-ce qu’il dit ça? Est-ce qu’il est en train de la tester, d’une manière ou d’une autre? Est-ce qu’il se doute qu’elle lui cache quelque chose à ce propos? Il y a des jours où elle aimerait vraiment savoir décrypter les expressions faciales aussi bien que Noémie.

— Donc… on peut vraiment pas se voir, ce week-end ? À cause… de Morgan?

Elle secoue doucement la tête, honteuse.

— Mais… tu vas essayer de lui parler de moi?

— J’en sais rien…

Son air déçu ne lui échappe pas mais elle ne sait plus que dire pour se rattraper. Parler d’un garçon à Morgan, c’est compliqué. Nathan ne l’a jamais vu et clairement, il sous-estime son attitude de grand frère protecteur. Nathan… n’est très probablement pas quelqu’un qu’il apprécierait. Appréciera. Encore un beau gosse blond et barman qui va te briser le cœur, dirait-il. Et elle espère qu’il aura tort. De toutes ses forces.

Elle se laisse aller en arrière contre le mur, désemparée. Est-ce qu’il lui en veut vraiment pour ça? Est-ce qu’il lui en veut de le tenir à l’écart de sa famille, lui qui lui ment depuis le premier jour au sujet de sa grande sœur? C’est un peu gonflé, non?

— OK. Bon, alors, je… Je vais te laisser. J’ai l’impression que tu veux dormir.

Elle n’a pas l’impression d’avoir montré de signe clair de fatigue, mais… ça l’arrange, au fond. S’il n’est pas vexé, du moins.

— Je… je te raccompagne à l’entrée.

Elle retire ses jambes des siennes et le laisse se relever. C’est allé drôlement vite.

Puis Nathan réunit ses affaires. Son shaker, ses touillettes, ses bouteilles d’alcool… Après avoir remis sa veste et ses chaussures, il réajuste son sac à dos et se tourne vers sa petite amie, l’air hésitant.

— Bon, alors… Bon week-end et… bon courage avec tes trucs pour l’école.

— Merci… Et toi, bon courage au bar.

Ils se regardent un moment sans rien dire et l’espace d’un instant, Lyla est parcourue d’un frisson désagréable. Pourquoi est-ce que toutes leurs discussions ressemblent à des ruptures, en ce moment?

Il se penche vers elle et elle réfléchit à toute vitesse. Il n’a pas fumé, il…

Il se contente de la serrer dans ses bras. Alors ça, c’est parfait. Elle repose sa tête sur son épaule et ferme les yeux quelques instants, apaisée. Elle inspire longuement. Son parfum… Tout va bien. Nathan n’est pas… comme lui. Et tu le sais.

Il reste là encore un moment, ses bras dans son dos, puis recule. Il a le même sourire qu’elle et en cet instant, elle s’en veut profondément de ne pas lui avoir proposé de rester dormir. Mais c’est trop tard. Et au fond, tu ne le sais pas vraiment.

— Rentre bien…

— Merci. Bonne nuit, Lili.

— À toi aussi…

Ce surnom la touche en plein cœur. Et alors qu’il franchit la porte d’entrée, elle le suit des yeux dans l’escalier. Et lorsqu’elle n’entend plus le son de ses pas, elle referme et remet le loquet en place, le cœur gros.

C’est trop tard pour le retenir… Mais est-ce que t’en avais envie?

Tout le trajet durant, elle a gardé les yeux rivés vers le sol, préoccupée. Elle évitait sans y penser les lignes des dalles au sol, augmentait et baissait machinalement le volume entre deux chansons, complètement absorbée. Elle n’arrête pas de se demander si ce soir, elle va parler de Nathan à Morgan. Est-ce que l’occasion se présentera ?

Tellement préoccupée qu’elle s’en est presque mise en retard à la soirée, ce qui ne lui ressemble pas du tout. Mais elle finit par arriver chez ses amis, et dépose ses chips et leur sauce piquante au salon, comme toujours. Seuls Morgan et Félix manquent à l’appel.

Respire, ça va le faire.

Après avoir ôté sa veste et ses chaussures, elle s’installe sur son fauteuil habituel, les genoux ramenés contre la poitrine, et commence à discuter avec Noémie tandis que le petit couple prépare quelques apéritifs dans la cuisine. Son amie, son habituelle planche à découper devant elle, lui demande :

— Du coup, Nathan viendra pas ?

