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Tombée du ciel, 1 : Certains reviennent

Je me souviens de l’impact.

Le noir et le silence complets. La sensation de flotter, de quitter ce corps douloureux, meurtri et ivre… pour de bon. De voir le monde de loin. Tous ces problèmes, réduits à néants. Tout ce qui paraissait être des obstacles insurmontables quelques instants plus tôt n’étaient plus que des broutilles.

Et comme elle regrettait de s’être autant pris la tête sur ces bêtises, de s’être focalisée sur des choses futiles et idiotes. Sa vie ne serait plus jamais la même. Malheureusement pour elle, elle n’allait plus durer qu’une petite minute ou deux.

Durant un instant, cette pensée la submergea de chagrin. Ses parents, à plus de deux mille kilomètres de là, sa marraine et le reste de sa famille… Elle les aimait tellement, et… et c’était tout ? Elle n’allait jamais les revoir ? Jamais pouvoir leur dire adieu ? Jamais elle n’aurait imaginé que cela se terminerait de cette façon. C’était injuste, révoltant. Elle eut envie de pleurer, de hurler de rage, mais ce corps inanimé sur la chaussée ne lui obéissait plus, il ne lui appartenait plus.

Puis aussi soudainement qu’elles étaient apparues, ces pensées la quittèrent. Elle continuait de s’élever, loin de son corps et de cette vie terrestre. L’esprit vide mais serein. Il était temps de partir et… ce n’était pas si désagréable.

Mais soudainement, alors qu’elle se laissait happer par cette sensation, une voix surgit du néant.

« Nade. »

Elle n’était ni féminine ni masculine, ni vieille ni jeune, ni aiguë ni grave. Parfaitement neutre. Mais qui pouvait bien s’adresser à elle ici…? Ici, mais où était-elle, de toute façon ? Elle n’avait plus aucune notion du temps, ni de l’espace. Il faisait noir, noir comme une nuit sans lune dans la campagne finlandaise. Noir comme s’il n’allait plus jamais faire jour.

« Deuxième chance, Nade. »

Mais qui lui parlait ?

Une lumière aveuglante apparut de nulle part. Elle voulut fermer les yeux mais ils n’étaient plus siens. Puis la lumière se mit à rétrécir pour ne plus former qu’un étrange symbole, comme un arc de cercle incomplet, duquel partaient plusieurs branches pointant vers l’extérieur. Un point de lumière apparut au centre de l’arc de cercle, brillant plus intensément que tout le reste.

Puis tout s’éteignit.

« Veille sur la personne qui voit le tatouage. »

Nade n’eut même pas le temps de formuler la moindre question dans son esprit.

Elle sombra dans l’inconscience.

La bouche sèche, le corps complètement engourdi et le cerveau embrumé, elle se sent émerger une éternité plus tard.

Elle entend le bip régulier d’une machine à côté d’elle, et quelques bruits de pas, au loin. Quelques discussions étouffées, dont elle essaie d’attraper des bribes avant d’abandonner. C’est trop difficile, elle n’y comprend rien. Elle ouvre la bouche et se met à tousser légèrement, ce qui provoque une douleur fulgurante dans ses côtes. Elle retient un cri et se crispe. Qu’est-ce qui se passe ?

Elle ouvre difficilement les paupières et les referme aussitôt. Trop de lumière. Elle n’a aucune idée d’où elle se trouve. Elle a tout juste eu le temps d’apercevoir deux silhouettes qui se tenaient dans l’embrasure de la porte, puis elle entend un bruit de pas précipités.

« Paul ! Elle a ouvert les yeux ! »

Cette voix…

« Quoi ? T’en es sûre ? »

Celle-là aussi, elle la reconnaît. Elle entrouvre les yeux et la bouche, mais elle ne parvient pas à prononcer le moindre mot. Mais ce sont eux, elle en est certaine. Ses parents.

« Nade chérie, tu nous entends ? »

Elle cligne deux fois des yeux, en espérant que cela leur suffise. Elle entend sa mère pousser un soupir de soulagement.

« Tu es réveillée ! »

Son père se précipite à l’extérieur et, dans un anglais laborieux, elle l’entend appeler à l’aide. Elle en rirait presque, si elle n’avait pas aussi peur que cette horrible douleur revienne. Puis ses parents se pressent à nouveau autour d’elle et l’assaillent de questions auxquelles elle se sent incapable de répondre. Et elle en a des tas, qu’elle ne parvient pas à poser.

