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Tombée du ciel, Prologue

Je me souviens de l’impact.

C’était la veille du jour le plus long de l’année, le solstice d’été. Là où je vivais, cela signifiait que le soleil n’allait qu’à peine se coucher pour se relever immédiatement. Là, c’était Turku, une jolie ville du sud de la Finlande.

Tout allait à merveille. Je venais d’apprendre que j’avais validé avec succès ma première année de master. En effet, depuis quatre ans, j’étudiais les langues, l’histoire et la littérature des pays nordiques et scandinaves, en espérant devenir professeure un jour. Où ça…? Je ne savais pas encore. J’aimais le pays dans lequel j’étudiais. J’avais envie d’y rester encore un peu, alors peut-être que je pouvais tenter d’y enseigner le français quelque temps avant de rentrer dans ma ville natale. J’avais encore une année de master pour y réfléchir vraiment, de toute façon.

En attendant, ce soir-là, je devais me rendre chez une finlandaise de notre classe avec mes potes d’Erasmus pour fêter l’obtention de nos diplômes. Il faisait tellement beau qu’après toutes ces journées de pluie incessante et de ciel gris, je me sentais revivre. Il y a un dicton qui correspond assez bien à la Finlande que j’ai découvert ici : « Dans la Bible, ils disent qu’il a plu durant quarante jours et quarante nuits, et ils ont appelé ça un désastre. En Finlande, on appelle ça l’été ». Mais pour être honnête, ça fonctionne aussi avec le printemps et l’automne. Quant à l’hiver, remplacez la pluie par de la neige, et quarante jours par deux-cents. Environ. Je n’ai jamais été très forte en maths après tout.

Avant de me rendre chez cette Anni, je passai par ce petit parc que j’adorais pour rentrer de l’université à pied. C’était un endroit où on apprenait aux enfants le code de la route à bord de petites voitures à pédales. Il y avait là tout un village miniature avec ses petites maisons en bois colorées, ses panneaux routiers et ses faux passages piétons. J’adorais ce genre d’endroits dans ma ville, que j’avais de nombreuses fois arpentée à pied pour en découvrir d’autres. C’était une des raisons pour lesquels je ne prenais quasiment jamais les transports, à moins que la météo ne me fasse définitivement renoncer à marcher. Je n’en avais que pour vingt-cinq minutes, matin et soir.

Je passai par le célèbre magasin dont le logo était un immense K avant de rentrer, puisqu’on m’avait chargée d’amener la vodka ce soir. Et une fois la bouteille dans mon sac, je me mis en route vers le bâtiment universitaire. Honnêtement, les cités U françaises ne faisaient pas rêver à côté. Mon bâtiment de quatre étages (cinq selon les finlandais, qui ne comptent pas le rez-de-chaussée) était cerné par un petit bois dans lequel je m’étais promenée de nombreuses fois. C’était un coin tranquille. Il y avait une petite balancelle en bois pour se relaxer à l’extérieur et surtout, on pouvait accéder au toit pour contempler le soleil de minuit et plus rarement, les aurores boréales.

Je grimpais les escaliers quatre à quatre pour me rendre à mon niveau. Comme tous les autres, il était composé d’un petit salon et d’un coin cuisine communs à tout l’étage entre deux couloirs menant aux chambres, de quelques cabines de douches communes (à choisir, je préférais partager les douches plutôt que les toilettes…) et d’un coin équipé de plusieurs machines à laver. 

En me rendant à ma chambre, j’entendis quelques allemands m’apostropher à coup de « Baguette baguette », auquel je répondis en faisant une moue désabusée, souriante malgré moi. C’était de bonne guerre, si on comptait le nombre de fois où je leur avais balancé des phrases comme « Ich bin eine Kartoffel » avec un accent caricatural.