— J’ai préféré… reporter encore un peu. Je sais pas trop comment les présenter l’un à l’autre, et je pense que… je vais juste essayer de parler avec Morgan avant, pour tâter un peu le terrain. Enfin, si j’ai l’occasion. Puis on verra après…

— Ouais, je comprends. Ça a toujours l’air délicat, avec lui.

Lyla baisse les yeux en repensant à cette phrase qu’elle a balancée à son petit ami, honteuse. Rien ne l’y oblige, certes, mais… elle aimerait tout de même régler cette histoire. C’est juste qu’elle ne sait pas encore comment s’y prendre.

Logan arrive au salon quelques instants plus tard, les mains chargées de bols et de verres. Tout en discutant, les deux amies les aident à tout installer. Alors que Lyla se demande à quelle heure Rafael termine le travail et les rejoindra, l’interphone se met à sonner.

— Minou, tu peux aller ouvrir s’te plaît ? J’ai les mains grasses, là.

— Ça marche !

Moins de deux minutes plus tard, Lyla reconnaît la voix de son cousin dans l’entrée, suivie de près par celle de son petit ami. Elle déplie les jambes pour se lever et les accueillir alors qu’ils entrent dans l’appartement, tentant de faire bonne figure.

— Hey, euh, ça va ?

— Salut Lili !

C’est Félix qui est entré dans la pièce en premier, ses cheveux blonds rabattus sur le front par la pluie, les lunettes trempées. Elle n’avait même pas vu qu’il s’était mis à pleuvoir depuis son arrivée. Elle le laisse passer tout en discutant avec lui, puis se tourne vers son cousin, qui pose son sac à dos au sol et accroche sa veste en cuir noir sur une paterne.

— Désolé, ma veste est trempée… Ça fout des gouttes partout.

— C’est rien, je vais mettre une serpillière en dessous, s’écrie Logan depuis le salon.

Enfin, Morgan se tourne vers sa cousine et se met immédiatement à sourire.

— Hey toi, ça va ?

Alors que Lyla a à peine eu le temps de lui répondre que Rafael sort de la salle de bains, l’air ravi.

— Eh, salut les gars ! On est presque au complet, c’est cool!

— Pourquoi, on attend encore quelqu’un? demande Félix, curieux.

— Ben, le copain de Lili, Nathan. Il vient, non?

Tout le monde se fige alors que Lyla pâlit à vue d’œil, incapable de parler. Oh, non. Elle aurait dû lui dire, à lui aussi… Morgan se met à la regarder d’un drôle d’air, circonspect.

— Un copain…? Tu t’es retrouvé quelqu’un?

Rafael a un sursaut et s’esquive au salon, l’air gêné. Elle a tout juste le temps de l’entendre s’excuser, penaud. Super. Ce n’est pas du tout comme ça qu’elle se voyait aborder le sujet.

— Oui, c’est le cas…

— Mais il vient d’où ? Tu l’as rencontré comment?

Et l’interrogatoire commence… Elle se réinstalle sur son fauteuil et se met à bouger nerveusement les pieds.

— Sur une appli… Noémie le connaît du lycée, en fait.

  Elle avance stratégiquement ses pions. Ne pas dire le nom de l’application, préciser qu’une personne du groupe le connaît déjà… Mais malgré tout ça, Morgan a l’air sceptique. Et bien entendu, il lui pose la question qu’il ne fallait pas:

— Ouais, et… il fait quoi dans la vie ?

Lyla soupire. Ça passe ou ça casse.

— Il est barman.

Elle fait de son mieux pour ignorer le regard méfiant de son cousin. Elle sait très bien ce à quoi il pense et elle n’a pas envie de l’entendre.

— Mais…

— Attention c’est chaud!

L’arrivée de Logan dans la pièce la sauve. Il pose devant eux un plat fumant, sur lequel trône une pizza découpée en huit, avant de s’asseoir lourdement à côté de Morgan. Félix les rejoint juste après, prenant la dernière place du canapé à côté de son petit ami.

— Bon, ça va vous?

