Au début du dix-huitième siècle, en Russie, ont régné presque successivement Élisabeth puis Catherine II. À cette époque, Saint-Pétersbourg était non seulement la capitale du pays, mais également celle de la fête pour l’aristocratie européenne. Ainsi, de nombreux Français s’y rendaient chaque année, particulièrement en juin : en effet, à cette période estivale, le soleil ne se couche pas. C’est donc le moment idéal pour s’adonner à de longues fêtes sans aucun repos.
Ces Français en visite, qui y passaient des nuits à la fois sans sommeil et lumineuses, en ont importé chez nous une expression que l’on connaît bien et que l’on utilise toujours aujourd’hui.
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— Et encore une nuit blanche…
Il le sait. À partir du moment où il entend les oiseaux chanter alors qu’il se tourne et se retourne dans son lit, il sait qu’il ne dormira pas. Nuit blanche, encore une fois.
Il pousse un bref soupir avant de se lever, parcourt des yeux les couvertures des nombreux livres sur ses étagères. Il n’a même plus envie de lire, en ce moment. Enfin, il y a bien un roman qu’il voudrait parcourir de nouveau, mais… c’est déjà l’aube.
Il s’étire, cinq heures quarante-cinq. Il ne prend même plus la peine de fermer les persiennes avant de se coucher le soir, et la lumière d’un lampadaire éclaire partiellement son environnement. Arrivé devant son bureau, il laisse glisser ses doigts sur la double-page vierge de son carnet d’aquarelles. Ouvert, posé en plein milieu du meuble, mais inutilisé depuis… un moment déjà.
Nuit blanche, page blanche.
Pas de sommeil, pas d’inspi.
À cette heure, ses colocataires ne sont sans doute pas réveillés. Surtout pas son ami d’enfance, qu’il a entendu rentrer du travail il y a deux heures de cela, et s’est probablement effondré dans son lit pour une nuit de sommeil bien méritée. Donc, pas moyen d’avoir de la compagnie.
Il regarde par la fenêtre, indécis. Se faire un thé, faire un tour ? Faire un tour, définitivement. En se préparant un thé, il serait fichu de réveiller ses colocataires dont la chambre n’est pas très loin de la cuisine. Et franchement, il a besoin de tout sauf de caféine. En rentrant, il espère bien réussir à dormir, ne serait-ce qu’une heure ou deux.
Mais avant de penser à tout ça… S’habiller. Puis faire un tour.
Il ouvre sa penderie et reste immobile un moment, pensif. Qu’est-ce qu’il pourrait mettre…
Je rêve où t’es en train de te soucier de ton apparence pour faire un tour en pleine nuit ?
Un sourire en coin, il finit par choisir des vêtements sombres. Il n’a pas envie d’attirer l’attention. Mais l’attention de qui, à une heure pareille ? Il enfile le sweat et le pantalon et sort silencieusement de sa chambre. Il traverse rapidement le salon, anxieux de le voir si vide et si calme. Ça lui rappelle ces fins de soirée… Et ça n’est pas un sentiment très agréable.
Une fois dans l’entrée, il décroche ses clefs, enfile ses chaussures et se dirige sur le palier. Et quatre étages plus bas, il débarque dans la rue.
À cette heure-ci et en plein week-end dans les rues de Cahen, il fait frais et tout est désert. C’est étrange, de déambuler dans les rues complètement vides, sans croiser de piéton ni de voiture. Étrange parce que c’est à la fois apaisant et angoissant. Être seul au monde… définitivement, ça le rendrait fou, même si ça ne devait durer qu’une journée.
Il ne sait pas où il va ni pour combien de temps. Il se contente de marcher au hasard sans jamais regarder en arrière. Se vider la tête, c’est son seul objectif.
Il tapote la poche de sa veste avant de se rappeler qu’il n’a pas pris son téléphone portable avec lui. Tant pis. De toute façon, ce n’est pas comme s’il allait recevoir un message, ce message. En réalité, ce serait plutôt à lui d’en envoyer un, mais il est bien plus simple de se trouver des excuses et de prétexter que ce n’est pas le bon moment, ni la bonne manière de faire. La poussière sous le tapis, tout ça… Mais ce n’est pas le moment d’y penser.
Il ralentit le pas alors qu’il atteint un des ponts qui surplombent l’Orène. Il s’avance dessus presque religieusement, les yeux rivés sur le fleuve, et s’adosse aux remparts pour contempler l’étendue d’eau paisible. Comme à chaque fois qu’il vient seul ici et qu’il a un peu de temps devant lui, il se laisse aller à rêver. Les paysages le fascinent. Un autre jour, il aurait pris son carnet d’aquarelles, aurait croqué la vue et l’aurait colorisée tranquillement chez lui. Mais comme on dit, l’inspiration, ça va ça vient. Et en ce moment, ça ne vient pas beaucoup.
Il entend les pas d’une personne se rapprocher sur le ponton en bois et, comme un enfant pris en faute, s’écarte précipitamment du panorama et se remet à marcher. Demi-tour. C’était comme s’il y avait quelque chose de honteux à admirer un paysage, ou à avoir la moindre pensée vagabonde et artistique. Il sait précisément pourquoi il agit et raisonne de cette façon mais ce matin-là, il n’a pas envie d’y penser.