Je refermais la porte derrière moi pour prendre le temps de souffler dans mon petit douze mètres carrés. Mon lit une place, mes étagères, mon large drapeau finlandais, mes toilettes et mon lavabo derrière une fine porte, et évidemment… comme partout dans le pays, ma fenêtre sans volets. Ça, c’était le truc auquel j’avais mis le plus de temps à m’adapter. Je ne peux compter le nombre de fois où je me suis réveillée en panique à des heures improbables en pensant que j’avais raté les cours car le soleil semblait levé depuis longtemps, alors qu’il n’était que quatre heures du matin. Sans compter les journées d’hivers où il faisait si sombre que je pensais encore avoir largement le temps de dormir, avant de constater qu’il était déjà huit heures et demi… J’avais fini par m’y habituer, mais il y avait encore des jours où je me demandais si je n’allais pas m’acheter des rideaux occultant et me débrouiller pour les fixer n’importe comment.

Après avoir pris le temps de me débarbouiller et de me recoiffer, j’enfilais une veste en jean et repris mes clés et mon sac. Anni n’habitait qu’à une vingtaine de minutes à pied d’ici, et j’étais largement en avance.

La soirée promettait d’être émouvante. Parmi les étudiants qui se trouvaient ici, certains avaient fait le choix de retourner dans leur pays natal pour la suite de leurs études. C’était donc une soirée d’adieu pour beaucoup d’entre eux. Les gens venaient de partout : Bulgarie, Italie, Belgique, Royaume-Uni, parfois même hors d’Europe. Je comprenais ceux qui souhaitaient rentrer chez eux, mais je n’en faisais pas partie. Ce n’était pas que ma famille ne me manquait pas, mais… j’étais bien, ici.

Nous nous retrouvions à vingt dans ce petit appartement. Vingt inconnus qui étaient devenus intimes, qui avaient tout partagé pendant un an, deux, parfois plus… Et pourtant, je ne pouvais m’empêcher de me sentir en léger décalage. Même si je m’entendais bien avec eux et même si nous avions eu de nombreux fous rires ensemble, j’avais l’impression de ne pas être plus amie que ça avec eux. Pourtant, je savais que ceux qui repartaient me manqueraient un minimum, mais… je ne pouvais pas vraiment me l’expliquer. Peut-être que cela serait plus difficile s’il ne restait plus personne derrière eux. Heureusement, ce n’était pas le cas. Il restait au moins Clara, ma fidèle collègue du Hesburger et seule autre française dans la pièce, et quelques autres personnes. 

Pour moi, la question de rester un an de plus ne s’était même pas posée. J’en avais simplement discuté avec mes parents pour les tenir au courant, mais rien ne pouvait me faire changer d’avis. Et bien que légèrement tristes, ils n’avaient pas tenté de me dissuader.  Tristes, ce n’était pas étonnant. J’étais partie depuis quatre ans déjà. Même s’ils étaient venus me voir chaque été et que je rentrais pour Noël et parfois pour les vacances de Pâques, c’était difficile d’être séparés depuis si longtemps, pour eux comme pour moi.

Mais je devais saisir ma chance. Je savais que je n’aurais pas deux occasions de vivre une expérience pareille.

« Nade, kippis ! »

Je me retournai pour faire face à celui qui m’avait tiré de mes pensées. Il me tendait un shot d’une espèce de semi-liquide noir pâteux qui avait l’air tellement infâme que je me demandais un moment si ce n’était pas illégal.

« Mä se on ? »

Je me devais bien de me renseigner sur la chose que l’on me tendait…

« Terva ! Juo ! »

Du terva ? Pour en avoir entendu parler… Quelle horreur. Dire que j’avais miraculeusement réussi à ne pas en boire pendant quatre ans, et il fallait que ça arrive maintenant ! Je fis la grimace mais acceptai le verre. Si tout le monde en avait pris, je ne pouvais pas me défiler. Je ne pus contenir ma moue réprobatrice alors que je le secouais légèrement et que le contenu s’agitait presque comme un être vivant. Puis je criai avec eux :

« Kippis ! »

Santé, comme on dit chez nous.