Logan a enfin brisé le silence. Tandis que Morgan et Félix lui répondent, Lyla tente de se détendre, triturant les cordons de son sweat. Au moins, il est au courant maintenant. C’est déjà ça de fait…

Retranchée sur le balcon après la pause cigarette de Rafael, Lyla réfléchit à la situation tout en jouant sur son téléphone. La pluie s’est arrêtée alors, même s’il fait frais, elle a envie de s’isoler ici pour un moment. La soirée se déroule bien et elle est heureuse de revoir son cousin, mais elle ne peut s’empêcher de se sentir amère. Ça n’aurait pas dû se passer comme ça.

— Salut Lyla, ça va ? Wow, il fait froid en fait…

Elle sursaute mais reconnaît sans le voir la voix de Félix. Il frissonne et se place à côté d’elle, souriant, ses yeux azur braqués sur elle.

— Hey, ouais, et toi ?

Ils échangent quelques banalités sur leur travail respectif, mais Lyla sent que ce qu’elle lui raconte sur son alternance l’intéresse vraiment, et c’est en partie pour cela qu’elle aime autant passer du temps avec lui. Morgan l’a bien trouvé.

Puis, pendant un silence, il soupire :

— Et sinon… Désolé de la réaction de Morgan pour ton copain. Tu le connais…

— Ouais, je sais… Oublie, c’est pas grave.

— Nathan, c’est ça ? reprend-il avec plus d’enthousiasme. T’as une photo?

Elle sourit à son tour et se met à chercher le compte Instar de son petit ami avant de lui tendre son téléphone. Bon sang, elle est toujours impressionnée par le nombre de selfies qu’il poste…

— Ah ouais, il est beau gosse!

Elle rit franchement en entendant ce compliment, mais son sourire se fige lorsqu’elle aperçoit Morgan, qui vient de débarquer sur le balcon. Il arrive toujours au bon moment, lui…

— Hey, vous parlez de qu… Oh, attends, c’est… c’est ton copain, c’est ça?

Il se met à lorgner sur le téléphone, l’air suspicieux, et Félix s’empresse de le rendre à sa propriétaire.

— Je vois…

— Tu vois quoi ? le questionne Lyla, agacée.

— Rien, rien…

— Non, quoi ? Vas-y, dis ?

— Il… il ressemble à Dorian, Lyla. Vraiment beaucoup.

Elle frémit en entendant le prénom de son ex. Plus personne ne l’appelle comme ça.

— Ça rime à quoi de me dire ça? s’emporte-t-elle. Et franchement, ils se ressemblent pas tant que ça, t’abuses.

— Blond-barman-beau-gosse? Quand même un peu, non?

Lyla verrouille son téléphone et le cale rageusement dans sa poche arrière. C’est mal parti, s’il le juge sur la base d’une ou deux photos.

— Eh ben, on se demande pourquoi j’ai pas voulu qu’il vienne ce soir.

Sur ces mots, elle retourne à l’intérieur sans demander son reste. Elle croit entendre Félix réprimander Morgan, mais elle ne veut plus en entendre parler. C’est compliqué, tellement compliqué déjà… Elle n’avait pas besoin de ça en plus.

Souris. Fais bonne figure.

Même si elle est heureuse de retrouver sa tante ce soir et de partager quelques moments en famille, elle est toujours aussi énervée contre son cousin. C’était encore pire que ce qu’elle avait imaginé. Pourquoi est-il aussi catégorique au sujet d’une personne qu’il n’a même jamais rencontrée ? Et comment peut-elle envisager de les présenter, maintenant ? Non, définitivement, même si Nathan a été déçu de son refus, il ne comprend pas ce que ça implique.

Elle a traversé la ville en tram et pris un bus pour arriver à destination avec cinq minutes d’avance. C’est dans ce coin un peu reculé et entouré d’espaces verts que Lyla et Morgan ont grandi, sous la garde d’Anja. Un bel endroit, mais… avec peu d’opportunités professionnelles. Voilà pourquoi ils ont tous deux déménagé pour leurs études, à Cahen et Éreinnnes. Mais ils reviennent régulièrement voir la femme qui les a élevées, et ces réunions de famille sont toujours bénéfiques pour la jeune fille qui adore passer du temps avec eux.