« Please step back, she needs space. »

Malgré leur mine déconfite, ses parents obéissent et laissent la docteure s’approcher du lit de leur fille. À contrecœur, cela se voit.

« Hello, Nade… Nadegui…? »

Son père lui indique poliment la prononciation, et cela arrache un sourire à Nade. Depuis le temps qu’elle est ici, les Finlandais n’ont jamais réussi à prononcer son prénom correctement, surtout pas du premier coup. Son surnom a été plus qu’utile, par ici.

« OK, I’m Doctor Milka – yes, like the chocolate. You’re safe, you’re in Tyks Lightouse hospital. You won’t be disabled, but you will need a few months to heal. »

Ce qui aurait été des phrases très simples à comprendre d’ordinaire lui donne du fil à retordre. Elle traduit laborieusement les informations dans sa tête. Milka, comme le chocolat… Ce n’est probablement pas le plus important. Elle est à l’hôpital, à Turku, et… elle n’aura pas de séquelles, c’est bien ça ? Mais qu’est-ce qu’elle a…?

« Are you feeling any pain ? »

Nade pointe ses côtes sans pouvoir expliquer davantage.

« Yes, you have two broken ribs. Don’t worry though, it will heal too.»

Des côtes cassées ? Elle ouvre grand les yeux, paniquée. Elle regarde l’inconnue puis ses parents à tour de rôle. Est-ce que quelqu’un va lui expliquer ce qui lui est arrivé ? Sa mère s’approche doucement, le visage creusé par ces rides d’inquiétude que Nade ne connaît que trop bien.

« Tu te souviens pas de ton accident, chérie ? »

Elle secoue doucement la tête. Un accident ?

« Une voiture t’a percutée… »

Elle se met à fixer le plafond, plongée dans ses pensées. Une voiture. Ça lui rappelle quelque chose. Elle rentrait de soirée…

« Le conducteur roulait bien trop vite, et tu… t’as été projetée sur quelques mètres et t’as fini… contre un lampadaire. »

Sa voix tremble et elle sent qu’elle ravale un sanglot sur ces derniers mots. Son père pose une main sur son épaule comme pour la réconforter, mais il a l’air tout aussi inquiet. La docteure lui explique que son genou qui était du côté du pare-choc a également pris un sacré coup et qu’elle va devoir marcher avec une attelle quelque temps, en plus de porter des prothèses pour ses côtes. Mais que par chance, aucun organe n’avait été touché pendant l’accident et que le conducteur, paniqué, avait eu le bon réflexe d’appeler les secours.

« You’re pretty lucky, you know ? »

Nade tente un sourire mais le cœur n’y est pas. Pour l’instant, elle ne se sent pas vraiment chanceuse. Elle parvient à bredouiller quelques mots :

« How long… did I sleep ? »

Elle préfère cela au mot coma.

« Two weeks. »

Elle encaisse l’information. Deux semaines. Ses parents devaient être morts d’inquiétude. Et ils sont venus jusqu’ici…

Elle referme les yeux, la tête enfoncée dans son oreiller. Elle a la désagréable impression d’avoir oublié quelque chose… mais quoi ?

Entre anti-douleurs à doses exagérément élevés et petites promenades avec ses béquilles, Nade n’a pas vraiment vu le temps passer à l’hôpital. Ses parents sont restés aussi longtemps qu’ils ont pu mais il a bien fallu qu’ils rentrent pour le travail. Sa marraine Agathe a pris le relais pour lui tenir compagnie. Puis comme la nouvelle s’était répandue, ses quelques amis d’Erasmus sont venus lui rendre visite et lui apporter quelques chocolats en lui souhaitant un bon rétablissement.

Et enfin, presque à la fin du mois de juillet, elle avait été autorisée à quitter l’hôpital. Et comme si passer à deux doigts de la mort lui avait fait réaliser que sa vie en France lui manquait terriblement, elle avait décidé d’abréger son séjour en Finlande. Pas de master 2 à Turku, retour dans son pays natal.

Ses parents avaient déjà embarqué quelques affaires qui ne lui servaient plus pour la décharger alors, accompagnée de sa marraine, elle avait réussi à boucler ses valises pour quitter le pays définitivement. Elle avait dit au revoir à ses amis d’Erasmus et enfin, elle avait décollé pour la France après un dernier Hesburger en compagnie de sa tante.

Sans regrets. Quatre ans, c’était bien assez finalement.