Il marche un peu plus vite, distançant le bruit de pas dans son dos. Sans vraiment réfléchir, il prend la direction du centre-ville. Peut-être y aura-t-il un petit peu plus d’animation, là-bas ? En tout cas, quelques boulangers semblent déjà s’activer. Alors ça y est, le sentiment de solitude est déjà devenu trop écrasant pour lui. Il n’aura pas fallu longtemps.
Il regarde sa montre : six heures passées. À l’angle d’une rue, il croise un groupe de gens de son âge, visiblement très alcoolisés et passablement bruyants.
En voilà qui ont passé une nuit blanche plus mouvementée que la mienne.
Il sourit lorsqu’ils lui adressent un bonjour sonore et répond d’un signe de tête avant de reprendre sa route. Lui aussi, il aimerait refaire une soirée de ce genre un de ces jours, mais pas pour l’instant. Quelqu’un manque à l’appel. Et en plus de ça…
— Quoi, encore une clope ?
— Mais qu’est-ce que t’as avec ça ? Et avec l’alcool ? Pourquoi t’es aussi…
Il frissonne et reprend sa route, maussade. Non, pas de soirée. Pas tout de suite, du moins.
Lorsqu’il arrive sur une place qu’il connaît bien, il s’assied quelques minutes sur un rebord de pierre. Cet endroit… Pour rire, il l’appelle souvent la « Place de la malbouffe », à cause des nombreuses chaînes de fast-food qu’on y trouve. La plupart du temps, c’est un lieu bruyant fréquenté par des gens bruyants, en permanence envahi d’une odeur de graisses saturées qu’il trouve particulièrement désagréable.
Mais à l’aube, un samedi matin, c’est l’un des endroits les plus déserts et silencieux de Cahen. Il prend le temps de sentir le soleil levant sur son visage et, un peu plus serein, se remet à marcher. Se vider la tête, il doit se vider la tête. Comme ça, en rentrant chez lui, il est presque sûr qu’il arrivera enfin à dormir un peu.
À cet instant et à l’endroit d’où il se tient, il peut apercevoir la tour Laurey se détacher sur le soleil levant. Mais ce matin-là, il n’a pas envie de l’admirer.
Il s’efforce de détourner le regard et s’engage dans une autre rue, de plus en plus proche de l’hypercentre Cahennais. Le soleil dans le dos, il marche droit devant lui. À cet endroit, il y a un peu plus d’animation, principalement les commerçants qui préparent l’ouverture des magasins ou des cafés. Rien qu’en pensant au mot « café », il bâille longuement. Voilà qui est bon signe. Dommage qu’il faille toujours que cela arrive lorsqu’il est loin de son lit.
Sans raison particulière, il se met à penser au jardin des plantes. Les lieux devraient ouvrir à huit heures mais il se doute que d’ici là, il sera bien trop fatigué pour aller y faire un tour. Bien qu’il soit un peu éloigné de chez lui, il aime beaucoup cet endroit. Il peut en faire le tour plusieurs fois sans se lasser, sans jamais être à court de fleurs ou d’arbres à admirer et à peindre lorsqu’il est de bonne humeur. Puis, au moment où l’envie de faire une pause lui vient, il n’a plus qu’à se diriger vers la boîte à livres, sélectionner un ouvrage avec soin et le parcourir, installé sur un des bancs en bois à côté. La belle vie.
Cette boîte à livres, c’était là qu’il avait trouvé ce fameux roman, celui qui avait plus ou moins provoqué toute cette histoire. Cette boîte à livres, elle lui rappelait quelqu’un.
— Peut-être que tu le trouveras là-bas…
Peut-être qu’il vaut mieux ne pas y retourner tout de suite, finalement. Il s’enfonce un peu plus loin dans la rue qui fait face au château, perdu dans ses pensées. Puis il s’arrête net. Il est ici, devant ce café… Quelle ironie. Lui qui essayait de fuir ses souvenirs, il se les reprend en pleine face. Le commencement, l’aube de cette histoire.
Il tourne la tête vers la gauche : en lettres capitales, blanches sur fond noir, le nom « Les grands esprits » se détache. Il le contemple un moment.
Ce café, il l’avait choisi par hasard, le jour où il avait pris ce roman de la boîte à livres. Ce roman-là, il ne l’avait pas simplement remis à sa place dedans après en avoir lu quelques paragraphes, non. Il l’avait gardé avec lui, l’avait dévoré puis, se disant que quelqu’un d’autre voudrait en profiter à l’avenir, il l’avait reposé dans la boîte, presque à contrecœur.
Le jour où il était venu dans ce café avec ce roman, cette fille s’était installée quasiment juste en face de lui. Il l’avait regardée furtivement à deux reprises, intrigué, pas encore certain de l’avoir reconnue. Il fallait dire qu’avec ses grandes lunettes de soleil, ça avait été plus difficile de l’identifier formellement. Et elle, elle ne semblait pas l’avoir reconnu. En réalité, elle avait plutôt l’air de scruter la rue, comme si quelque chose la fascinait au plus haut point parmi la foule de piétons qui défilaient. Elle serrait fortement sa tasse, la bouche légèrement ouverte, redressée sur son siège comme si elle guettait quelque chose ou quelqu’un.
À ce moment-là, il avait eu comme un sursaut, et il avait soudainement pensé que c’était sûrement la seule fois qu’une aussi belle occasion se présenterait à lui. Il s’était levé et, déterminé, il s’était dirigé vers elle. Et d’une voix qu’il avait trouvée lui-même étonnamment assurée, il avait brisé le silence :
— Excuse-moi ?