Sauf peut-être ce soir…

La porte s’ouvre et Lyla fait de son mieux pour sourire le plus largement possible sa tante se tient devant elle, rayonnante. Elle a retenu ses cheveux châtains en un chignon et porte un simple t-shirt et un jean. Et c’est fou comme elle est imposante même en chaussettes, avec son mètre quasi quatre-vingts.

— Bonsoir ma Lyla ! Ça va ?

La jeune fille s’avance pour faire une accolade à sa tante, les yeux fermés. Elles se sont toujours saluées ainsi, et sa famille proche est bien la seule sphère de son entourage avec laquelle elle se sent à l’aise de faire ça. Comme toujours, le visage de sa tante respire la bienveillance et la gentillesse tandis qu’elle lui demande comment s’est passée sa semaine.

Lyla répond patiemment tout en retirant ses chaussures, puis se dirige vers le salon. Et bien entendu, Morgan et Félix y sont déjà, comme ils dorment ici à chaque fois qu’ils reviennent dans la ville natale de Morgan.

Elle les salue et s’assoit au bord de son fauteuil habituel, essayant de se relaxer. Qu’est-ce qu’elle a pu passer comme soirées ici, avec lui, à regarder des films ou à jouer à des jeux vidéos… Et certains soirs, ils faisaient exploser des popcorns sucrés au micro-ondes et prenaient des boissons avec eux, sous l’œil attendri de la mère de Morgan qui était heureuse de les voir si complices. Ce grand rez-de-chaussée ouvert, haut de plafond, lumineux et chaleureusement décoré ne rappelle que de bons souvenirs à Lyla. Il y règne une odeur douce, comme… de la lavande. Elle s’y sent dans son élément.

Elle reporte son attention sur son cousin, gênée. La veille au soir, on ne peut pas dire que l’ambiance était à la fête, après les remarques de Morgan concernant Nathan sur le balcon. La soirée s’était poursuivie mais Lyla se sentait bien moins à l’aise, agacée par son attitude. Au moins, Félix est là pour faire un peu tampon entre eux…

— Bon, ce soir, je nous commande nos pizzas préférées!

Sa tante lance ces mots en revenant dans la pièce, de grandes bouteilles de bière et de cidre à la main. Lyla sourit en l’aidant à répartir les verres sur la table basse. C’est sans aucun doute d’elle qu’elle tient son fol amour pour la cuisine, il n’y a pas à dire. Cela n’a jamais été son point fort. Il faut dire qu’elle était toujours très occupée avec son métier prenant, et se contentait la plupart du temps de plats surgelés ou de créer des salades plus ou moins réussies en dix minutes chrono. Mais Lyla ne s’en était jamais plainte. Elle était tellement difficile avec la nourriture que ces plats industriels lui convenaient très bien. Contrairement à Morgan, qui avait appris à cuisiner très jeune pour préparer des repas plus élaborés pour la famille dès qu’il en avait l’occasion.

Après avoir trinqué avec sa famille, Lyla se réinstalle dans son coin, en tailleur. Elle regarde sa tante qui sourit largement, si heureuse de réunir sa famille sous son toit. Son fils, sa nièce, et son… beau-fils. En songeant à Nathan, Lyla en a presque un pincement au cœur. Lui aussi, elle aimerait qu’il soit là. Elle est presque sûre qu’Anja l’aimerait bien, elle. Mais pour l’instant… elle doit prendre sur elle. Et faire de son mieux pour passer une bonne soirée.

Pour le moment, l’ambiance s’est détendue. Le week-end se déroule bien, le sujet Nathan n’étant pas encore revenu sur le tapis. Alors Lyla profite de ces moments avec sa tante, son cousin et Félix sans se prendre la tête, essayant d’y penser le moins possible.

Ce dimanche après-midi est le dernier moment du week-end que Lyla peut passer en famille. Félix est parti voir ses propres amis et rentrera directement à Éreinnes ensuite. Morgan, qui ne donne ses prochains cours de guitare que lundi après-midi, s’est permis de réserver un des derniers trains de la journée pour profiter un maximum de sa cousine et de sa mère.

— On fait quoi, cet après-midi ?

Lyla relève la tête de son téléphone, sans savoir quoi répondre. Pas de nouvelles de Nathan…

Sa tante hausse les épaules :

— J’en sais rien, qu’est-ce que tu veux faire ? Vous voulez prendre un gouthé?