Ses parents l’avaient attendue à l’aéroport, et avaient presque soupiré de soulagement en la voyant passer les portes avec Agathe. Comme si, après cet accident de voiture, ils avaient eu peur de perdre leur fille pour de bon dans un accident d’avion.

Ils s’étaient relayés pour conduire tandis que Nade avait dormi pendant presque tout le trajet. Elle s’était réveillée pour dire au revoir à sa tante alors que ses parents l’avaient ramenée chez elle puis peu de temps après, c’était à leur tour d’arriver chez eux.

Dans ce loft qu’elle avait quitté quatre ans plus tôt.

Elle avait pris quelques instants pour regarder la façade, émue. Puis ses parents avaient pris ses affaires et ils étaient rentrés tous les trois. Et immédiatement après avoir franchi la porte…

« Nau ! »

Une boule de poils rousse et blanche surgit de l’escalier et trottine à toute vitesse vers la jeune fille. Elle tente de s’accroupir à sa hauteur mais son genou la lance et elle abandonne en grimaçant. Elle se contente de s’asseoir avec raideur sur les marches et de le laisser venir vers elle pour lui caresser la tête.

« On dirait qu’il t’a plus manqué que nous, la raille son père.

– Roh, ça va. Vous, je pouvais vous avoir en FaceTime. Alors que lui…

– C’est vrai qu’il y était pas très très réceptif, admet son père.

– Mon pauvre petit Nau n’est pas fait pour la technologie…»

Sur ces mots, elle se met à lui grattouiller le menton, et le chat ronronne encore plus fort.

« Tu veux de l’aide pour monter l’escalier ? »

Elle avise les quelques marches qui s’élèvent derrière elle. Ça devrait aller, elle n’est plus obligée de marcher avec les béquilles depuis une semaine…

« Ça devrait le faire, mais pour monter ma valise et mon sac, je veux bien.

– Bien sûr, on n’allait pas te laisser faire ça toute seule. »

Quelques minutes plus tard, Nade a déplié sa valise sur son lit et commence à ranger les affaires à son rythme, sans faire de mouvement brusque. Elle en profite pour ressortir de son placard les vêtements qu’elle ne met plus pour en faire un tas, pour le don ou le recyclage. Comme à son habitude, son chat l’a suivi et s’est allongé près de son oreiller, les pattes sous le corps et les yeux fermés. Il ronronne à plein régime et remue doucement le bout de la queue, ravi du retour de la jeune femme sous son toit.

Nade n’a pas fait long feu, ce soir-là. Après un délicieux repas préparé par les soins de son père, elle est montée directement se coucher, complètement épuisée par le voyage.

Après son brossage de dents, elle prend un moment pour s’observer dans le grand miroir de la salle de bains. Ses sous-vêtements, ses prothèses et son attelle. Elle trouve qu’elle a l’air si affaibli, depuis son accident. Forcément, elle a dû complètement arrêter le sport et elle sent qu’elle n’est pas près de reprendre. Elle passe ses mains sur ses joues et fait la moue. Elle se trouve pâle à faire peur. Juste pour voir, elle détache ses cheveux bruns qui lui tombent comme une cascade jusqu’aux omoplates, mais elle trouve presque que c’est pire ainsi. Elle a l’impression qu’ils encerclent son visage de trop près, comme s’ils voulaient le faire disparaître. Il faudrait peut-être qu’elle les coupe…

En soupirant, elle remet son pyjama composé d’un short en tissu léger et d’un t-shirt ample, les deux à motifs de fraises, et regagne sa chambre. Elle rit discrètement en apercevant Nau qui l’attendait juste à côté de la porte, comme s’il la surveillait de peur qu’elle ne quitte la maison par la fenêtre du premier étage. Elle le laisse la suivre, ou plutôt marcher juste devant ses pieds jusqu’à sa chambre, dont elle laisse la porte entrebâillée au cas où il voudrait aller manger pendant la nuit.

Puis avec beaucoup de précautions, elle s’installe dans son lit, bâille à s’en décrocher la mâchoire et éteint la lumière. Son chat attend qu’elle se soit installée sous la couette pour s’allonger à côté d’elle et lui donner de petits coups de tête affectueux. Mais pour une fois, elle ne lui rend pas ses câlins. À peine a-t-elle éteint la lumière qu’elle s’endort sitôt sa tête posée sur l’oreiller.

