Le 20 mars 1773, Jeanne Bécu, aussi connue sous le nom de Comtesse du Barry, a prononcé cette phrase en s’apercevant que le café en préparation du roi Louis XV menaçait de déborder :
— Eh ! La France, ton café fout le camp !
Tutoyer le roi et lui donner un surnom aussi ridicule, venant d’une femme qui n’avait de comtesse que le surnom, eut tôt fait de faire scandale. La phrase tourna, tourna et retourna à n’en plus finir dans le royaume. Pourtant, il s’avéra que Jeanne s’adressait tout simplement à un domestique du roi qui était originaire d’Île-de-France, ce qui expliquait le drôle de surnom ainsi que le tutoiement. Mais l’origine de l’anecdote ne fut démentie et démontrée que bien plus tard, et la phrase désormais célèbre connut quelques dérivés, dont un que l’on emploie toujours aujourd’hui.
⁂
— Tout fout l’camp.
L’animal la regarde d’un air interrogateur et s’assied devant elle en ronronnant.
— T’es pas d’accord, le chat ? ajoute la jeune femme en mordant dans son sandwich. Tout !
Elle mâche rageusement un bout d’aubergine grillée, assise en tailleur sur le bitume. Cette fois encore, elle est allée aux abords de la ville, loin de chez elle. Ses promenades la mènent invariablement dans des coins reculés dont elle ne soupçonne souvent pas l’existence, parfois même en dehors de Cahen. Il faut bien se forcer de temps en temps à surmonter sa peur de l’inconnu. Mais combien de temps va-t-elle mettre à rentrer ? Une heure ? Oui, si elle se dépêche.
Elle lève un sourcil. Le chat ronronne de plus en plus fort. Levant le morceau de pain, elle déclare d’un ton détaché :
— Si c’est ça qui t’intéresse, tu vas être déçu. C’est un sandwich sans viande, y a rien de bon pour un petit minou comme toi là-dedans.
Mais le félin ne semble pas comprendre, et reste là, à fixer l’objet de sa convoitise avec de grands yeux.
— Eh, y a pas marqué soupe populaire sur mon front. T’as l’air bien assez nourri comme ça. Je suis sûre que quelqu’un se charge déjà de toi.
Comme pour ponctuer ses paroles, une voix crie au loin :
— Gouda, croquettes !
Précipitamment, le matou se lève et se met à courir vers l’origine du bruit caractéristique d’une coupelle de métal pleine de croquettes que l’on secoue. Elle rit, à nouveau seule.
— Eh ben dis pas au revoir surtout, sale ingrat…
Les chats… Ces créatures l’agacent, au fond. Même si elle les adore. C’est un peu paradoxal, ce qu’elle ressent pour eux.
— J’en voudrais tellement un quand j’aurai un appart’ plus grand…
Elle ferme les yeux et expire bruyamment, agacée. Pas maintenant. Elle expédie les dernières bouchées de sa baguette puis tout en époussetant les miettes qui jonchent ses vêtements, elle se redresse.
Tout fout l’camp.
Elle sort son téléphone et l’allume sans le déverrouiller pour regarder l’heure. Son fond d’écran s’affiche entièrement. Pas de notification pour le recouvrir… Mais qu’est-ce qu’elle espérait, hein ? Avec un soupir douloureux qu’elle aurait voulu réprimer, elle le range puis, se souvenant qu’elle n’a même pas regardé l’heure, le reprend.
Il est temps de rentrer.
Elle retourne sur ses pas, mettant à profit son sens de l’orientation qu’elle trouve étonnamment bien développé – pour une femme, aurait dit un de ses amis en prenant un air caricatural.
Le temps se rafraîchit, aussi elle presse le pas en espérant rentrer un peu plus vite chez elle. Le soleil ne va pas tarder à se coucher, déjà le crépuscule. Elle se force à observer son environnement. En venant jusqu’ici, elle a regardé les maisons du côté gauche dans l’intégralité des rues qu’elle a traversées. Pour le retour, il lui reste toutes les autres, sur le trottoir d’en face. S’occuper l’esprit, s’occuper l’esprit. Toujours.
Un nain de jardin au sourire grotesque, une statuette de belette en pierre, un faux chat blanc en céramique sur le toit. Elle se force à enregistrer un maximum de détails. S’occuper l’esprit, c’est son credo. La petite chose qui l’empêche de replonger.
Mais ce qui devait arriver… Alors qu’elle passe très précisément devant le numéro dix-huit de la dernière maison avant de devoir tourner à droite, elle se fige. À travers une fenêtre, elle peut voir un homme de dos, affairé devant ce qui ressemblait à une immense toile. Il peint…
Il peint, elle danse.
Ben dis donc, on était faits pour s’entendre, non ?
Elle soupire et lève les yeux au ciel.
— Mais pourquoi tu m’en as pas parlé ?