J’eus immédiatement envie de recracher cette horreur. Si le goudron avait un goût, alors c’était celui-là. Je tirai la grimace en reposant mon shot, tout de même rassurée de voir que personne n’avait l’air d’apprécier. Qu’est-ce qui leur avait pris d’acheter cette chose ? Et dire que j’y avais échappé pendant tout ce temps pour me retrouver à en boire ce soir…

Au fil de la soirée, l’appartement se vida. Les gens partaient s’effondrer dans un coin, certains après avoir vomi, d’autres repartaient à deux faire on-ne-savait-quoi (et on-ne-voulait-pas-savoir). Assise sur le bord de la fenêtre avec ma cannette de Karhu – ça ne valait pas mes bières préférées, mais je m’en contentais, j’observais un couple qui s’éloignait dehors, pensive. Si j’avais l’impression de ne pas être très douée en amitié, ce n’était rien à côté de mes histoires de cœur… Je ne ressentais rien de fort, je me lassais, je finissais par partir. Ça ne durait pas. Depuis ma rupture avec lui, rien n’était plus pareil. Est-ce qu’on peut vraiment oublier son premier…?

Je me retournai vers l’appartement et réalisai à cet instant que ma tête tournait horriblement. Qu’est-ce qu’il y avait eu après le terva, déjà ? Une bière…? Deux ? Ah, oui, un shot d’alcool de pain d’épices ou deux… Quelques shots de vodka fruitée pour faire passer le goût du pain d’épices… Une autre bière pour faire passer le goût de la vodka, et enfin… celle que je tenais dans ma main.

« Tu te sens bien, Nade ? »

Je levai la tête vers Clara, complètement embrumée.

« Je vais rentrer…

– T’es sûre que tu vas y arriver ? Prends au moins un verre d’eau. »

J’acceptai le verre qu’elle me mit dans la main à la place de ma bière et le bus d’une traite. Puis je regardai ma montre et dus me concentrer quelques secondes pour voir où étaient les aiguilles. Trois heures trente du matin. Moi qui avais prévu une balade autour du château de Turku demain… Je reposai le verre sur la table.

« Ça va aller. Merci. À demain.

– OK, mais fait attention à toi, hein ? Bonne nuit. »

Je la rassurai, repris mon sac et ma veste avant de dire au revoir et merci à Anni et de sortir de chez elle. Une fois sur le palier, je m’accrochai à la rampe tout le long de ma descente dans les escaliers. OK, c’était plus compliqué que prévu…

La seule chose qui me rassurait était qu’ici, en Finlande, il y avait très peu de risque de se faire agresser. Et ce, peu importe l’heure à laquelle on se promenait dehors, seule ou non, bourrée ou non. Il fallait éviter les repères de drogués, mais c’était tout. Les grands axes n’étaient pas dangereux. Et ça me plaisait de vivre dans un pays où les hommes savaient se tenir.

Aussi, malgré mon état, je ne me sentais pas menacée. J’allais pouvoir rentrer en sécurité. Enfin, encore fallait-il que je parvienne à rentrer. Ma tête tournait, j’avais la nausée, mes yeux se fermaient tout seuls, mes membres étaient engourdis et je peinais à regarder devant moi. Heureusement qu’il faisait jour et que je connaissais déjà le chemin.

Vingt minutes à pied… La durée du trajet risquait de doubler, vu mon état. C’était difficile de faire un pas après l’autre sans m’emmêler les pieds ou me prendre des bancs, des plots ou d’autres choses. J’avais l’impression déroutante d’être comme un enfant qui faisait ses premiers pas. Mais un enfant n’a pas deux grammes dans le sang, en général…

La suite est un peu floue… Je me revois traverser de nombreuses fois sans regarder à droite ni à gauche, sans prendre la peine de vérifier si le feu était rouge ou vert. Je ne me fiais qu’au son. Je me souviens de ce grand boulevard où j’ai traversé juste après un virage, et du bruit de klaxon que j’ai entendu trop tard. Je me souviens m’être retournée vers la voiture qui arrivait trop vite pour freiner à temps.

Je me souviens d’avoir écarquillé les yeux. D’avoir à peine eu le temps de réaliser que je ne pouvais plus rien faire pour l’éviter.

Je me souviens de l’impact.

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