« Aïe ! »

Elle se redresse d’un geste vif et le regrette instantanément, ses côtes la ramenant à la réalité. Mais elle allume la lumière de sa main droite et pose ses doigts sur son poignet gauche. Cette foutue douleur qui l’a réveillée, d’où est-ce qu’elle sort ? Elle a beau fouiller dans sa mémoire, elle n’a pas le moindre souvenir qu’on lui ait dit que son poignet avait pris un quelconque choc. Et jusqu’ici, il n’a jamais été douloureux, alors…

Elle sent la couette s’agiter à côté d’elle et soupire.

« Désolée mon petit Nau, je t’ai réveillé… »

Mais contre toute attente, le félin ne se contente pas de remuer doucement et de se rendormir. Elle le voit se redresser, mais pas pour s’étirer. Il la fixe avec des yeux ronds comme deux pleines lunes et se met à gonfler ses poils en poussant un long grognement.

« Nau, qu’est-ce qui te prend…? »

Sa phrase se finit sur un nouveau cri de douleur. Son poignet gauche la vrille à nouveau et elle se plie en deux en gémissant, ignorant presque ses côtes tant son poignet lui fait mal. Et tandis qu’elle se tient le poignet de toutes ses forces en grimaçant, elle voit son chat se mettre à cracher puis quitter la pièce en courant.

Puis enfin, la douleur commence à refluer. Nade desserre difficilement les dents et cligne plusieurs fois des yeux pour faire tomber ses larmes, confuse. Qu’est-ce qui vient de se passer ? Quand elle ne sent plus rien, elle lâche doucement son poignet, méfiante.

Et lorsque ses yeux se posent dessus, son cœur rate un battement.

Un tatouage.

Elle le fixe quelques secondes, abasourdie. Comment est-ce qu’il a pu apparaître là, en moins d’une minute, et qu’est-ce que c’est que…

Ce symbole.

Ça lui revient, d’un seul coup. Ce rêve étrange… et si ça n’en était pas un ? L’obscurité puis cette lumière étrange qui avait formé cet exact symbole, le même qui est gravé sur sa peau depuis moins d’une minute. Et cette voix… qu’est-ce qu’elle avait dit ?

Elle reste parfaitement immobile, tétanisée, incapable de formuler une pensée cohérente. Puis sans qu’elle puisse lutter, elle se sent happée par le sommeil. Elle cligne des yeux et est incapable de les rouvrir. Elle se sent retomber en arrière et sombrer dans l’inconscience.

Veille sur la personne qui voit le tatouage.

« Nade ? Il est bientôt midi. »

La jeune femme émerge lentement et pousse un bâillement.

« T’as dormi avec ta lampe de chevet allumée ? Tu fais comme les Suédois maintenant ! C’est bien eux qui laissent tout allumé chez eux, hein ? Et je vois que t’as même pas fermé tes volets. Toi qui étais incapable de dormir sans avant, la Finlande t’a changée ! »

Elle répond en hochant la tête, encore endormie. Puis alors qu’elle tend le bras pour éteindre la lampe, elle se fige en apercevant le tatouage.

« Le tatouage ! »

Elle a presque crié et sa mère se retourne, perplexe.

« Qu’est-ce qui te prend ? Quel tatouage ? »

Nade se redresse et se lève d’un bond.

« Nade, tes côtes ! Tu…

– Mais maman, regarde ! »

Elle lui tend son poignet, paume vers le ciel, les yeux complètement écarquillés.

« Le tatouage, il est apparu tout seul ! »

Sa mère lève un sourcil, circonspecte.

« Mais de quel tatouage tu parles ? Tu dois encore être dans ton rêve…

– Mais…

– Bon, je venais te dire que ton père et moi, on allait faire des petites courses pour ce midi. Je voulais savoir si t’avais besoin de quelque chose.

– Non, non, ça va. Mais tu…

– Et si un jour tu veux vraiment un tatouage… T’es majeure, ton père et moi on n’a rien à te dire, mais choisis-le bien d’accord ? Allez, on y va ! À tout à l’heure ! »

Nade la regarde partir, impuissante, puis ses yeux se figent à nouveau sur son poignet. Une hallucination qui dure aussi longtemps, ça n’existe pas, non ? Mais alors pourquoi sa mère ne peut-elle pas le voir ? Et en premier lieu, pourquoi est-il apparu comme ça, tout seul ?

Elle sent sa tête lui tourner et s’oblige à s’asseoir à son bureau. Qu’est-ce qui lui arrive ? Est-ce qu’elle est morte et en train de délirer ou un truc du genre ? Et si elle est bien vivante… qu’est-ce qu’elle est devenue…?

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