Lyla ne peut retenir un sourire et voit son cousin en faire de même. Le gouthé, en voilà une tradition familiale… Cela pouvait commencer n’importe quand dans l’après-midi. Un thé, des petits gâteaux ou des pâtisseries, quelques fruits, et ils étaient partis pour discuter des heures, chacun sous son plaid. Lyla à droite sur le canapé d’angle, Morgan à gauche, et sa mère sur le fauteuil en face d’eux. Parfois, s’ils ne discutaient pas, ils se contentaient de mettre un petit film ou une série qui passait à ce moment-là à la télévision. Et Lyla s’endormait là, son chat en peluche serré contre elle. Cette tradition durait depuis… depuis qu’ils avaient appris à aimer le thé, durant leur adolescence.

— C’est tentant mais, en vrai… j’ai très envie de retourner au Jardin aux Colombes. Ça vous dit ? Ça fait une éternité que j’y suis pas allé.

— Moi oui, lance Lyla depuis son fauteuil.

— Oh, moi je suis claquée… Je vous laisse profiter tous les deux, OK? Prenez ma voiture si vous voulez.

Même s’ils sont un peu déçus sur le moment, les deux cousins acceptent la proposition. Y aller en voiture leur fera gagner un temps fou. Morgan décide de prendre le volant et après avoir enfilé leurs vestes et chaussures, ils se mettent en route.

Et tandis que la petite voiture de leur tante parcourt les quelques kilomètres qui les séparent du parc, Lyla consulte encore une fois son téléphone, tout en se demandant si elle ne devrait pas écrire un message à Nathan. Tant que Morgan est dans les parages, ça ne la met pas à l’aise. Mais à la fois, ne pas se parler du week-end, c’est un peu étrange, pour un couple, non?

Morgan finit par trouver une place sur le petit parking du Jardin, et Lyla sort de la voiture en s’étirant et en bâillant. Derrière les hautes grilles blanches se trouve le Jardin. Dix-sept hectares d’arbres, d’allées fleuries à perte de vue, sans compter les jeux pour les enfants, le petit labyrinthe et bien sûr, le coin des animaux. Ils y ont passé tellement de temps, quand ils étaient petits… Avec Anja, bien sûr, mais aussi avec leurs grands-parents, qui ont souvent aidé leur fille avec ses deux enfants à charge. 

— Tu te souviens qu’on nourrissait les chèvres, quand on était petits? demande joyeusement Morgan en verrouillant la voiture.

— Ben j’étais justement en train d’y penser! C’est plus possible depuis, ça devait pas leur faire des repas super équilibrés…

— Ça m’étonne pas. On a de la chance qu’il y ait un peu de soleil, ajoute-t-il. Ça va être sympa.

Sur ces mots, ils traversent la route et s’aventurent dans le parc, marchant au hasard entre les allées. Tout en discutant de leurs projets de vacances, des films que Morgan a vus et des livres que Lyla a lus, ils progressent paisiblement dans le Jardin. Son cousin s’arrête de temps en temps pour commenter la vue ou prendre une photo. De la fontaine, de tel ou tel parterre de fleurs, des arbres… Lyla l’attend patiemment, plutôt soulagée de pouvoir faire des pauses. Finalement, toutes ces côtes, c’est fatiguant.

Alors qu’ils atteignent un coin tranquille avec trois petites fontaines, elle se demande si elle ne va pas faire une pause un peu plus longue, ici. Morgan aussi semble apprécier cette atmosphère, et commence à passer ses doigts à la surface du bassin, l’air rêveur. OK, c’est décidé…

Mais alors qu’elle s’apprête à ouvrir la bouche, elle s’aperçoit que quelqu’un occupe déjà les lieux. En effet, derrière un arbre, elle entrevoit un genou qui dépasse. Quelqu’un est là, assis en tailleur, une palette de peinture à l’aquarelle dépliée à ses côtés. S’il est tranquillement installé ici à peindre… elle n’a pas envie de risquer de le déconcentrer en discutant avec Morgan. Elle s’apprête à faire demi-tour lorsque le bras du garçon se détache du tronc pour saisir la palette. Ce bracelet de force noir… vraiment?

Elle contourne lentement l’arbre, déboussolée. Qu’est-ce qu’il fait là…?

— Nath… C’est toi?

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