—Oh, j’en sais rien. Et toi, pourquoi tu m’as pas dit pour tes cours de danse ?
Elle serre le poing et passe son chemin. Ça y est, elle a à nouveau envie de pleurer. L’incompréhension. Le chagrin qu’elle avait jusqu’ici à peu près réussi à enfouir refait surface.
La peinture… Qu’est-ce que ça représente pour lui ? Une véritable passion à laquelle il se consacre au moindre de ses temps libres, des heures et des heures par semaine ? Ou un simple passe-temps ? Et elle-même… qu’est-ce qu’elle représente ? Représentait ? Elle, la relation qu’ils avaient commencé à tisser ensemble… passion ou passe-temps ?
Elle ferme sa veste et fourre ses mains dans ses poches, la tête basse. Absorbée dans ses pensées, elle en oublie de regarder les maisons du côté de la route qu’elle s’était réservé. Ça y est, il aura suffi d’un tout petit détail pour qu’elle replonge.
Un détail. Un détail insignifiant, puis encore un autre détail insignifiant, mis bout à bout. Alors, ça suffit à foutre en l’air une relation ? Ça suffit à faire perdre toute confiance en l’autre personne, ces détails ?
La sœur. L’alcool. La peinture. La photo accrochée au mur du bar, le cousin possessif.
Camille, D, et…
Elle frissonne et secoue la tête. Non, il ne faut pas y penser. Il faut juste rentrer, au plus vite.
Elle presse le pas, animée par cette désagréable pointe d’angoisse qu’elle ne connaît que trop bien. Il faut qu’elle rentre, et qu’elle oublie tout ça. Lui, ces détails, son absence qui la ronge, toutes ces choses qu’il aurait dû lui avouer, toutes ces choses qu’elle aurait dû…
Elle bat plusieurs fois des paupières et s’essuie sous les yeux. Elle aurait dû s’en douter, au fond. Elle n’était pas prête pour ça, elle aurait dû prendre le temps, se méfier un peu plus, ne pas s’arrêter sur le premier profil de barman-blond-beau-gosse, aux yeux sombres et au sourire ravageur. Non, franchement, elle aurait dû être plus maligne que ça. Se douter qu’avec les mecs comme ça, ça ne peut jamais bien se terminer.
Mais toi aussi, tu as ta part de responsabilité.
Elle secoue la tête et rabat sa capuche sur son front, agacée. Non, c’est lui, le problème, pas vrai ? Dans l’histoire, qui a menti et encore menti, menti jusqu’à être confronté à son mensonge, et avoué seulement quand il ne pouvait plus reculer ?
Vous deux.
Elle accélère encore un peu, de plus en plus agacée. C’était bien pire pour lui, objectivement, et il n’y a même pas à discuter. Qui s’est borné avec ses foutues addictions ? Qui a caché des choses vraiment importantes à l’autre ?
Des détails insignifiants, des putains de tas de détails insignifiants. Bout à bout. Jusqu’à saturation, jusqu’à la fin. Le crépuscule…
Ce sont toujours des détails qui font toute la différence. Ce sont des détails infimes qui peuvent changer le cours de l’existence d’une personne, de plusieurs personnes. Être au bon endroit, au mauvais moment.
Comme ce jour où elle était simplement venue se détendre en terrasse après une longue balade. Ce jour-là, elle avait choisi cette rue parce qu’elle était à l’ombre à ce moment de la journée. Elle avait choisi ce café car le rapport qualité prix de leurs chocolats liégeois était imbattable. Elle avait choisi cette chaise parce qu’elle l’éloignait suffisamment des fumeurs pour ne pas avoir à sentir l’odeur de leurs cigarettes. Elle s’était alors installée en face de ce garçon, sans même le vouloir, sans même le voir.
Elle s’était mise à observer la rue, les gens qui défilaient devant ses yeux protégés par ses lunettes de soleil. Elle s’était retrouvée submergée par cette drôle de sensation que l’on ressent lorsque, en regardant les gens passer au hasard dans les rues, l’on réalise que chacun d’entre eux, sans exception, a une vie au moins aussi riche et complexe que la sienne. Tout le monde, absolument tout le monde avait ce petit univers interne, infiniment petit et infiniment grand. Et à n’importe quel instant et pour n’importe quelle raison, l’un de ces univers et le sien pouvaient entrer en collision, se croiser, s’entre-mêler, de façon peut-être irrémédiable. Plus tard, elle apprendrait le nom de ce sentiment : « sonder ».
Mais à ce moment-là, elle ne savait rien de tout cela. Elle ignorait ce qu’était le sonder, elle ignorait tout ce qui allait découler du simple choix de cette foutue chaise. À ce moment-là, elle ne voyait pas le garçon qui s’était levé et avancé avec assurance vers elle. Pourtant, un de ces innombrables univers allait entrer en collision avec le sien, ce jour-là.
— Excuse-moi ?